Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

LA CONNAISSANCE ET L'AMOUR

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Aujourd'hui nous voyons au moyen d'un miroir, confusément ; alors nous verrons face à face.
Aujourd'hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j'ai été connu.
(1 Cor. XIII, 12.)

Dieu est amour. Cette affirmation domine la révélation chrétienne, en qui toutes les religions trouvent leur couronnement, et leur abolition. Dieu est amour. Rien au delà de cette vérité. À sa lumière, Saint Paul, emporté par l'élan d'un lyrisme sublime, exalte la triple couronne du croyant : la foi, l'espérance et l'amour, pour élever au-dessus de tout autre fleuron la vertu suprême qui porte le nom même de Dieu, l'amour impérissable, la plus grande des choses, et sur la terre, et dans le ciel.

Cependant l'apôtre au coeur ardent possède aussi la passion de l'intelligence, la soif de l'esprit avide de sonder les derniers mystères. « La science sera abolie », a-t-il écrit. Mais tôt après, il salue l'accomplissement promis dans l'au-delà, la perfection de la connaissance sans voiles. « Aujourd'hui, nous voyons au moyen d'un miroir, confusément. Alors nous verrons face à face. »

Contradiction ? Non, mais aveu de l'identité : connaître Dieu, c'est l'aimer ; aimer Dieu, c'est le connaître. Lorsque notre effort pour connaître vise au-delà des objets sensibles du savoir la réalité dernière : Dieu, cet effort est inséparable du mouvement de l'amour qui seul nous introduit au coeur de l'Invisible. Que l'Esprit nous aide à préciser ce que nous avons à constater : la confusion de notre connaissance de Dieu ; ce que nous avons à espérer : l'accomplissement futur de cette connaissance dans la gloire ; ce que nous avons à vouloir : grandir dans la connaissance en grandissant dans l'amour.


I

Ce que nous constatons nous humilie. Nous ne voyons Dieu que par transparence, d'une manière indirecte et confuse.

Beaucoup, il est vrai, n'insèrent dans cet aveu aucune espèce d'humiliation et s'arrogent le droit de faire retomber sur Dieu seul toute la responsabilité de leurs incertitudes. Dieu nous a voulus fils de la terre, créatures de chair et de sang, douées d'instruments admirables, tant qu'il s'agit de percevoir le sensible, mais en qui les appels de l'instinct, les sollicitations de la matière, ont nécessairement le pas sur les aspirations intimes vers le monde spirituel. Quoi d'étonnant désormais, à ce que la religion apparaisse à un grand nombre un luxe ou un hors d'oeuvre ?

L'homme est d'ailleurs un être fini, étroitement borné. Le peu d'années qu'il a pour vivre et pour penser justifie cette incapacité, ressentie par les âmes les plus riches, à tout saisir, à tout comprendre. Le chrétien fait de la confession de son ignorance une manifestation de sa piété même, lorsqu'il adore « les voies insondables de l'Éternel ».

Pourquoi nous fatiguer à répéter : je veux connaître Dieu, alors que Dieu a voulu demeurer pour nous dans l'obscurité ? (1 Rois VIII, 12)
Oui, l'obscurité est le vêtement même de Dieu ! Nul n'en peut douter en face des énigmes cruelles que posent les injustices du sort, les morts prématurées, les douleurs stériles, les destins atroces. Le Christ lui-même a dû s'avancer dans l'ombre, et a crié le Pourquoi ? de l'ignorance, le Pourquoi dont l'écho traverse les âges sans déchirer la nue qui nous dérobe la face de Dieu.

Lorsque, tournés vers votre passé, vous vous interrogez vous-mêmes, oserez-vous affirmer que les expériences de la vie vous ont fait avancer dans la connaissance de Dieu ? N'ont-elles pas plutôt contribué à étendre la zone d'inconnu qui vous rend plus difficile sa rencontre ?
Serait-il vrai, amèrement vrai, que quand vous parliez de Dieu, en enfant que vous étiez, vous le connaissiez mieux que quand vous essayez aujourd'hui d'en parler ?
Jésus admire la naïveté confiante du petit être aux yeux neufs, à l'âme simple, capable d'éprouver la présence divine, sans rien supposer des problèmes que recouvre le nom sacré de Dieu vers qui monte tout droit sa prière.

Remarquez-le. Si Saint Paul parle du progrès par lequel l'homme laisse derrière lui ce qui est de l'enfant (1 Cor. XIII, 11), il ne pense point à un triomphe qui puisse nous être ici-bas assuré par notre propre évolution naturelle. Notre majorité religieuse signifie-t-elle la faculté de voir Dieu face à face, elle n'est alors réalisée, à en croire l'apôtre, que dans l'au-delà. La réflexion de saint Paul ne s'oppose donc point à la déception qui peut être la vôtre, alors que vous dites : Aujourd'hui - et dans cet aujourd'hui de l'adulte, plus encore que dans l'aujourd'hui de l'enfant ou de l'adolescent - aujourd'hui nous ne voyons que d'une manière confuse, nous ne connaissons que partiellement.

Et cependant qui se refuserait à confesser sa part de responsabilité dans son ignorance de Dieu ? Toute science a sa méthode particulière. Ce qu'a de médiocre et d'insuffisant votre connaissance de Dieu peut dépendre d'une erreur de méthode. Vous avez tous cédé parfois à cette illusoire ambition de vouloir posséder Dieu sans vous donner à Lui, le connaître sans consentir à l'aimer.

En tel soir de fatigue ou d'angoisse s'est réveillée en vous, intense et impérieuse, la soif de Dieu. Dans votre détresse, à travers vos larmes et vos luttes intimes, c'est Lui que vous appeliez : Lui, et Lui seul.
Et vous avez reconnu de quelles pierres était construit le mur qui vous séparait de Celui vers qui montait l'élan de votre désir.

L'oubli de la prière. Ah ! si vous aviez su dire avec le Psalmiste, à l'aurore de toutes vos journées : « Oh ! Dieu, sois notre aide chaque matin ».

La Bible fermée. Oh ! si vous aviez su cultiver l'attention du vrai disciple, prêtant l'oreille aux voix de la Révélation : « Parle Seigneur, ton serviteur écoute ! ».

Le mépris de l'Eglise. Si vous aviez mieux pu vivre soutenus par la communion et l'intercession de ceux qui réunis au nom du Christ, le font revenir au milieu d'eux. Ah ! si vous aviez mieux su profiter des trésors, découverts au bénéfice de tous, par les grandes âmes enracinées en Dieu ! Approchez-vous d'elles, elles vous diront : « Nous n'avons pas déchiffré tous les mystères ; nous avons aussi prononcé nos : Pourquoi ? et nos : jusques à quand ? mais à la voix de notre amour Son amour a répondu : « Ma grâce te suffit, ma force s'accomplira dans ton infirmité ». Nous ne savons le sens ni de tous les contours de nos routes, ni de toutes les épines du chemin, mais la confiance de notre coeur a ouvert à nos esprits la vision du but ; Il nous conduit au port. Notre connaissance est partielle, comme tout ce qui est terrestre, mais elle est vraie. Et quand, dominant la nuée des témoins, se dresse devant nous Jésus-Christ, nous nous prosternons devant Celui qui a su nous montrer le Père parce qu'il l'a pleinement aimé. »

Pour vous qui vous réclamez de Celui qui a voulu nous donner Dieu, vous pleurez de ce que votre égoïsme incrédule rende si trouble encore votre miroir, si confuse encore votre vision. Aujourd'hui nous voyons confusément. Oh ! Père, ce n'est pas là seulement notre destin de créatures finies : c'est notre péché d'enfants infidèles.


II

Voici pourtant la promesse : Un jour nous le verrons face à face. Plus haute est l'espérance, plus solides doivent être les racines de l'arbre sur lequel elle s'épanouit. Or, lorsque l'apôtre affirme : Nous connaîtrons comme nous avons été connus, il voit son espérance profondément appuyée sur le sol de l'expérience et de l'histoire. Pour nous, connaître Dieu, c'est l'aimer.

Pour Dieu, nous connaître, c'est nous aimer ; et la démonstration de cet amour de Dieu à notre égard, nous la possédons, et comme créatures spirituelles et comme chrétiens.

La foi dans la vérité accompagne, comme la colonne de feu dans la nuit, les caravanes successives des chercheurs, et puise la force de son incessant rajeunissement dans l'appel de l'Esprit Tout-Puissant, dont notre faible esprit est bien en quelque manière, le parent, puisqu'il s'avère capable de déchiffrer, au delà des opinions qui s'envolent quelque chose de la vérité qui demeure.

La source de la prière et de l'adoration, mais aussi la source de cette vocation supérieure qui s'exprime dans la conscience qui ordonne, dans le remords qui nous tourmente, dans l'inspiration qui nous visite, est dans une Présence qui nous entoure de toutes parts et qui est la Présence même de Dieu. Ce Dieu intérieur vous connaît parfaitement, vous voit face à face, dépouillés de tous les masques dont vous vous affublez, de toutes les étiquettes que vous applique le monde. Il découvre ta pensée, avant qu'elle soit devenue parole sur tes lèvres. Qui ne s'est un jour ouvert à cet émoi : chercher - en vain - à se dérober à ce regard ? Qui ne s'est un jour abandonné à cette joie : trouver malgré ses erreurs et ses misères, le courage de dire à Dieu : Seigneur, tu sais que je t'aime, et sentir alors Sa présence venir peupler notre solitude, et l'écouter nous dire, Lui, le Dieu qui nous connaît tout entier : « J'ai vu tes larmes, j'ai compté les pas de ta vie errante ! » (Psaume LVI, 9).

Puis avec saint Paul, nous savons avoir été connus de Dieu en Christ. Dans ce Christ, le Père ne s'est pas choisi seulement le Fils de son élection, et de son bon plaisir, mais le Fils de son amour, un Sauveur qui pût pénétrer dans toute la connaissance de toute notre misère. Un pauvre, pour vous qui êtes des pauvres ; un messager du Pardon pour vous qui êtes des coupables ; et tout simplement un coeur infiniment aimant pour vous qui, alors que vous savez si mal aimer, êtes tourmentés de ce besoin d'être aimés parfaitement d'un amour que rien ne puisse ni atteindre, ni tarir.
Tel est le fondement de la promesse : Dieu nous a connus de la connaissance parfaite de son amour penché sur nous et actif en nous, de son amour donné pour nous.




Un jour nous le connaîtrons, comme Lui nous a connus.
En certains instants privilégiés, pour vous, chercheurs de vérité, ouvriers de justice, les voiles ont été déchirés, et la lumière de Dieu a illuminé l'horizon.
Anticipations rapides des communions du ciel, de cette vision face à face que notre langage ne saurait longuement décrire, puisque ce sont choses « que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues ».

Voir Dieu ! c'est du rassasiement de cette joie qu'est faite la définitive félicité. Nous libérant de toute image grossière et mesquine qui ne nous ferait espérer dans l'au-delà qu'une prolongation un peu améliorée de notre carrière terrestre, l'Évangile fait converger nos élans vers cette cime de gloire : voir Dieu. Connaître le face à face de l'amour dans un monde transfiguré. Tout y sera aboli, de ce qui n'a participé qu'à la poussière éphémère de nos égoïsmes et de notre orgueil. Mais tout pourra s'y retourner purifié et divinement accompli, de ce qui dès ici-bas fournit une ébauche de l'Éternel, à travers les saintes passions de nos esprits et de nos coeurs. Voir Dieu face à face. Perfection de la connaissance directe dans le triomphe de l'amour mutuel. Voilà notre espérance.


III

Qu'avez-vous désormais à vous proposer comme but prochain, si ce n'est de croître, dans la connaissance, en croissant dans l'amour.
Donnerez-vous raison à certains chrétiens du passé que l'attente de l'éternité obsédait jusqu'à les détourner des devoirs pratiques de la vie et à fermer leurs yeux à la beauté du monde, et leurs coeurs aux joies les plus pures de la terre ? Non certes. Mais approuvez-vous davantage cet homme d'aujourd'hui qui s'installe dans la vie présente, emprisonné dans son labeur ou dans son oisiveté, dans sa joie ou dans sa révolte, sans avoir aucune fenêtre ouverte sur l'éternité si lointaine - et si proche pourtant - et sans se demander : Pour qui est-ce que je travaille ? Quel est le but de mon effort ? Qu'ai-je à faire de cette vie qui m'a été donnée ?

Le Nouveau Testament n'approuve ni ceux qui, citoyens des cieux, font de leur station terrestre, une simple attente passive de la mort, ni ceux qui, fils de la terre, font de la mort un fantôme que les bruits du monde suffiraient à mettre en fuite.

C'est dans l'au-delà que sera prononcé sur nous le mot définitif, mais nous savons dans quelle langue il sera prononcé : dans la langue de l'amour. Et cet amour a lancé le pont entre la terre et le ciel. « Heureux ceux qui ont le coeur pur ; ils verront Dieu » (Matthieu V, 8)
Ce futur embrasse non seulement les rencontres de l'éternel lendemain, mais bien aussi ces visions de Dieu sur la terre, accordées à ceux dont le coeur ne se laisse pas envoûter par les magies du monde.
« Personne n'a jamais vu Dieu ; mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous » (I Jean IV, 12). Aimons plus et mieux, et notre connaissance s'affirmera et se dégagera, claire et rayonnante.

Répudions tout orgueil, toute sotte révolte contre notre condition actuelle. Solidaires de l'humanité, enfermés avec elle dans un monde où il y a ténèbres, mystères et péché, nous redirons humblement et jusqu'au bout : Nous ne connaissons qu'en partie. « Dieu est grand, mais sa grandeur nous échappe » (Job XXXVI, 26). Nous ne touchons que les bords de son vêtement.

Mais arrière de nous, tout aussi bien la paresse résignée de l'ignorance. La foi est connaissance parce qu'elle est amour. L'être vivant et personnel est vraiment rencontré par celui qui l'aime. Oh ! les intuitions de la mère, penchée sur le berceau ou sur l'âme de son enfant ! Oh ! la pénétration de ceux-là qui par la ferveur de leur amour ont su si magnifiquement lire dans les âmes, deviner leurs frères, discerner leurs blessures pour les guérir ! Dépouillé de l'égoïsme qui paralyse ses battements, le coeur élargi déchiffre le vrai sens de la vie, orientée par le Créateur vers le règne de l'amour.

Au delà des frères, au service desquels vous voulez mettre toutes les énergies de vos volontés, tous vos dévouements, apparaît le visage du Père qui, dès longtemps, vous a connus. Il se révèle à vous, tout proche déjà, à l'heure, où, grandis par l'amour, vous émergez de la nuit de votre ignorance. Vous avez fait un pas vers le ciel, et un peu du ciel s'est affirmé sur la terre.

Quand cet accomplissement-là vous aura été accordé, le doute ne viendra plus mordre votre tranquille certitude : Aujourd'hui notre connaissance est limitée, mais un jour je connaîtrai comme j'ai été connu ; et ce sera le triomphe de l'amour.

1934.

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