Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XI

Barnardo, un précurseur

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Un jour, au cours d'une conversation avec un de ses collaborateurs sur les enfants indigents, Barnardo en vint à parler de l'administration par l'État des institutions de l'Assistance publique.
Bondissant soudain : « Ma parole, s'écria-t-il, il y a un poste que je brigue plus que tout autre pour servir le pays. Si Dieu permettait seulement que j'aie le contrôle de l'Assistance publique du Royaume ! »

Au cours de ses quarante années d'activité parmi les enfants indigents, Barnardo se sentit souvent contraint à émettre des critiques sur tous les rouages de l'administration de l'Assistance publique. Mais pendant longtemps ses critiques furent accueillies avec mépris. Qui était donc cet individu qui avait la prétention de faire la leçon aux fonctionnaires du Gouvernement ? Que pouvait-il apprendre à l'État omniscient et omnipotent ? N'était-ce pas un fanatique, contempteur des lois ? Telle fut pendant des années l'attitude des fonctionnaires envers les critiques de Barnardo, au sujet des « Barracks Schools » et autres institutions d'une administration qui faisait preuve d'une rigidité toute mécanique. Mais l'intrépide petite docteur était persuadé qu'il avait raison et que l'État, malgré son pouvoir et toutes ses apparences, avait tort. Aussi persévéra-t-il dans son attitude critique, confiant en un changement final. Et c'est ce qui arriva. En effet, longtemps avant sa mort, des ministres d'État et des conseillers de l'Éducation nationale demandaient « un docteur Barnardo » pour transformer toute l'administration de l'Assistance publique. Mais avant ce revirement officiel se place une histoire tout à fait invraisemblable.

Avant l'arbitrage, Barnardo avait critiqué le système existant d'éducation officiel des enfants en des termes qui ne prêtaient pas à confusion. Et si son opinion avait été plus largement connue, il est probable que sa liberté de langage dans ce domaine se serait tournée contre lui, et aurait aidé à créer cette animosité qui aboutit à l'épreuve dont nous avons parlé. Mais lorsqu'il l'eut traversée sain et sauf, la situation se modifia. Des gens influents commencèrent à se demander si ses critiques des Institutions de l'Assistance publique n'étaient pas justifiées. Ces questions à leur tour provoquèrent des enquêtes de la presse et des révélations sur des faits inexcusables.

On accusait l'Assistance publique de lancer dans le monde des jeunes garçons de quinze à seize ans, sans aucun moyen d'existence, sauf peut-être le métier de laveur de vaisselle, de raccommodeur de bas, de balayeur de plancher ou de valet de chambre, seules « professions » qu'on leur eût jamais appris. On prétendait également que les jeunes filles de l'Assistance publique étaient, au même âge, contraintes de vivre par leurs propres moyens, sans même avoir les connaissances les plus rudimentaires sur la façon de tenir une maison, ou tout autre chose qui leur permît de gagner leur pain quotidien. Le résultat était que des milliers d'entre elles allaient se perdre, en fin de compte, dans les rues. En fait, on s'apercevait que tout le système de l'Assistance publique avait fait faillite. Les prisons de chaque comté pouvaient raconter la triste histoire de la dégradation et des crimes de ces enfants à partir du jour où ils franchissaient les portes de la Maison des Pauvres.
Mais là ne se trouvaient pas les accusations portées contre les administrateurs de l'Assistance publique. L'hygiène, disait-on, était atroce dans leurs institutions et la propagation des maladies contagieuses, en particulier de l'ophtalmie, qui, aboutissant souvent à la cécité, était un scandale.
On critiqua également les écoles de l'Assistance et autres institutions similaires qui détruisaient chez leurs élèves toute personnalité en les traitant comme un rouage de machine, et le plus désastreux encore c'est qu'elles les lançaient ensuite dans le monde pour gagner leur vie, sans essayer le moins du monde de les surveiller.
De ce fait, l'échec était inévitable.

Enfin, fait apparent, des générations d'une même famille se succédaient sous le même toit de la Maison des Pauvres. Les Institutions de l'Assistance étant d'intérêt public étaient subventionnées par des fonds publics, et une telle situation méritait une enquête. Toutefois, pendant des années encore, le Gouvernement fit la sourde oreille à toutes les critiques, mettant de côté toute proposition d'enquête, jusqu'au jour où l'attaque devenant si vive, il ne fut plus possible de repousser celle-ci. L'État devait, soit justifier l'administration de l'Assistance publique, soit admettre la justesse des critiques. Un Comité départemental fut donc nommé en 1894 par le « Local Government Board » ; il avait pleins pouvoirs pour examiner, dans les systèmes existants, l'entretien et l'éducation des enfants placés sous la garde des directeurs d'écoles de districts et des bureaux de tutelle de la métropole et pour conseiller tous les changements qui seraient désirables.

Le Président de cette Commission était le très honorable Anthony John Mundella, auteur de différentes lois sur l'éducation et l'une des plus grandes autorités spécialisées dans les problèmes de la jeunesse au XIXe siècle. Son principal collègue était le très honorable sir John Gorst, Ministre d'État, d'égale valeur ; et ils étaient soutenus par un groupe d'experts des choses de l'enfance, les plus qualifiés que la nation eut à sa disposition. Ainsi le personnel de cette Commission ne comportait que des autorités éminentes, qui toutes avaient été choisies selon les vues du Gouvernement.
Cette Commission siégea pendant deux ans, au cours desquels furent examinés tous les témoignages sur les problèmes de l'enfance malheureuse. Les Institutions de l'Assistance publique ne furent pas les seules examinées ; on s'occupa aussi de toutes les organisations religieuses, bénévoles et philanthropiques.
Par conséquent aucun témoignage utile ne fut négligé, et à leur lumière on adressa des recommandations et des conseils aux responsables.

Le Rapport de l'enquête parut en trois volumes in-quarto, de 400 pages, et, pour employer les paroles mêmes du Président, il était « très fort ». Les Commissaires de l'enquête trouvèrent que presque toutes les accusations, portées contre l'Assistance publique étaient absolument fondées. Le « barrack system » sur lequel était fondé l'administration de l'Assistance publique, fut dénoncé comme un système mécanique et destructeur de l'âme ; car les produits humains qui sortaient de là étaient des « robots » plutôt que des citoyens capables de réflexion et des personnalités ayant une volonté propre. On s'aperçut que la routine de la vie des « barraks », avec ses méthodes vieillies, ne tendaient, qu'à éteindre toute étincelle d'imagination chez un enfant de l'Assistance publique et à la remplacer par une mélancolie maussade.

Mais cette monotonie grise et sans âme n'était pas le seul vice des Institutions de l'Assistance publique. On reconnut que des milliers de jeunes gens de l'Assistance publique étaient lancés dans le monde à l'âge de seize ans, sans avoir appris aucun métier. Ainsi, sans l'initiative ni même l'éducation professionnelle de l'ouvrier moyen, un énorme pourcentage était voué à une existence précaire, comme celle de vendeur d'allumettes dans la rue ; en cas d'échec, nombreux étaient ceux qui rejoignaient l'armée du crime, ou allaient remplir les asiles de l'Assistance publique comme indigents. Ainsi le nombre de leurs pupilles qui retombèrent à la charge de l'État, comme pauvres ou comme prisonniers, prouvait-il, sans conteste, l'effet néfaste des « Barrack's Schools », l'Assistance publique pour les jeunes garçons.

Néanmoins, on trouva le sort tragique des jeunes filles de l'Assistance publique plus lamentable encore et le problème qu'elles posaient plus grave pour la société. On découvrit que, chaque année, des centaines de jeunes filles, d'une quinzaine d'années, quittaient les institutions de l'Assistance publique sans posséder la moindre connaissance qui leur permit de gagner leur vie. Nombreuses étaient celles qui sombraient dans le vice ; tandis qu'un nombre effroyable de celles qui ne voulaient pas mener une telle vie retournait aux Institutions de l'Assistance, comme indigentes, devenant ainsi une charge pour l'État.

Une autre découverte fut celle des maladies contagieuses dans ces Institutions, qui se transformaient rapidement en épidémie. Ainsi l'ophtalmie était endémique, des centaines d'enfants « assistés » devenaient par la suite, aveugles pour leur vie.
Mais quelque mauvaise que fussent l'éducation en général, l'instruction professionnelle, l'hygiène et même la santé physique dans les Institutions de l'Assistance publique, leur état moral et religieux était encore pire ; car l'instruction religieuse y était aussi routinière que les autres activités. La routine, le formalisme et le pédantisme s'y retrouvaient partout, desséchant les Âmes. Prenons un exemple révélé par les Commissions d'enquête. C'était une règle établie que les enfants dont les parents ne professaient « aucune religion » devaient être élevés selon les rites de l'Eglise anglicane ; et comme dans la plupart des cas les parents de ces enfants n'avaient aucune religion, tous les efforts de l'Assistance publique pour placer ces enfants dans des familles étaient à demi-paralysés. Car il arrivait souvent que dans les districts les mieux adaptés pour recevoir des pensionnaires, les maisons anglicanes convenables étaient rares qui pouvaient recevoir des enfants de l'Assistance publique alors qu'il y avait des maisons de non conformistes pieux, propres et en bonne santé ; mais le formalisme interdisait de les utiliser. Ceci n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres, qui montre comment la routine étouffait toute aspiration de l'Assistance publique à une vie plus profonde.
Aussi n'est-il guère surprenant de voir que parmi les milliers d'enfants de l'Assistance publique répandus dans le Royaume, au moment où siégeait la Commission d'enquête, quelques-uns seulement aient pu s'élever à des situations qui demandaient de l'initiative ou de la volonté, même à un faible degré.

Mais laissons les découvertes de la Commission en ce qui concerne les Institutions de l'Assistance publique. Qu'avait-elle trouvé au sujet des « Homes » de Barnardo ? Le contraste est très net. Parmi les 4.700 enfants des « Homes », en 1894, moins de 10 % vivaient en dortoirs, aussi différents de ceux de l'Assistance publique qu'on peut le concevoir ; ils n'étaient occupés que par les grands garçons qui apprenaient un métier ; et on les rendait agréables par des moyens qui engendraient l'amitié, la coopération et la bonne volonté. Chaque garçon, par exemple, possédait une petite somme d'argent qu'il pouvait dépenser comme il l'entendait ; la valeur en argent de son travail étant estimée chaque semaine, il recevait le sou du franc. Il pouvait en dépenser les trois quarts comme il désirait et le dernier quart était placé à son compte de crédit à la Banque Barnardo.

Le fait d'accorder aux jeunes garçons de l'argent de poche et des comptes en banque, proportionnés à leur travail, était l'un des cent moyens par lesquels les « Homes » de Barnardo développaient chez leurs enfants, le sens de l'initiative et du contrôle personnel. Deux fois par semaine, les plus « grands » dirigeaient des jeux organisés dans les parcs publics et, de plus, chacun de ceux qui se trouvaient sur la « liste de bonne conduite » avait « la permission de sortir » certains soirs de la semaine.

Il se trouva même des fonctionnaires de l'Assistance publique pour louer la méthode géniale des « Homes » de Barnardo. Miss Mason, inspectrice des enfants mis en pension par le « Local Government Board » en Angleterre et au Pays de Galles, montra clairement, devant le Comité, la supériorité du système de pension de Barnardo sur celui qu'elle inspectait. Les méthodes de l'État ; pour mettre les enfants en pension, expliquait-elle, étaient fondées sur un système de double contrôle qui engendrait des heurts et en révélait l'inefficacité. Les Comités locaux, de tuteurs étaient seuls responsables pour cette mise en pension ; mais le « Local Government Board » était seul responsable de leur inspection. Ainsi, avec un groupe de fonctionnaires pour s'occuper de la mise en pension des enfants et un autre pour les inspecter, chacun d'eux jaloux de son autorité, on ne pouvait travailler de manière coordonnée à accroître le bien-être de l'enfance. En réponse à l'une des questions du Comité, Miss Mason déclara : « Voyez-vous, la différence est celle-ci : le docteur Barnardo place lui-même ses propres enfants en pension et il peut les reprendre lorsqu'il le désire. Le « Local Government Board » ne place pas lui-même ses enfants en pension et il n'existe aucun centre dans lequel on puisse les réunir pour les instruire, ».

L'une des causes du succès de Barnardo dans ces mises en pension, se trouvait dans l'observation de Miss Mason. À l'âge de douze ou treize ans, pratiquement chaque enfant était retiré de la famille de ses parents nourriciers et conduit à un « Home » central ou pendant deux ou trois ans on lui donnait une instruction professionnelle ; car un des points essentiels du plan de Barnardo était de ne jamais laisser partir dans le monde des jeunes gens ou des jeunes filles, sans leur avoir enseigné un métier. Mais cette coopération avec un « Home » central n'était pas la seule cause du succès de Barnardo dans son système de pension. Ainsi que le disait le Président de la Commission, Barnardo avait eu le « bon sens » de placer à la tête de ce système des « dames capables, diplômées de médecine, et aidées dans leur tâche par un groupe remarquable d'infirmières qualifiées. D'après le plan Barnardo, lorsqu'un enfant devait être mis en pension, la maison de ses « parents nourriciers » était au préalable inspectée entièrement par un expert de l'hygiène, tandis qu'on s'assurait de leur valeur spirituelle par le truchement d'un Comité local, qui, assumant le contrôle sur les enfants de Barnardo dans son district particulier, coopérait avec le docteur et l'infirmière inspectrice, qui visitaient à l'improviste chaque enfant, au moins quatre fois par an.

Ainsi, au moyen d'un système d'inspection très bien organisé, on était au courant de la santé physique, morale et spirituelle de chaque enfant ; tandis qu'en rappelant dans un « Home » central les enfants mis en pension pour leur donner une instruction professionnelle, Barnardo veillait à ce qu'ils puissent gagner leur vie honnêtement. Il n'est guère surprenant alors que la Commission découvrit que ce système donnait les résultats les plus encourageants ; tandis que le système double de l'Assistance publique - bien qu'infiniment meilleur que celui des « barracks » - n'était qu'une solution boiteuse. En outre, bien que les Institutions de l'Assistance publique eussent dix fois plus d'enfants que les « Homes » de Barnardo, la Commission trouva que ce dernier mettait en pension un plus grand nombre d'enfants que tous les « Comités de Tutelle » du Royaume.

Prenons encore un autre terme de comparaison. L'émigration dans les Dominions offrait indiscutablement le meilleur débouché aux enfants indigents, si on les y préparait. Pourtant, au cours de l'année 1894, toutes les Institutions de l'Assistance publique n'envoyèrent que 299 enfants, tandis que Barnardo en envoyait 800 ; et, tandis que les Tuteurs suivaient une politique de hasard, Barnardo avait un système qui lui assurait le succès. Tous les enfants Barnardo, garçons et filles, envoyés au Canada avant l'âge de quatorze ans, étaient mis en pension dans des districts où ils étaient initiés à la vie qu'ils mèneraient plus tard. Et pendant les années d'école, leur pension était payée par les « Homes » ; ce qui leur permettait d'être libres le samedi, et de se promener dans les champs après les heures de classe, d'explorer les bois, de cueillir les fleurs des champs, de grimper aux arbres, de passer à gué les ruisseaux, de chasser le lapin, la loutre et l'écureuil, et de faire toutes les escapades qui, pendant les mois d'été remplissent de joie le coeur des enfants canadiens. En hiver, ils pouvaient s'en donner à coeur joie de patiner, d'aller en raquettes, en traîneau, en toboggan, de faire des parties de boules de neige. Pendant ce temps, tout en suivant les écoles sociales canadiennes et pensionnaires dans des fermes, ils apprenaient, en jouant, à monter à cheval, à conduire les chevaux, à traire les vaches, à nourrir les moutons et les porcs, à prendre soin des poules et des dindons, des oies et des canards ; et ils se familiarisent en même temps avec les différentes sortes de cultures.

De cette manière, l'enfant des « Barnardo's Homes » n'était pas obligé de gagner sa vie pendant ses années d'école, et ils s'initiait à tout ce qui l'entourait. Les Institutions de Barnardo étaient les seules à envoyer des enfants à l'étranger, en payant leur pension pendant les années d'école. Toutes les autres, en particulier celles de l'Assistance publique, les laissaient gagner leur entretien pendant ces années et cette manière de vouloir récolter des fruits en avril, diminuait pour l'enfant les heures de liberté et de jeu. Mais la clairvoyante politique du plan d'émigration de Barnardo, ne se réduisait pas à payer une pension pour tous les écoliers. La Commission d'enquête reconnaissait tout spécialement les soins excellents que l'on donnait aux enfants à bord des paquebots ; en effet, chaque groupe de quarante fillettes était accompagné par une dame, et il y avait une surveillante pour cinquante jeunes garçons. Ils étaient par conséquent bien surveillés et n'avaient pas le loisir d'errer inoccupés, de traîner un seul instant pendant toute la traversée. Chaque heure avait son programme, comprenant la classe, des jeux, des distractions, des services religieux, de la musique d'orchestre et du chant choral. Barnardo avait aussi organisé d'une manière excellente des « Homes » d'accueil pour recevoir ses enfants à leur arrivée au Canada. De là, ils étaient ensuite envoyés dans les fermes. En 1894, les enfants de Barnardo s'étaient montrés si capables, que les offres d'emploi des fermiers canadiens étaient huit fois plus nombreuses que le nombre d'enfants disponibles. Toutefois le plan d'émigration de Barnardo ne visait pas uniquement à trouver de « bonnes places » pour ses protégés ; loin de là. Le mécanisme d'inspection au Canada était même plus perfectionné que le système de mise en pension en Angleterre ; on visitait chaque jeune garçon jusqu'à l'âge de vingt et un an et chaque jeune fille jusqu'à son mariage.

Barnardo avait envoyé dès le début presque autant de jeunes filles que de jeunes gens, quand les Institutions de l'Assistance publique n'en n'envoyaient pratiquement aucune. Ce fait n'échappa pas à M. Mundella. Frappé par le grand nombre de jeunes filles Barnardo qui émigraient, il demandait : « Quels sont les résultats de cette énorme émigration ? ». Et la réponse de Barnardo mérite d'être notée : « Les résultats ont été jusqu'ici beaucoup plus satisfaisants que ceux de tout système de placement en Angleterre ».

Cette réponse nous amène à la visite des « Homes » de Barnardo par la Commission d'enquête et à souligner certains points importants. En 1894, à la requête du Ministre de l'Intérieur du Canada, des recherches minutieuses furent faites dans les livrets de l'état-civil de chaque pupille de Barnardo habitant le Dominion, et l'on découvrit ainsi que durant les dix années qui précédèrent les recherches, la moyenne annuelle des condamnations pour toutes sortes de délits, parmi les protégés de Barnardo, était de 1,36 pour mille ; tandis que pour la même période, la moyenne des condamnations parmi la population du Canada était de 7,55 pour mille. Ces chiffres sont trop éloquents pour nécessiter un commentaire.
Cela représente une catégorie sociale moins entachée de condamnations légales que celle des membres du Parlement anglais pour la même période.

D'autres points dans la déclaration de Barnardo sont à retenir. Il précisa que les « Homes » tenaient sur un grand livre un rapport sur chaque enfant qui quittait son toit, tandis qu'une « liste mensuelle de changements » était envoyée au Quartier Général de chaque district, pour faire connaître les changements dans les emplois, les adresses, les contrats de mariage... ce qui, dans le cas des pupilles à l'étranger, était d'une valeur inestimable. Pendant ce temps les enfants de l'Assistance publique étaient abandonnés à eux-mêmes. D'autre part, tandis que l'ophtalmie était un fléau perpétuel dans les « dortoirs » de l'Assistance publique, l'insistance de Barnardo sur la propreté, l'hygiène et l'inspection médicale avait si bien vaincu cette terrible maladie que parmi les neuf cents enfants qui demeuraient en permanence au « Village Home », il n'était apparu que dix cas d'ophtalmie, pendant les quatre années qui précédèrent le contrôle des « Homes » de Barnardo. De plus, afin d'enseigner aux jeunes filles, l'économie et l'épargne, Barnardo leur accordait, deux ans avant qu'elles quittent les « Homes », un petit salaire hebdomadaire, avec lequel elles achetaient leurs vêtements, prenaient un carnet de Caisse d'Épargne et par beaucoup d'autres moyens, s'initiait à la vie économique.

Mais pour apprécier la signification de l'Inspection des « Homes », il faudrait lire le récit complet de sa déposition ; car aucun résumé ne peut en révéler l'intérêt. Cependant, la dernière question posée fut l'occasion d'une appréciation très élogieuse des experts du Gouvernement au sujet de ces « Homes » : « Étant donné l'oeuvre excellente et merveilleuse que vous accomplissez - interrogea M. Mundella - je veux vous demander jusqu'à quel point, elle peut-être poursuivie sans votre direction personnelle ».

L'intérêt de cette Commission historique pour la continuation de l'oeuvre de Barnardo est exprimé plus loin dans les discours du Président de la Commission d'enquête et son principal collaborateur, Sir John Gorst : leurs jugements ayant d'autant plus de valeur qu'ils commencèrent leurs investigations avec parti-pris en faveur du système officiel.

« Je présidai pendant plus de deux ans - nous dit Mundella - cette enquête départementale, établie par le « Local Government ; Board » pour rechercher dans quelles conditions fonctionnaient les Écoles de l'Assistance publique de la Métropole. Au cours de l'enquête, mon Comité comprit qu'il était de son devoir de rechercher dans les méthodes de Barnardo ce qui faisait son succès.

« Je puis dire seulement, sans vouloir le moins du monde flatter le docteur Barnardo, qu'au moment de conclure notre enquête, j'en vins à penser, opinion qui je le crois était partagée par tous mes collègues, que nous souhaiterions avoir dans le « Local Government Board », une section pour... « les enfants de l'État » et un docteur Barnardo à mettre à la tête ».

« Rien ne m'a autant surpris que la largeur de l'oeuvre du docteur Barnardo et la foi sur laquelle cette entreprise paraît être fondée. Il a créé ces institutions de telle façon qu'elles peuvent être regardées actuellement comme une Institution nationale. Au cours de notre enquête, nous trouvâmes que souvent le docteur Barnardo mettait en pension dans son « Boarding Out Department » plus d'enfants que toutes les autorités locales du Royaume et qu'il envoyait dans nos colonies souvent plus d'enfants que l'ensemble de nos Institutions d'Assistance publique. Il a accompli par les « Homes », ces trente dernières années, une oeuvre vraiment merveilleuse, dont l'accroissement est dû entièrement à sa personnalité, son courage et son énergie magnifique ».

Puis il s'efforce de pénétrer le secret de cette oeuvre et continue en ces termes :
« En ce qui concerne la grandeur de l'entreprise, le secret du succès n'est pas aisé à découvrir. Je crois pouvoir dire, sans la moindre réserve, que le docteur Barnardo n'est pas seulement un administrateur dans l'âme ; il est aussi le maître de la méthode. Quand notre Comité en vint au compte-rendu, nous fîmes un Rapport que les autorités locales déclarèrent très exact : « Je puis vous dire que Barnardo avait anticipé et mis en pratique dans l'administration de ses institutions, la plupart des réformes que recommanda le Comité. Nous lui devons beaucoup pour tout ce qu'il a fait. J'estime que nous lui devons davantage encore pour l'exemple qu'il nous a donné ».

Plus loin, ajoutant une confession à cet éloge, le Président de la Commission termina ainsi : « Maintenant, je dois confesser qu'en commençant ces investigations, j'avais des doutes profonds au sujet des méthodes de Barnardo. Je suis ici pour dire publiquement : plut à Dieu que les mêmes méthodes fassent introduites dans l'administration de toute l'organisation de l'Assistance publique du Royaume Uni ! ».

Le compte rendu des conclusions de la Commission d'enquête, par John Gorst, publié en 1906, est également très fort. Tout en mettant en évidence que, de par la loi britannique, tout enfant a le « droit légal » à une pension alimentaire « jusqu'à ce qu'il soit en âge de gagner sa vie », Sir John Gorst fait ressortir le fait que ce devoir incombe d'abord aux parents. Mais si « pour une cause quelconque, par incapacité, négligence ou crime, les parents manquent à leur devoir... l'enfant a un second recours et a droit à être entretenu par la Communauté ». Et « la seule raison pour laquelle les enfants ne jouissent pas des droits qu'ils possèdent de par la loi, est l'imperfection de l'administration », imperfection reconnue par le Président du « Local Government Board ». Ayant ainsi défini le statut légal de l'enfant indigent, Sir John continue : « Pendant que les autorités publiques, dans le passé, négligeaient soigneusement ces enfants et leur dérobaient leurs droits légaux... le docteur Barnardo vint pour s'efforcer de les leur rendre. En accomplissant cette oeuvre publique, pour le public, le docteur Barnardo le fit d'une manière telle qu'elle devint un exemple, non seulement pour les autorités anglaises, mais aussi pour le monde entier. Je ne sais où l'on pourrait trouver un plus beau groupe d'Institutions, capables de transformer un indigent débauché de la rue en un citoyen honnête et bien portant, capable d'être utile dans le monde... si ce n'est dans les « Homes » du docteur Barnardo ».

Tel est le jugement de Gorst au sujet de l'oeuvre de Barnardo en général. Mais quel est son avis au sujet des aspects particuliers de son oeuvre ?
Nul n'était mieux qualifié que Gorst pour porter un jugement sur l'instruction professionnelle. Sa tâche, pendant de longues années, avait été de visiter de nombreuses écoles techniques en Grande-Bretagne et à l'étranger. À la lumière de cette longue expérience il fut amené à faire cet aveu : « Rien n'est supérieur à ces institutions pour donner un enseignement bon et solide et permettre ainsi au jeune garçon de gagner sa vie ».

Mais plaçons en face de ces résultats un cas de l'Assistance publique qui parvint à la connaissance de Gorst. En inspectant les institutions de l'Assistance publique, il découvrit dans une école industrielle, mêlé à de grands garçons grossiers, le plus délicieux petit garçon de six ans qu'il eut jamais vu. Ce bébé éveilla chez Sir John un intérêt particulier ; et il s'enquit des faits qui avaient motivé son entrée à l'école. Voici brièvement ce qu'il en était : L'enfant avait été trouvé « endormi sous les voûtes de « Covent Garden ». Amené devant un magistrat sous accusation d'indigence, il avait été envoyé (comme en prison) dans une école industrielle, où il devait rester jusqu'à l'âge de seize ans.

Gorst, en apprenant cela, fit « des efforts désespérés pour faire sortir l'enfant et le remettre aux soins du docteur Barnardo ». Mais en vain. Bien que le Ministre de l'Intérieur sympathisa avec lui et « fit tout son possible pour l'aider », la loi ne permit pas le départ de l'enfant, sauf « dans le cas où le « Board of Guardians » qui s'était chargé de lui, y consentirait ». Et ce consentement refusé par jalousie, le petit enfant dut subir son triste sort.

Dix années s'étaient écoulées et le jeune garçon, alors âgé de seize ans, allait se lancer dans la vie ; aussi Sir John se renseigna-t-il pour savoir ce qu'il avait appris dans cette école industrielle. Voici les paroles de Gorst lui-même - « Que pensez-vous qu'il eût appris dans cette école ? Il avait appris à repriser les bas ! et c'était là le seul bagage technique que le jeune garçon eût acquis... Si nous avions réussi à placer cet enfant entre les mains de Barnardo... il lui aurait enseigné un métier ou l'aurait fait émigrer au Canada, lui donnant ainsi la possibilité de devenir un homme heureux ».

Ce n'était pas seulement pour l'instruction professionnelle que les « Homes » étaient supérieurs aux institutions de l'Assistance publique. Gorst maintenait que sur chaque point Barnardo était en avance, sur les « Tuteurs ». Il « recherchait activement » les enfants indigents abandonnés ; les Tuteurs n'agissaient que lorsqu'on leur faisait une demande. Dans de nombreuses institutions de l'Assistance publique on traitait les enfants comme des « criminels ». Les enfants de Barnardo étaient membres d'une famille coopérative. Les entreprises de l'Assistance publique exposaient un grand nombre d'enfants à la corruption du paupérisme. Dans celles de Barnardo, une telle contamination était inconnue. Dans les « barracks » de l'Assistance publique, les enfants groupés tous ensemble « étaient élevés à la machine ». Pour Barnardo le contact personnel était la chose la plus importante. De plus Gorst affirmait que la sagesse dont se glorifiaient les institutions de l'État, elles l'avaient reçue de Barnardo ; quant aux conditions d'hygiène, il déclara que celles de Barnardo étaient « au-dessus de tout éloge ».


L'ECOLE NAVALE

Et cependant Gorst, de même que Mundella, avait commencé ses travaux de la Commission d'enquête « avec un grand nombre de préjugés, fondés sur des informations... données par des périodiques, des revues, contre le docteur Barnardo et, son système ». À la fin de ses deux années d'enquêtes, il conclut, d'accord « avec plusieurs autres membres du Comité », que Barnardo était « le premier homme d'Angleterre qui eût inauguré et poursuivi un système de valeur et administré de manière excellente en faveur des enfants pauvres ».

Mais ce n'est pas seulement dans A Review and an Estimate que Gorst prodiguait des louanges à Barnardo. Dans son vaste ouvrage sur la scolarité Les enfants de la Nation (1906), il lui accorde de plus grands éloges. Il montre que les « Homes » avaient basé leur action sur « l'amour et l'affection latents dans le coeur de l'enfant, même quand son âme avait pu être, jusque là, affamée et opprimée » et il déclare : « La relation que le docteur Barnardo cherche à établir et non sans succès, est une relation de parent à enfant et non de maître à serviteur. Tous ceux qui font des recherches sociales dans les Établissements de Barnardo ne peuvent pas manquer d'être frappés par l'esprit d'amour particulier qui y règne ». Un peu plus loin, il déclare : « La signification sociale des « Homes » de Barnardo n'est pas appréciée à sa juste valeur par le public. C'est une oeuvre de justice et non de charité. Il en est peu, parmi les huit à neuf mille enfants des « Homes », qui n'aient pas le droit légal à l'entretien et à l'éducation de quelque autorité publique, qui rejette sa responsabilité sur le docteur Barnardo.


L'ECOLE NAVALE

Mais pourquoi multiplier les témoignages ? Le fait que Barnardo, à chaque pas, montrait la voie à son pays dans le domaine du sauvetage de l'enfance, ne fait aucun doute. Il est également certain que les « Homes » dans lesquels il fit passer son esprit génial, sont aujourd'hui bien en avance sur les institutions de l'État. Lord Brentford (alors Sir William Joynson Hicks) disait, en s'adressant à un grand auditoire, en 1927, que, étant Ministre, de l'Intérieur, toutes les écoles de correction et les écoles industrielles étaient de sa juridiction. Et après avoir demandé une diminution des institutions de l'État et une augmentation du nombre des « Homes », il poursuit : « Je suis ici, pour dire à tout le peuple anglais et à vous-même, aujourd'hui, qu'il n'est pas de meilleur moyen pour préserver les jeunes garçons et les jeunes filles des écoles industrielles et des écoles de correction, que d'aider les « Homes » du docteur Barnardo ».

Peu après cette déclaration, il continue : « Nous prenons tous deux le même type d'enfants, des enfants sans parents, ou des enfants de parents indignes... Mais, dans mon cas, la plupart de ces pauvres enfants doivent avoir commis quelque sorte de crime pour être amenés dans mes écoles. Toutefois je me demande combien, parmi ces enfants qui passent par vos « Homes », auraient commis de crimes, s'il n'y avait eu pour eux, vos « Homes » ? S'ils n'avaient pas été pris dès leur enfance, si vous ne vous étiez pas occupés d'eux, si vos portes n'avaient pas été ouvertes jour et nuit pour les recevoir, combien de ces pauvres enfants auraient sombré dans une vie de péché et de crime ? car personne ne les aurait aidés. Comme Ministre de l'Intérieur, je rends grâces à Dieu pour les « Homes » du docteur Barnardo et pour l'oeuvre tout entière que vous avez accomplie au cours des soixante dernières années ».

En terminant, il déclara que Barnardo était « l'un des plus grands hommes du Royaume-Uni à cette époque » et fit savoir que, par le travail du Président, du Comité et des autres membres du personnel des « Homes », son esprit était toujours agissant dans son oeuvre ». Puis, après avoir fait l'exposé des « avantages sociaux » que les « Homes » confèrent à l'Empire, il ajouta : « Mais je vous recommande particulièrement cette oeuvre, parce que je sais parfaitement que l'inspiration religieuse marche de pair, ou plutôt vient avant l'oeuvre sociale ; inspiration que vous cherchez à mettre dans le coeur de ces jeunes garçons et filles, pour leur apprendre qu'il y a, dans la vie, quelque chose de meilleur, de plus haut et de plus noble que de gagner simplement tout ce que nous pouvons de la vie, c'est de faire simplement le bien sur la terre ».

Des jugements aussi autorisés pourraient être cités tout au long, mais cela suffit ! Depuis 1896, date où le Comité de l'Assistance publique fit son rapport, jusqu'à nos jours, il est devenu chaque jour plus évident que les « Homes » de Barnardo ont donné en toute occasion des directives au Gouvernement. Et ils doivent, semble-t-il, maintenir cette direction. Car jamais un Gouvernement ne pourra créer des institutions de l'Assistance publique qui auraient, elles aussi, l'inspiration chrétienne qui, dès le début, a consacré, dans les « Homes » de Barnardo, les connaissances médicales, la science, l'enseignement pratique et l'apprentissage en vue d'une fin purement altruiste.

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