Un jour, au cours d'une conversation avec
un de ses collaborateurs sur les enfants indigents,
Barnardo en vint à parler de
l'administration par l'État des institutions
de l'Assistance publique.
Bondissant soudain :
« Ma
parole, s'écria-t-il, il y a un poste que je
brigue plus que tout autre pour servir le pays. Si
Dieu permettait seulement que j'aie le
contrôle de l'Assistance publique du
Royaume ! »
Au cours de ses quarante années
d'activité parmi les enfants indigents,
Barnardo se sentit souvent contraint à
émettre des critiques sur tous les rouages
de l'administration de l'Assistance publique. Mais
pendant longtemps ses critiques furent accueillies
avec mépris. Qui était donc cet
individu qui avait la prétention de faire la
leçon aux fonctionnaires du
Gouvernement ? Que pouvait-il apprendre
à l'État omniscient et
omnipotent ? N'était-ce pas un
fanatique, contempteur des lois ? Telle fut
pendant des années l'attitude des
fonctionnaires envers les critiques de Barnardo, au
sujet des « Barracks Schools »
et autres institutions d'une administration qui
faisait preuve d'une rigidité toute
mécanique. Mais l'intrépide petite
docteur était persuadé qu'il avait
raison et que l'État, malgré son
pouvoir et toutes ses apparences, avait tort. Aussi
persévéra-t-il dans son attitude
critique, confiant en un changement final. Et c'est
ce qui arriva. En effet, longtemps avant sa mort,
des ministres
d'État et des conseillers de
l'Éducation nationale demandaient
« un docteur Barnardo » pour
transformer toute l'administration de l'Assistance
publique. Mais avant ce revirement officiel se
place une histoire tout à fait
invraisemblable.
Avant l'arbitrage, Barnardo avait
critiqué le système existant
d'éducation officiel des enfants en des
termes qui ne prêtaient pas à
confusion. Et si son opinion avait
été plus largement connue, il est
probable que sa liberté de langage dans ce
domaine se serait tournée contre lui, et
aurait aidé à créer cette
animosité qui aboutit à
l'épreuve dont nous avons parlé. Mais
lorsqu'il l'eut traversée sain et sauf, la
situation se modifia. Des gens influents
commencèrent à se demander si ses
critiques des Institutions de l'Assistance publique
n'étaient pas justifiées. Ces
questions à leur tour provoquèrent
des enquêtes de la presse et des
révélations sur des faits
inexcusables.
On accusait l'Assistance publique de
lancer dans le monde des jeunes garçons de
quinze à seize ans, sans aucun moyen
d'existence, sauf peut-être le métier
de laveur de vaisselle, de raccommodeur de bas, de
balayeur de plancher ou de valet de chambre, seules
« professions » qu'on leur
eût jamais appris. On prétendait
également que les jeunes filles de
l'Assistance publique étaient, au même
âge, contraintes de vivre par leurs propres
moyens, sans même avoir les connaissances les
plus rudimentaires sur la façon de tenir une
maison, ou tout autre chose qui leur permît
de gagner leur pain quotidien. Le résultat
était que des milliers d'entre elles
allaient se perdre, en fin de compte, dans les
rues. En fait, on s'apercevait que tout le
système de l'Assistance publique avait fait
faillite. Les prisons de chaque comté
pouvaient raconter la triste histoire de la
dégradation et des crimes de ces enfants
à partir du jour où ils
franchissaient les portes de la Maison des Pauvres.
Mais là ne se trouvaient pas les
accusations portées contre les
administrateurs de l'Assistance publique.
L'hygiène, disait-on, était atroce
dans leurs institutions et la propagation des
maladies contagieuses, en particulier de
l'ophtalmie, qui, aboutissant souvent à la
cécité, était un
scandale.
On critiqua également les
écoles de l'Assistance et autres
institutions similaires qui détruisaient
chez leurs élèves toute
personnalité en les traitant comme un rouage
de machine, et le plus désastreux encore
c'est qu'elles les lançaient ensuite dans le
monde pour gagner leur vie, sans essayer le moins
du monde de les surveiller.
De ce fait, l'échec était
inévitable.
Enfin, fait apparent, des
générations d'une même famille
se succédaient sous le même toit de la
Maison des Pauvres. Les Institutions de
l'Assistance étant d'intérêt
public étaient subventionnées par des
fonds publics, et une telle situation
méritait une enquête. Toutefois,
pendant des années encore, le Gouvernement
fit la sourde oreille à toutes les
critiques, mettant de côté toute
proposition d'enquête, jusqu'au jour
où l'attaque devenant si vive, il ne fut
plus possible de repousser celle-ci. L'État
devait, soit justifier l'administration de
l'Assistance publique, soit admettre la justesse
des critiques. Un Comité
départemental fut donc nommé en 1894
par le « Local Government
Board » ; il avait pleins pouvoirs
pour examiner, dans les systèmes existants,
l'entretien et l'éducation des enfants
placés sous la garde des directeurs
d'écoles de districts et des bureaux de
tutelle de la métropole et pour conseiller
tous les changements qui seraient
désirables.
Le Président de cette Commission
était le très honorable Anthony John
Mundella, auteur de différentes lois sur
l'éducation et l'une des plus grandes
autorités spécialisées dans
les problèmes de la jeunesse au XIXe siècle. Son
principal collègue était le
très honorable sir John Gorst, Ministre
d'État, d'égale valeur ; et ils
étaient soutenus par un groupe d'experts des
choses de l'enfance, les plus qualifiés que
la nation eut à sa disposition. Ainsi le
personnel de cette Commission ne comportait que des
autorités éminentes, qui toutes
avaient été choisies selon les vues
du Gouvernement.
Cette Commission siégea pendant
deux ans, au cours desquels furent examinés
tous les témoignages sur les
problèmes de l'enfance malheureuse. Les
Institutions de l'Assistance publique ne furent pas
les seules examinées ; on s'occupa
aussi de toutes les organisations religieuses,
bénévoles et
philanthropiques.
Par conséquent aucun
témoignage utile ne fut
négligé, et à leur
lumière on adressa des recommandations et
des conseils aux responsables.
Le Rapport de l'enquête parut en
trois volumes in-quarto, de 400 pages, et, pour
employer les paroles mêmes du
Président, il était
« très fort ». Les
Commissaires de l'enquête trouvèrent
que presque toutes les accusations, portées
contre l'Assistance publique étaient
absolument fondées. Le « barrack
system » sur lequel était
fondé l'administration de l'Assistance
publique, fut dénoncé comme un
système mécanique et destructeur de
l'âme ; car les produits humains qui
sortaient de là étaient des
« robots » plutôt que des
citoyens capables de réflexion et des
personnalités ayant une volonté
propre. On s'aperçut que la routine de la
vie des « barraks », avec ses
méthodes vieillies, ne tendaient,
qu'à éteindre toute étincelle
d'imagination chez un enfant de l'Assistance
publique et à la remplacer par une
mélancolie maussade.
Mais cette monotonie grise et sans
âme n'était pas le seul vice des
Institutions de l'Assistance publique. On reconnut
que des milliers de jeunes gens de l'Assistance
publique étaient lancés dans le monde
à l'âge de seize
ans, sans avoir appris aucun métier. Ainsi,
sans l'initiative ni même l'éducation
professionnelle de l'ouvrier moyen, un
énorme pourcentage était voué
à une existence précaire, comme celle
de vendeur d'allumettes dans la rue ; en cas
d'échec, nombreux étaient ceux qui
rejoignaient l'armée du crime, ou allaient
remplir les asiles de l'Assistance publique comme
indigents. Ainsi le nombre de leurs pupilles qui
retombèrent à la charge de
l'État, comme pauvres ou comme prisonniers,
prouvait-il, sans conteste, l'effet néfaste
des « Barrack's Schools »,
l'Assistance publique pour les jeunes
garçons.
Néanmoins, on trouva le sort
tragique des jeunes filles de l'Assistance publique
plus lamentable encore et le problème
qu'elles posaient plus grave pour la
société. On découvrit que,
chaque année, des centaines de jeunes
filles, d'une quinzaine d'années, quittaient
les institutions de l'Assistance publique sans
posséder la moindre connaissance qui leur
permit de gagner leur vie. Nombreuses
étaient celles qui sombraient dans le
vice ; tandis qu'un nombre effroyable de
celles qui ne voulaient pas mener une telle vie
retournait aux Institutions de l'Assistance, comme
indigentes, devenant ainsi une charge pour
l'État.
Une autre découverte fut celle
des maladies contagieuses dans ces Institutions,
qui se transformaient rapidement en
épidémie. Ainsi l'ophtalmie
était endémique, des centaines
d'enfants « assistés »
devenaient par la suite, aveugles pour leur
vie.
Mais quelque mauvaise que fussent
l'éducation en général,
l'instruction professionnelle, l'hygiène et
même la santé physique dans les
Institutions de l'Assistance publique, leur
état moral et religieux était encore
pire ; car l'instruction religieuse y
était aussi routinière que les autres
activités. La routine, le formalisme et le
pédantisme s'y retrouvaient partout,
desséchant les Âmes. Prenons un
exemple révélé par les
Commissions d'enquête.
C'était une règle établie que
les enfants dont les parents ne professaient
« aucune religion » devaient
être élevés selon les rites de
l'Eglise anglicane ; et comme dans la plupart
des cas les parents de ces enfants n'avaient aucune
religion, tous les efforts de l'Assistance publique
pour placer ces enfants dans des familles
étaient à demi-paralysés. Car
il arrivait souvent que dans les districts les
mieux adaptés pour recevoir des
pensionnaires, les maisons anglicanes convenables
étaient rares qui pouvaient recevoir des
enfants de l'Assistance publique alors qu'il y
avait des maisons de non conformistes pieux,
propres et en bonne santé ; mais le
formalisme interdisait de les utiliser. Ceci n'est
qu'un exemple parmi beaucoup d'autres, qui montre
comment la routine étouffait toute
aspiration de l'Assistance publique à une
vie plus profonde.
Aussi n'est-il guère surprenant
de voir que parmi les milliers d'enfants de
l'Assistance publique répandus dans le
Royaume, au moment où siégeait la
Commission d'enquête, quelques-uns seulement
aient pu s'élever à des situations
qui demandaient de l'initiative ou de la
volonté, même à un faible
degré.
Mais laissons les découvertes de
la Commission en ce qui concerne les Institutions
de l'Assistance publique. Qu'avait-elle
trouvé au sujet des
« Homes » de Barnardo ? Le
contraste est très net. Parmi les 4.700
enfants des « Homes », en 1894,
moins de 10 % vivaient en dortoirs, aussi
différents de ceux de l'Assistance publique
qu'on peut le concevoir ; ils n'étaient
occupés que par les grands garçons
qui apprenaient un métier ; et on les
rendait agréables par des moyens qui
engendraient l'amitié, la coopération
et la bonne volonté. Chaque garçon,
par exemple, possédait une petite somme
d'argent qu'il pouvait dépenser comme il
l'entendait ; la valeur en argent de son
travail étant estimée chaque semaine,
il recevait le sou du franc. Il pouvait en
dépenser les trois quarts comme il
désirait et le dernier
quart était placé à son compte
de crédit à la Banque
Barnardo.
Le fait d'accorder aux jeunes
garçons de l'argent de poche et des comptes
en banque, proportionnés à leur
travail, était l'un des cent moyens par
lesquels les « Homes » de
Barnardo développaient chez leurs enfants,
le sens de l'initiative et du contrôle
personnel. Deux fois par semaine, les plus
« grands » dirigeaient des jeux
organisés dans les parcs publics et, de
plus, chacun de ceux qui se trouvaient sur la
« liste de bonne conduite »
avait « la permission de
sortir » certains soirs de la
semaine.
Il se trouva même des
fonctionnaires de l'Assistance publique pour louer
la méthode géniale des
« Homes » de Barnardo. Miss
Mason, inspectrice des enfants mis en pension par
le « Local Government Board »
en Angleterre et au Pays de Galles, montra
clairement, devant le Comité, la
supériorité du système de
pension de Barnardo sur celui qu'elle inspectait.
Les méthodes de l'État ; pour
mettre les enfants en pension, expliquait-elle,
étaient fondées sur un système
de double contrôle qui engendrait des heurts
et en révélait l'inefficacité.
Les Comités locaux, de tuteurs
étaient seuls responsables pour cette mise
en pension ; mais le « Local
Government Board » était seul
responsable de leur inspection. Ainsi, avec un
groupe de fonctionnaires pour s'occuper de la mise
en pension des enfants et un autre pour les
inspecter, chacun d'eux jaloux de son
autorité, on ne pouvait travailler de
manière coordonnée à
accroître le bien-être de l'enfance. En
réponse à l'une des questions du
Comité, Miss Mason déclara :
« Voyez-vous, la différence est
celle-ci : le docteur Barnardo place
lui-même ses propres enfants en pension et il
peut les reprendre lorsqu'il le désire. Le
« Local Government Board » ne
place pas lui-même ses enfants en pension et
il n'existe aucun centre dans lequel on puisse les
réunir pour les instruire, ».
L'une des causes du succès de
Barnardo dans ces mises en pension, se trouvait
dans l'observation de Miss Mason. À
l'âge de douze ou treize ans, pratiquement
chaque enfant était retiré de la
famille de ses parents nourriciers et conduit
à un « Home » central ou
pendant deux ou trois ans on lui donnait une
instruction professionnelle ; car un des
points essentiels du plan de Barnardo était
de ne jamais laisser partir dans le monde des
jeunes gens ou des jeunes filles, sans leur avoir
enseigné un métier. Mais cette
coopération avec un
« Home » central n'était
pas la seule cause du succès de Barnardo
dans son système de pension. Ainsi que le
disait le Président de la Commission,
Barnardo avait eu le « bon
sens » de placer à la tête
de ce système des « dames
capables, diplômées de
médecine, et aidées dans leur
tâche par un groupe remarquable
d'infirmières qualifiées.
D'après le plan Barnardo, lorsqu'un enfant
devait être mis en pension, la maison de ses
« parents nourriciers »
était au préalable inspectée
entièrement par un expert de
l'hygiène, tandis qu'on s'assurait de leur
valeur spirituelle par le truchement d'un
Comité local, qui, assumant le
contrôle sur les enfants de Barnardo dans son
district particulier, coopérait avec le
docteur et l'infirmière inspectrice, qui
visitaient à l'improviste chaque enfant, au
moins quatre fois par an.
Ainsi, au moyen d'un système
d'inspection très bien organisé, on
était au courant de la santé
physique, morale et spirituelle de chaque
enfant ; tandis qu'en rappelant dans un
« Home » central les enfants
mis en pension pour leur donner une instruction
professionnelle, Barnardo veillait à ce
qu'ils puissent gagner leur vie honnêtement.
Il n'est guère surprenant alors que la
Commission découvrit que ce système
donnait les résultats les plus
encourageants ; tandis que le système
double de l'Assistance publique - bien
qu'infiniment meilleur que celui des
« barracks » - n'était
qu'une solution boiteuse. En
outre, bien que les Institutions de l'Assistance
publique eussent dix fois plus d'enfants que les
« Homes » de Barnardo, la
Commission trouva que ce dernier mettait en pension
un plus grand nombre d'enfants que tous les
« Comités de Tutelle »
du Royaume.
Prenons encore un autre terme de
comparaison. L'émigration dans les Dominions
offrait indiscutablement le meilleur
débouché aux enfants indigents, si on
les y préparait. Pourtant, au cours de
l'année 1894, toutes les Institutions de
l'Assistance publique n'envoyèrent que 299
enfants, tandis que Barnardo en envoyait 800 ;
et, tandis que les Tuteurs suivaient une politique
de hasard, Barnardo avait un système qui lui
assurait le succès. Tous les enfants
Barnardo, garçons et filles, envoyés
au Canada avant l'âge de quatorze ans,
étaient mis en pension dans des districts
où ils étaient initiés
à la vie qu'ils mèneraient plus tard.
Et pendant les années d'école, leur
pension était payée par les
« Homes » ; ce qui leur
permettait d'être libres le samedi, et de se
promener dans les champs après les heures de
classe, d'explorer les bois, de cueillir les fleurs
des champs, de grimper aux arbres, de passer
à gué les ruisseaux, de chasser le
lapin, la loutre et l'écureuil, et de faire
toutes les escapades qui, pendant les mois
d'été remplissent de joie le coeur
des enfants canadiens. En hiver, ils pouvaient s'en
donner à coeur joie de patiner, d'aller en
raquettes, en traîneau, en toboggan, de faire
des parties de boules de neige. Pendant ce temps,
tout en suivant les écoles sociales
canadiennes et pensionnaires dans des fermes, ils
apprenaient, en jouant, à monter à
cheval, à conduire les chevaux, à
traire les vaches, à nourrir les moutons et
les porcs, à prendre soin des poules et des
dindons, des oies et des canards ; et ils se
familiarisent en même temps avec les
différentes sortes de cultures.
De cette manière, l'enfant des
« Barnardo's Homes »
n'était pas obligé de gagner sa vie
pendant ses années d'école, et ils
s'initiait à tout ce qui l'entourait. Les
Institutions de Barnardo étaient les seules
à envoyer des enfants à
l'étranger, en payant leur pension pendant
les années d'école. Toutes les
autres, en particulier celles de l'Assistance
publique, les laissaient gagner leur entretien
pendant ces années et cette manière
de vouloir récolter des fruits en avril,
diminuait pour l'enfant les heures de
liberté et de jeu. Mais la clairvoyante
politique du plan d'émigration de Barnardo,
ne se réduisait pas à payer une
pension pour tous les écoliers. La
Commission d'enquête reconnaissait tout
spécialement les soins excellents que l'on
donnait aux enfants à bord des
paquebots ; en effet, chaque groupe de
quarante fillettes était accompagné
par une dame, et il y avait une surveillante pour
cinquante jeunes garçons. Ils étaient
par conséquent bien surveillés et
n'avaient pas le loisir d'errer inoccupés,
de traîner un seul instant pendant toute la
traversée. Chaque heure avait son programme,
comprenant la classe, des jeux, des distractions,
des services religieux, de la musique d'orchestre
et du chant choral. Barnardo avait aussi
organisé d'une manière excellente des
« Homes » d'accueil pour
recevoir ses enfants à leur arrivée
au Canada. De là, ils étaient ensuite
envoyés dans les fermes. En 1894, les
enfants de Barnardo s'étaient montrés
si capables, que les offres d'emploi des fermiers
canadiens étaient huit fois plus nombreuses
que le nombre d'enfants disponibles. Toutefois le
plan d'émigration de Barnardo ne visait pas
uniquement à trouver de « bonnes
places » pour ses
protégés ; loin de là. Le
mécanisme d'inspection au Canada
était même plus perfectionné
que le système de mise en pension en
Angleterre ; on visitait chaque jeune
garçon jusqu'à l'âge de vingt
et un an et chaque jeune fille jusqu'à son
mariage.
Barnardo avait envoyé dès
le début presque autant de jeunes filles que
de jeunes gens, quand les Institutions de
l'Assistance publique n'en n'envoyaient
pratiquement aucune. Ce fait n'échappa pas
à M. Mundella. Frappé par le grand
nombre de jeunes filles Barnardo qui
émigraient, il demandait :
« Quels sont les résultats de
cette énorme
émigration ? ». Et la
réponse de Barnardo mérite
d'être notée : « Les
résultats ont été jusqu'ici
beaucoup plus satisfaisants que ceux de tout
système de placement en
Angleterre ».
Cette réponse nous amène
à la visite des
« Homes » de Barnardo par la
Commission d'enquête et à souligner
certains points importants. En 1894, à la
requête du Ministre de l'Intérieur du
Canada, des recherches minutieuses furent faites
dans les livrets de l'état-civil de chaque
pupille de Barnardo habitant le Dominion, et l'on
découvrit ainsi que durant les dix
années qui précédèrent
les recherches, la moyenne annuelle des
condamnations pour toutes sortes de délits,
parmi les protégés de Barnardo,
était de 1,36 pour mille ; tandis que
pour la même période, la moyenne des
condamnations parmi la population du Canada
était de 7,55 pour mille. Ces chiffres sont
trop éloquents pour nécessiter un
commentaire.
Cela représente une
catégorie sociale moins entachée de
condamnations légales que celle des membres
du Parlement anglais pour la même
période.
D'autres points dans la
déclaration de Barnardo sont à
retenir. Il précisa que les
« Homes » tenaient sur un grand
livre un rapport sur chaque enfant qui quittait son
toit, tandis qu'une « liste mensuelle de
changements » était envoyée
au Quartier Général de chaque
district, pour faire connaître les
changements dans les emplois, les adresses, les
contrats de mariage... ce qui, dans le cas des
pupilles à l'étranger, était
d'une valeur inestimable. Pendant ce temps les
enfants de l'Assistance publique étaient
abandonnés à eux-mêmes. D'autre part, tandis que
l'ophtalmie
était un fléau perpétuel dans
les « dortoirs » de
l'Assistance publique, l'insistance de Barnardo sur
la propreté, l'hygiène et
l'inspection médicale avait si bien vaincu
cette terrible maladie que parmi les neuf cents
enfants qui demeuraient en permanence au
« Village Home », il
n'était apparu que dix cas d'ophtalmie,
pendant les quatre années qui
précédèrent le contrôle
des « Homes » de Barnardo. De
plus, afin d'enseigner aux jeunes filles,
l'économie et l'épargne, Barnardo
leur accordait, deux ans avant qu'elles quittent
les « Homes », un petit salaire
hebdomadaire, avec lequel elles achetaient leurs
vêtements, prenaient un carnet de Caisse
d'Épargne et par beaucoup d'autres moyens,
s'initiait à la vie
économique.
Mais pour apprécier la
signification de l'Inspection des
« Homes », il faudrait lire le
récit complet de sa déposition ;
car aucun résumé ne peut en
révéler l'intérêt.
Cependant, la dernière question posée
fut l'occasion d'une appréciation
très élogieuse des experts du
Gouvernement au sujet de ces
« Homes » :
« Étant donné l'oeuvre
excellente et merveilleuse que vous accomplissez -
interrogea M. Mundella - je veux vous demander
jusqu'à quel point, elle peut-être
poursuivie sans votre direction
personnelle ».
L'intérêt de cette
Commission historique pour la continuation de
l'oeuvre de Barnardo est exprimé plus loin
dans les discours du Président de la
Commission d'enquête et son principal
collaborateur, Sir John Gorst : leurs
jugements ayant d'autant plus de valeur qu'ils
commencèrent leurs investigations avec
parti-pris en faveur du système
officiel.
« Je présidai pendant
plus de deux ans - nous dit Mundella - cette
enquête départementale, établie
par le « Local Government ;
Board » pour rechercher dans quelles
conditions fonctionnaient les Écoles de
l'Assistance publique de la Métropole. Au
cours de l'enquête, mon Comité comprit
qu'il était de son devoir de rechercher dans les
méthodes de Barnardo ce qui faisait son
succès.
« Je puis dire seulement, sans
vouloir le moins du monde flatter le docteur
Barnardo, qu'au moment de conclure notre
enquête, j'en vins à penser, opinion
qui je le crois était partagée par
tous mes collègues, que nous souhaiterions
avoir dans le « Local Government
Board », une section pour...
« les enfants de
l'État » et un docteur Barnardo
à mettre à la
tête ».
« Rien ne m'a autant surpris
que la largeur de l'oeuvre du docteur Barnardo et
la foi sur laquelle cette entreprise paraît
être fondée. Il a créé
ces institutions de telle façon qu'elles
peuvent être regardées actuellement
comme une Institution nationale. Au cours de notre
enquête, nous trouvâmes que souvent le
docteur Barnardo mettait en pension dans son
« Boarding Out Department »
plus d'enfants que toutes les autorités
locales du Royaume et qu'il envoyait dans nos
colonies souvent plus d'enfants que l'ensemble de
nos Institutions d'Assistance publique. Il a
accompli par les « Homes », ces
trente dernières années, une oeuvre
vraiment merveilleuse, dont l'accroissement est
dû entièrement à sa
personnalité, son courage et son
énergie magnifique ».
Puis il s'efforce de
pénétrer le secret de cette oeuvre et
continue en ces termes :
« En ce qui concerne la
grandeur de l'entreprise, le secret du
succès n'est pas aisé à
découvrir. Je crois pouvoir dire, sans la
moindre réserve, que le docteur Barnardo
n'est pas seulement un administrateur dans
l'âme ; il est aussi le maître de
la méthode. Quand notre Comité en
vint au compte-rendu, nous fîmes un Rapport
que les autorités locales
déclarèrent très exact :
« Je puis vous dire que Barnardo avait
anticipé et mis en pratique dans
l'administration de ses institutions, la plupart
des réformes que recommanda le
Comité. Nous lui devons beaucoup pour tout
ce qu'il a fait. J'estime que
nous lui devons davantage encore pour l'exemple
qu'il nous a donné ».
Plus loin, ajoutant une confession
à cet éloge, le Président de
la Commission termina ainsi :
« Maintenant, je dois confesser qu'en
commençant ces investigations, j'avais des
doutes profonds au sujet des méthodes de
Barnardo. Je suis ici pour dire publiquement :
plut à Dieu que les mêmes
méthodes fassent introduites dans
l'administration de toute l'organisation de
l'Assistance publique du Royaume
Uni ! ».
Le compte rendu des conclusions de la
Commission d'enquête, par John Gorst,
publié en 1906, est également
très fort. Tout en mettant en
évidence que, de par la loi britannique,
tout enfant a le « droit
légal » à une pension
alimentaire « jusqu'à ce qu'il
soit en âge de gagner sa vie », Sir
John Gorst fait ressortir le fait que ce devoir
incombe d'abord aux parents. Mais si
« pour une cause quelconque, par
incapacité, négligence ou crime, les
parents manquent à leur devoir... l'enfant a
un second recours et a droit à être
entretenu par la Communauté ». Et
« la seule raison pour laquelle les
enfants ne jouissent pas des droits qu'ils
possèdent de par la loi, est l'imperfection
de l'administration », imperfection
reconnue par le Président du
« Local Government Board ».
Ayant ainsi défini le statut légal de
l'enfant indigent, Sir John continue :
« Pendant que les autorités
publiques, dans le passé,
négligeaient soigneusement ces enfants et
leur dérobaient leurs droits
légaux... le docteur Barnardo vint pour
s'efforcer de les leur rendre. En accomplissant
cette oeuvre publique, pour le public, le docteur
Barnardo le fit d'une manière telle qu'elle
devint un exemple, non seulement pour les
autorités anglaises, mais aussi pour le
monde entier. Je ne sais où l'on pourrait
trouver un plus beau groupe d'Institutions,
capables de transformer un indigent
débauché de la rue en un citoyen
honnête et bien portant, capable d'être
utile dans le monde... si ce
n'est dans les « Homes » du
docteur Barnardo ».
Tel est le jugement de Gorst au sujet de
l'oeuvre de Barnardo en général. Mais
quel est son avis au sujet des aspects particuliers
de son oeuvre ?
Nul n'était mieux qualifié
que Gorst pour porter un jugement sur l'instruction
professionnelle. Sa tâche, pendant de longues
années, avait été de visiter
de nombreuses écoles techniques en
Grande-Bretagne et à l'étranger.
À la lumière de cette longue
expérience il fut amené à
faire cet aveu : « Rien n'est
supérieur à ces institutions pour
donner un enseignement bon et solide et permettre
ainsi au jeune garçon de gagner sa
vie ».
Mais plaçons en face de ces
résultats un cas de l'Assistance publique
qui parvint à la connaissance de Gorst. En
inspectant les institutions de l'Assistance
publique, il découvrit dans une école
industrielle, mêlé à de grands
garçons grossiers, le plus délicieux
petit garçon de six ans qu'il eut jamais vu.
Ce bébé éveilla chez Sir John
un intérêt particulier ; et il
s'enquit des faits qui avaient motivé son
entrée à l'école. Voici
brièvement ce qu'il en était :
L'enfant avait été trouvé
« endormi sous les voûtes de
« Covent Garden ». Amené
devant un magistrat sous accusation d'indigence, il
avait été envoyé (comme en
prison) dans une école industrielle,
où il devait rester jusqu'à
l'âge de seize ans.
Gorst, en apprenant cela, fit
« des efforts
désespérés pour faire sortir
l'enfant et le remettre aux soins du docteur
Barnardo ». Mais en vain. Bien que le
Ministre de l'Intérieur sympathisa avec lui
et « fit tout son possible pour
l'aider », la loi ne permit pas le
départ de l'enfant, sauf « dans le
cas où le « Board of
Guardians » qui s'était
chargé de lui, y consentirait ».
Et ce consentement refusé par jalousie, le
petit enfant dut subir son triste sort.
Dix années s'étaient
écoulées et le jeune garçon,
alors âgé de seize ans, allait se
lancer dans la vie ; aussi Sir John se
renseigna-t-il pour savoir ce qu'il avait appris
dans cette école industrielle. Voici les
paroles de Gorst lui-même - « Que
pensez-vous qu'il eût appris dans cette
école ? Il avait appris à
repriser les bas ! et c'était là
le seul bagage technique que le jeune garçon
eût acquis... Si nous avions réussi
à placer cet enfant entre les mains de
Barnardo... il lui aurait enseigné un
métier ou l'aurait fait émigrer au
Canada, lui donnant ainsi la possibilité de
devenir un homme heureux ».
Ce n'était pas seulement pour
l'instruction professionnelle que les
« Homes » étaient
supérieurs aux institutions de l'Assistance
publique. Gorst maintenait que sur chaque point
Barnardo était en avance, sur les
« Tuteurs ». Il
« recherchait activement » les
enfants indigents abandonnés ; les
Tuteurs n'agissaient que lorsqu'on leur faisait une
demande. Dans de nombreuses institutions de
l'Assistance publique on traitait les enfants comme
des « criminels ». Les enfants
de Barnardo étaient membres d'une famille
coopérative. Les entreprises de l'Assistance
publique exposaient un grand nombre d'enfants
à la corruption du paupérisme. Dans
celles de Barnardo, une telle contamination
était inconnue. Dans les
« barracks » de l'Assistance
publique, les enfants groupés tous ensemble
« étaient élevés
à la machine ». Pour Barnardo le
contact personnel était la chose la plus
importante. De plus Gorst affirmait que la sagesse
dont se glorifiaient les institutions de
l'État, elles l'avaient reçue de
Barnardo ; quant aux conditions
d'hygiène, il déclara que celles de
Barnardo étaient « au-dessus de
tout éloge ».
Et cependant Gorst, de même que Mundella,
avait commencé ses travaux de la Commission
d'enquête « avec un grand nombre de
préjugés, fondés sur des
informations... données par des
périodiques, des revues,
contre le docteur Barnardo et, son
système ». À la fin de ses
deux années d'enquêtes, il conclut,
d'accord « avec plusieurs autres membres
du Comité », que Barnardo
était « le premier homme
d'Angleterre qui eût inauguré et
poursuivi un système de valeur et
administré de manière excellente en
faveur des enfants pauvres ».
Mais ce n'est pas seulement dans A
Review and an Estimate que Gorst prodiguait des
louanges à Barnardo. Dans son vaste ouvrage
sur la scolarité Les enfants de la Nation
(1906), il lui accorde de plus grands
éloges. Il montre que les
« Homes » avaient basé
leur action sur « l'amour et l'affection
latents dans le coeur de l'enfant, même quand
son âme avait pu être, jusque
là, affamée et
opprimée » et il
déclare : « La relation que
le docteur Barnardo cherche à établir
et non sans succès, est une relation de
parent à enfant et non de maître
à serviteur. Tous ceux qui font des
recherches sociales dans les Établissements
de Barnardo ne peuvent pas manquer d'être
frappés par l'esprit d'amour particulier qui
y règne ». Un peu plus loin, il
déclare : « La signification
sociale des « Homes » de
Barnardo n'est pas appréciée à
sa juste valeur par le public. C'est une oeuvre de
justice et non de charité. Il en est peu,
parmi les huit à neuf mille enfants des
« Homes », qui n'aient pas le
droit légal à l'entretien et à
l'éducation de quelque autorité
publique, qui rejette sa responsabilité sur
le docteur Barnardo.
Mais pourquoi multiplier les
témoignages ? Le fait que Barnardo,
à chaque pas, montrait la voie à son
pays dans le domaine du sauvetage de l'enfance, ne
fait aucun doute. Il est également certain
que les « Homes » dans lesquels
il fit passer son esprit génial, sont
aujourd'hui bien en avance sur les institutions de
l'État. Lord Brentford (alors Sir William
Joynson Hicks) disait, en s'adressant à un
grand auditoire, en 1927, que, étant
Ministre, de l'Intérieur, toutes les
écoles de correction et
les écoles industrielles étaient de
sa juridiction. Et après avoir
demandé une diminution des institutions de
l'État et une augmentation du nombre des
« Homes », il poursuit :
« Je suis ici, pour dire à tout le
peuple anglais et à vous-même,
aujourd'hui, qu'il n'est pas de meilleur moyen pour
préserver les jeunes garçons et les
jeunes filles des écoles industrielles et
des écoles de correction, que d'aider les
« Homes » du docteur
Barnardo ».
Peu après cette
déclaration, il continue :
« Nous prenons tous deux le même
type d'enfants, des enfants sans parents, ou des
enfants de parents indignes... Mais, dans mon cas,
la plupart de ces pauvres enfants doivent avoir
commis quelque sorte de crime pour être
amenés dans mes écoles. Toutefois je
me demande combien, parmi ces enfants qui passent
par vos « Homes », auraient
commis de crimes, s'il n'y avait eu pour eux, vos
« Homes » ? S'ils
n'avaient pas été pris dès
leur enfance, si vous ne vous étiez pas
occupés d'eux, si vos portes n'avaient pas
été ouvertes jour et nuit pour les
recevoir, combien de ces pauvres enfants auraient
sombré dans une vie de péché
et de crime ? car personne ne les aurait
aidés. Comme Ministre de l'Intérieur,
je rends grâces à Dieu pour les
« Homes » du docteur Barnardo
et pour l'oeuvre tout entière que vous avez
accomplie au cours des soixante dernières
années ».
En terminant, il déclara que
Barnardo était « l'un des plus
grands hommes du Royaume-Uni à cette
époque » et fit savoir que, par le
travail du Président, du Comité et
des autres membres du personnel des
« Homes », son esprit
était toujours agissant dans son
oeuvre ». Puis, après avoir fait
l'exposé des « avantages
sociaux » que les
« Homes » confèrent
à l'Empire, il ajouta :
« Mais je vous recommande
particulièrement cette oeuvre, parce que je
sais parfaitement que l'inspiration religieuse
marche de pair, ou plutôt vient avant l'oeuvre
sociale ;
inspiration que vous cherchez à mettre dans
le coeur de ces jeunes garçons et filles,
pour leur apprendre qu'il y a, dans la vie, quelque
chose de meilleur, de plus haut et de plus noble
que de gagner simplement tout ce que nous pouvons
de la vie, c'est de faire simplement le bien sur la
terre ».
Des jugements aussi autorisés
pourraient être cités tout au long,
mais cela suffit ! Depuis 1896, date où
le Comité de l'Assistance publique fit son
rapport, jusqu'à nos jours, il est devenu
chaque jour plus évident que les
« Homes » de Barnardo ont
donné en toute occasion des directives au
Gouvernement. Et ils doivent, semble-t-il,
maintenir cette direction. Car jamais un
Gouvernement ne pourra créer des
institutions de l'Assistance publique qui auraient,
elles aussi, l'inspiration chrétienne qui,
dès le début, a consacré, dans
les « Homes » de Barnardo, les
connaissances médicales, la science,
l'enseignement pratique et l'apprentissage en vue
d'une fin purement altruiste.
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