Aujourd'hui nous
voyons au
moyen d'un miroir, confusément ; alors
nous verrons face à face.
Aujourd'hui je
connais
en partie, mais alors je connaîtrai comme
j'ai été connu.
(1
Cor. XIII, 12.)
Dieu est amour. Cette affirmation
domine la révélation
chrétienne, en qui toutes les religions
trouvent leur couronnement, et leur abolition. Dieu
est amour. Rien au delà de cette
vérité. À sa lumière,
Saint Paul, emporté par l'élan d'un
lyrisme sublime, exalte la triple couronne du
croyant : la foi, l'espérance et
l'amour, pour élever au-dessus de tout autre
fleuron la vertu suprême qui porte le nom
même de Dieu, l'amour impérissable, la
plus grande des choses, et sur la terre, et dans le
ciel.
Cependant l'apôtre au coeur ardent
possède aussi la passion de l'intelligence,
la soif de l'esprit avide de sonder les derniers
mystères. « La science sera
abolie », a-t-il écrit. Mais
tôt après, il salue l'accomplissement
promis dans l'au-delà, la perfection de la
connaissance sans voiles.
« Aujourd'hui, nous voyons au moyen
d'un miroir, confusément. Alors nous verrons
face à face. »
Contradiction ? Non, mais aveu de
l'identité : connaître Dieu,
c'est
l'aimer ; aimer Dieu, c'est le
connaître. Lorsque notre effort pour
connaître vise au-delà des objets
sensibles du savoir la réalité
dernière : Dieu, cet effort est
inséparable du mouvement de l'amour qui seul
nous introduit au coeur de l'Invisible. Que
l'Esprit nous aide à préciser ce que
nous avons à constater : la confusion
de notre connaissance de Dieu ; ce que nous
avons à espérer :
l'accomplissement futur de cette connaissance dans
la gloire ; ce que nous avons à
vouloir : grandir dans la connaissance en
grandissant dans l'amour.
Ce que nous constatons nous humilie. Nous ne voyons Dieu
que par transparence, d'une
manière indirecte et confuse.
Beaucoup, il est vrai, n'insèrent
dans cet aveu aucune espèce d'humiliation et
s'arrogent le droit de faire retomber sur Dieu seul
toute la responsabilité de leurs
incertitudes. Dieu nous a voulus fils de la terre,
créatures de chair et de sang, douées
d'instruments admirables, tant qu'il s'agit de
percevoir le sensible, mais en qui les appels de
l'instinct, les sollicitations de la
matière, ont nécessairement le pas
sur les aspirations intimes vers le monde
spirituel. Quoi d'étonnant désormais,
à ce que la religion apparaisse à un
grand nombre un luxe ou un hors
d'oeuvre ?
L'homme est d'ailleurs un être fini,
étroitement borné.
Le peu d'années qu'il a pour vivre et pour
penser justifie cette incapacité, ressentie
par les âmes les plus riches, à tout
saisir, à tout comprendre. Le
chrétien fait de la confession de son
ignorance une manifestation de sa
piété même, lorsqu'il adore
« les voies insondables de
l'Éternel ».
Pourquoi nous fatiguer à
répéter : je veux
connaître Dieu, alors que Dieu a voulu
demeurer pour nous dans
l'obscurité ?
(1
Rois VIII, 12)
Oui, l'obscurité est le
vêtement même de Dieu ! Nul n'en
peut douter en face des énigmes cruelles que
posent les injustices du sort, les morts
prématurées, les douleurs
stériles, les destins atroces. Le Christ
lui-même a dû s'avancer dans l'ombre,
et a crié le Pourquoi ? de l'ignorance,
le Pourquoi dont l'écho traverse les
âges sans déchirer la nue qui nous
dérobe la face de Dieu.
Lorsque, tournés vers votre
passé, vous vous interrogez
vous-mêmes, oserez-vous affirmer que les
expériences de la vie vous ont fait avancer
dans la connaissance de Dieu ? N'ont-elles pas
plutôt contribué à
étendre la zone d'inconnu qui vous rend plus
difficile sa rencontre ?
Serait-il vrai, amèrement vrai, que
quand vous parliez de Dieu, en enfant que vous
étiez, vous le connaissiez mieux que quand
vous essayez aujourd'hui d'en parler ?
Jésus admire la naïveté
confiante du petit être aux yeux neufs,
à l'âme simple, capable
d'éprouver la présence divine, sans
rien supposer des problèmes que recouvre le nom
sacré
de Dieu vers qui monte tout droit sa
prière.
Remarquez-le. Si Saint Paul parle du
progrès par lequel l'homme laisse
derrière lui ce qui est de l'enfant
(1
Cor. XIII, 11), il ne pense point
à un triomphe qui puisse nous être
ici-bas assuré par notre propre
évolution naturelle. Notre majorité
religieuse signifie-t-elle la faculté de
voir Dieu face à face, elle n'est alors
réalisée, à en croire
l'apôtre, que dans l'au-delà. La
réflexion de saint Paul ne s'oppose donc
point à la déception qui peut
être la vôtre, alors que vous
dites : Aujourd'hui - et dans cet aujourd'hui
de l'adulte, plus encore que dans l'aujourd'hui de
l'enfant ou de l'adolescent - aujourd'hui nous ne
voyons que d'une manière confuse, nous ne
connaissons que partiellement.
Et cependant qui se refuserait à
confesser sa part de responsabilité
dans son ignorance de Dieu ? Toute science a
sa méthode particulière. Ce qu'a de
médiocre et d'insuffisant votre connaissance
de Dieu peut dépendre d'une erreur de
méthode. Vous avez tous cédé
parfois à cette illusoire ambition de vouloir posséder Dieu sans
vous donner
à Lui, le connaître sans consentir
à l'aimer.
En tel soir de fatigue ou d'angoisse s'est
réveillée en vous, intense et
impérieuse, la soif de Dieu. Dans votre
détresse, à travers vos larmes et vos
luttes intimes, c'est Lui que vous appeliez :
Lui, et Lui seul.
Et vous avez reconnu de quelles pierres
était construit le mur qui vous
séparait de Celui vers qui montait
l'élan de votre désir.
L'oubli de la prière.
Ah ! si vous aviez su dire avec le Psalmiste,
à l'aurore de toutes vos
journées : « Oh ! Dieu,
sois notre aide chaque matin ».
La Bible fermée. Oh ! si
vous aviez su cultiver l'attention du vrai
disciple, prêtant l'oreille aux voix de la
Révélation : « Parle
Seigneur, ton serviteur
écoute ! ».
Le mépris de l'Eglise. Si vous
aviez mieux pu vivre soutenus par la communion et
l'intercession de ceux qui réunis au nom du
Christ, le font revenir au milieu d'eux. Ah !
si vous aviez mieux su profiter des trésors,
découverts au bénéfice de
tous, par les grandes âmes enracinées
en Dieu ! Approchez-vous d'elles, elles vous
diront : « Nous n'avons pas
déchiffré tous les
mystères ; nous avons aussi
prononcé nos : Pourquoi ? et
nos : jusques à quand ? mais
à la voix de notre amour Son amour a
répondu : « Ma grâce te
suffit, ma force s'accomplira dans ton
infirmité ». Nous ne savons le
sens ni de tous les contours de nos routes, ni de
toutes les épines du chemin, mais la
confiance de notre coeur a ouvert à nos
esprits la vision du but ; Il nous conduit au
port. Notre connaissance est partielle, comme tout
ce qui est terrestre, mais elle est vraie. Et
quand, dominant la nuée des témoins,
se dresse devant nous Jésus-Christ, nous
nous prosternons devant Celui qui a su nous montrer
le Père parce qu'il l'a pleinement
aimé. »
Pour vous qui vous réclamez de Celui
qui a voulu nous donner Dieu, vous pleurez de ce
que votre égoïsme
incrédule rende si trouble encore votre
miroir, si confuse encore votre vision. Aujourd'hui nous voyons
confusément. Oh !
Père, ce n'est pas là seulement notre
destin de créatures finies : c'est
notre péché d'enfants
infidèles.
Voici pourtant la promesse : Un
jour nous le verrons face à face. Plus
haute est l'espérance, plus solides doivent
être les racines de l'arbre sur lequel elle
s'épanouit. Or, lorsque l'apôtre
affirme : Nous connaîtrons comme nous
avons été connus, il voit son
espérance profondément appuyée
sur le sol de l'expérience et de l'histoire. Pour nous, connaître
Dieu, c'est
l'aimer.
Pour Dieu, nous connaître, c'est
nous aimer ; et la démonstration de
cet amour de Dieu à notre égard, nous
la possédons, et comme créatures
spirituelles et comme chrétiens.
La foi dans la vérité
accompagne, comme la colonne de feu dans la nuit,
les caravanes successives des chercheurs, et puise
la force de son incessant rajeunissement dans
l'appel de l'Esprit Tout-Puissant, dont notre
faible esprit est bien en quelque manière,
le parent, puisqu'il s'avère capable de
déchiffrer, au delà des opinions qui
s'envolent quelque chose de la vérité
qui demeure.
La source de la prière et de
l'adoration, mais aussi la source
de cette vocation supérieure qui s'exprime
dans la conscience qui ordonne, dans le remords qui
nous tourmente, dans l'inspiration qui nous visite,
est dans une Présence qui nous
entoure de toutes parts et qui est la
Présence même de Dieu. Ce Dieu
intérieur vous connaît
parfaitement, vous voit face à face,
dépouillés de tous les masques dont
vous vous affublez, de toutes les étiquettes
que vous applique le monde. Il découvre ta
pensée, avant qu'elle soit devenue parole
sur tes lèvres. Qui ne s'est un jour ouvert
à cet émoi : chercher - en vain
- à se dérober à ce
regard ? Qui ne s'est un jour abandonné
à cette joie : trouver malgré
ses erreurs et ses misères, le courage de
dire à Dieu : Seigneur, tu sais que je
t'aime, et sentir alors Sa présence venir
peupler notre solitude, et l'écouter nous
dire, Lui, le Dieu qui nous connaît tout
entier : « J'ai vu tes larmes, j'ai
compté les pas de ta vie
errante ! »
(Psaume
LVI, 9).
Puis avec saint Paul, nous savons avoir été connus de Dieu
en Christ.
Dans ce Christ, le Père ne s'est pas choisi
seulement le Fils de son élection, et de son
bon plaisir, mais le Fils de son amour, un Sauveur
qui pût pénétrer dans toute la
connaissance de toute notre misère. Un
pauvre, pour vous qui êtes des pauvres ;
un messager du Pardon pour vous qui êtes des
coupables ; et tout simplement un coeur
infiniment aimant pour vous qui, alors que vous
savez si mal aimer, êtes tourmentés de
ce besoin d'être aimés parfaitement
d'un amour que rien ne puisse ni atteindre, ni
tarir.
Tel est le fondement de la promesse : Dieu nous a
connus de la connaissance parfaite
de son amour penché sur nous et actif en
nous, de son amour donné pour nous.
Un jour nous le connaîtrons, comme Lui
nous a connus.
En certains instants
privilégiés, pour vous, chercheurs de
vérité, ouvriers de justice, les
voiles ont été
déchirés, et la lumière de
Dieu a illuminé l'horizon.
Anticipations rapides des communions du
ciel, de cette vision face à face que notre
langage ne saurait longuement décrire,
puisque ce sont choses « que l'oeil n'a
point vues, que l'oreille n'a point
entendues ».
Voir Dieu ! c'est du rassasiement de
cette joie qu'est faite la définitive
félicité. Nous libérant de
toute image grossière et mesquine qui ne
nous ferait espérer dans l'au-delà
qu'une prolongation un peu améliorée
de notre carrière terrestre,
l'Évangile fait converger nos élans
vers cette cime de gloire : voir Dieu.
Connaître le face à face de l'amour
dans un monde transfiguré. Tout y sera
aboli, de ce qui n'a participé qu'à
la poussière éphémère
de nos égoïsmes et de notre orgueil.
Mais tout pourra s'y retourner purifié et
divinement accompli, de ce qui dès ici-bas
fournit une ébauche de l'Éternel,
à travers les saintes passions de nos
esprits et de nos coeurs. Voir Dieu face à
face. Perfection de la connaissance directe dans le
triomphe de l'amour mutuel. Voilà notre
espérance.
Qu'avez-vous désormais à vous
proposer comme but prochain, si ce n'est de
croître, dans la connaissance, en croissant
dans l'amour.
Donnerez-vous raison à certains
chrétiens du passé que l'attente de
l'éternité obsédait
jusqu'à les détourner des devoirs
pratiques de la vie et à fermer leurs yeux
à la beauté du monde, et leurs coeurs
aux joies les plus pures de la terre ? Non
certes. Mais approuvez-vous davantage cet homme
d'aujourd'hui qui s'installe dans la vie
présente, emprisonné dans son labeur
ou dans son oisiveté, dans sa joie ou dans
sa révolte, sans avoir aucune fenêtre
ouverte sur l'éternité si lointaine -
et si proche pourtant - et sans se demander :
Pour qui est-ce que je travaille ? Quel est le
but de mon effort ? Qu'ai-je à faire de
cette vie qui m'a été
donnée ?
Le Nouveau Testament n'approuve ni ceux qui,
citoyens des cieux, font de leur station terrestre,
une simple attente passive de la mort, ni ceux qui,
fils de la terre, font de la mort un fantôme
que les bruits du monde suffiraient à mettre
en fuite.
C'est dans l'au-delà que sera
prononcé sur nous le mot
définitif, mais nous savons dans quelle
langue il sera prononcé : dans la
langue de l'amour. Et cet amour a lancé
le pont entre la terre et le ciel.
« Heureux ceux qui ont le coeur
pur ; ils verront Dieu »
(Matthieu
V,
8)
Ce futur embrasse non seulement les
rencontres de l'éternel lendemain, mais bien
aussi ces visions de Dieu sur la terre,
accordées à ceux dont le coeur ne se
laisse pas envoûter par les magies du
monde.
« Personne n'a jamais vu
Dieu ; mais si nous nous aimons les uns les
autres, Dieu demeure en nous, et son amour est
parfait en nous »
(I
Jean IV, 12). Aimons plus et
mieux, et notre connaissance s'affirmera et se
dégagera, claire et rayonnante.
Répudions tout orgueil, toute
sotte révolte contre notre condition
actuelle. Solidaires de l'humanité,
enfermés avec elle dans un monde où
il y a ténèbres, mystères et
péché, nous redirons humblement et
jusqu'au bout : Nous ne connaissons qu'en
partie. « Dieu est grand, mais sa
grandeur nous échappe »
(Job
XXXVI, 26). Nous ne touchons que
les bords de son vêtement.
Mais arrière de nous, tout
aussi bien la paresse résignée de
l'ignorance. La foi est connaissance parce qu'elle
est amour. L'être vivant et personnel est
vraiment rencontré par celui qui l'aime.
Oh ! les intuitions de la mère,
penchée sur le berceau ou sur l'âme de
son enfant ! Oh ! la
pénétration de ceux-là qui par
la ferveur de leur amour ont su si magnifiquement
lire dans les âmes, deviner leurs
frères, discerner leurs blessures pour les
guérir ! Dépouillé de
l'égoïsme qui paralyse ses battements,
le coeur élargi déchiffre le vrai
sens de la vie, orientée par le
Créateur vers le règne de l'amour.
Au delà des frères, au service
desquels vous voulez mettre toutes les
énergies de vos volontés, tous vos
dévouements, apparaît le visage du
Père qui, dès longtemps, vous a
connus. Il se révèle à vous,
tout proche déjà, à l'heure,
où, grandis par l'amour, vous émergez
de la nuit de votre ignorance. Vous avez fait un
pas vers le ciel, et un peu du ciel s'est
affirmé sur la terre.
Quand cet accomplissement-là vous
aura été accordé, le doute ne
viendra plus mordre votre tranquille
certitude : Aujourd'hui notre connaissance est
limitée, mais un jour je connaîtrai
comme j'ai été connu ; et ce
sera le triomphe de l'amour.
1934.
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