Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

La Chine ou l'Est de Londres

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Deux mois et demi, environ, après la réunion mémorable du salon du docteur Guinness à Dublin, nous trouvons Barnardo établi à Coburn Street, dans le quartier Est de Londres, se préparant à devenir missionnaire en Chine. En quittant Dublin, il emportait des lettres d'introduction des Frères Larges et de l'Union Chrétienne de Jeunes Gens, le recommandant à plusieurs chrétiens, ayant une activité à Londres. Malgré le temps que lui prenaient ses cours missionnaires, il trouva cependant le moyen de s'engager immédiatement dans une oeuvre de l' « East-End ». Le monde n'était-il pas la vigne du Seigneur ? Comment pourrait-il, plus tard, avoir un ministère fidèle en Chine, si, en attendant, il fermait son coeur aux besoins de l' « East-End » ? Telle était la logique de sa situation qu'il accepta aussitôt. Il avait à peine terminé son installation qu'il découvrit aussi le local des « Ragged Schools » d'Ernest Street, et offrait sur le champ son aide au personnel de l'école.

Nous n'avons que peu de détails sur les premiers mois d'études de Barnardo. Néanmoins, nous savons qu'en quittant Dublin, il ne pensait qu'à ses études en vue de la mission en Chine et l'idée de faire sa médecine ne lui était pas venu à l'esprit. Son but était d'étudier la Bible pendant deux ou trois ans, puis de partir en Chine. Mais dès le début, l'activité pratique prit une grande place dans sa vie. Il se mit au travail, avec zèle, au service d'une « Ragged School » ; et il avait une si grande autorité sur les enfants difficiles, qu'au bout de quelques semaines on insista vivement auprès de lui pour lui faire accepter la direction de l'école. Il l'accepta, mais on s'aperçut qu'il avait des idées personnelles sur la façon de diriger une « Ragged School ». Aussi, ses innovations hardies se trouvèrent-elles, très vite, en contradiction avec les méthodes conservatrices de ses collègues, comme nous le verrons plus tard ; il ne supporta pas leurs directives et reprit sa liberté pour faire, de son côté, l'expérience de ses idées.

Pendant ce temps, et comme à Dublin, l'oeuvre des « Ragged Schools » n'employait nullement toute son activité. Là encore, il se sentit appelé à prêcher l'Évangile par « les chemins et le long des haies » et parmi ses premières expériences à Londres, aucune ne décrit mieux Barnardo, que ses exploits de prédicateur de rues. Il s'y donna de tout son coeur. Et du fait même de son agnosticisme d'autrefois, il était à même de comprendre et de réfuter les arguments de ses contradicteurs nationalistes. Qu'il le voulut ou non, Barnardo avait une dette envers le rationalisme impénitent de sa jeunesse. Il lui devait de connaître la valeur du raisonnement juste ; et si par la suite il préféra employer d'autres arguments que ceux de la raison pure, jamais il ne méprisa celle-ci.

Voici un exemple frappant du courage spirituel de ce prédicateur de rues : c'est un incident qui se passa peu de temps après son installation à Londres. Un soir, voyant une foule de jeunes gens et de jeunes filles entrer dans un cabaret de chansons, Barnardo les suivit pour connaître le genre de spectacle qu'ils allaient voir. Mais bientôt son « sang bouillait d'indignation, ayant vu, dit-il, d'une loge de côté, tous ces visages tendus avec ardeur vers un spectacle abominable ; je demandai au propriétaire la permission de monter sur l'estrade, pendant l'entracte, et d'adresser quelques paroles au public ». Il y consentit, à la condition que Barnardo lui payât cinq livres sterling. Malgré cette prétention exorbitante, le jeune enthousiaste accepta et donna, par avance, la moitié du prix convenu, demandant simplement que le directeur lui permit d'achever sa harangue sans interruption. Le propriétaire acquiesça, pensant bien que l'auditoire ne le laisserait pas longtemps parler.

Lorsque le rideau se leva, l'étudiant occupait donc la scène à la place des bandits qui auraient dû apparaître. Il fut aussitôt reconnu par un grand nombre de spectateurs qui l'accueillirent, les uns par des acclamations, les autres par des quolibets. Quand le premier tumulte fut apaisé, Barnardo s'écria qu'il chanterait volontiers si les spectateurs voulaient être calmes. Le silence se fit, il chanta et, ayant capté leur attention, il leur « parla avec force du mal et du tort qu'ils se faisaient en venant à de tels spectacles » et fit ressortir « en termes très simples, la joie... de la vie chrétienne ».

L'auditoire fut transporté. Barnardo était maintenant le maître de la situation et saisissant l'occasion, « il brava le lion dans son antre ». Mais il arrivait au point culminant de son discours, lorsque le directeur se précipita furieux sur l'estrade, lui ordonnant de partir sur le champ : « Même pour cinquante livres sterling », hurla-t-il, « je ne permettrai pas un tel discours ». Un véritable orage éclata dans la salle, tandis que des clameurs s'élevaient dans l'auditoire. Le discours de Barnardo se termina brusquement, mais le jeune enthousiaste ne se laissa pas déconcerter. Se tournant vers son interrupteur, il répondit : Eh ! bien, je partirai si vous insistez ; mais dans ce cas, puisque vous avez rompu le marché, vous devez me rendre mon argent et me permettre d'expliquer à ces jeunes gens, la raison de mon départ. Le propriétaire accepta à contre-coeur et Barnardo s'écria, remettant ses deux « livres » et demie en poche : « Mes amis, je n'ai pas la permission de terminer ici, mais si vous désirez m'entendre encore, je vous parlerai, tout à l'heure, devant cet immeuble ». Puis il disparut, tandis que le rideau tombait au milieu « bravos ».

Mais la scène n'était pas terminée et nous allons laisser Barnardo raconter, lui-même, la suite : « A ma grande surprise les bancs furent vides en un instant ; la foule me suivit. Je montai sur la petite charrette d'un marchand de pommes et rassemblant tous ces jeunes autour de moi, face au cabaret, je leur parlai plus simplement et plus complètement que le ne l'avais fait, un instant auparavant, sur la justice, la tempérance et le jugement à venir. Et, pour terminer, je les recommandai à Dieu dans une courte prière. Les « bonsoir, Monsieur », le « Dieu vous bénisse », « nous aimerions vous revoir », se croisaient avec plus de calme, mais autant de sincère gratitude. Cette intéressante soirée se termina ainsi. Je rentrai chez moi, tandis que cette foule de jeunes se dispersait, reconnaissant de l'occasion qui venait de m'être accordée de prêcher la parole « en toute occasion ».

Cependant l'enthousiaste Barnardo ne se rendit pas toujours maître de situation pareille. C'est ainsi, qu'un soir, alors qu'il visitait les cafés d'un quartier connu, pour y vendre des bibles, il se trouva dans une position dangereuse. Il pénétra dans un débit de bière et vendit tous les exemplaires qu'il put dans la salle centrale. Il allait passer dans une salle attenante, d'où s'échappaient « les sons d'un joyeux désordre », lorsque l'aubergiste le supplia d'y renoncer, lui disant que s'il entrait là, il pourrait s'ensuivre de terribles conséquences pour lui. Mais Barnardo n'était pas homme à se laisser arrêter ainsi. Confiant en sa mission sacrée, il entra. Dès le seuil, sa vue fut obscurcie par un nuage de fumée de tabac qui « remplissait complètement la pièce ». Mais il s'aperçut bientôt qu'il se trouvait dans un antre long, étroit et bas, où se trouvait une foule de jeunes gens et de jeunes filles, entre quatorze et dix-huit ans, ivres pour la plupart. D'ailleurs, deux individus de haute taille s'étaient adossés à la porte, lui coupant ainsi la retraite. Il ne lui restait plus qu'à remplir sa mission avec courage ; et devant cette tâche il ne recula point.

Il s'avança jusqu'au centre de la pièce et leur dit « Je déclare que je viens vous vendre la Parole de Dieu je veux donner la Bible pour trois « pence » et le Nouveau Testament pour un « penny ». Mais ces joyeux convives ne voulaient pas entendre parler de payer.

« Arrivez, vieux bonhomme », s'écria l'un d'eux, lancez-les ». « Pas de blagues, donnez-nous vos livres ! » rugit un autre. Mais Barnardo était de fer : « J'étais résolu à ne pas me séparer de mes livres sans paiement ; et, sautant sur une table au centre de la pièce, je leur demandai d'agir loyalement envers moi. J'ajoutai que ces livres me coûtaient exactement le double du prix auquel je les vendais ; ils devaient donc, comme d'honnêtes gens, me payer ce qu'ils voulaient m'acheter ». L'argument était inutile. La réponse qui vint fut celle-ci : « Lancez-les ». « Décoiffez-le ». « Mettez-le dehors ». Sa présence d'esprit sauva pourtant, un moment, la situation. Il leur proposa un chant comme au cabaret et tous reprirent le choeur bruyamment avec lui. Mais de tels expédients ne pouvaient contenir longtemps la folie de cette bande d'ivrognes. S'approchant en foule de la table, ils la renversèrent. faisant tomber leur victime sur le sol, la tête la première.

Ce fut le signal d'un nouveau tumulte. Avant que Barnardo pût se remettre sur ses pieds, quelques jeunes gens empoignèrent la table et la plaçant sur lui, les pieds en l'air, commencèrent à danser dessus une valse endiablée. On imagine aisément le résultat d'un tel traitement. Le jeune colporteur fut ramené chez lui, sans connaissance. Il était tout meurtri et avait deux côtes brisées, mais heureusement sans suites graves. « Je n'étais pas dangereusement blessé et après avoir été bandé et la fatigue du choc passée, je me sentais peu gêné par ma fracture. Néanmoins, il me fallut bien six semaines pour retrouver mes forces ».

Quand Barnardo s'éveilla de son évanouissement, un policier se présenta pour savoir s'il voulait poursuivre, en justice, le chef de la bande ; mais il reçut à sa question. un refus catégorique : « J'ai commencé avec l'Évangile et je suis décidé à ne pas terminer avec la Loi ».

Cette réponse s'ébruita et les résultats ne furent pas ceux auxquels s'attendait Barnardo. Le lendemain soir, dans la même salle, ses assaillants s'assemblèrent de nouveau, mais cette fois de sang-froid. Ils décidèrent ensemble de ne plus toucher, désormais, un seul de ses cheveux. Mais ils trouvèrent un autre moyen pour exprimer leur gratitude. Pendant la convalescence de Barnardo, ils envoyèrent, chaque jour. une délégation des leurs, prendre de ses nouvelles et leur assiduité était si grande qu'elle devînt « presque ennuyeuse ». Néanmoins, le résultat de cette expérience fut particulièrement intéressant, car Barnardo écrivit à ce sujet : « Je crois que cet incident... me donna une plus grande influence sur les jeunes gens et les jeunes filles de ce quartier, que n'aurait pu le faire une prédication ou un enseignement de plusieurs années parmi eux ».

Jusqu'à cette époque, il est clair que Barnardo n'avait pas eu l'intention d'étudier la médecine. Mais, à mesure que les mois se succédaient, Hudson Taylor, homme d'un jugement très sûr, devina en lui les dons spéciaux nécessaires à un médecin missionnaire. C'est pourquoi il prit ses inscriptions pour un cours abrégé de médecine, afin de se préparer pour un service plus complet en Chine. Barnardo, âgé de vingt et un ans, entra donc au « London Hospital », le 1er octobre 1866.

L'impression qu'il fit sur ses camarades étudiants n'était guère favorable. Plus âgé que la plupart de ceux qui commençaient des études de médecine, les plaisanteries de mauvais goût des étudiants de première année lui déplaisaient profondément ; mais tandis que ses compagnons d'études se moquaient de lui il gagnait l'estime de ceux qui devaient être ses amis pendant toute sa vie, les pauvres de l' « East-End ». Il venait d'entrer au London Hospital lorsqu'éclata l'épidémie de choléra de 1866 dont l' « East-End » était le principal foyer. Affolées, les autorités demandèrent des volontaires pour arrêter le fléau. Barnardo s'offrit aussitôt et, pendant ces terribles semaines, peu d'hommes travaillèrent avec autant de courage que ce prédicateur de rues, que ses élégants camarades abandonnaient à lui-même. L'expérience de ces jours d'épidémie mirent Barnardo à sa vraie place.

Plus que jamais, il se trouva alors, face à face, avec les affreux problèmes de la misère et de l'abandon. Pendant ces semaines d'épidémie, il put assister jusqu'à seize décès en un seul jour, conséquences d'une négligence effroyable. Parmi les milliers de victimes que fit le choléra à Londres, 65 % d'entre elles, moururent dans les taudis de l' « East-End ».

L'horreur de ces jours d'effroi, la fuite éperdue de ces hommes frappés de terreur, le spectacle des cadavres « empilés » attendant la sépulture, celui des jeunes et des vieux se tordant dans leur agonie, l'impression d'angoisse qui s'exhalait des foyers désolés, et par dessus tout, la vision des petits enfants abandonnés et rendus orphelins par les ravages d'un fléau qu'on aurait pu enrayer, ne purent s'effacer de la mémoire de Barnardo. Quand l'épidémie eut disparu, il reprit une vie plus active qu'auparavant. Sa nouvelle expérience lui montra les vastes possibilités d'une oeuvre missionnaire dans l' « East-End ». Aussi se remit-il, avec un zèle plus ardent encore, à la direction des « Ragged Schools », à la prédication en plein air et au colportage. Mais sa route n'était pas facile et il rencontra souvent l'humiliation. Un jour, qu'il dirigeait un service dans la rue, un malin décida « de se distinguer ». Il avait plu avant la réunion ; aussi le jeune garçon prépara-t-il, avec la boue de la rue, des petites balles « de la grosseur d'un oeuf de pigeon », et ainsi armé, il attendit sa proie. Laissons la victime terminer l'histoire : « Mon chapeau à la main, j'avais à peine ouvert la bouche pour prier, quand soudain, elle fut complètement bouchée, si bien que je ne pouvais ni la fermer, ni rejeter le projectile ! Naturellement, j'ouvris aussitôt les yeux et je vis tous les gens qui m'entouraient secoués d'un fou-rire ! Le gamin s'était sauvé ! »

En pareille occasion, le sens de l'humour de Barnardo sauvait la situation, car tout jeune déjà, il possédait ce don rare, qui permet de rire volontiers à ses propres dépens. C'est ainsi qu'il parvint à gagner, peu à peu, à force de persévérance, la confiance des classes les plus rudes. Un soir, par exemple, il s'arrangea pour tenir une réunion dans une maison pauvre, à Hope Place, une ruelle obscure située dans un endroit des plus laids du quartier de Stepney. Les invitations pour cette réunion étaient faites par affiches que l'on promenait dans plusieurs quartiers et même dans quelques estaminets. Un groupe d'hommes bruyants, à demi-ivres et conduits par un boxeur de l'endroit, décida d'y aller, pour « égayer » le prédicateur. Ils devaient interrompre la réunion, à un signal donné par le boxeur, se saisir du prédicateur, et le transporter dans la rue où ils lui administreraient une bonne correction.

Tel était leur plan. À l'heure convenue, le groupe de l'estaminet envahit bruyamment la pièce et la remplit à moitié, mais, imaginez la stupéfaction du chef, lorsque son esprit, à demi engourdi, reconnut peu à peu, dans le prédicateur qu'il voulait molester, l'étudiant en médecine qui l'avait soigné, au péril de sa vie, pendant le choléra. Comment pouvait-il attaquer cet homme maintenant ? Il n'était pas capable d'une telle vilenie ! Mais Barnardo aussi avait reconnu « son homme » et bien qu'il ne soupçonnât pas le dessein de tous ces hommes, il parla à leur chef, comme si de la seule conversion de cet homme dépendait le salut de son âme. Cependant les hommes de la bande commençaient à s'agiter. Pourquoi leur chef retardait-il le signal de « l'amusement » ? Avait-il perdu son courage ? Était-il intimidé par la prédication de ce « petit homme à la grosse tête » ? À la fin, l'un d'entre eux s'écria : « Eh ! bien, boxeur ! Et notre jeu ? ». Leur chef, contraint par les circonstances, grimpa alors sur une chaise et, se tournant vers ses complices, s'écria : « Si l'un de vous, camarades, touche cet homme, il aura affaire à moi ! »

Quelques hommes de la bande se mirent à grogner à cette résistance soudaine, et sortirent : d'autres restèrent avec leur chef, mais avant la fin de cette réunion, le célèbre lutteur demanda à Barnardo de prier pour lui. Il rentra chez lui ce soir-là, humble et décidé à tout prix, à trouver la paix avec Dieu. C'est ainsi, qu'en tâtonnant dans les ténèbres, il trouva la Lumière, et plus tard, après une lutte désespérée et sous l'influence de Barnardo, il devint une nouvelle créature, née à la Vie d'En-Haut.

Ce boxeur, converti au service de Dieu d'une façon si dramatique, devint pour toujours un ouvrier capable et zélé au service des enfants abandonnés. Ce cas ne fut pas unique. Barnardo, comme Wesley, devenait l'intermédiaire remarquable de cette puissance divine, qui transformait les moqueurs, les ennemis de Dieu et les persécuteurs en chrétiens zélés et en conducteurs spirituels.

Mais, avant la fin de l'année 1866, un événement plus fertile en conséquences que tout ce que nous venons de voir jusqu'ici surgit sur la route de Barnardo et décida de sa vie.


« RAGGED SCHOOL » OU « ÉCOLE EN HAILLONS
OÙ BARNARDO DÉCOUVRIT JIM JARVIS

Après quelques mois de travail à l'école d'Ernest Street, et tout en continuant à la diriger, Barnardo, aidé de deux ou trois étudiants, ouvrit une nouvelle école expérimentale. Cependant bien qu'il s'irrita souvent des idées toutes faites de ses collègues d'Ernest Street, sa nouvelle entreprise n'était nullement en contradiction avec cette institution. C'était au contraire, à l'origine, une sorte de complément ; son travail le plus important se faisait aux heures où l'école d'Ernest Street était fermée. En résumé, ce projet était un terrain d'essai sur lequel Barnardo pouvait faire librement l'expérience de ses idées.

Cette petite école, située à Hope Place, était très modeste. C'était une ancienne masure délabrée qui avait servi, pendant des années, d'écurie à ânes et que Barnardo louait deux shillings et demi par semaine. Sans tarder, ses camarades et lui la rendirent habitable : ils posèrent un plancher pour recouvrir le sol, blanchirent les murs et le plafond et réparèrent la cheminée, qui n'avait plus servi depuis très longtemps. Vers la fin de l'année 1866, l'écurie, alors transformée, fut ouverte sous le nom de « Ragged School ».


LES CAMARADES D'INFORTUNE DE JIM JARVIS

Nous ne savons rien des « péripéties » de cette école. Il y eut cependant un incident historique. Peu de temps après l'ouverture, par un soir d'hiver, un curieux personnage pénétra dans l'école. Il ne venait pas pour s'instruire ; il voulait seulement un abri, de la chaleur et, si possible, de la nourriture. Pendant la classe, il se glissa tout près du feu brillant et là, perché sur une caisse, il contemplait les flammes vives avec un air de contentement farouche.

Cependant, la dernière heure de classe venait de se terminer, il était temps de fermer les portes, et Barnardo, faisant le tour de la salle, aperçut ce jeune garçon, couché comme un animal, devant les charbons brillants, à demi caché par la caisse qui lui avait, servi de siège. Barnardo, pensant qu'un hasard seul l'avait empêché de rester enfermé dans l'école, lui dit avec vivacité :
- Allons, mon garçon ! Réveille-toi ! Et dépêche-toi de retourner à ta maison ! Tu as failli être enfermé ici toute la nuit.
- Eh ! bien, cela m'irait pour une fois, Monsieur !
- Comment, jeune coquin ! Veux-tu filer chez ta mère ?
- Je n'ai pas de mère, Monsieur.
- Eh bien, alors, va chez ton père.
- Je n'ai pas de père, non plus, Monsieur.
- Va donc chez toi, quoi qu'il en soit.
- Je n'ai pas de maison, Monsieur.
- Va alors chez tes amis, retourne là où tu demeures.
- Je n'ai pas d'amis, Monsieur, et je n'habite nulle part !

Barnardo n'en croyait rien. Des centaines de gamins avaient déjà essayé de le mystifier ; il n'était pas facile de se moquer de lui.
Cependant ce jeune garçon avait un air si sincère en racontant son histoire ! Disait-il la vérité ? Était-il vraiment un de ces vagabonds sans foyer et sans amis ? L'étudiant en médecine ralluma le gaz et fit venir l'enfant près de lui. Le gamin se leva et avança lourdement, comme si ses pieds étaient de plomb. Barnardo l'examina avec soin. Il n'avait ni chemise, ni autre vêtement de dessous pour protéger son maigre corps.
Ses jambes et ses pieds étaient nus, bien qu'il gelât dehors. Son seul habillement se composait d'une jaquette, d'un pantalon court et d'une casquette ; le tout en lambeaux. Il était surtout recouvert d'un épais manteau de boue.

C'était là un cas étrange ; et Barnardo décida de découvrir, à tout prix, la vérité. Il l'interrogea :
- Quel âge as-tu, mon garçon
- Dix ans, Monsieur.
- Quel est ton nom ?
- Jim, Monsieur. On m'appelle quelquefois Jim Jarvis ; mais je ne connais que Jim, Monsieur.

Cependant sa stature rappelait celle d'un enfant de sept ans, huit ans au plus. Mais « son visage n'était pas celui d'un enfant ». Il avait « le regard d'un vieil homme, dévoré par les soucis, adouci seulement par instants, par l'éclat de ses petits yeux vifs ». Mais le problème devenait plus embarrassant, à mesure que Barnardo l'examinait. La mine de l'enfant « triste en disait assez » et son appel pathétique, éloquent quoique muet, ainsi que son ton aigu et dolent, émurent vivement son interlocuteur. Mais le sentiment ne devait pas étouffer le sens pratique et Barnardo poursuivit son examen. Ce garçon mentait, ou alors il se trouvait en face d'une révélation.
- Alors, mon garçon, demanda-t-il, veux-tu dire que tu n'as vraiment, ni maison, ni père, ni mère, ni amis ?
- C'est la vérité, Monsieur. Je ne mens pas !
- Où donc as-tu dormi la nuit dernière !
- À Whitechapel, près du marché à fourrage, sur une charrette de foin.
- Comment se fait-il que tu sois venu à l'école.
- Parce que j'ai rencontré un camarade qui m'a dit de venir ici à l'école, pour me réchauffer ; et il m'a dit que vous me laisseriez peut-être toute la nuit auprès du feu.
- Mais tu dois savoir que nous fermons la nuit.
- Oui, mais je ne ferai aucun mal si vous voulez me laisser ici ! S'il vous plaît, Monsieur ! Il fait si froid dehors !

Soudain, une pensée traversa brusquement l'esprit de Barnardo et s'imposa à lui avec force. « Est-il possible que, dans cette grande ville, il y ait d'autres enfants abandonnés sans foyer, aussi jeunes que celui-ci, aussi faibles, aussi mal préparés à résister à l'épreuve du froid, de la faim et du vice ? »

« Il est impossible », pensa-t-il, « que dans Londres, si riche, avec le colportage, la prédication de l'Évangile et les « Ragged Schools », on puisse voir de telles atrocités. Il lui posa donc cette question brûlante : « Dis-moi, mon garçon, y a-t-il d'autres enfants pauvres, comme toi, à Londres, sans foyer ni amis ? »

Un « sourire farouche » éclaira le visage du gamin qui répondit : « Oh ! oui, Monsieur : des quantités, plus que je ne pourrais en compter ! »
Barnardo était consterné. Jim Jarvis était une énigme. Il avait presque ajouté foi à l'histoire du gamin, mais cette dernière déclaration venait sûrement de son imagination.
Il y avait pourtant une chose à faire : nourrir le jeune garçon, lui donner un abri pour la nuit et examiner cette étrange histoire. Alors tandis qu'il le conduisait chez lui, Barnardo lui demanda :
- Maintenant, Jim, si je te donne du café chaud et un abri pour dormir, m'emmèneras-tu voir ces pauvres enfants qui dorment dans la rue... ?
- Je le ferai, Monsieur, bien sûr.

Barnardo le fit entrer chez lui, où Jim battit tous les records devant un pot de café et un formidable tas de tartines beurrées. « Je craignais presque de le faire manger tellement il avalait la nourriture avec voracité. »

Alors, réchauffé et mieux nourri qu'il ne l'avait été depuis bien des mois, Jim devint loquace. Il n'avait jamais entendu parler de son père ; sa mère était toujours malade et elle mourût à l'hôpital ; lui-même avait été dans un asile, d'où il s'était sauvé. Plus tard, il avait été l'esclave d'un batelier : « Dick qui jure » qui le battait atrocement ; après s'être échappé des mains de ce misérable, il avait erré par les rues de Londres, ramassant ce qu'il pouvait. Il était battu presque journellement, renvoyé de commissariat en commissariat par la police ; il avait été enfermé, un jour, pour avoir dormi dehors. Un jour de grande fortune il avait goûté le luxe d'un logis à trois « pence ». Mais une telle aubaine avait aussi son désavantage, car il repartait généralement couvert d'une vermine, plus affamée que lui-même.

Le jeune garçon s'offrit à donner d'autres informations du même genre. Mais lorsqu'il s'arrêta, Barnardo l'interrogea de nouveau :
- Jim as-tu jamais entendu parler de Jésus ?
- Oui, Monsieur, je sais très bien qui il est.
- Bon, mais dis-moi qui Il est, que sais-tu de Lui
- Oh ! Monsieur - il regarda attentivement la pièce, jetant un coup d'oeil timide vers les coins les moins éclairés, puis il murmura : C'est le pape de Rome.
- Que veux-tu dire, mon garçon ? Qui t'a dit cela ?
- Personne ; mais je sais que j'ai raison, parce que ma mère faisait toujours ceci (il fit un signe de croix maladroit) en parlant du pape ; et un jour, lorsqu'elle allait mourir, à l'infirmerie, un monsieur en habit noir est venu, et il parlait avec elle et ma mère pleurait. Ils commencèrent à parler de Lui et ils firent tous deux ce signe.
- Alors, parce que ta mère faisait le même signe... en parlant du pape et de Jésus, tu pensais qu'elle parlait de la même personne ?
- Oui Monsieur, c'est cela.

Et le jeune garçon fit un signe d'assentiment.
Navré de cette révélation, Barnardo ne perdit pas un instant pour raconter à Jim, l'histoire de l'enfant de Bethléem. Il lui parla de la tendresse et de la compassion de Jésus, il lui dit Sa sympathie et Sa miséricorde, Son amour pour les enfants, Ses guérisons miraculeuses et la façon dont Il prêchait l'Évangile aux pauvres. Puis il lui expliqua en termes très simples, la jalousie croissante des scribes et des pharisiens, les embûches qu'ils mettaient sur Sa route, Sa comparution devant Pilate, la flagellation, la couronne d'épines. Les larmes ruisselaient sur le visage de Jim ; mais, quand il en vint à la Crucifixion, le jeune homme éclata en sanglots :
- Oh ! Monsieur, c'est pire que tout ce que m'a fait « Dick qui jure ».

L'histoire terminée, Barnardo entoura de son bras le cou du jeune garçon et tous deux s'agenouillèrent pour prier.

Minuit était passé depuis longtemps, lorsqu'ils se mirent en route pour leur enquête. Le jeune garçon, très fier d'être le guide, courait pour être le premier. Ils quittèrent bientôt les rues principales, et traversant un dédale de ruelles, ils arrivèrent enfin devant « un grand hangar vide », qui servait dans la journée de marché aux puces.
Ils s'arrêtèrent quelques instants pour examiner les enfoncements obscurs. Mais ils ne trouvèrent personne. Le doute, pénétra de nouveau, l'esprit de Barnardo. Après tout ce gamin ne se moquait-il pas de lui ? Jim était imperturbable : « C'est bien, Monsieur, ne cherchons plus. Nous les trouverons bientôt. Ils n'osent pas dormir ici parce que les agents sont très sévères près de ces boutiques. Une fois, lorsque j'étais novice, je m'installai là, sous un baril, mais j'ai manqué être pris, aussi, n'ai-je jamais plus dormi-là, depuis ».

Jim conduisit alors, son compagnon par des rues étroites jusqu'à une ruelle obscure, et lorsqu'ils furent presque au bout, il murmura : « Chut ! nous y sommes. Vous en verrez des quantités si nous ne les réveillons pas ». Un grand mur s'élevait devant eux. Barnardo ne put voir aucune trace de vie.
- Où sont-ils Jim, demanda-t-il ?
- Là-haut, Monsieur ! Et le gamin montrait le toit.
Mais, pour y parvenir, il fallait escalader un mur de dix pieds de haut ; et comment faire ? Jim résolut le problème. Trouvant certains interstices entre les briques, il s'y agrippa des mains et des pieds et en moins d'une minute, fut au haut du mur. Barnardo le regardait faire avec étonnement. Comment pourrait-il le suivre ?

Mais Jim interrompit rapidement ses calculs. Il porta ses doigts à ses lèvres.
« Doucement ! Chut ! Ils sont là ! ».

Jim disparut, mais un instant plus tard, il était de nouveau sur le mur. Il se pencha et tendit une canne à son bienfaiteur, pour l'aider à monter.
En arrivant au sommet du mur, Barnardo fut confondu. « Il y avait-là, tout un groupe de jeunes garçons endormis sur un toit..., la tête posée sur une partie relevée et les pieds, quelque part dans la gouttière, dans des attitudes différentes. J'en comptai onze ».

« Il n'y avait absolument rien pour les couvrir. Les haillons qu'ils portaient n'étaient que des semblants de vêtements... aussi mauvais, si non pires que ceux de Jim. Le plus grand paraissait avoir dix-huit ans environ, l'âge des autres variait entre neuf et quatorze ans ».

Tandis que le directeur de « Ragged Schools » contemplait ce spectacle, la lune, qui s'était cachée, un instant auparavant, sortit des nuages et éclaira, de sa pâle lumière, les visages endormis. Il comprit alors « avec angoisse » qu'ils étaient absolument abandonnés et sans logis. Mais une pensée encore plus troublante le hantait : Ces enfants ne sont-ils pas comme les « représentants » de beaucoup d'autres encore, sans logis et sans amis ? Comme il observait ces visages misérables, il lui sembla « que la main de Dieu avait écarté un voile » pour lui révéler « les misères cachées de l'enfance abandonnée, dans les rues de Londres ». Jim n'était pas ému par le spectacle. Il interrompit brusquement la méditation de Barnardo : « Faut-il les réveiller, Monsieur ? ».

Mais pourquoi donc ? Incapable de les secourir, Barnardo n'osa pas leur dérober ce sommeil envoyé du ciel. Néanmoins, il lui restait une chose à faire : il devait s'occuper de Jim Jarvis « à tout prix ». Avant de redescendre du mur, son être était comme transpercé d'une épée : l'appel muet de « tous ces visages tournés vers le ciel, blêmes de froid et de faim », lui brûlait l'âme et devait le hanter pendant des semaines, si bien qu'à la fin, il n'eut « de repos qu'en se mettant au travail pour eux ».

Après un dernier regard sur cette scène et une prière silencieuse de compassion, Barnardo redescendit du mur. Jim aussitôt lui demanda : « Voulez-vous en voir d'autres ? Il y en a encore beaucoup ! ». Mais Barnardo en avait assez vu pour une nuit !

Ce que fut, pour Abraham Lincoln « le libérateur des esclaves en Amérique », le marché aux esclaves de la Nouvelle Orléans ; ce que fut, pour Lord Shaftesbury « l'émancipateur de l'Angleterre industrielle », l'enterrement d'un indigent à Harrow, ce spectacle d'un groupe d'enfants sans logis, endormis sur un toit métallique, par une nuit d'hiver, le fut de même pour le Dr Barnardo, « défenseur de l'enfance abandonnée ».

Barnardo lui-même, à cette heure, ne le savait pas encore ; mais à dater de cette nuit, la Mission de Chine passa au second plan de ses préoccupations et fut remplacée par les épaves de l' « East-End » de Londres.

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