Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XII

Le procès et la loi Barnardo

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« Avant que le public britannique puisse avoir une conviction », déclarait un publiciste avisé, « il lui faut d'abord la faire comparaître devant le tribunal de son opinion... Et rien de ce qui peut affecter gravement la vie de la nation n'échappe à l'épreuve, de ce tribunal. Nous voudrions tous nous en passer s'il était possible, cependant, il n'en est pas un seul parmi nous, qui ne soit reconnaissant d'avoir subi cette épreuve, lorsqu'elle est terminée ».

Tel est le jugement de feu W.-T. Stead, homme d'expérience suffisante dans le domaine de la justice pour connaître ce dont il parlait. Mais si Stead avait des raisons de rendre grâce pour un procès imposé, il en était de même de Barnardo. Et maintenant que les vieilles passions se sont éteintes et que l'éloignement a clarifier les événements, il ressort ceci : Pour un homme du tempérament et des convictions de Barnardo, un conflit avec la loi du pays, telle qu'elle existait à cette époque, était une chose inévitable ; car jamais cet homme n'aurait pu rester loyal avec sa conscience s'il avait refusé d'affronter le tribunal. Pour lui, la loi spirituelle était la loi suprême, et si les lois du Royaume opposaient la violence contre ce qu'il croyait être véritablement la loi divine, il ne lui restait pas alors le choix. Son devoir - quelque sacrifice, qu'il lui coûtât - était d'user de toute son influence, pour amener les articles de la loi des hommes à une plus grande conformité avec la loi de Christ.
Il n'est donc guère surprenant que, plus d'une lois, à cause de sa conscience - et pour l'amour de ses enfants - Barnardo fut contraint de lutter avec des géants. Cependant, sachant que sa querelle était juste, il se sentait protégé par une « triple armure ». Comme Luther à Worms, il tint bon résolument. « Me voici je ne puis autrement. Que Dieu me soit en aide ! »

L'initiation de Barnardo aux mystères de la procédure légal remonte naturellement à l'époque de l'arbitrage. Mais si nous voulions examiner cette période harassante de la vie de Barnardo et suivre une à une toutes les vicissitudes de la lutte de Barnardo avec la loi, il nous faudrait un volume entier ; car sa vision, son initiative et son courage le conduisirent devant toutes sortes de tribunaux pour défendre la cause de ses « Homes ». Il est cependant une année - celle de 1890 - qui se détache parmi toutes les autres comme « l'Année du Procès », et dont les conséquences sont inscrites dans notre Code.

En 1890, Barnardo fut appelé, devant la Cour d'Appel pour deux cas importants. Il était lui-même son propre avocat contre trois avocats chevronnés. Et bien que sur certains points de loi, le jugement, dans les deux cas, ait été rendu contre lui, tous les juges déclarèrent cependant qu'il avait remporté une victoire morale. Car il prouva si complètement la « pourriture » de certaines lois, que la Commission législative fut contrainte d'agir et la loi célèbre sur la « garde des enfants » fut votée, loi qui enlevait aux parents tous leurs droits légaux sur les enfants qu'ils abandonnaient. Elle fut bientôt connue dans tout le pays sous le nom de « Loi Barnardo ».

Mais avant d'en arriver à la bataille de 1890, nous devons éclaircir certains points. Il faut se rappeler que Barnardo était véritablement un protestant ardent, si nous voulons comprendre l'histoire de ses « Homes ». Son oeuvre fut, dès le début, une activité missionnaire protestante, qui prit racine et se développa dans une atmosphère protestante évangélique. De plus, le fait que cette vie religieuse avait pris naissance dans les cercles protestants de Dublin, ne le prédisposait nullement à une attitude sympathique envers le Catholicisme romain. D'autre part, les catholiques romains ne l'aimaient pas davantage. Il faut encore se rappeler qu'immédiatement après la mort de « Poil de Carotte », Barnardo avait fait cette promesse : « Aucun enfant indigent ne sera refusé ». Ce qui signifiait qu'aucune distinction ne serait faite quant à la couleur, la race ou la foi. Tout enfant indigent était candidat à l'admission, que sa peau fut blanche, jaune, brune ou noire qu'il fut protestant, catholique, mahométan ou juif.
Dans les cas d'indigents non-protestants, cependant, Barnardo était toujours moins prompt à les admettre définitivement, pour laisser à leurs coreligionnaires le temps de le décharger de cette tâche ; car il n'entrait pas dans son plan de faire du prosélytisme. Mais, dès le début, il devint évident que ses « Homes » étaient nettement protestants, et chaque enfant admis définitivement était élevé dans la foi protestante.
D'ailleurs pendant des années, ce principe fut suivi d'une manière régulière. Et Barnardo n'eut jamais à entrer en conflit avec les juifs, bien que, dès le début, quelques enfants israélites eussent trouvé un abri dans ses « Homes ». Mais on ne pouvait en dire autant des catholiques romains. Parmi les enfants indigents de l' « East-End » se trouvait un grand nombre d'Irlandais et d'Italiens, descendant de parents catholiques, tout au moins de nom. Pourtant, pendant de longues années, l'Eglise catholique ne créa aucune oeuvre de sauvetage. Mais, lorsqu'enfin le Cardinal Manning commença à s'apercevoir que Barnardo allait sauver de la rue certains enfants de parents catholiques et qu'il élevait dans la foi protestante, une bataille homérique s'ensuivit - car lorsque Manning était excité, il saisissait n'importe quel prétexte pour retirer les enfants des « Homes » de Barnardo. Cependant le docteur, luttant pour un principe, n'était pas moins obstiné et exigeant que Manning. Aussi lorsque certains enfants avaient été laissés à ses soins pendant des mois ou même des années, sans qu'il fût question de les reprendre et que des ordres pour les retirer parvinrent de leurs indignes parents qui semblaient n'être que des « instruments » entre les mains du Cardinal, on s'aperçut bientôt que le « petit docteur » était prêt à lutter fermement pour « ses enfants ».

À partir de 1880, l'Eglise catholique romaine en Angleterre prit conscience du problème de la protection des enfants indigents catholiques. Mais, au début, ses efforts étaient hésitants ; ce n'est qu'en 1887 - lorsque le Cardinal Manning eut nommé le chanoine St-John, « pour s'occuper des vagabonds et des perdus du quartier sud de Londres » - qu'une politique agressive fut mise en oeuvre, et, à partir de cette époque, Manning déclara la guerre aux « Homes » de Barnardo. Les accords existant entre certains prêtres catholiques romains et Barnardo furent péremptoirement désavoués et Barnardo en fut si exaspéré qu'en décembre 1889, il publia La conscience du Cardinal, ou « la preuve donnée de la négligence systématique par le clergé catholique romain de leurs propres vagabonds jusqu'à ce que ceux-ci aient été sauvés du péril de la rue par des agences chrétiennes ». Alors le zèle de Rome commence à s'échauffer contre les sauveteurs. C'est l'histoire d'une certaine correspondance entre le docteur Barnardo et le secrétaire du Cardinal Manning.

Dans ces lignes révélatrices Barnardo se montre tout à fait excité et il ne mâche pas ses mots. Il défend son point de vue avec hardiesse en réponse aux arguments de ceux qui maintenaient qu'il ne devait, en aucune circonstance, résister aux demandes des catholiques romains pour le retrait de leurs enfants, quel que fut le temps que ceux-ci aient passé « dans sa famille ». Il avait souvent été traité d' « homme bigot, intolérant et étroit d'esprit » ; dans certains journaux catholiques romains, « son caractère personnel, ses motifs et ses méthodes étaient violemment attaqués, tandis que plusieurs organes de la presse quotidienne le traitaient de « méprisable et d'infâme ». De plus, il avait reçu des lettres le menaçant personnellement. Quelqu'un lui écrivait d'Irlande et l'informait qu'il visiterait bientôt Londres, et « si vous n'êtes pas alors protégé par les murailles de la prison - déclarait-il - vous pouvez penser que votre quiétude est entre mes mains, car je vous frapperai à la tête ! »

Barnardo expliquait ensuite la raison de son refus d'accéder aux demandes catholiques. Habituellement, quand des parents catholiques demandaient l'admission de leurs enfants, il leur conseillait de faire d'abord une demande à leurs propres prêtres. Mais dans la plupart des cas on lui répondait « Je l'ai fait ; il dit qu'il ne peut pas m'aider il m'a conseillé d'aller moi-même à l'Assistance publique ou d'y envoyer mes enfants ; mais je ne veux pas de cela ». Dans certains cas, les prêtres s'étaient fâchés et les avaient renvoyés en les traitant de « mendiants ». Barnardo, d'autre part, ne recevait jamais un enfant catholique sans faire connaître clairement à ses plus proches parents qu'il serait élevé dans la religion protestante. Cependant ils l'imploraient à plusieurs reprises : « Oh ! prenez l'enfant, pour l'amour de Dieu ! ».

Barnardo montra encore qu'il n'avait jamais admis plus de 5% d'enfants catholiques, si ce n'est à la Maison du Travail, bien que - certaines années - les demandes catholiques fussent supérieures à 20 % sur le total des demandes. Cependant, parmi ces 20 % se trouvait une forte proportion de catholiques romains irlandais qui racontaient de « belles histoires » bientôt démenties par l'enquête. En conséquence on prenait un soin tout spécial pour examiner tous les faits dans les demandes catholiques et il n'y avait d'admis que ceux qui étaient notoirement indigents. Pourtant les ennuis de Barnardo augmentèrent. Des prêtres ordonnaient parfois à des parents de demander le retour de leurs enfants qui avaient passé plusieurs années déjà dans les « Homes », les menaçant, tant qu'ils ne l'auraient pas fait, d'être privés des rites de l'Eglise catholique romaine. Pendant ce temps, bien que Barnardo fut assailli de demandes pour le retrait d'enfants catholiques, ceux-ci laissaient un grand nombre de leurs enfants s'enfoncer dans le dénuement et le crime.
« Je n'ai jamais rencontré - déclare Barnardo - dans les hôtels meublés ou les taudis, ni de jour, ni de nuit, un seul prêtre catholique romain à l'oeuvre pour essayer de sauver leurs propres enfants misérables de l'infamie indicible qui entoure les jeunes vies dans de tels lieux ».

Mais tandis que Barnardo montrait le besoin d'une oeuvre catholique de sauvetage en particulier à Londres, Liverpool, Manchester et Glasgow, son tempérament s'échauffait : « Que nos « Homes » entrent en scène.... les enfants n'ont pas plutôt franchis nos portes, que les catholiques romains qui, jusqu'ici, avaient paru indifférents au milieu affreux où vivent les leurs, plus déplorable encore que l'obscurité païenne, deviennent jaloux, au sujet du salut de leurs enfants, auxquels, déclarent-ils, on a enlevé la vraie Foi ! ».

Un peu plus loin il fait cette déclaration si nette :
« En mai 1887, je pensais qu'il était grand temps de me remuer et d'essayer de montrer les conditions des jeunes catholiques romains au cardinal Manning, dans l'espoir de l'obliger à commencer d'une manière satisfaisante, le sauvetage des enfants de parents catholiques romains, afin qu'ils ne soient pas dépendants de « Homes protestants » tels que les nôtres, car ils périssent à cause du manque de « Homes » semblables. Je sentais qu'il n'était pas en mon pouvoir de tenir tête à la misère des rues et que si les catholiques romains voulaient commencer à arracher ceux qu'ils réclamaient pour leur propre Église, des antres du mal, où je les rencontrais, bien des souffrances, bien des vices et bien des crimes seraient évités. En outre, je n'aurais plus, dans ce cas, la peine immense d'être obligé, par la suite, d'abandonner ceux dont je me sentais - une fois qu'ils étaient entrés dans mes « Homes » et sous ma garde - par la Providence de Dieu et non par la Loi, le tuteur et le protecteur ». Cette correspondance ouverte entre Barnardo et Manning, en mai 1887, se poursuivit pendant plus d'une année. Mais elle fut inutile. Bien plus, ce fut pire après ! Loin d'amener la réconciliation, elle excita la fureur de Manning. Aussi, quand Barnardo publia La Conscience du Cardinal, la lutte devant les tribunaux devint inévitable. Si nous voulons comprendre les événements, il nous faut faire le compte-rendu de certains autres procès.
Le plus célèbre de ces procès fut celui de Gossage dont les faits sont étrangement dramatiques.

Le 15 septembre 1888, le pasteur E. Husbaud écrivit à Barnardo, lui demandant de recevoir dans ses « Homes » un jeune garçon, Harry Gossage, âgé de dix ans. Dix jours plus tard, après l'enquête habituelle, l'enfant était admis. En résumé les faits étaient les suivants : La mère de l'enfant - une ivrognesse invétérée - l'avait donné, dans un café de Leamington, à deux italiens, joueurs d'orgue de Barbarie, pour parcourir le pays en demandant l'aumône. De plus, l'enfant affirmait que les joueurs d'orgue avaient donné de l'argent à sa mère, argent qu'elle dépensa sur le champ pour boire. Il déclara également que sa mère l'avait, par deux fois, abandonné et le laissait mourir de faim en temps ordinaire. Et maintenant, après avoir erré pendant des mois avec les joueurs d'orgue, constamment ivres, qui le maltraitaient fort, il avait été abandonné à Folkestone.
Découvert par un agent, il fut aussitôt envoyé à « L'Union ». Le pasteur E. Husbaud présenta le cas au Maire et aux tuteurs de Folkestone, et ils furent tous d'accord pour placer l'enfant dans les « Homes » de Barnardo. En conséquence, le 25 septembre, l'enfant était admis, et Barnardo s'étant assuré de l'adresse de la mère, lui écrivit, le 28 septembre, pour lui demander si elle désirait que son fils restât dans les « Homes ». S'il en était ainsi, il lui demandait de répondre à certaines questions. Le lendemain, ne sachant pas écrire, elle obtint d'un pasteur anglican, qu'il lui écrivit sa réponse, et voici la lettre à laquelle elle apposa sa signature d'illettrée :

« CHER MONSIEUR,

Je serai très heureuse si vous voulez garder mon fils, Henry Gossage, dans les « Homes » du docteur Barnardo, car je ne peux l'avoir à ma charge.
Ses deux frères sont au Canada. Je gagne ma vie en faisant des lessives et je gagne si peu que je ne puis me charger de lui. Mon mari est mort il y a six ans. Les grands parents de mon fils sont encore en vie, mais ils habitent assez loin d'ici et doivent aider d'autres membres de leur famille. Ses autres parents, oncles et tantes du côté de son père, sont dans l'impossibilité de m'aider.

Je reste,
Votre dévouée
La signature (X) de Mary Gossage. »

À la réception de cette lettre, l'enfant Gossage fut admis définitivement, cette lettre signifiant que la mère ne professait aucune religion. Au « Home », l'enfant était heureux, mais il parlait souvent de ses deux frères au Canada et exprimait le désir d'y aller aussi. En conséquence, le 9 novembre, Barnardo - ne soupçonnant aucune difficulté de ce côté-là - envoya un imprimé à Mme Gossage pour lui demander de le remplir et de le lui retourner ; elle donnait ainsi la permission d'envoyer le jeune garçon à l'étranger, si une telle décision devait être jugée bonne pour lui.

Le lendemain se passa une chose tout à fait imprévue. M. William Norton, un riche canadien, vint rendre visite au Quartier Général et montrant des lettres d'introduction d'hommes influents du Canada, demanda une entrevue avec le docteur Barnardo. Norton montra un réel intérêt et Barnardo lui fit visiter tout le « Home » de Stepney. Puis, revenant au bureau du Directeur, ils discutèrent de l'opportunité d'envoyer des enfants au Canada, et Norton lui fit savoir que le but principal de sa visite était de s'assurer si Barnardo lui permettrait de prendre un jeune garçon et de l'adopter. Il montra d'autres lettres, parmi lesquelles s'en trouvait une d'un pasteur de l'Eglise presbytérienne, déclarant que la maison de Norton constituait un milieu idéal pour un enfant adopté.

Barnardo fut très satisfait de la conduite de Norton et de ses lettres d'introduction. Mais ce monsieur voulait mettre une condition à l'adoption de cet enfant. Il avait souvent entendu parler de cas, où après l'adoption, des parents indignes avaient eu recours à des pratiques malhonnêtes pour obtenir de l'argent des parents nourriciers ; aussi voulait-il adopter un enfant à la condition expresse que son adresse au Canada serait refusée aux parents. Après une longue discussion, Barnardo accepta cette stipulation, et on amena immédiatement plusieurs jeunes garçons pour parler avec M. Norton, parmi lesquels se trouvait Harry Gossage.
M. Norton accepta immédiatement Harry, et le jeune garçon également attiré, bondit de joie à la perspective qui s'ouvrait devant lui. Aussi, Barnardo pensant que c'était une occasion inespérée pour l'enfant, les arrangements furent promptement conclus. Le 16 novembre, Norton devait recevoir l'enfant des mains de Barnardo et ils devaient s'embarquer le lendemain pour le Canada. Donc, le jour dit, après une entrevue qui dura trois heures, Barnardo - après avoir fait ses adieux à Harry - le confia aux soins de M. Norton.

Dans l'intervalle s'élevèrent des complications, bien que Barnardo n'en sut rien encore. Quand Mme Gossage reçut l'imprimé de Barnardo, le pasteur anglican qui avait écrit à sa place la première fois, était parti pour les Indes. En conséquence, elle le montra à une personne qui la persuada de ne pas le remplir, mais d'écrire à Barnardo pour lui demander le transfert de son fils dans un « Home » catholique. Cette lettre, qui ne contenait aucune autorisation de Mme Gossage, si ce n'est les paroles de l'auteur inconnu, était datée du 11 novembre (le dimanche) et parvint aux « Homes » le lendemain avec des milliers d'autres lettres. Mais à cause d'une maladie suivie d'un repos sur le continent, Barnardo n'en fut informé qu'après l'embarquement de l'enfant. D'ailleurs ce n'est qu'en janvier 1889, qu'une autorisation pour le transfert de l'enfant fut envoyée par Mme Gossage elle-même, et elle provenait de « Southam Union » où celle-ci habitait maintenant. Pendant ce temps également, on reçut l'assurance que le père de l'enfant était un méthodiste wesleyien qui avait exprimé, avant sa mort, le désir de voir son fils élevé dans la religion protestante ; ce qui n'avait point empêché la mère, deux ans après sa mort, de faire baptiser catholique l'enfant, alors âgé de six ans, sous l'instigation de certaines personnes. Tels étaient en bref les faits connus lorsque Mme Gossage demanda une assignation d'habeas corpus (1) contre Barnardo. Après avoir entendu la cause devant le tribunal, M. Justice Mathen, le 13 mais 1889, refusa l'assignation.

Mais Manning et ses lieutenants ne perdirent pas leur temps. Et, quelques mois plus tard, une décision favorable pour eux, au sujet du « cas Tye », leur permit de rappeler le « procès Gossage » devant la « Chambre divisionnaire » ; le fait saillant du « cas Tye » était que Barnardo, malgré une lettre de la mère retirant sa permission, avait envoyé l'enfant au Canada.

À la « Chambre divisionnaire », une plaidoirie à sensation fut prononcée disant que Barnardo, en violant la loi, enlevait aux pauvres mères leurs droits les plus sacrés. Et l'attaque était si subtile qu'il y eut non seulement une assignation d'habeas corpus contre Barnardo (le 30 novembre 1889). mais le Président du Tribunal suprême « censura quelque peu sévèrement » sa conduite.
Barnardo fit aussitôt appel et le vendredi 24 et le lundi 27 janvier 1890, son appel vint devant le président Lord Esher et le juge Fry. Les détails de ce procès où Barnardo plaidait sa propre cause contre trois avocats éminents, sont particulièrement poignants.

Après avoir écoutées témoignages et les dépositions sous serment, le Président déclara que Mme Gossage était une « brute dénaturée » qui disposait de son enfant « tout comme s'il était un singe » et qui « n'avait jamais su et ne s'était jamais inquiétée de savoir ce qu'il était devenu ». Il affirma, en outre, que pour cinq shillings on pouvait la persuader de faire quoi que ce soit de son enfant. « C'était une mauvaise femme, déclara-t-il, et elle n'est pas meilleure maintenant ». Il déclara que sa déposition solennelle sous serment était « un mensonge impertinent » ; quant à sa déclaration à savoir que son mari, à son lit de mort, lui avait accordé la permission d'élever son fils dans la religion catholique, le directeur de l'Assistance publique de Warwick (un témoin désintéressé) jura « qu'au moment de la mort du dit Edward Gossage », il avait fait appeler Mary Gossage, auprès du lit de mort de son mari, et « qu'elle était alors en état d'ivresse ».

Et c'était là, la « pauvre femme », que ce « malfaisant docteur Barnardo », avait privé du droit « sacré » de décider de l'avenir de son enfant. Mais la loi, telle qu'elle était, maintenait ses exigences. En effet, le Président, tout en déclarant qu'il comprenait très bien les raisons pour lesquelles Norton avait été « si désireux en effet », que la mère ne fut pas au courant de ses faits et gestes, maintint cependant que en ce qui concernait Barnardo, le problème était le suivant : « Si vous avez violé la loi pour les motifs les meilleurs, vous n'en avez pas moins violé la loi, et vous devez en supporter les conséquences ».

Vers la fin de l'audience, alors qu'il devenait évident que pour les juges, Barnardo avait violé la loi, Lord Esher, pour illustrer la thèse légale, proposa un cas hypothétique : « Je pense que si, après avoir gardé l'un de ces enfants dans vos « Homes » pendant une année, vous le mettiez simplement à la rue, ce serait une cruauté de votre part, et que vous ne le feriez pas ; mais si vous agissiez ainsi, je ne crois, pas qu'on pourrait lancer contre vous une assignation d'habeas corpus. Cette déclaration impliquait que, Barnardo n'ayant pas jeté l'enfant à la rue, mais l'avant placé dans une très bonne situation au Canada, était exposé à recevoir une assignation habeas corpus. Et Barnardo, poussant les conséquences de cette thèse jusqu'à sa signification profonde, répondit : « Messieurs, si la loi est ainsi, s'il faut comprendre que c'est là l'expression de votre autorité de juge sur ce point, j'ose dire que votre décision doit atteindre jusqu'aux racines profondes non seulement de mon oeuvre, mais encore de toutes les institutions engagées dans le sauvetage de l'enfance, pour la retirer des influences mauvaises et du milieu le plus affreux ».

Puis, admettant que si telle était la loi, il avait dû déjà « dans des centaines de cas » la violer par mégarde. Pendant les vingt dernières années, il avait, sans le consentement des parents (qui le plus souvent étaient « impossibles à découvrir »), envoyé à l'étranger un très grand nombre d'enfants, toujours poussé par un seul motif : le bien de l'enfant. Quelle était alors sa position légale vis-à-vis de ces enfants ? Était-il exposé à voir venir ces parents devant la Cour, réclamer son aide pour les replonger dans la misère de leur sort premier ?
« J'en appelle à votre autorité quand vous donnerez votre arrêt ; s'il est contre moi sur ce point, afin d'établir pour ma conduite - et celle des autres - qu'elle est et doit être notre attitude en face de cette notion nouvelle et singulièrement étendue de l'habeas corpus.

Au cours de l'Appel, il fut prouvé que Mme Gossage, si anxieuse maintenant de voir Harry placé dans un « Home » catholique, avait raconté à des habitantes de l'Assistance publique, où elle habitait, qu'elle désirait placer son nouveau-né sous la garde de Barnardo, tandis qu'elle permettait qu'on exploitât son home et ses droits légaux pour retirer Harry des « Homes » ; elle se vantait en même temps, de faire entrer son dernier bébé dans les « Homes » de Barnardo, où il serait beaucoup mieux soigné qu'à l'Assistance publique. Ce fait, lorsqu'il fut cité au cours du procès par le juge Fry, amena l'hypocrite réponse que la mère n'avait pas à craindre l'influence religieuse des « Homes » du docteur Barnardo quand l'enfant était si jeune ».

Un des juges fit alors ressortir la conséquence logique de ce point de vue : « Et quand il sera assez grand pour subir une influence religieuse, il y aura, je suppose, une autre demande d'habeas corpus ? À cette suggestion, l'avocat de la mère répondit : « Je ne crois pas que le docteur Barnardo pourrait s'y opposer. Cette déclaration n'est pas incompatible avec son désir d'élever son enfant dans la religion catholique romaine. Sans doute, c'est une femme qui ne s'est pas conduite comme elle le devait envers son enfant ; mais, actuellement, elle subit de meilleures influences ».

À ce moment, une escarmouche entre l'avocat et le Président fut relatée comme suit dans le Times :
Le Président : « Voulez-vous dire que vous excusez sa conduite, donner son fils à un joueur d'orgue comme s'il s'agissait d'un singe ? C'était une brute dénaturée ».
L'Avocat : « Nous savons encore moins de l'homme auquel Barnardo a donné son fils ».
Le Président : « Vous n'éveillez aucune sympathie de ma part avec de tels arguments ».
L'Avocat : « Si la mère était une mauvaise femme et si elle a donné son fils à une brute, il n'y a pas de raison pour permettre au docteur Barnardo de donner l'enfant à M. Norton ! ».
Le Président : « Je ne vois aucun signe de repentance de sa part ».
L'Avocat : « Elle vient maintenant devant la Cour pour lui demander de l'aider à retrouver son enfant afin qu'elle puisse l'élever dans sa Foi ! ».




Mais avant la conclusion de cet appel, un aveu remarquable fut fait. En réponse à une remarque de Lord Escher, que la demande de Mme Gossage n'était pas de bonne foi, puisqu'elle avait été faite et payée par une institution catholique romaine, l'avocat reconnut : « Je ne doute pas que la mère fut poussée à retirer son enfant pour le placer dans une Institution catholique et qu'elle n'aurait fait aucun pas en dehors de cette pression, mais ceci ne doit pas influencer la Cour ».

De tels faits cependant ne changèrent pas un iota de la thèse juridique. Le cas était toujours ramené sur ce terrain : les parents étaient les tuteurs naturels de leurs enfants et avaient le droit de diriger leur éducation. Et aucune preuve de leur conduite indigne ne pouvait changer la loi ».

Les conclusions du Président contiennent des remarques significatives : « L'histoire de ce cas, déclare-t-il, expose parfaitement à la fois le bien véritable accompli par le docteur Barnardo et ses Institutions, et aussi les choses qu'il a faites, je crois, en violation de la loi ». Il repoussa l'argument selon lequel la mère était maintenant « sous de meilleures influences » : « Il est inutile de me dire que la mère voit plus clairement son devoir envers son enfant. C'était une mauvaise femme et elle n'est pas meilleure maintenant... ». Ses conclusions déclarèrent que l'enfant avait été « trahi par sa mère », et pourtant le jugement fut rendu contre le Docteur : « Je dis au docteur Barnardo, que même si la mère avait signé l'accord, elle pouvait le révoquer à n'importe quel moment et refuser la permission d'envoyer l'enfant à l'étranger. Il faut qu'il se rende compte que cet accord était sujet à ce risque ». De plus, la Cour maintenait que si Barnardo n'avait reçu lui-même la lettre que plusieurs jours après l'embarquement du jeune garçon, ses subordonnés l'avaient reçue, et il en était responsable. En conséquence, il fut ordonné : « Le docteur Barnardo est condamné à faire tous les efforts nécessaires pour obéir à l'assignation, il doit écrire des lettres, demander par annonce, et si nécessaire, aller en Amérique pour chercher l'enfant ».

Un passage des conclusions est particulièrement frappant :
« Je ne dis pas qu'en envoyant l'enfant au loin, il (le docteur Barnardo) n'agissait pas pour son bien. Je ne dis pas que j'ai des soupçons au sujet de la capacité et de l'honnêteté de Norton ; mais, légalement, le docteur Barnardo n'avait pas le droit de lui donner l'enfant. Il avait été arrangé délibérément entre eux, qu'il n'y aurait aucune possibilité de rechercher l'enfant. Je ne m'étonne pas de cela. Si Norton apprenait quelle sorte de mère avait l'enfant.... il souhaiterait naturellement de le protéger contre des parents qui viendraient de la banlieue de Londres et qui réclameraient son enfant adopté. Cependant, le docteur Barnardo, en donnant l'enfant, a accompli un acte illégal... ».

Ainsi se termina le procès Gossage à la Cour d'Appel. Mais il restait un tribunal suprême, et Barnardo, déterminé à pousser la loi jusque dans ses derniers retranchements, fit appel devant la Chambre des Lords. Dans l'intervalle cependant, l'autre partie, dans son zèle pour « démasquer » Barnardo, s'était emparée d'un autre cas.




Le 19 juin 1888, à la demande d'un ouvrier et selon le désir express de sa mère, John James Roddy fut admis aux « Homes » de Barnardo ; une enquête soigneuse avait établi les faits suivants : Ce petit garçon illégitime, de neuf ans et demi, parcourait souvent les rues entre onze heures du soir et minuit ; sa mère, une femme indigne qui passait ses soirées dans les tavernes, le négligeait complètement ; leur foyer se composait uniquement d'une pièce sombre dont le loyer (trois shillings et six pences par semaine), était le plus souvent payé en retard ; et souvent les voisins émus de compassion pour lui, lui donnaient de la nourriture dans la rue. Ainsi la cause de l'admission était un « abandon presque complet », qui mettait en danger la vie de l'enfant ; et la mère signa l'accord de Barnardo par lequel elle remettait son fils au soin des « Homes ».

Dans le contrat, la mère se déclara protestante.D'ailleurs l'enfant avait suivi l'École de semaine et l'École du dimanche d'une Église protestante et avait été baptisé protestant, tandis que le père présumé déclarait être aussi protestant.
À l'admission le petit garçon pesait à peine quarante livres, bien que le poids moyen d'un enfant de son âge fut de cinquante-six livres. Cependant, une bonne nourriture et des habitudes régulières firent merveille et lorsque, dix-huit mois plus tard, on demanda son retour, il était en pleine santé.
Mais quelle fut la raison de cette demande de retrait de l'enfant au nom de la mère ?
Plusieurs fois, la mère, qui jusqu'à cette époque avait vécu avec quatre hommes différents, avait visité son fils à Leopold House et plus d'une fois elle était arrivée en état d'ébriété. Mais un jour, elle apparut à la grille de la maison dans un tel état d'ivresse que le portier lui refusa l'entrée, et comme c'était une irlandaise au caractère violent, elle s'emporta et entra en furie. Dans une autre occasion, où le jeune garçon avait eu la permission de lui rendre visite, elle s'enivra, et Barnardo s'en plaignit. En septembre 1889, le jeune garçon avait la rougeole ; aussi la mère venant lui rendre visite pendant qu'il était au pavillon des isolés, n'eut pas la permission de le voir ; on lui dit cependant qu'il allait beaucoup mieux et serait mis en pension à la campagne dans quelques jours, proposition à laquelle elle agréa.

Telles étaient les relations de Barnardo avec la mère, lorsque le 22 décembre 1889, sans aucun avertissement, arriva une lettre d'un avoué, le même qui avait engagé toutes les actions précédentes, qui demandait, en faveur de la mère, que cet enfant protestant, alors âgé de onze ans, lui soit rendu.
Que s'était-il donc passé ? Les faits sont très simples. En plusieurs occasions, en état d'ivresse, la mère avait juré de se venger de Barnardo qui l'empêchait toujours de voir son fils ; et un jour, irritée, elle rendit visite à sa nièce - une personne catholique romaine - et lui conta son ennui. Aussitôt la nièce insista pour la conduire à un prêtre et tous deux la persuadèrent de faire transférer son fils dans un « Home » catholique. On lui avait dit apparemment que, chaque semaine, on placerait quelque argent à la banque, au crédit de l'enfant, somme qu'elle pourrait retirer quand l'enfant quitterait le « Home » catholique.

Au reçu de cette lettre, Barnardo fut profondément ennuyé. Déjà ses relations avec ces hommes de loi étaient tendues : « Depuis deux ou trois ans, des essais persistants avaient été faits pour enlever des Institutions qui étaient sous ma garde, une classe spéciale d'enfants. Dans chacun de ces cas, à part une exception, les parents, père, mère ou tante, suivant le cas, qui faisaient ces demandes étaient des gens pervers ou tout au moins douteux. Dans chacun de ces cas, les enfants avaient été retirés par mes mains de situations d'un abandon complet, de souffrance physique ou d'indigence totale, et parfois de la société de gens immoraux ou de personnes condamnées pour crimes. Mais il y avait une autre ressemblance dans chacun de ces cas. Bien que les gens fussent manifestement sans argent, ils étaient représentés à chaque occasion par des avoués et des avocats et les avoués étaient tous du même Cabinet !

Naturellement, quand ces avoués demandèrent le retour du jeune garçon pour être placé dans une « bonne école », Barnardo posa des questions auxquelles les avoués répondirent « par courtoisie » dirent-ils. Mais ils maintenaient que Barnardo n'avait « aucun droit légal » de les poser et l'avertissement, qu'à l'avenir, il ne pouvait s'attendre à une telle « courtoisie ». Mais leur réponse à la question principale était entièrement mensongère ; aussi Barnardo insista-t-il pour connaître le nom de cette « bonne école » ou du moins, si elle était protestante ou catholique. Les avoués laissèrent de nouveau cette question de côté. « Notre cliente pourra peut-être s'occuper elle-même de son fils ; elle est tout à fait capable de l'élever ». Barnardo savait que cette déclaration était fausse, aussi fit-il écrire aussitôt à la mère par son secrétaire. Il l'informait qu'il « considérait de son devoir, comme tuteur actuel de l'enfant et pour son plus grand intérêt, de rechercher le conseil et l'autorité de la Cour avant de s'engager dans cette voie » ; il l'avertissait que si elle amenait le cas en jugement, elle aurait « à satisfaire les juges au sujet de la parfaite respectabilité, sobriété et moralité » de sa vie ; car une enquête soigneuse serait faite dans ses « habitudes et son genre de vie depuis de longues années ». Mais il ajoutait que si elle retirait sa demande, son fils serait placé dans un « Home - de Londres, où elle aurait la permission de le voir autant que possible selon les « Règlements des Institutions ».

Ce ne fut pas la mère qui répondit à cette lettre. Elle avait apparemment reçu des instructions pour passer toute communication aux avoués ; aussi, sur le champ, firent-ils un appel en justice en son nom. Après une plaidoirie passionnée au cours de laquelle l'avocat prétendit lire dans la lettre de Barnardo les plus sombres motifs d'agir, ils obtinrent une ordonnance en leur faveur.
Le Tribunal étant sérieusement prévenu contre la cause du docteur et son avocat, dès le début l'affaire devait se débattre dans une atmosphère de soupçon et même de blâme ; aussi, lorsque le 19 mai 1890, l'audience se termina, l'horizon était sombre ; il le fut bien davantage encore lorsque les juges, au lieu de rendre le jugement le 20 mai comme il était promis, le retardèrent jusqu' « après Pentecôte », afin qu'il pût être rédigé.

Parmi le paquet de lettres non publiées de Barnardo, que sa femme a mis entre mes mains, il en est une datée du 20 mai 1890. Elle ne nécessite aucun commentaire :


« MA CHÉRIE,

« Je t'ai télégraphié ce matin dès que j'ai appris que les juges ont l'intention de renvoyer le jugement jusqu'après Pentecôte.
Je puis bien te dire que mes avoués et mon avocat considèrent cela comme un mauvais présage. Notre cause est très forte, mais ils sont contre nous et pour nous empêcher de gagner ils veulent donner un jugement écrit... Tu sais que je ne me tourmente pas facilement mais ce procès m'a vieilli. Ta suggestion est naturellement inacceptable : je puis mourir à mon poste, mais je n'ai jamais appris à fuir ; non, ma chérie, il faut te préparer au pire, si c'est la Volonté de Dieu. Je pourrai abandonner l'oeuvre tout entière si je sais que c'est Sa Volonté, et remettre dans la paix, la grande charge et la responsabilité que j'ai reçue de Ses propres mains. Mais abandonner mes enfants en de telles mains, pour leur ruine, je ne le ferai jamais tant que je vivrai. Ainsi donc, ma chérie, ne me suggère plus cela, car j'en suis blessé dans le fond de mon âme.
Pendant ce temps, sentir la haine dont je suis l'objet, sentir sur moi les basses imputations que je méprise, tout cela est, en effet, une lourde croix, pour moi. Mais je n'ai pas perdu ma foi dans la Providence de Dieu qui gouverne tout. S'Il n'est pas au gouvernail de toutes ces affaires du monde, alors il n'y a plus que le chaos ; mais s'Il est là, et nous conduit calmement mais sûrement, c'est peu pour nous de croire en Lui, quand nous perdons notre route au milieu du brouillard. Il n'abandonnera pas les siens. C'est ma seule consolation. Maintenant je dois être content d'avoir raison plutôt que de paraître avoir raison ; et je le ferai avec l'aide de Dieu... »

L'interprétation de Barnardo au sujet de l'intention des juges semble justifiée par les événements. Le jugement promis le 20 mai, fut rendu en deux parties : la première, un ordre d'habeas corpus le 15 août ; la seconde, une ordonnance désignant un nouveau tuteur le 4 novembre.
De plus des « critiques sévères » étaient faites sur la conduite de Barnardo, principalement à cause de sa lettre à la mère, mais aussi parce qu'il avait envoyé une dame dans le quartier où elle demeurait pour observer sa conduite. Effectivement, les juges avaient suggéré que Barnardo n'était pas une « personne qualifiée » pour avoir la garde de l'enfant bien qu'ils l'eussent laissé à ses soins pendant tous les mois qui précédèrent le rappel de l'enfant pour lui donner un nouveau tuteur et encore le laissèrent-ils à Barnardo jusqu'à ce que la cause fut jugée.

Les 10, 11 et 12 novembre 1890, la cause repassa à l'audience de la Cour d'Appel devant trois juges et Barnardo fut lui-même son propre avocat.

Retracer les débats de l'appel nous conduirait trop loin. Cependant certains faits ne peuvent rester ignorés. Comme le procès se poursuivait, Lord Escher (le Président) déclara : « Tout ce que je puis dire, après tout ce que j'ai entendu, c'est que l'esprit de la mère dépend de 5 shillings ou même de 2 shillings et 6 pences ». Dans une occasion, la mère se vanta à ses voisins : « Je sais que les catholiques vont me donner de l'argent bientôt. S'ils ne le font pas après tout le souci qu'ils me donnent, je leur ferai savoir qui je suis... ». Quand à sa religion, elle déclara au Tribunal qu'elle avait été catholique toute sa vie ; cependant, sa fille âgée de vingt et un ans, jura qu'elle n'avait jamais su que sa mère eût quelque chose à faire avec la religion catholique romaine, et l'avait même entendue dire du mal à ce sujet. Lord Escher faisant allusion à la véracité de la mère déclara : « Nous (les trois juges) ne sommes pas des enfants pour croire tout ce qu'elle raconte ». Il était hors de doute qu'elle avait de son propre choix, signé un contrat par lequel elle s'engageait à faire élever son fils dans les « Homes » de Barnardo ; que nulle objection ne s'élèverait contre la façon d'agir des « Homes » envers la mère ou l'enfant, que le petit garçon était heureux sous la garde de Barnardo et qu'il exprimait le désir « d'y rester ». Cependant, à cette période, la loi enlevait à ces faits toute leur valeur. « Quand la mère est venue demander son fils - déclare Lord Escher - vous n'aviez nullement le droit de lui poser des questions. Vous n'aviez qu'une chose à faire : lui remettre l'enfant » ; et il ajouta : « En supposant que la mère fut la personne la plus incapable du monde pour avoir la garde de son fils, néanmoins, si elle demande l'enfant pour lui donner un autre tuteur, alors son inaptitude n'a rien à faire en la matière ».

Or, une telle déclaration légale signifiait que les parents les plus vicieux, pouvaient servir de marionnettes entre les mains des ennemis de Barnardo, « s'ils étaient pris ». C'est pourquoi la cause restait pendante au sujet des droits matériels de cette femme ivrognesse et immorale qui avait si cruellement abandonné son enfant. On arguait que « les parents ne pouvaient perdre ce droit, ni par abandon, ni par consentement ».

Barnardo insistant sur son droit de faire réviser le jugement rendu par le Tribunal, y compris les critiques portées contre lui-même, convainquit les trois juges qu'il avait agi, non seulement pour le « plus grand bien » de l'enfant en écrivant la lettre si critiquée à la mère et en envoyant une personne pour observer sa conduite, mais aussi, tout bien considéré, parce que c'était son devoir d'agir ainsi. De là, comme le procès se poursuivait, il devint évident que Barnardo était coincé dans un dilemme ; le conflit entre la loi morale et la loi populaire, conflit auquel les trois juges firent des allusions.

L'audience terminée, les juges conférèrent et demandèrent « le temps de considérer le cas ». Treize jours plus tard, le 25 novembre, ils rendaient leurs jugements séparés.

Lord Escher, au début de son jugement, déclara. « Ceci est, dit-on, la cause d'une mère sensible, anxieuse d'avoir son enfant sous sa garde et blessée par le refus du docteur Barnardo de lui laisser voir son enfant aussi souvent qu'elle le désirait. Je ne crois pas un mot de tout ceci ». Plus loin, il affirma que, lorsque Barnardo reçut l'enfant, il était pratiquement à la rue et « aussi pauvre qu'il est possible de l'être ». tandis qu'au sujet des motifs religieux de la mère, il déclara : « Il est absurde de dire qu'elle avait quelque conviction religieuse ; elle n'avait absolument rien de cela ». Puis vient une remarque tranchante : « C'est une partie de l'oeuvre bénévole du docteur Barnardo de recueillir de tels enfants. Je ne sais pas si les Institutions catholiques agissent de même. Je puis dire seulement que je n'ai jamais eu de cause semblable, d'une institution catholique qui aurait recueilli un enfant et que les protestants viendraient essayer de le retirer. Si l'on me permet cette expression, avec tout le respect qui lui est dû, le docteur Barnardo est le meilleur nettoyeur de rue des deux, et il recueille le plus grand nombre de ces enfants abandonnés. La mère a donné librement son enfant au docteur Barnardo et l'y a laissé pendant dix-huit mois ».

Mais malgré ce magnifique hommage, Lord Escher rendit un jugement légal contre Barnardo. « La mère s'est engagée par contrat à ne pas retirer l'enfant. La loi est tout à fait simple. Un parent ne peut se lier par un tel contrat... C'est pourquoi ce contrat est absolument nul ». Mais il changea entièrement le terrain sur lequel Barnardo était attaquée devant le Tribunal - « Il est tout naturel que le docteur Barnardo regardât de près la demande » et il affirme de nouveau que le docteur avait, avec raison, « surveillé cette femme de très près » ; et il ajoute : « Je ne le blâme pas d'avoir agi dans ce sens-là ! ». Cependant la cause en revenait toujours à la lettre rigide de la loi : « La loi, comme l'a déjà appris le docteur Barnardo, le place dans cette situation, car bien qu'il ait pris l'enfant à la requête de ses parents, par un contrat, et qu'il ait dépensé pour lui, soins et argent, néanmoins, quelque soit le moment choisi par les parents pour réclamer l'enfant, il n'a qu'une chose à faire : c'est d'acquiescer, à moins qu'il puisse fournir une raison légale pour agir autrement ». Mais en donnant à Barnardo l'ordre de « rendre l'enfant », le Président termina ainsi son jugement : « Je ne suis pas d'accord avec les critiques faites au sujet de la conduite du docteur Barnardo, qui ont été formulées dans le jugement du Tribunal ».

Le Président du Tribunal, Lindley, en rendant son jugement, maintint que l'enfant ayant moins de quatorze ans, son illégimité n'intervenait en aucune façon dans les droits de la mère. « Je pense que la loi demande que les désirs de la mère l'emportent ». Puis il ajouta : « Je ne suis par surpris que le docteur Barnardo soit ennuyé de voir ses efforts contrecarrés... par des gens qui s'éveillent à leur devoir envers leurs enfants, uniquement lorsqu'il les a sauvés de la dégradation et de la ruine. Mais le devoir de la Cour est... de rendre la justice avec une indifférence absolue envers toute autre considération, et bien que je regrette qu'il se soit élevé une telle contestation, cependant puisqu'elle s'est présentée, il est de mon devoir de dire que la loi est en faveur de la mère... ».

Le Président du Tribunal, Lopes, suggéra, dans son jugement, que personnellement il était d'accord avec Barnardo sur tous les points, aussi bien moraux que légaux. Il insistait sur ce point que la mère « avait signé volontairement le contrat » par lequel l'enfant devait rester dans les « Homes » de Barnardo « pendant plusieurs années », et que « le désir de retirer l'enfant émanait d'autres personnes que d'elle-même ». Il continuait ainsi : « L'enfant, si l'on veut le remarquer, était heureux et désireux de rester avec le docteur Barnardo. Le père présumé de l'enfant avait le même désir. Je doute que le changement désiré, dans une atmosphère différente, avec des circonstances nouvelles, soient pour le bien de l'enfant ». Puis faisant ressortir que le Tribunal de Première Instance avait jugé avec prudence, il conclut : « Dans ces circonstances, la prudence ne peut être mise de côté avec légèreté et c'est pour cette raison, et pour celle-là seulement, que mon opinion ne diffère pas des jugements déjà rendus ».

Mais bien que la décision, du point de vue de la loi, fut contre Barnardo, sa victoire morale fut encore plus éclatante que dans le procès Gossage. Car les jugements étaient une réplique sans réponse aux clameurs de nombreux organes de la Presse, disant « que dans ce procès on refusait à une pauvre femme catholique romaine, le désir très naturel d'élever son fils dans sa propre foi ».

Le procès Roddy, de même que le procès Gossage, passa devant la Chambre des Lords, Mais avant qu'aucune décision ne fût prise, certains projets de loi étaient présentés au Parlement qui promettaient de rendre à jamais impossible une telle exploitation des droits des parents. Et la loi dans laquelle ce projet prit corps a été appelée, communément, depuis le jour où elle passa devant les Chambres, la « Loi Barnardo ».




La vague de procédure lancée contre Barnardo avait atteint son maximum au cours des années 1889-1890. Elle laissa dernière elle comme un limon fertilisant. Plus d'un juge, après avoir rendu un verdict contre Barnardo sur certains points de loi, montrait sa sympathie pour son oeuvre en lui envoyant un « premier don » pour ses « Homes ». Mais ces procès eurent des effets d'une plus grande portée encore. Pendant le long intervalle de temps entre le début du procès Gossage et son audience à la Cour d'Appel, deux lois importantes passèrent devant le Parlement, influencées par les faits révélés dans ce procès. L'une d'elles était la loi pour la protection de l'enfance et la prévention de la cruauté contre l'enfance, qui en certains cas, transférait tous les droits paternels des parents vicieux à des tuteurs dignes de cette, charge. L'autre était l'acte de l'Assistance publique, qui, dans le cas des enfants abandonnés, transférait aux « tuteurs de la paroisse qui avaient entretenus de tels enfants, les droits et l'autorité normale des parents ».

Ces deux lois, nous le répétons, furent profondément influencées par les faits exposés par Barnardo. Mais la célèbre loi de la Garde des Enfants, recevant l'assentiment royal, le 26 mars 1801, fut le résultat immédiat de ce procès ; et sa valeur, pour tous ceux qui s'occupaient des enfants indigents, se trouva être une ample récompense pour toutes les peines de Barnardo.

Trois projets de loi furent présentés à la Chambre des Lords et plusieurs débats importants eurent lieu avant que cette loi prit forme. Mais un projet de loi fut présenté par le Comte de Meath dont le débat montre la trop grande sévérité. Plus tard, un autre projet fut présenté par le Ministre de la Justice et celui-ci fut jugé trop faible. Puis une Commission de la Chambre des Lords fut nommée, qui, après trois jours de délibération, institua un règlement acceptable.

Le 2 février 1891, le Ministre de la Justice expose les flagrants abus de la loi telle quelle est, tandis que Lord Thring poursuit en montrant la nécessité d'une réforme et dans son discours il attaque le problème jusqu'au fond. Il déclare que la législation proposée était faite pour protéger « les enfants abandonnés et les vagabonds », contre l'exploitation de leurs parents indignes, qui après les avoir laissés élever par charité, pouvaient des années plus tard, alors qu'ils étaient devenus une source de revenus, appeler en justice pour obtenir leurs droits de parents. Il dénonça cet article de loi « mauvais et cruel ». Souvent, avoua-t-il, « le seul moyen de sauver les enfants est de les retirer des mains de semblables parents ». Est-ce l'objet ou l'intention de la loi que ces pauvres enfants soient plongés dans la dégradation et la ruine. Certainement non ! ».

Pour répondre à de telles objections, Lord Thring dit qu'on prétendait que « cette mesure tendait à détruire le contrôle des parents ». Mais, à ceux qui brandissaient cet argument, il demanda : « Peut-on appeler la rue un Foyer ? ». Et à ceux qui citaient le cinquième commandement comme une garantie pour ne pas agir contre le droit des parents, il fit remarquer que ceux qui abandonnent leurs enfants ont violé la loi fondamentale de Dieu et se sont ainsi refusés à eux-mêmes la reconnaissance filiale normalement due aux parents.

Mais laissons là les débats. Qu'en était-il de la loi ? Ayant passé sous ce titre : « Projet d'amendement de la loi sur la garde des enfants », ses six articles montraient d'une manière concluante qu'on l'avait appelée, avec justesse, « la loi Barnardo ».

I. - Les pouvoirs de la Cour pour refuser une assignation d'habeas corpus étaient renforcés et augmentés.

Il. - La Cour était autorisée, à sa discrétion, à ordonner le remboursement soit en entier, soit en partie, des frais nécessités par l'éducation de l'enfant.

III. - Dans le cas de parents qui abandonnaient, délaissaient ou négligeaient un enfant d'une manière flagrante, il était établi qu'un ordre d'habeas corpus pouvait être refusé, « la Cour, en rendant cet arrêt, devait s'inquiéter de la conduite des parents ».

IV. - Dans chaque cas, la Cour devait « consulter les désirs de l'enfant ».

V. - Dans la loi, le terme « parent » s'appliquait à quiconque était, devant la loi, susceptible d'entretenir un enfant.

VI. - Cette loi serait intitulée : « Loi sur la Garde de l'Enfance de 1891 ».

Le vote de cette loi termina un chapitre particulièrement ennuyeux dans l'histoire des « Homes » ; car depuis le mois de mars 1891, ils ont joui d'une protection légale satisfaisante contre ceux qui, au nom de parents sans scrupules, pouvaient troubler le caractère paisible de l'oeuvre. En janvier 1892, le Cardinal Manning mourut ; et un des premiers actes de son successeur à Westminster, le Cardinal Vaughan, fut de demander à Barnardo un accord amical sur tous les sujets en litige. Ces ouvertures furent reçues dans le même esprit de paix ; Barnardo demanda seulement que l'accord fut d'abord sanctionné officiellement par le « Chef » de l'Eglise catholique romaine en Angleterre, à savoir le Cardinal Vaughan. Lorsque l'accord fut enfin signé, ce fut sous les auspices d'une loyauté absolue ; et dès ce moment-là, ni procès, ni sérieuse incompréhension ne vinrent troubler les mesures de cordiale coopération existant entre les « Homes » du docteur Barnardo et l'Eglise catholique romaine.

Les dispositions de l'accord étaient celles que Barnardo avait offertes dès le début. Elles étaient entièrement réciproques. La demande courante des catholiques, que chaque enfant né d'un « mariage mixte » soit rendu à la religion catholique fut discutée, et seul le statut légal fut maintenu. En conséquence, Barnardo fut d'accord pour donner aux « Homes » catholiques, les enfants dont le père était catholique ou si c'était un enfant illégitime, celui dont la mère était catholique. Dans le cas des protestants, les « Homes » catholiques garantissaient une action réciproque. Mais dans les deux cas, si aucune avance n'était faite pour rechercher un enfant, quinze jours après la notification, il ne pouvait plus y avoir de réclamation.

Ainsi ces années de procès se terminèrent dans la réconciliation. Mais Barnardo avait-il eu raison d'accepter de passer en jugement ? Plusieurs amis intimes à cette époque répondirent non ! « Il valait mieux abandonner chaque enfant demandé, que d'être conduit à un procès ! » Avec l'éloignement cependant, on voit que la façon d'agir de Barnardo était entièrement justifiée ; son esprit positif lui faisait voir simplement que s'il abandonnait la lutte à cause du risque d'un procès, il ne ferait que prolonger l'existence d'une loi injuste, tandis que sa foi en la justice de sa cause le rendait insensible à l'attaque personnelle dans la recherche d'une réforme. Le résultat fut donc qu'au travers de ces contestations, surgit une législation qui rendit légale la sécurité de ses enfants et celle de beaucoup d'autres. Les frais de ces procès ne furent pas payés par l'argent donné pour les « Homes » ; chaque « penny » fut recueilli dans un cercle d'amis.

Malgré tous les rapports inexacts au sujet de l'attitude de Barnardo, les recettes des « Homes », au cours de ces années de procès s'étaient fortement accrues. Les chiffres sont ici plus éloquents que les paroles. En 1886, année qui précéda l'éclosion de ces contestations, les contributions atteignaient à peine 77.000 livres sterling ; en 1891, année où passa la loi Barnardo, elles atteignaient plus de 131.000 livres ; et l'accroissement de chaque branche avait marché de pair avec l'augmentation des revenus. Ce n'était donc pas en vain que le champion de la cause de l'enfance était entré dans la lice contre les géants de la loi.


1
. La loi anglaise dite d'habeas corpus a pour but de s'opposer aux détentions abusives, de la part des autorités on des particuliers, 
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