Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IX

À l'épreuve

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Le succès même de Barnardo le menaçait du naufrage. Huit ans après son arrivée à Londres et quatre ans après l'ouverture de Stepney Causeway, le revenu annuel de la Mission avait atteint jusqu'à 23.500 livres sterling. En effet, en 1874, l'Eglise, les « Ragged Schools » du jour et du soir, les Écoles du Dimanche, les Groupes de tempérance, le Palais du Café d' « Edinburg Castle », les « Homes », les plans d'écoles professionnelles, les brigades de cireurs et de commissionnaires, en un mot, chaque branche de la Mission semblait complètement établie. Cependant l'orage se préparait.
Dès avant 1874, plusieurs « Jonas » avaient prédit pour la Mission un écroulement complet. Mais maintenant que leurs prédictions semblaient lointaines, certains d'entre eux commencèrent à préparer sa ruine.
Le début des hostilités se manifesta par de vagues rumeurs ; cependant, leur contenu était tellement sinistre qu'il devint bientôt évident que des ennemis cachés étaient à l'oeuvre. Mme Barnardo reçut de nombreuses lettres anonymes, accusant son mari des péchés les plus monstrueux et disant qu'il était le plus grand des « sépulcres blanchis » ; tandis que Barnardo en recevait autant de son côté, peignant sa femme et ses collaborateurs sous les mêmes couleurs.

Si la calomnie s'était arrêtée-là, il est probable qu'elle se serait éteinte rapidement, car Barnardo n'aurait prêté aucune attention à ces attaques personnelles si malveillantes et insensées. Mais elle ne s'en tint pas là. Bientôt le bruit courut partout que Barnardo maltraitait et affamait « ses enfants ». C'est ainsi qu'on racontait, bien que les châtiments corporels fussent rares dans les « Homes » et seulement permis aux instituteurs, que les jeunes garçons étaient souvent battus très sévèrement ; et le bruit courait qu'il y avait des cachots souterrains, noirs, humides et remplis de vermine, dans lesquels on jetait de force pour plusieurs semaines, les enfants difficiles. Et l'on ajoutait, pour rendre ces histoires plus lugubres encore, que ces cachots étaient infestés de rats qui rongeaient les pieds des enfants que la vase suintait à travers les fentes du plancher que les « victimes » n'avaient pas même un lit, que leur nourriture se composait uniquement de pain et d'eau et que plusieurs fois la porte du cachot d'un jeune coupable avait été clouée sur lui pendant plusieurs jours.

Tandis que ces premières calomnies circulaient de toutes parts, des gens sans parti-pris aucun, commencèrent à se demander si elles ne contenaient pas une parcelle de vérité. « Y a-t-il de la fumée sans feu ? Barnardo ignore-t-il ces bruits ? où n'a-t-il aucune réponse à faire ? ». Barnardo comprit qu'à ce stade, de telles histoires ne pouvaient plus être ignorées du public ; aussi décida-t-il d'en chercher la source, avec le concours de quelques amis. Les publicains exaspérés, tout comme les fabricants d'idoles à Éphèse qui se soulevèrent contre saint Paul parce que sa prédication ruinait le « commerce des idoles », se montrèrent les principaux artisans de ces diffamations. Mais leur génie diabolique ne demeura pas isolé. Derrière eux se trouvaient certains anciens employés des oeuvres de Barnardo, congédiés à cause de leur paresse, leur incapacité ou leur malhonnêteté, qui cherchaient à se venger de lui, en faisant courir le bruit, que « ses enfants » étaient traités atrocement. et si intimidés qu'ils n'osaient pas seulement parler.
Mais des histoires, plus diffamatoires encore que celles des publicains ou des employés congédiés, venaient des parents dégénérés dont Barnardo avait élevé les enfants. Des parents qui avaient jeté leurs enfants à la rue et les auraient vendus pour un fût de genièvre, en les voyant maintenant bien portants, élevés, connaissant un métier, désiraient alors les exploiter et se joignaient dans ce but au choeur des calomniateurs, dénonçant dans Barnardo une atroce cruauté envers leurs « chers petits ».

Ces attaques étaient encore accrues d'une autre manière. Elles n'étaient pas plutôt murmurées qu'elles étaient saisies par des colporteurs de scandales dont le bonheur est de flétrir la réputation de ceux qui ont l'estime générale. Et les feux de la calomnie furent attisés si furieusement que bientôt Barnardo fut dépeint comme un parfait hypocrite et un véritable malfaiteur. On affirmait qu'en « faisant du public sa proie », il vivait « dans une terre fertile », et que, de tous les habitants de ses « Homes », « nul n'était aussi indigent » qu'il eût été lui-même, s'il n'avait employé l'argent reçu pour son usage personnel.

Maintenant, que les langues des serviteurs renvoyés, des parents débauchés et des colporteurs de scandales aient commencé à parler de leur plein gré, ou qu'elles aient été encouragées par des personnes plus responsables, tout ceci est un mystère. Mais il est une chose absolument certaine : Lorsque ces histoires absurdes commencèrent à se répandre, elles furent recueillies avec empressement par certaines personnes qui auraient dû être des amis pour Barnardo. Ainsi l'attaque fut-elle commencée par deux fronts à la fois. Et pourquoi ?

Barnardo avait créé une Mission qui attirait déjà sur elle une grande attention et gagnait de nombreuses sympathies. Pourtant ce jeune homme n'avait pas trente ans et certains fondateurs d'oeuvres sociales, beaucoup plus âgés que lui, après avoir travaillé pendant de longues années parmi les pauvres de l' « East End », voyaient peu de fruits à leur travail. Aussi la tentation de jalousie était-elle grande pour eux et certains y succombèrent. Qui était donc ce jeune homme pour que son oeuvre fût déjà célèbre, tandis que les leurs luttaient péniblement ? Pourquoi avait-il beaucoup d'appuis, alors que leur travail demeurait dans l'ombre ? Ces questions posées, la tentation était trop forte de ne pas en poser d'autres. Se pouvait-il que ces rumeurs fussent dénuées de tout fondement ? Toutes ces innombrables histoires, au sujet des mauvais traitements infligés aux enfants, se seraient-elles répandues au loin, si elles n'avaient eu un fond de vérité ? Si Barnardo poursuivait cette oeuvre de charité sans recevoir aucun salaire, d'où lui venaient donc ses moyens d'existence ? Le fait même qu'il était son propre trésorier, ne semblait-il pas suspect ?

Barnardo, de même que Lord Shaftesbury, son protecteur - et en réalité comme tous les véritables chefs - était une forte personnalité, dont la véhémence intensifiait tout ce qu'il touchait. La plupart des gens étaient pour lui froids ou bouillants et nul ne pouvait en sa présence, rester longtemps tiède. De là, par son tempérament péremptoire et sa remarquable ténacité tendue vers le but, sa vie appelait un jugement de la part de tous ceux qui vivaient dans son intimité. Avec un tel homme, la neutralité était impossible ; on le haïssait ou on l'aimait profondément.

Parmi ceux qui dirigeaient une oeuvre sociale dans l' « East-End » et dans le coeur desquels Barnardo provoqua des sentiments de haine, se trouvait un homme, qui signant « un protestant dissident », publia, au cours de l'été 1875, une attaque impitoyable contre Barnardo et son oeuvre. Dans son accusation il mêlait la cruauté, l'hypocrisie, l'esprit de querelles et la malhonnêteté en général ; et bien que son attaque contint beaucoup d'accusations, elle en insinuait davantage encore. Barnardo y était représenté comme un loup en vêtements de brebis.

Piqué au vif par cette accusation, Barnardo ne put garder le silence. L'élément volcanique de sa nature prit le dessus et il abandonna toute discrétion. Il recueillit rapidement, auprès de certains partisans aussi irritables que lui, toutes les informations possibles au sujet de l'auteur présumé de cet écrit diffamatoire, Puis, négligeant le conseil de personnes plus réfléchies, de ne rien faire pour exciter d'autre querelle, mais d'attendre patiemment que l'attaque fut terminée, Barnardo passa ces informations à un ami plus excitable que lui-même, en lui laissant comprendre qu'il avait l'entière liberté de formuler une réponse, après lui avoir promis que son anonymat serait respecté. Cette réponse prit la forme de deux lettres anonymes, signées toutes deux « A Clerical Junius » ; et ni l'une ni l'autre n'étaient un modèle d'empire sur soi. La première, malgré une forte pétulance observait encore une certaine mesure. Les personnalités n'y étaient pas mêlées et l'on ne lançait pas aux ennemis de Barnardo l'accusation de médisance.

Mais le but de la lettre ne fut pas réalisé ; car loin de réduire l'attaque au silence, elle augmenta la lutte. Aussi « Clérical Junius » frappa-t-il de nouveau. Le 25 septembre, quinze jours après la publication de la première lettre, parut une seconde lettre, dans The Tower Hamlets Independant, et comme à ce stade la température s'était beaucoup élevée, l'opinion fut scandalisée. « Clerical Junius » était alors presque aussi violent que les assaillants de Barnardo, et en rendant avec force injure pour injure, il ne fit qu'embarrasser l'ami qu'il désirait défendre.

Étant donné le secret promis entre Barnardo et « Clerical Junius », l'auteur de ces documents ne fut jamais connu du public. Il n'y a aujourd'hui que deux personnes vivantes qui puissent pénétrer ce secret ; et toutes deux se sont engagées à garder le silence. On sait cependant que l'auteur de, ces lettres était un docteur en théologie irlandais d'une très grande influence, qui avait, pendant bien des années, montré un réel intérêt pour les efforts de la Mission. Et le fait même qu'il était un ami intime de Barnardo, créa, par la suite, une situation délicate.

Aussi, loin de faire cesser les attaques contre Barnardo, cette seconde lettre qui rendait invective pour invective, enflamma de nouveau les passions et les rendit plus violentes encore. Aussitôt les antagonistes de Barnardo l'accusèrent d'être « Clerical Junius » lui-même ; ils l'accusèrent de dorer son oeuvre et d'injurier ensuite tous ceux qui le critiquaient. Ainsi donc, le vaillant champion, dans son effort pour abattre les ennemis de Barnardo, avait seulement dépouillé son héros de son arme la plus sûre, son calme confiant.

À la lecture de cette seconde lettre, Barnardo comprit avec un choc, le manque d'empire sur soi de son défenseur et, bien qu'il appréciât le motif qui avait dicté la réponse de son ami, il sentit néanmoins qu'il était de son devoir de désavouer cette lettre. En conséquence, le 2 octobre, parut dans The East London Observer, une communication signée par Barnardo, dans laquelle il désavouait non seulement être l'auteur des deux lettres de « Clerical Junius », mais encore dénonçait la seconde comme « atroce » et « abominable » ; et il ajoutait : « Je puis bien le dire : Sauvez-moi de mes amis ! Car de tels amis ruineraient la meilleure cause ».




De nombreux conciliateurs se mirent à l'oeuvre pour calmer la situation passionnée créée par la publication de la seconde lettre de « Clerical Junius » ; et pendant un certain temps, il sembla que les nuages de la tempête avaient disparu. Mais les problèmes soulevés n'étaient en aucune façon résolus ; les jalousies et les animosités n'étaient pas vaincues ; et le ressentiment brûlait encore sous la cendre. Il régna, il est vrai, pendant près de deux ans un calme relatif ; mais c'était le calme qui précède l'orage, car dans l'intervalle les ennemis de Barnardo rassemblaient des munitions pour l'attaque.

La nouvelle attaque fut lancée par un petit volume à un franc, in-octavo, comprenant soixante-deux pages, intitulé : Les « Homes » du docteur Barnardo, Révélations surprenantes. Les accusations étaient énoncées sur la première page.

1. Direction et caractère.
2. Appels fondés sur de fausses expositions de faits.
3, Photographies trompeuses.
4. Détournement de fonds destinés à d'autres oeuvres.
5. L'auteur de lettres écrites sous un pseudonyme.
6. Le titre de Docteur porté sans Diplôme ni autorisation.

Sous ces titres toutes sortes d'accusations visaient Barnardo ; tandis que l'esprit dans lequel était écrit le pamphlet est caractérisé par une phrase détachée, comme une sorte de texte : « Celui qui ne voit pas ces abus est absolument aveugle, et celui qui essaie de les excuser est absolument insensé ».

Cette brochure déclarait que Barnardo, malgré les protestations de ses amis, avait logé pendant des années dans la maison d'une femme dégradée et constamment ivre et qu'il avait recommandé à d'autres ce logement. Elle affirmait aussi que plus d'une fois on l'avait vu accompagner des femmes de mauvaise vie, en état d'ivresse, en leur donnant le bras ; et on n'en pouvait tirer qu'une conclusion. Il n'entra jamais dans l'esprit de l'auteur du pamphlet, que Barnardo pouvait marcher sur les traces de Celui qu'on appelait par dérision, « l'ami des publicains et des pécheurs » ; Celui qui permettait à « une femme réprouvée » de baigner Ses pieds de ses larmes et de les essuyer avec ses cheveux ; Celui qui allait avec amour au milieu des pécheurs, afin de les libérer de l'esclavage du péché et qui cependant, demeurait pur et sans tache.

Mais les réflexions sur le caractère moral de Barnardo étaient encore parmi les attaques les moins « dures » du pamphlet. On affirmait que des jeunes garçons des « Homes » étaient emprisonnés de trois à dix-huit jours dans un « cachot souterrain épouvantable, entièrement sombre, humide et rempli de rats ». On assurait qu'on leur enlevait leurs chaussures et qu'on leur jetait de la nourriture par des trous. On affirmait encore que les parents dont les enfants se trouvaient dans les « Homes » prêteraient serment que leurs enfants étaient exténués de travail et à demi-morts de faim. Et l'on ajoutait encore que les « enfants » de Barnardo étaient élevés comme des païens, sans aucune éducation morale ou religieuse.

Pourtant, l'essentiel de l'attaque se plaçait sur le terrain des finances. Si, comme Barnardo l'avait déclaré, plusieurs de ses industries ou brigades étaient autonomes, qu'avait-il besoin pour son oeuvre de plus de 20.000 livres sterling par an ? De quelle façon dépensait-il cette somme ? Ces questions étaient un début d'accusation d'escroquerie. Négligeant volontairement le fait que Barnardo, dès le début, avait averti ses souscripteurs qu'il ne publierait le nom d'aucun donateur, l'auteur l'accusait d'avoir imaginé tout ce système financier pour se permettre une appropriation des fonds. Puis, pour prouver ses déductions, il demandait par quels moyens vivait Barnardo - sinon sur l'argent reçu pour les « Homes », - constatant que lorsque Barnardo était arrivé à Londres, il avait habité dans un quartier pauvre, tandis qu'il demeurait maintenant dans une maison tout à fait présentable. En résumé, cette brochure donnait à entendre, par une douzaine de suggestions, que Barnardo était un véritable escroc. Aussi, ne sachant rien et ne cherchant apparemment pas à savoir qu'il avait reçu, chaque année, depuis son arrivée à Londres, une rente de son père ; qu'en 1871 il avait reçu également de son père, un don de 1.500 livres sterling ; que Mme Barnardo avait un revenu personnel de quelques centaines de livres par an et que souvent Barnardo était payé pour certains articles de la Presse, ce pamphlétaire publiait, à son de trompe, que le Directeur de l' « East-End Juvenile Mission » était un charlatan qui dépouillait le peuple au moyen de contes sentimentaux.
Il maintenait que les appels de fonds de Barnardo étaient fondés sur des histoires sensationnelles, de terribles exagérations et des rapports complètement faux. Quant aux photographies envoyées pour faire connaître l'oeuvre, ce n'était que des « tromperies » destinées à faire du sympathique public, une proie facile. Il affirmait, en effet, que Barnardo avait coutume de déchirer les vêtements des enfants et d'enduire leur corps de suie avant de les photographier, pour les donner ensuite comme types des vagabonds qu'il recevait dans son bercail. La brochure déclarait que de telles tromperies étaient typiques de tout le système d'appel par lequel la Mission recueillait ses dons.

Une autre accusation avait trait à l'impression de certaines affiches faites en vue d'attirer l'attention sur les réunions spéciales de Moody et Sankey. Selon cette accusation, certaines affiches distribuées avaient une notice spéciale disant qu'elles étaient imprimées par des jeunes garçons de Barnardo, alors qu'on prétendait maintenant qu'elles avaient été imprimées par des imprimeurs de profession. Quant aux lettres de « Clérical Junius », il était affirmé plus fermement encore qu'elles étaient l'oeuvre de Barnardo ; et à la fin le pamphlétaire défiait Barnardo de montrer les certificats qui lui donnaient le titre de « Docteur », en maintenant qu'il faisait parade de distinctions universitaires auxquelles il n'avait aucun droit, ce qui prouvait une fois de plus que le dit « Docteur », n'était qu'un imposteur !

L'attaque frénétique n'eut qu'un effet. L'orage éclata et tout espoir de paix fut vain jusqu'à ce qu'il eut suivi son cours. La Société d'organisation de Charité plaça la Mission de Barnardo sur la Liste d'Avertissement, et jusqu'à ce que des recherches désintéressées fussent commencées, Barnardo fut accusé devant le monde entier.

Intenter un procès pour diffamation écrite paraissait la seule voie libre. Cependant une énorme difficulté se dressait sur la route de Barnardo. L'influence des « Frères » était encore très profonde dans sa vie, et pour eux tout procès était un péché. Que devait-il faire dans ce cas ? Ce problème était pour lui un grand souci, mais à la fin il parvint à une solution. L' « East End Juvenile Mission » représentait le plus grand intérêt de son coeur, et l'oeuvre de sa vie ; c'était l'enfant de ses espérances, de ses travaux et de ses prières et si son existence était menacée il devait subir même un procès. Des intermédiaires se mirent heureusement à l'oeuvre en toute hâte, et il fut bientôt établi qu'un Tribunal d'arbitrage, agissant d'après les Règlement de la Cour, aurait pleins pouvoirs pour convoquer les témoins et prononcer le jugement.

Ce tribunal fut alors établi par un consentement mutuel, les hommes nommés à cet effet étant entièrement désintéressés et éminemment qualifiés pour leur tâche. C'était : M. John Maule, du Conseil de la Reine, greffier de Leeds ; le pasteur John Cale Miller, Docteur en Théologie, chanoine de Rochester, et M. William Graham, ancien membre du Parlement, représentant de Glasgow.

Le tribunal commença de siéger au mois de juin 1877, les deux parties étant représentées par des avocats.
L'auteur du pamphlet, le plaignant anonyme, avait remis son cas entre les mains de M. S. John Wonter, qui était soutenu par des collaborateurs capables ; Barnardo, le défendeur, était représenté par M. A.-Il. Thesiger, du Conseil de la Reine, avec deux aides.

Le Tribunal d'Arbitrage siégea pendant trente-huit jours, au cours desquels toutes les accusations lancées contre Barnardo furent examinées à plusieurs reprises. Vingt journées furent consacrées aux faits du procès. Quarante-sept témoins à charge vinrent justifier leur cause ; tandis que, en réponse à cette attaque, dix jours furent employés à écouter la défense de soixante-cinq témoins à décharge. Puis, le trente neuvième jour, dans un interrogatoire contradictoire, Barnardo refusa de révéler l'identité de « Clerical Junius », et cela pour des raisons manifestes. Il admit franchement que « Clerical Junius » était un ami personnel. Il déclara également qu'il avait lui-même fourni une grande partie de ce que contenait Les Lettres. De plus, la seconde lettre dont il avait permis l'impression dans la chaleur du moment, mais qu'après mûre réflexion il avait traitée d' « atroce » et d' « abominable », le mit dans une situation embarrassante. L'auteur était un pasteur de l'Eglise Anglicane qui avait entrepris d'écrire ces lettres afin de défendre son ami et ils s'étaient engagés à un secret absolu. Puis le fait que Barnardo, en désavouant l'esprit de cette seconde lettre, avait écrit : « Je puis bien le dire : Sauvez-moi de mes amis !... », rendait la situation plus délicate encore. En de telles circonstances, révéler le nom de « Clerical Junius », qui s'était apparemment repenti de son esprit vindicatif, cela signifiait pour Barnardo, trahir un de ses amis ; et il ne voulut pas s'abaisser à un tel acte. La situation était malheureuse, mais il refusa de révéler le nom de l'auteur.

Les adversaires voyant Barnardo inflexible protestèrent alors avec véhémence, disant que ce renseignement était d'une importance vitale ; aussi s'ensuivit-il une scène. Les persécuteurs assez rusés pour juger que leur cause était irrémédiablement perdue, et désirant une occasion pour sauver l'apparence, rassemblèrent leurs papiers, à ce moment précis, et quittèrent la Cour, essayant ainsi de donner l'impression que la justice était embarrassée.

Cet acte termina brusquement l'audience ; mais déjà toutes les questions vitales avaient été débattues. De plus, le Tribunal siégeait depuis près de trois mois et dans l'intervalle, des arbitres avaient visité toutes les branches de l'oeuvre de Barnardo. Comme les témoignages s'accordaient avec les rapports des comptables d'une maison de commerce de premier ordre, qui avaient examiné les comptes de Barnardo, les arbitres, après avoir acquis une connaissance profonde de l'activité de la Mission, procédèrent au jugement.

Cependant la rédaction des arguments sur lesquels leurs conclusions étaient basées était une lourde tâche ; et il fallut attendre cinq semaines avant que le verdict fut rendu ; et, pendant ce temps, les accusateurs furieux remuaient ciel et terre. Mais sans aucun résultat. Le 15 octobre 1877, quatre mois après l'ouverture du procès, le jugement fut rendu (un document parfaitement raisonné, comprenant mille mots, signé par les trois arbitres, sans réserve ni dissension) ; et quel fut alors son effet ? Le Comité d'Arbitrage déclara : « Les Institutions Barnardo sont des oeuvres de charité réelle et de grande valeur, dignes de la confiance et de l'appui du public ». L'accusation principale, de détournement de fonds fut trouvée sans fondement aucun. Les comptables agréés déclarèrent que les finances de la Mission étaient d'une entière loyauté, et le tribunal ne put trouver aucune trace de mauvais emploi des fonds. La direction générale fut proclamée « judicieuse, tout bien considéré », tandis que les accusations de cruauté, de surmenage et de nourriture tout à fait insuffisante, furent reconnues n'avoir aucun fondement. Quant à l'accusation d'élever les enfants comme des païens sans aucune éducation religieuse, elle fut trouvée totalement absurde. Les arbitres se déclarèrent « satisfaits » de l'instruction morale et religieuse donnée. De plus, les écoles en général, le système de discipline et d'éducation professionnelle fut jugé efficace, produisant de bons résultats ; tandis que les attaques contre le caractère moral de Barnardo furent qualifiées de bavardages de la pire espèce.

Mais revenons au centre de l'attaque, à savoir le détournement des fonds confiés à Barnardo ; les découvertes des arbitres furent aussi concluantes que les amis des « Homes » avaient pu le souhaiter : « Les relevés des comptes sont imprimés chaque année et envoyés aux donateurs qui ont donné leur nom et leur adresse et ils sont priés d'accepter pour chaque don un reçu imprimé portant un numéro grâce auquel ils peuvent comparer la liste des relevés des comptes et des rapports annuels où sont consignés leurs dons respectifs et s'assurer ainsi qu'il a été dûment rendu compte de leurs donations. M. H. Bishop, de la Maison de Commerce de Turquand et Young, a, de plus, recherché personnellement le système de la tenue des livres et des comptes et rendu, devant nous, témoignage de leur grande valeur. On ne voit nulle part trace de dons, de gains, ou d'autres fonds semblables ayant été dépensés, comme le déclarait le demandeur, par le docteur Barnardo, dans sa propre maison, pour ses dépenses de famille, ou employés improprement pour son usage personnel ».

Le verdict ne fut pas aussi absolu sur certains points moins importants. Au sujet des « photos trompeuses » Barnardo reconnut franchement qu'en de rares occasions il avait « déguisé » des enfants pour des photographies « arrangées » ; mais il affirmait que les résultats étaient parfaitement ressemblants au type véritable et n'exagéraient en rien les caractères en question. Presque toutes les photographies dont il se servait pour illustrer son oeuvre étaient celles des enfants tels qu'ils étaient à leur arrivée aux « Homes » ; mais il faut se rappeler qu'un grand nombre d'enfants pitoyables arrivaient de nuit et ne pouvaient donc pas être photographiés ; et parfois dans certains cas désespérés, il fallait vêtir les enfants avant de les amener jusqu'au « Home ». Les arbitres reconnurent pleinement ces faits ; mais ils déclarèrent que toute photographie « arrangée » laissait une porte ouverte à l'accusation de « fiction artistique » lancée contre Barnardo ; et ils recommandèrent de cesser, par la suite, de tels procédés.

Quant aux écoles de la Mission, les arbitres conseillèrent de les placer sous le contrôle du Gouvernement et de recevoir ainsi une subvention. Ils trouvèrent l'accusation des châtiments brutaux si exagérée et imprégnée de méchanceté, qu'elle en perdait tout rapport avec la réalité. Pendant un certain temps les « Homes » avaient eu recours à un système de réclusion pour punir les fautes les plus graves ; mais ce système n'avait aucun rapport avec les accusations lancées par le demandeur. Le cas unique où une porte avait été clouée sur un garçon enfermé avait eu lieu pendant une demi-heure, au cours de la réparation de la serrure, et toutes les autres accusations de « châtiments brutaux » furent trouvées également fausses. Mais les arbitres, comprenant combien les « Homes » étaient sujets à la critique du public, conseillèrent d'avoir, à l'avenir, des punitions moins sévères.

Au sujet de « Clerical Junius », le tribunal déclara à l'unanimité que Barnardo n'était pas l'auteur de ces lettres ; mais puisqu'il déclarait avoir fourni en partie les matériaux avec lesquels ces lettres avaient été rédigées, on lui en faisait endosser la responsabilité morale. La réponse à l'accusation d'impression des affiches fut déclarée satisfaisante ; tandis que l'histoire du titre de « docteur » fut jugée semblable à un orage dans une tasse de thé. Barnardo, comme la plupart des étudiants en médecine, était connu sous le nom de « Docteur » bien avant qu'il eût obtenu ses diplômes et naturellement, le souci de sa Mission retarda considérablement la date de ses derniers examens. Pourtant. il avait obtenu son diplôme de médecine à l'Université d'Edimbourg plus d'un an avant l'établissement du tribunal d'arbitrage ; il avait été enregistré comme médecin de Londres et avait obtenu auparavant un diplôme allemand. Cette accusation n'avait donc aucun fondement.
Les conclusions du jugement expriment l'essentiel de l'ensemble de ce document.


« Nous pensons que... les « Institutions Barnardo » sont de véritables oeuvres de charité, d'une grande valeur et dignes de la confiance et de l'appui du public. La direction générale a été judicieuse tout bien considéré ; mais en vue d'obvier au retour de la controverse, pour renforcer les droits de ces oeuvres de charité à la confiance du public et assurer leur efficacité et leur existence, nous recommandons vivement aux administrateurs de recourir aussitôt que possible aux services d'un Comité masculin, qui serait associé au Directeur, dans l'administration de ces institutions et prendrait un réel intérêt pour les « Homes ». Ce Comité donnerait au Directeur ses conseils et son concours dans les nombreuses questions qui peuvent surgir constamment dans l'existence d'une telle oeuvre et, lorsque ce serait nécessaire, toute modification pourrait être apportée à l'oeuvre avec l'assentiment de la Direction. La nécessité d'un tel Comité est accentuée par le fait que l'autorité et la discipline de ces « Homes » paraissent s'être constituées par elles-mêmes et n'avoir aucune sanction légale au cas où les parents et tuteurs n'accepteraient pas l'admission des enfants. »

Telle était la teneur du jugement des arbitres. Mais il faut remarquer spécialement un point. Le tribunal exprimait l' « ardent espoir » que son jugement serait accepté comme final et que « toutes les accusations diffamatoires » cesseraient immédiatement. Le jugement, après lecture, reçut de chauds applaudissements et fut acclamé des deux côtés comme un jugement équitable, basé clairement sur les faits. Mais il faudrait beaucoup de temps pour lire ce volume de mille mots. Aussi, quatre jours après sa publication, The Times se hasarda-t-il à demander une vue d'ensemble sur le jugement. et le lendemain 2 octobre, dans un article de fond d'une colonne et demie, il mit en circulation sa propre réaction.

Cet article lucide et bien pensé soulignait la lutte depuis sa source. Il faisait ressortir qu'au début de son développement, l'oeuvre de Barnardo avait été soutenue par des protecteurs puissants, « parmi lesquels se trouvait le Comte de Shaftesbury » ; et il retraçait la croissance remarquable de la Mission et l'histoire de ses finances. Puis, dans une esquisse de la campagne d'attaque, il retraçait les faits jusqu'à l'arbitrage et faisait le compte rendu du jugement.

« Cette affaire, déclarait The Times, a été « entièrement soumise à l'arbitrage » ; et de « toutes les accusations les plus graves », Barnardo fut « entièrement lavé ». Il ne s'était trouvé « aucune preuve de direction malhonnête ou de dissimulation voulue de l'état réel des « Homes » ; et les arbitres étaient « satisfaits de l'éducation morale et religieuse ». The Times faisait ressortir que le jugement avait proclamé la mission : « une oeuvre philanthropique réelle et digne de l'appui du public » et faisant appel aux administrateurs de Barnardo pour accepter immédiatement la suggestion des arbitres et nommer un Comité pour s'entendre avec le Directeur des « Homes ». L'auteur poursuivait en appelant la paix sur l'oeuvre. Maintenant que le Jugement était rendu, il plaidait pour que « les parties qui l'avaient demandé » aient « le bon sens de s'y soumettre ».

À la lumière du jugement des arbitres et dès sa réception, la Société d'Oeuvres de Charité enleva immédiatement « l'East End Juvenile Mission » - connue de plus en plus, alors, sous le nom de « Homes » du docteur Barnardo - de sa liste d'avertissement, tandis que certains organes de la presse qui, avant l'arbitrage, avaient attaqué Barnardo avec violence, se rétractèrent généreusement et devinrent de vaillants partisans de son oeuvre. Mais ces revirements d'opinion n'étaient pas aussi remarquables qu'ils le paraissent, car lorsqu'on lit attentivement le jugement, l'impression dominante qu'on ressent est celle d'une sorte d'angoisse devant le fait qu'un seul individu ait construire une oeuvre de sauvetage aussi remarquable en faisant si peu d'erreurs. Même après la publication du jugement, quelques individus, il est vrai - de la trempe de ceux qui « coulent le moucheron et qui avalent le chameau » - attaquèrent encore Barnardo. Mais quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens à l'esprit large le reconnurent pour un héros national, le prophète et l'ami de l'enfance abandonnée.

Après l'orage le calme régna de nouveau ; et les « Homes » de Barnardo ayant bravé l'ouragan, comme un chêne vigoureux, se présentèrent devant le monde comme une institution ayant fait ses preuves dans chacune de ses activités et entièrement digne de confiance.
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