Au début de l'année 1869, la
« Mission des Jeunes dans l'East
End » apparaissait comme un enfant qui a
trop grandi dans ses vêtements. On ne pouvait
trouver un coin qui ne fut habité et par
beau temps, les cours de toutes les maisons et les
ruelles, sur lesquelles s'ouvrait la Mission,
étaient remplies de bancs et de
tables.
« Monsieur, on
étouffe », criait un enfant, dans
une école. « Monsieur, je ne peux
pas respirer », pleurnichait un
autre ; et ces plaintes n'étaient pas
une plaisanterie. Barnardo se demandait s'il y
avait jamais eu auparavant, une classe aussi
encombrée ; lui-même pouvait
à peine respirer, quelquefois. Cette
congestion n'était d'ailleurs pas
particulière aux écoles.
Voyons maintenant la
« Communauté ». Elle se
réunissait dans une « petite
chambre haute », et sur les dix-huit
personnes présentes, seize d'entre-elles
s'étaient converties par l'influence de
Barnardo. Mais elle s'accrut si rapidement, que,
mois après mois, elle fut contrainte
à chercher plus de place. La
« petite chambre haute »,
devint peu à peu le local le plus vaste dont
la Mission put se glorifier. Au bout de quatre
mois, elle occupait la plus grande salle, pouvant
contenir soixante-dix personnes. Mais elle fut
bientôt surpeuplée. Au début de
l'année 1869, quand la communauté
s'assemblait, le dimanche à trois heures de l'après-midi,
Barnardo
devait se tenir sur le seuil des portes, pour
prêcher, ou sur un escalier, pour que sa voix
pût se faire entendre dans les
différentes salles combles. Et il
était encore impossible de faire entrer tous
ceux qui le désiraient.
La croissance de cette communauté
n'était due à aucune mesure
sensationnelle. Ses membres n'avaient d'autre nom
que celui de
« Chrétiens » et ils
avaient toute liberté pour devenir membre de
n'importe quelle église. Ils disaient qu'
« aucune, différence de jugement
ou d'expérience ne doit empêcher la
communion de ceux qui aiment le Seigneur
Jésus-Christ ». Ils ne
confessaient « aucune foi, étroite
ou large, si ce n'est la foi en la Parole de
Dieu toute Entière » ; et
comme « ils comprenait toute la valeur de
la communion des saints », ils se
rencontraient « le dimanche
après-midi » pour
« rompre le pain et adorer ».
Ils désiraient s'attacher « par la
Grâce de Dieu à cette
simplicité de Christ, non seulement pour les
choses extérieures, mais aussi pour les
questions spirituelles ; et, évitant
les « querelles de mots », ils
luttaient vaillamment pour obtenir la foi promise
un jour aux saints. Leur unique Grand Prêtre
était Jésus ; leur seul
sacrifice, « un sacrifice total et
complet » ; et ils désiraient
« offrir à Dieu, avec son peuple
et en tous lieux, des sacrifices spirituels qui lui
soient agréables... ».
Cette communauté, n'avait pas de
« pasteur établi ». Des
« Frères », des Quakers,
des Baptistes et des Méthodistes y
prêchaient. Mais bien que Barnardo ne fut pas
un ministre ordonné de l'Eglise, il ne
« rejetait pas le ministère
chrétien », et ce jeune homme,
plein de zèle, avait véritablement
pour son troupeau, « un coeur de
pasteur ». Il y avait pourtant sur son
chemin, deux obstacles à l'exercice complet
du ministère pastoral : son
« manque de temps et de
capacité ». « Je suis
fermement persuadé d'avoir reçu un
appel pour être Évangéliste, écrit-il,
mais je ne suis pas du tout aussi certain de la
vocation
pastorale ». Mais le jour, devait
bientôt arriver où d'autres seraient
désignés pour la tâche
pastorale, permettant ainsi à Barnardo de se
consacrer à son appel particulier.
La Mission était alors semblable
à une chrysalide, faisant éclater sa
prison et l'agrandissement était devenu un
devoir impérieux ; cela fut
bientôt possible, grâce à des
amis de l'oeuvre. On ajouta d'abord une maison
contiguë, puis une seconde, et vers la fin de
l'année 1869, les locaux étaient
aussi surpeuplés qu'au début, lorsque
la Mission ne possédait que les deux petites
maisons. Mais, en attendant, les murs qui reliaient
les quatre cours avaient été abattus
et sur les murs extérieurs on avait
bâti un toit qui pouvait abriter une
assemblée de trois cents personnes.
Pourtant, de tels aménagements
étaient encore insuffisants. Une
activité plus vaste avait été
de pair avec l'agrandissement des locaux ; et
du fait de cette nouvelle activité, la
Mission était assiégée par une
foule de plus en plus nombreuse. Au printemps 1870,
les voisins se plaignaient de ne pouvoir rentrer
chez eux, sans escalader des tables, des bancs, des
chaises et des escabeaux.
Il fallait alors, faire un pas plus
hardi en avant ; et déjà, on
faisait la quête parmi les amis.
L'exécution de ces plans aurait suffi,
semble-t-il, à remplir chaque heure de la
journée d'un homme fort et capable.
Cependant Barnardo, alors âgé de,
vingt-quatre ans, poursuivait ses études de
médecine, tout en dirigeant cette oeuvre. Il
trouvait encore le temps d'aller, une fois par
semaine, à la maison de l'Industrie d'Annie
Macpherson, à Bethnal Green, pour parler aux
jeunes garçons, que cette personne
remarquable préparait en vue de
l'émigration au Canada. Le zèle de
Barnardo pour cette oeuvre est
particulièrement intéressant, car, en
juillet 1868, il avait établi le principe
suivant : l'émigration de personnes
qualifiées dans les colonies britanniques,
en particulier au Canada, doit
être considérée comme le
principal remède contre le chômage, et
avant d'avoir organisé lui-même,
l'émigration, il envoya au Canada des
centaines de ses
« garçons », sous la
direction d'Annie Macpherson.
Mais revenons à Hope Place, il
était impossible d'agrandir davantage les
locaux de la Mission. Barnardo cherchait à y
adjoindre une autre maison lorsqu'il
découvrit, au 18 Stepney Causeway, un vaste
immeuble qui répondait à ses besoins.
Il le loua, à bail, sur le champ, au prix de
45 livres par an, plus un impôt de 12
livres.
Cet immeuble n'était pas
seulement destiné à
décongestionner Hope Place : il devait
surtout être un « Home »
pour les jeunes garçons indigents. Il est
vrai que Jim Jarvis et d'autres
protégés de Barnardo,
s'étaient embarqués pour le Canada,
selon leur désir, au mois de mai 1870, avec
Annie Macpherson, complétant ainsi son
originale caravane de cent jeunes
garçons ; mais Barnardo avait encore
une grande « famille » en
pension, et il pensait maintenant que ces
garçons devraient être
élevés tous ensemble, dans une
maison, où leur éducation serait
dirigée avec soin ; en outre, il
connaissait encore de nombreux gamins sans foyer et
il désirait les secourir.
Placé en face de problèmes
financiers délicats, il sentit que l'heure
n'était pas venue de recevoir uniquement des
enfants indigents. À ce stade de l'oeuvre,
les dépenses d'une telle entreprise auraient
été prohibitives ; et il savait
bien qu'il lui faudrait mettre à
l'épreuve de l'expérience ses
méthodes d'essai. Le plan primitif du
« Home » devait venir en aide
à trois types de jeunes
garçons :
1° Ces
« véritables indigents »
qu'il faudrait « nourrir, loger et
vêtir et à qui il faudrait apprendre
un métier » ;
2° « les jeunes gens qui
cherchent du travail mais pour lesquels il n'y a
aucune issue pour le moment » ;
3° « des jeunes
garçons qui travaillent, sérieux,
bons et honorables, qui ont profondément besoin
d'un foyer
chrétien » et pourraient payer une
modeste pension.
La première mention que Barnardo
fit de ce projet de « Home »
est dans une lettre à un de ses
amis.
« Notre
« Home » de jeunes
garçons », écrit-il,
« comprendra, une fois terminé,
cinquante dortoirs pouvant contenir soixante
enfants. Les charpentiers, les plombiers, les
peintres et les employés du gaz sont
à l'oeuvre. On installera les lavabos, les
cuvettes, les salles de bain, ainsi qu'une cuisine
pratique, une buanderie, et un appartement
privé pour le « père et la
mère de famille » ; le tout
étant fait aussi simplement et
économiquement que possible pour l'usage
constant auquel on le destine. »
Tel était le plan de la Maison
des jeunes gens ; mais Barnardo comprenait
aussi leur besoin de sports, car sa lettre nous
montre qu'on a préparé un terrain de
jeu. Le premier « Home »
était créé ; et les
réparations nécessaires
étaient si avancées que Barnardo
espérait pouvoir l'ouvrir dans trois
semaines. Mais son éternelle bête
noire se trouvait sur sa route. « Vous
sympathiserez avec moi, j'en suis sûr,
conclut-il, si j'ajoute que, par manque de fonds,
je crains d'être obligé
d'arrêter les travaux dans quelques jours,
car je suis décidé à ne pas
faire de dettes ». Si l'attente de
Barnardo s'était réalisée, il
aurait ouvert le « Home » au
mois de septembre 1870, mais l'ouverture fut
retardée de dix semaines, par manque
d'argent ; et quand la cérémonie
eut lieu, sa simplicité était presque
austère. Une lettre de Barnardo,
publiée par le Christian et datée du
8 décembre 1870, nous raconte cette
séance d'ouverture :
« Mes bien chers amis, notre
« Home » de jeunes gens s'est
enfin ouvert. Nous n'avions invité aucun ami
du dehors, ni aucun souscripteur. Nous avions
rassemblés seulement nos chers compagnons
d'oeuvre, le père, la mère et le
maître d'école du
« Home » et nos chers
garçons, et tous ensemble nous
consacrâmes solennellement
cette entreprise à Celui qui, par la
protection de Sa Grâce, avait permis
l'exécution de ce projet. Ce fut une heure
précieuse, une intercession avec Dieu, si
simple, si enfantine, des larmes si
sincères, en demandant qu'il nous fasse
miséricorde, comme si nous étions
encore perdus, père, mère,
amis ».
Le programme de Barnardo
s'étendit alors rapidement, car ce
« Home » faisait partie de la
« Mission des Jeunes dans l'East
End ». La coupe du bois, la cordonnerie
et la fabrication des brosses furent bientôt
des industries florissantes dans les murs de la
Mission ; tandis qu'au dehors une armée
de cireurs et des brigades de commissionnaires de
la ville, en uniforme spécial, effectuaient
un service public qui démontrait à
tous les résultats pratiques de l'oeuvre de
Barnardo. Le programme du
« Home » ne tolérait pas
la paresse. Chaque heure de la journée avait
son occupation. Entre l'heure du lever, six heures
du matin et celle de l'extinction des
lumières, dix heures du soir, l'emploi du
temps comprenait : la prière du matin
et du soir, deux heures de classe, un temps de
travail technique, trois repas, des exercices
physiques, des jeux en plein air, un moment pour la
lecture, et la méditation, et un autre pour
le ménage ; car on apprenait aussi aux
garçons à faire leur lit, à
balayer et à frotter les parquets, à
laver leurs vêtements et à s'occuper
de nombreux devoirs ménagers.
Il n'est pas surprenant que le
« Home » de Stepney Causeway,
ouvert vingt-quatre heures par jour, avec la
présence constante du
« père » et de la
« mère de famille », fut
considéré, peu à peu, comme le
centre de l'oeuvre missionnaire. En
réalité, Stepney Causeway fut
bientôt reconnu comme quartier
général, et « Hope
Place » où la Mission avait
été baptisée, fut
considérée comme l'annexe, bien
qu'elle ne cessât aucune de ses
activités. Mais pendant bien des
années encore, l'oeuvre avec toutes ses
ramifications ne cessa de s'appeler la « Mission
des
Jeunes
dans l'East End » et c'est sous ce
nom-là qu'elle fut connue dans toute
l'Angleterre.
Depuis l'arrivée de Barnardo
à Londres, en avril 1866, jusqu'à
l'ouverture du « Homes », en
décembre 1870, les enjambées de ce
jeune enthousiaste semblent assez rapides, mais par
la suite, son oeuvre bondit en avant comme
poussée par une force surnaturelle. Un coup
d'oeil sur les comptes nous révélera
l'extension de la Mission. Jusqu'en juillet 1867,
Barnardo ne fit aucun appel public de fonds :
après cette date, il donna chaque
année un rapport financier, dont la lecture
nous émerveille. Le premier rapport, du 15
juillet 1867 au 15 juillet 1868, montre que les
recettes s'élevaient à cette
époque à 214 livres, 15 shillings.
L'année suivante, les recettes avaient
triplé ; elles triplèrent encore
l'année suivante. Après l'ouverture
du « Home », les recettes
annuelles atteignirent presque, 7.000 livres et
entre le 31 mars 1876 et le 31 mars 1877, elles
furent de 30.000 Livres. Ces chiffres nous montrent
l'accroissement remarquable, de l'oeuvre pendant
une décade. Mais le plus remarquable est que
l'on confia tout cet argent à un jeune
étudiant plein de zèle
évangélique, qui en avait seul la
charge, et qui n'eut, pendant des années,
aucun conseil financier pour l'aider dans la
gestion de ces fonds. Dans son Premier
Jubilé, Barnardo déclare simplement
qu'il avait seul, le contrôle de tous les
fonds : « Les chrétiens
désireux d'aider l'oeuvre missionnaire
doivent se rappeler, avant de le faire, que leurs
dons ou leurs souscriptions parviendront à
un simple particulier - que je n'ai ni
comité, ni trésorier, ni
secrétaire, autre que moi-même dans la
direction financière de la Mission - que
leurs noms ne seront jamais imprimés, mais
que je leur répondrai moi-même et leur
accuserai réception de leur
souscription ».
Dans un autre paragraphe, il insiste sur
ce fait, qu'il désire éviter tout ce
qui « peut ressembler aux louanges
humaines » ; et il continue en ces
termes : « C'est à cette fin, que les
noms des
donateurs ne seront pas imprimés ; les
initiales seules seront données. Je crois
qu'il est juste de dénoncer l'habitude
répandue de publier en entier les noms et
adresses des donateurs, comme contraire à
l'Écriture, parce qu'elle conduit aux
aumônes faites « pour être
vues des hommes », et à
désobéir à cette
exhortation : « Mais quand tu fais
l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce
que fait ta main droite, afin que ton aumône
se fasse en secret et ton Père, qui voit
dans le secret, te le rendra ».
Mais bien qu'il maintint ce
contrôle autocratique, Barnardo
« sollicita » néanmoins
« l'examen le plus complet des affaires
de la Mission » ; car chaque
donateur, désireux de le faire, pouvait voir
les livres de comptes à toute heure du jour,
« sans qu'il fut besoin de
prévenir à l'avance ».
Il publiait aussi, régulièrement, les
initiales de tous les donateurs connus et le mois
pendant lequel ils avaient envoyé leurs
dons, et il faisait précéder ces
initiales de M., Mme, Mlle, Pasteur, etc....
suivant les indications qui lui parvenaient ;
tandis que les dons anonymes étaient
publiés avec les informations qu'il pouvait
obtenir. En un mot, il était rendu compte de
chaque souscription et chacun pouvait
aisément vérifier ce qu'il avait
donné. De fait, personne n'aurait eu de
raison de se plaindre, de la manière dont
Barnardo rendait ses comptes.
Pourtant le jour était proche
où, sous les assauts de ses ennemis, les
méthodes de Barnardo devaient être
attaquées et bien qu'il sortit indemne de
« la vallée de
l'humiliation », il y apprit l'erreur qui
consiste à contrôler personnellement
et seul les finances d'une oeuvre de
charité. Mais nous verrons cela plus tard.
Revenons maintenant à l'année 1870
pour retracer l'évolution de l'oeuvre
missionnaire.
Quand Barnardo avait loué
l'immeuble de Stepney Causeway, on lui avait
accordé le droit de location sur les locaux
avoisinants, si plus tard il en avait besoin.
Et il fut heureux d'avoir pris cette
précaution, car bientôt le
numéro 18 débordait sur le
numéro 20 et même sur le 22, si bien
qu'en peu d'années, Barnardo avait dans
Stepney Causeway, tous les immeubles du
numéro 18 au numéro 26. Et il ouvrait
simultanément une douzaine de
différents centres, dans d'autres
quartiers.
Mais quelle était la
nécessité d'une telle
expansion ?
Nous allons le voir maintenant. Au
début de l'histoire des
« Homes », un jour d'hiver, un
enfant de onze ans environ, à demi-nu et
mourant de faim, entra à « Stepney
Causeway ». Sa mère l'avait
jeté à la rue à l'âge de
sept ans et depuis ce temps-là, John Somers,
surnommé « Poil de
Carotte » par ses camarades, à
cause de ses taches de rousseur, ne voyait jamais
sa mère, si ce n'est quand elle l'attrapait
dans la rue et pillait ses poches en quête
d'argent pour acheter du genièvre. Or,
« Poil de Carotte » gelé
et affamé suppliait qu'on l'admit au
« Home ». Barnardo
écouta, le coeur navré, l'histoire de
l'enfant, mais tous les lits étaient
occupés et il n'y aurait aucun départ
avant huit jours. Il consola de son mieux le petit
garçon, lui donna un repas chaud et une
« demi-couronne » et lui promit
qu'il y aurait une place pour lui, dans une
semaine. Aussi, « Poil de
Carotte » s'en alla-t-il, le coeur plus
léger. Mais les jours suivants furent
pluvieux, orageux et froids. Personne ne voulait
des allumettes que « Poil de
Carotte » essayait de vendre ;
chacun était trop occupé pour
s'intéresser aux malheurs d'un pauvre
enfant, sans feu ni lieu. Le jour qui devait
précéder l'admission de
« Poil de Carotte », peu
après l'aurore, à Biblingsgate, deux
ouvriers découvrirent en retournant une
futaille vide, deux petits garçons
apparemment endormis. L'un d'eux s'éveilla.
aussitôt et s'enfuit avec l'agilité
d'un chat. L'autre paraissait profondément
endormi ; alors un des hommes le secoua, mais
sans résultat. Il était immobile,
comme en léthargie.
L'ouvrier le souleva et touchant son
visage, il tressaillit et s'éloigna
brusquement. « Poil de
Carotte » était
mort !
L'enquête du coroner
révéla qu'il « avait
succombé aux effets du froid et de la
faim ». Le petit visage, amaigri par les
privations et le corps osseux, disaient toute son
histoire. Le verdict fut : « Mort
par épuisement, dû au froid et au
manque de nourriture ». Cette
tragédie, transperça l'âme de
Barnardo. Il ne cessait de penser qu'il avait
renvoyé « Poil de
Carotte » de son
« Home » ; il se sentait
indirectement responsable de sa mort. Toutefois, le
passé était irréparable et le
remords ne servait à rien. Barnardo n'avait
qu'une chose à faire. Il résolut,
avec l'aide de Dieu, de ne plus jamais renvoyer un
enfant abandonné. Il suspendit donc, au
quartier général, un grand
écriteau : « AUCUN ENFANT
ABANDONNE NE SERA
REFUSÉ ».
Cette inscription était une
extraordinaire proclamation de foi. Elle est
demeurée, depuis lors, la règle
fondamentale des « Homes » et
bien que leur foi fut souvent mise à
l'épreuve, « le pot de farine et
la cruche d'huile » ne leur ont jamais
manqués.
Cette marche en avant n'était
pas, cependant, limitée aux
« Homes ». Quelques mois
après l'établissement du premier
« Home », la Mission ouvrit une
grande « Ragged School », dans
Sahmon's Lane, qui fut un bienfait pour les
habitants de ce quartier sordide et un peu plus
tard, elle ouvrait, au mois de septembre 1870, dans
North Street, à Lime House, un
dépôt de tracts et de saine
littérature, qui, en fournissant une lecture
spirituelle aux pauvres gens, était comme
une oasis dans ce désert de
péché.
Mais un autre fait est encore plus
significatif. Vers la fin de l'année 1871,
Lord Shaftesbury demanda à Barnardo,
d'examiner avec soin les récits de
« ses enfants » et de
préparer des statistiques pour
connaître les causes de leur
dénûment. Barnardo accepta volontiers :
« Je
disposai, en plusieurs colonnes, les
différentes causes que je pouvais
connaître... pour lesquelles ces enfants
devenaient candidats de nos
« Homes » et ce fait
étonnant m'apparut (doublement
étonnant, parce que je n'étais pas,
à cette époque, un abstinent
véritable, ni même en sympathie avec
le mouvement de tempérance) qu'environ 85 %
d'entre eux devaient leur misère sociale et
leur détresse profonde à l'influence
directe ou indirecte de la boisson, chez leurs
parents, leurs grands-parents ou d'autres membres
de leurs familles ».
Indigné par cette
révélation, Barnardo devint
immédiatement membre de la
Société de Tempérance,
unissant ainsi la cause de la tempérance
à la morale de Christ, qui veut
« qu'aucun de ces petits ne
périsse ». Des plans furent donc
établis, pour une attaque dirigée
contre le commerce de la boisson. Après
beaucoup de préparation et de prière,
Barnardo aidé par sa
« communauté », invita
Joshna et Mary Poole à diriger, en
coopération avec la Mission de l'
« East-End », une campagne
d'évangélisation. Elle
commença en août 1872. Le centre des
opérations était une vaste tente,
pouvant contenir 3.000 personnes, située eu
face d' « Edinburg Castle », le
plus affreux « Palais du
Genièvre » de Lime House. Barnardo
et ses compagnons allaient braver le lion dans sa
tanière.
Les résultats de cette campagne
furent des conversions durables par centaines,
parmi lesquelles celles de buveurs, de
prostituées et de voleurs. Quelques-uns de
ceux qui semblaient réprouvés sans
espoirs, devinrent ainsi, pour toute leur vie, des
ouvriers de la Mission. Les résultats de
tempérance ne furent pas moins remarquables.
Chaque converti signait un engagement et des
centaines en signèrent, qui ne firent jamais
profession de convertis.
Barnardo écrivit pendant cette
campagne : « Les scènes dont
nous sommes les témoins chaque soir sont telles
que je ne me
souviens pas
d'en avoir jamais vu de semblables à aucune
période, de ma vie spirituelle. Dimanche
dernier, deux mille cinq cents personnes se
pressaient pour écouter la Parole de vie et
pendant les heures qui suivirent, nous eûmes
affaire à des âmes
angoissées... ». Et plus
loin : « Le résultat de cette
mission sous la tente fut qu'un grand nombre de nos
chers ouvriers signèrent un engagement de
tempérance. Près de quatre mille
engagements furent pris sous la tente par des
personnes adultes ; ces engagements furent
notés et les personnes visitées et
entourées ».
Mais le résultat le plus
dramatique de cette campagne fut la fermeture de
deux célèbres tavernes, par suite de
la perte de leurs pratiques ; l'une d'elles
était « Edinburg
Castle ».
Avant de commencer la Mission sous la
Tente, Samuel Morley, Annie Macpherson et Barnardo,
avaient visité « Edinburg
Castle ». Ils découvrirent le
« palais flamboyant de
l'alcool » ; l'entrée
était bien éclairée et
attrayante et au fond se trouvait un
« music-hall d'affreuse
réputation ». Barnardo raconte les
impressions que lui ont laissé cette
visite : « Le spectacle qui se
déroulait sous nos yeux s'imprima
profondément dans notre mémoire. Le
bar, de même que le music-hall,
étaient surpeuplés, on voyait surtout
des jeunes gens et des jeunes femmes. Le commerce
bruyant de l'alcool allait bon train et les
chansons les plus applaudies étaient celles
qui contenaient surtout des termes sales et des
gestes équivoques. Autour de la salle se
trouvaient des statues de nu qui, je suppose,
devaient être d'autant plus artistiques
qu'elles répugnaient aux gens convenables...
Nous nous trouvions en présence d'une agence
de démoralisation de la pire
espère.
« Lorsque la plupart des
pratiques du bar d'Edinburg Castle se furent
retirées et que le music-hall fut
pratiquement vide, résultats visibles de la
Mission sous la Tente, Barnardo comprit que cette
campagne avait été conduite par la Providence.
Mais
lorsque l'immeuble fut mis en vente, il lui sembla
voir clairement la main de Dieu lui faire signe d'
« entrer et de prendre possession du
terrain ». En conséquence, il ne
perdit pas un instant pour appeler les
« serviteurs de Dieu » à
se joindre à lui, pour acquérir cette
forteresse de l'iniquité, pour le service de
Christ. Il écrivit aussitôt dans une
lettre au Christian :
« Un des résultats
immédiats de la Mission sous la Tente est la
mise en vente de deux bars voisins. L'un d'eux est
complètement fermé. L'autre est une
vaste maison comprenant dix-huit
pièces ; une vaste salle bien
aérée contient deux cents
personnes ; une autre grande salle de concert
avec mille cent places et le terrain qui entoure
l'immeuble est assez vaste pour nous permettre,
s'il est nécessaire, des réunions en
plein air ou sous la tente par beau temps.
Déjà, de nombreux
enchérisseurs sont venus le voir, en
prévision de la vente prochaine, et nous
entendons dire qu'elle sera réouverte comme
music-hall et salle de concert.
« Je frémis à
cette pensée et le ne puis que prier le
Seigneur de permettre à l'un de ses
serviteurs de mettre ceci à ses pieds pour
son saint service. Je recevrai et je
répondrai avec reconnaissance à toute
communication à ce sujet, souhaitant
ardemment que Dieu remplisse le coeur de ses
serviteurs de souci et de sympathie pour les
pauvres habitants de l'
« East-End » qui viennent
d'être amenés à
l'Évangile
éternel ».
Cet appel aux « Serviteurs de
Dieu » amena la réponse
désirée. Quelques semaines plus tard,
la Mission entrait en possession d'
« Edinburg Castle ». Le mardi
22 octobre était le jour fixé pour la
vente aux enchères ; mais Barnardo
savait qu'un music-hall de West-End désirait
l'acheter. Aussi, une heure avant la vente aux
enchères acheta-t-il l'immeuble, par
adjudication privée, pour 4.200 livres, dont
840 livres payables d'avance jusqu'à
l'examen des contrats.
Le jour où l'on devait payer le
dernier versement, il manquait encore 110 livres
pour atteindre l'énorme total. Cependant on
n'emprunta pas un
« penny » ; à onze
heures du matin un ami vint « pour donner
un dernier coup à la citadelle ».
C'était un billet de 100 livres. Un autre
apporta 10 livres et « à midi, la
somme totale de 100 livres était
réunie, avec la promesse de 100 livres pour
l'ameublement. Barnardo écrivait à ce
sujet : « Que notre Dieu est
bon ; qu'Il est fidèle dans ses
alliances. Mes frères bien-aimés,
unissons-nous dans un chant de louanges et de
triomphants
Alléluias ! ».
Tout cet argent était
envoyé à Barnardo personnellement. Il
n'avait ni trésorier, ni secrétaire
et on ne publiait aucun nom de donateurs.
Cependant, telle était la confiance en son
honnêteté que, parmi les donateurs, se
trouvaient Lord Shaftesbury, l'honorable Arthur
Ninnaird (qui devint plus tard Lord Kinnaird) et
Lord Radstock, qui donna à lui seul 1.000
livres sterling.
Barnardo continua de diriger cette
nouvelle branche de l' « East End
Juvenile Mission », mais l'immeuble
était dévolu à sept
administrateurs « choisis parmi les
différentes sections de l'Eglise des
Professants ».
Le jour où Barnardo acheta
« Edinburg Castle », on lui
offrit une avance de 500 livres. Mais de telles
propositions tombaient dans l'oreille d'un sourd.
Six jours après l'acquisition, il y eut au
« Castle » un grand thé,
suivi d'un service d'action de grâce sous la
Tente, qui marquèrent un nouveau bond en
avant de son oeuvre. Bien des réparations
étaient nécessaires avant que
l'ancien palais du gin fut en état de rendre
de grands services à la Mission ; aussi
l'ouverture officielle fut elle retardée
jusqu'à ce que les transformations fussent
accomplies. Dans l'intervalle il n'y eut cependant
pas de « temps mort ».
Au bout d'une quinzaine de jours, la
« communauté » fut organisée en
église et devint l'
« Église de la Mission
Populaire », avec des diacres et des
anciens ; Barnardo fut
« élu » pasteur du
troupeau à l'unanimité. Cette
église comptait, à sa première
réunion au « Castle »,
deux cent cinquante membres et cinquante personnes
désireuses de le devenir.
Pendant la Mission de Réveil sous
la Tente, Barnardo cherchait une manière de
venir à bout des débits
d'alcool ; mais ce n'est qu'après avoir
commencé les transformations d'
« Édimbourg Castle »,
qu'il trouva son plan. Les décorateurs
étaient à l'oeuvre dans la salle
centrale du bar lorsque Barnardo, à la vue
des miroirs brillants, des candélabres
dorés et des couleurs vives qui couvraient
les murs, pensa soudain : « N'est-ce
pas tout ceci qui attire les ouvriers dans les
bars ? Et ne pouvons-nous pas conserver tous
ces attraits tout en supprimant la vente de
l'alcool ? ». Sur le champ il
décida de laisser les comptoirs, les
miroirs, les candélabres et toutes les
autres « attractions ». Il
n'enleva que ce qui était malfaisant,
déterminé à faire de cet
ancien centre de débauche, la citadelle de
son oeuvre de tempérance. Ainsi donc, le
palais du gin fut transformé en un palais du
café. où l'on vendait toutes les
boissons possibles non alcoolisées ; on
servait également des repas à un prix
minime ; on y trouvait des journaux, des
revues et des jeux honnêtes. La
manière de voir de Barnardo se résume
dans cette phrase : « L'ouvrier est
séduit par l'artifice du publicain ;
pourquoi ne serait-il pas attiré par des
moyens du même genre, mais dans un but
honnête ?
L'inauguration officielle du «
Castle » fut annoncée comme un
événement triomphal. Les
préparatifs étaient achevés.
« Edinburg Castle » avait
été repeint à
l'extérieur et à l'intérieur.
Des textes bibliques étaient peints sur les
murs ; de belles gravures encadrées avec
goût y étaient suspendues.
Après de nombreux nettoyages et fumigations,
cet ancien «Palais du gin » semblait
rayonner de beauté, de
sérénité et de paix.
Le 14 février 1873, date
importante dans l'histoire de l'oeuvre de Barnardo,
le « Castle » fut
solennellement inauguré. Plus que quiconque,
quelqu'un pouvait donner une importance capitale
à cette cérémonie.
C'était Lord Shaftesbury, dont on avait
obtenu la présence. Il déclara le
« Castle » ouvert, pour remplir
sa « nouvelle et glorieuse
mission » et dans son discours, il
prononça des paroles que Barnardo aimait
à redire : « Les
Églises et les Chapelles »,
disait-il, « font, sans doute, de leur
côté, une oeuvre excellente, mais il
est triste de constater qu'elles manquent
totalement d'esprit missionnaire et s'occupent trop
exclusivement de leurs troupeaux. Elles paraissent
croire qu'il est suffisant d'ouvrir une chapelle et
de faire connaître qu'on s'occupe là
de religion, alors que cela n'a suffi et ne suffira
jamais pour amener les masses à la religion.
Maintenant, comme autrefois, cette parole est
toujours l'ordre de Dieu : Va dans les chemins
et le long des haies et ceux que tu trouveras,
contrains-les d'entrer. Les classes
ouvrières ne sont pas entrées et
n'entreront jamais tant que les choses seront
telles qu'aujourd'hui... Il faut une oeuvre vivante
et conquérante, la prédication en
plein air et les visites de maison en maison ;
en résumé - s'écriait Lord
Shaftesbury - il faut employer tous les moyens pour
apporter la Vérité au coeur et
à la conscience de chacun... Telle est la
grande tâche qu' « Edinburg
Castle » a entreprise sous le regard de
Dieu, avec l'aide de l'Eglise
populaire ». Puis, parlant du Palais du
Café, il priait Dieu d'en faire le prototype
de nombreux efforts semblables « pour
permettre la fraternité, la distraction et
les rapports sociaux, en dehors de cette
atmosphère dangereuse créée
par la vente des boissons
alcooliques ».
Un enthousiasme extraordinaire jailli de
toutes parts dans cette immense assemblée,
accueillit ce discours et, la
cérémonie terminée, des
centaines d'auditeurs déclarèrent
avoir vécu, ce jour-là,
l'événement qui inspirerait toute
leur vie. Il n'est pas surprenant que ce discours
réveillât des émotions
profondes, car, parmi les auditeurs de Lord
Shaftesbury se trouvaient les hommes qu'il avait
émancipés par ses efforts et
délivrés de leur première et
inhumaine condition dans les usines, les ateliers
ou la mine. Il y avait aussi d'anciens ramoneurs et
ceux qu'il avait arrachés, tout jeunes, aux
horribles briqueteries, aux ateliers d'imprimerie
de calicot et aux équipes agricoles. Et
nombreux étaient ceux dont le coeur
était plein de reconnaissance envers ce
vétéran de l'action sociale, pour le
congé du samedi après-midi, les parcs
publics, les « Ragged
Schools », les instituts ouvriers,
l'amélioration des logements, l'Union
Chrétienne de jeunes gens, et d'autres
réformes importantes. De plus, lorsqu'il
parla du but de, tempérance du Palais du
Café, beaucoup se souvinrent de la loi qu'il
avait fait voter, pour faire cesser l'atroce
coutume de payer des salaires en bons de boisson et
qu'il avait, le premier, donné l'exemple en
menant une campagne électorale sans offrir
de la bière ou du gin ; qu'il avait
fait réduire le nombre d'heures de vente des
liqueurs le dimanche et que, lors de l'inauguration
du premier bloc de maisons modèles en
Angleterre, qui comprenait 1.400 maisons avec
gardiens dans Battersea, il avait stipulé
dans les contrats que cette propriété
ne pourrait jamais être menacée par
l'installation d'un commerce d'alcool dans son
périmètre.
Le Palais du Café eut, dès
le début, un véritable succès
social et financier. Il attira un grand nombre
d'ouvriers et, comme foyer de rencontre,
dépassa considérablement les bars
voisins. Mais chose plus importante, il créa
une atmosphère idéale, sans laquelle
la multitude qui avait signé des engagements
pendant le Réveil n'aurait pu les tenir.
L'Eglise populaire n'eut, d'ailleurs,
pas moins de succès. Tous les dimanches
soirs, le music-hall transformé était
rempli d'adorateurs, et quand après
l'agrandissement d' « Edinburg
Castle » en 1884, le nouveau
« Hall » put contenir 3.200
personnes, il était aussi bondé que
le précédent. Pendant quinze
années encore Barnardo, sans négliger
aucun autre de ses devoirs, occupa le poste
honoraire de pasteur principal et il prêchait
à cette multitude jusqu'à trois fois
par semaine. Sa puissance comme prédicateur
était telle qu'on lui conseilla fortement de
se consacrer plus particulièrement à
cette tâche et de laisser à d'autres
le soin des autres branches de, la Mission. Mais il
n'accepta jamais cette proposition :
« Je sens que mon Maître m'a
appelé et m'a donné comme
tâche, mes enfants ; rien ne pourra me
les faire abandonner.
Cependant, même après que
le travail pressant l'eût contraint à
laisser la tâche pastorale de l'Eglise
Populaire, Barnardo resta actif dans cette
oeuvre ; il y prêchait
fréquemment et surveillait toutes ses
activités. « J'affirme sans
hésiter, déclarait-il, que ceux qui
disent que les classes ouvrières sont
hostiles au christianisme sont absolument mal
informés. Je suis persuadé que
l'Évangile prêché
fidèlement, en anglais pur et simple, et
avec une conviction personnelle, sera comme
toujours un puissant attrait pour les classes
ouvrières et les pauvres en
général. À
« Edinburg Castle » nous avons
le dimanche matin une nombreuse congrégation
de travailleurs décents et respectables,
à une heure où leurs semblables sont
sensés être encore dans leur lit ou au
bar voisin... Le dimanche après-midi nous
avons, en général, 2.500
présences. Le soir, le Hall est plein
à craquer et je ne sais pas de spectacle
plus encourageant que celui du
« Castle » entre sept et huit
heures trente, quand nos 3.200 places sont
occupées ».
Il ne faudrait pourtant pas s'imaginer
que l'Eglise Populaire
n'était qu'un centre de prédication.
Il y eut bientôt un groupe important de
diaconesses qui dirigeaient des études
bibliques, des réunions de mères de
famille et de jeunesse... et personne ne
connaissait mieux qu'elles les foyers de l'
« East-End ». De plus, la
« Ragged School » de la rue
Copperfield, qui fut créée à
la suite de l'oeuvre du
« Castle » et dont
l'équipe se composait de personnes
converties de l'Eglise, Populaire, cette
école devint bientôt la plus grande
des « Ragged Schools » de
Londres, et son enseignement était tel que,
chaque année, les inspecteurs du
gouvernement demandaient pour elle une plus grande
subvention.
Cependant, ce n'est pas à
Barnardo seul qu'était due la puissance qui
jaillissait de cette Église. Elle devait
beaucoup à Joshna et Mary Poole, ainsi
qu'aux services spéciaux de Moody et de
Sankey en 1874 et 1883, et parmi ses dates
importantes, il faut noter la campagne
d'évangélisation dirigée par
« Oncle Tom », celui qu'a
immortalisé H. Beecher-Stove, dans La
Case de l'oncle Tom. Ce sympathique noir, qui
portait sur son corps les profondes cicatrices des
fers de l'esclavage, alla droit au coeur des
auditoires de « East-End » et
il laissa une impression durable à l'Eglise
Populaire. Néanmoins, c'est à
Barnardo surtout que l'Eglise devait sa force et
son action.
Tandis que la mission s'étendait de plus
en plus vers de nouvelles activités, son
fondateur transformait complètement sa vie
pour ses affaires privées. Jusqu'en 1871, il
n'est pas question de sentiment dans la vie de
Barnardo. Il semblait aimer tellement son oeuvre
qu'il paraissait insensible aux charmes de
l'amour ; mais ce lutin ingénieux eut
enfin son jour : Celle qu'il atteignit
était Syrie-Louise Elmslie, fille unique de
William Elmslie, un riche
industriel de la ville, résidant à
Richmond.
Miss Elmslie avait été
élevée dans un milieu très
mondain et dans une atmosphère de luxe. Des
précepteurs particuliers avaient
dirigé son éducation ; on lui
accordait toutes ses fantaisies. La religion avait
eu une très petite place dans son
éducation et le dimanche, dans son milieu,
ne différait guère des autres jours
de la semaine. Cependant à l'âge de
dix-huit ans, sous l'influence de Lord Radstock et
du Docteur F.-B. Meyer, elle, passa par une
expérience religieuse, qui réveilla
son âme et changea sa vie. Elle
commença aussitôt à travailler
dans les « Ragged Schools » de
Richmond et s'y donna entièrement.
Après quelques années de
travail dans cette oeuvre, en automne 1871, Miss
Elmslie organisa sa grande réunion
récréative,
précédée d'un thé pour
tous les garçons pauvres du quartier. Elle
avait entendu parler de Barnardo et l'invita
à parler aux enfants. Il vint, prit le
thé avec eux et leur adressa un message qui
captiva leur attention. Il ne put voir Miss Elmslie
avant d'avoir achevé de parler.
Jusque-là, elle était trop
occupée pour recevoir l'orateur. Mais
lorsqu'ils se rencontrèrent, ils se firent
mutuellement impression. Barnardo admira le talent
avec lequel Miss Elmslie avait organisé la
réunion ; elle, admira l'influence
magnétique qu'il exerçait sur ces
rudes garçons. Mais de plus, chacun admirait
l'autre pour des raisons qu'ils n'auraient pu
eux-mêmes définir.
Ce fut leur première rencontre,
mais le sort avait décidé qu'ils se
rencontreraient de nouveau le lendemain. À
la gare de Paddington, Barnardo avait pris un
billet de troisième classe pour se rendre
dans une localité à deux heures de
Londres lorsqu'il se heurta presque à Miss
Elmslie et à son père qui allaient
dans la même direction, à une station
plus éloignée. Mais ils voyageaient
en première classe. Aussi retourna-t-il précipitamment
changer
son billet et il se joignit alors aux Elmslie.
Cette rencontre imprévue ne fit qu'augmenter
l' « admiration » des deux
côtés. Barnardo admit plus tard que
l'amour l'avait touché à ce moment,
tandis que Miss Elmslie confiait à une de
ses amies que « ce petit
coquin » lui avait enlevé son
calme accoutumé.
Mais Barnardo, absorbé par son
travail, n'avait pas le temps de penser à
l'amour ; aussi fit-il son possible pour
chasser de son esprit Miss Elmslie et son charme,
mais en vain. Sa vue hantait ses rêves. Il ne
la revit pourtant que dix-huit mois après,
et cette rencontre fut tout aussi imprévue
que la première.
Au printemps 1873, aux
funérailles du pasteur William Pennefather,
Miss Elmslie perdit ses amis dans la foule et voici
qu'elle se trouva tout à coup en face de
Barnardo. Elle cessa de chercher ses amis ;
Barnardo s'offrit à l'accompagner chez elle
et avant de se séparer, ils savaient qu'ils
« s'aimaient ».
Quelques jours plus tard, ils se
fiancèrent, Barnardo alla jusqu'à
Richmond pour demander le consentement de M.
Elmslie. Mais tout s'était passé si
rapidement et Barnardo connaissait si peu la
famille Elmslie que, reçu à la gare
par sa fiancée et son plus jeune
frère, Harry (âgé de neuf ans
et assis à côté du cocher, tout
au sommet du « cab »), il
demanda si ce « délicieux petit
garçon » était le fils du
cocher.
Tout alla bien, malgré ces
impairs. Quatre semaines plus tard, le
« Metropolitan Tabernacle »
était plein à craquer pour la
célébration du mariage de l'heureux
couple. En l'absence du pasteur Ch. H. Spurgeon,
ils furent mariés par trois amis
intimes : le Docteur Graham Guinness, Lord
Radstock et Henry Varley, un
évangéliste.
Leur voyage de noces dura six
semaines ; cependant la vie de Barnardo
était si étroitement unie à
son oeuvre qu'il ne put, même en ces jours
mémorables, s'arracher
à la mission et à « ses
garçons ». Et sa jeune
épouse ne le désirait pas non
plus ! Ils écrivaient des vingtaines de
lettres et les heures s'écoulaient,
heureuses, à lire à haute voix et
à réfléchir ensemble à
de nouveaux plans pour agrandir leur oeuvre.
D'ailleurs, ces méditations ne furent pas
vaines, car de là naquit bientôt l'une
des branches les plus importantes des
« Homes » de Barnardo.
Les six semaines de vacances
terminées, le jeune couple eut une
soirée d'accueil pour saluer son retour. En
cette circonstance toutes les places du grand Hall
d' « Edinburg Castle »
étaient occupées, et quand Lord
Shaftesbury, au nom de l'Eglise Populaire, offrit
à Madame Barnardo un service à
thé en argent, l'émotion fut à
son comble. L'assemblée se leva et remplit
l'air de ses acclamations. Barnardo semblait le
héros de l' « East-End »
et maintenant qu'il était marié, ses
admirateurs attendaient de lui de plus grandes
choses encore.
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