Deux mois et demi, environ, après
la réunion mémorable du salon du
docteur Guinness à Dublin, nous trouvons
Barnardo établi à Coburn Street, dans
le quartier Est de Londres, se préparant
à devenir missionnaire en Chine. En quittant
Dublin, il emportait des lettres d'introduction des
Frères Larges et de l'Union
Chrétienne de Jeunes Gens, le recommandant
à plusieurs chrétiens, ayant une
activité à Londres. Malgré le
temps que lui prenaient ses cours missionnaires, il
trouva cependant le moyen de s'engager
immédiatement dans une oeuvre de l'
« East-End ». Le monde
n'était-il pas la vigne du Seigneur ?
Comment pourrait-il, plus tard, avoir un
ministère fidèle en Chine, si, en
attendant, il fermait son coeur aux besoins de l'
« East-End » ? Telle
était la logique de sa situation qu'il
accepta aussitôt. Il avait à peine
terminé son installation qu'il
découvrit aussi le local des
« Ragged Schools » d'Ernest
Street, et offrait sur le champ son aide au
personnel de l'école.
Nous n'avons que peu de détails
sur les premiers mois d'études de Barnardo.
Néanmoins, nous savons qu'en quittant
Dublin, il ne pensait qu'à ses études
en vue de la mission en Chine et l'idée de
faire sa médecine ne lui était pas
venu à l'esprit. Son but était
d'étudier la Bible pendant deux ou trois
ans, puis de partir en Chine. Mais dès le
début, l'activité pratique prit une grande place
dans
sa
vie. Il se mit au travail, avec zèle, au
service d'une « Ragged
School » ; et il avait une si grande
autorité sur les enfants difficiles, qu'au
bout de quelques semaines on insista vivement
auprès de lui pour lui faire accepter la
direction de l'école. Il l'accepta, mais on
s'aperçut qu'il avait des idées
personnelles sur la façon de diriger une
« Ragged School ». Aussi, ses
innovations hardies se trouvèrent-elles,
très vite, en contradiction avec les
méthodes conservatrices de ses
collègues, comme nous le verrons plus
tard ; il ne supporta pas leurs directives et
reprit sa liberté pour faire, de son
côté, l'expérience de ses
idées.
Pendant ce temps, et comme à
Dublin, l'oeuvre des « Ragged
Schools » n'employait nullement toute son
activité. Là encore, il se sentit
appelé à prêcher
l'Évangile par « les chemins et le
long des haies » et parmi ses
premières expériences à
Londres, aucune ne décrit mieux Barnardo,
que ses exploits de prédicateur de rues. Il
s'y donna de tout son coeur. Et du fait même
de son agnosticisme d'autrefois, il était
à même de comprendre et de
réfuter les arguments de ses contradicteurs
nationalistes. Qu'il le voulut ou non, Barnardo
avait une dette envers le rationalisme
impénitent de sa jeunesse. Il lui devait de
connaître la valeur du raisonnement
juste ; et si par la suite il
préféra employer d'autres arguments
que ceux de la raison pure, jamais il ne
méprisa celle-ci.
Voici un exemple frappant du courage
spirituel de ce prédicateur de rues :
c'est un incident qui se passa peu de temps
après son installation à Londres. Un
soir, voyant une foule de jeunes gens et de jeunes
filles entrer dans un cabaret de chansons, Barnardo
les suivit pour connaître le genre de
spectacle qu'ils allaient voir. Mais bientôt
son « sang bouillait d'indignation, ayant
vu, dit-il, d'une loge de côté, tous
ces visages tendus avec ardeur vers un spectacle
abominable ; je demandai au
propriétaire la permission de monter sur
l'estrade, pendant l'entracte, et d'adresser
quelques paroles au public ». Il y
consentit, à la condition que Barnardo lui
payât cinq livres sterling. Malgré
cette prétention exorbitante, le jeune
enthousiaste accepta et donna, par avance, la
moitié du prix convenu, demandant simplement
que le directeur lui permit d'achever sa harangue
sans interruption. Le propriétaire
acquiesça, pensant bien que l'auditoire ne
le laisserait pas longtemps parler.
Lorsque le rideau se leva,
l'étudiant occupait donc la scène
à la place des bandits qui auraient dû
apparaître. Il fut aussitôt reconnu par
un grand nombre de spectateurs qui l'accueillirent,
les uns par des acclamations, les autres par des
quolibets. Quand le premier tumulte fut
apaisé, Barnardo s'écria qu'il
chanterait volontiers si les spectateurs voulaient
être calmes. Le silence se fit, il chanta et,
ayant capté leur attention, il leur
« parla avec force du mal et du tort
qu'ils se faisaient en venant à de tels
spectacles » et fit ressortir
« en termes très simples, la
joie... de la vie
chrétienne ».
L'auditoire fut transporté.
Barnardo était maintenant le maître de
la situation et saisissant l'occasion,
« il brava le lion dans son
antre ». Mais il arrivait au point
culminant de son discours, lorsque le directeur se
précipita furieux sur l'estrade, lui
ordonnant de partir sur le champ :
« Même pour cinquante livres
sterling », hurla-t-il, « je ne
permettrai pas un tel discours ». Un
véritable orage éclata dans la salle,
tandis que des clameurs s'élevaient dans
l'auditoire. Le discours de Barnardo se termina
brusquement, mais le jeune enthousiaste ne se
laissa pas déconcerter. Se tournant vers son
interrupteur, il répondit : Eh !
bien, je partirai si vous insistez ; mais dans
ce cas, puisque vous avez rompu le marché,
vous devez me rendre mon argent et me permettre
d'expliquer à ces jeunes gens, la raison de mon
départ. Le
propriétaire accepta à contre-coeur
et Barnardo s'écria, remettant ses deux
« livres » et demie en
poche : « Mes amis, je n'ai pas la
permission de terminer ici, mais si vous
désirez m'entendre encore, je vous parlerai,
tout à l'heure, devant cet
immeuble ». Puis il disparut, tandis que
le rideau tombait au milieu
« bravos ».
Mais la scène n'était pas
terminée et nous allons laisser Barnardo
raconter, lui-même, la suite :
« A ma grande surprise les bancs furent
vides en un instant ; la foule me suivit. Je
montai sur la petite charrette d'un marchand de
pommes et rassemblant tous ces jeunes autour de
moi, face au cabaret, je leur parlai plus
simplement et plus complètement que le ne
l'avais fait, un instant auparavant, sur la
justice, la tempérance et le jugement
à venir. Et, pour terminer, je les
recommandai à Dieu dans une courte
prière. Les « bonsoir,
Monsieur », le « Dieu vous
bénisse », « nous
aimerions vous revoir », se croisaient
avec plus de calme, mais autant de sincère
gratitude. Cette intéressante soirée
se termina ainsi. Je rentrai chez moi, tandis que
cette foule de jeunes se dispersait, reconnaissant
de l'occasion qui venait de m'être
accordée de prêcher la parole
« en toute occasion ».
Cependant l'enthousiaste Barnardo ne se
rendit pas toujours maître de situation
pareille. C'est ainsi, qu'un soir, alors qu'il
visitait les cafés d'un quartier connu, pour
y vendre des bibles, il se trouva dans une position
dangereuse. Il pénétra dans un
débit de bière et vendit tous les
exemplaires qu'il put dans la salle centrale. Il
allait passer dans une salle attenante, d'où
s'échappaient « les sons d'un
joyeux désordre », lorsque
l'aubergiste le supplia d'y renoncer, lui disant
que s'il entrait là, il pourrait s'ensuivre
de terribles conséquences pour lui. Mais
Barnardo n'était pas homme à se
laisser arrêter ainsi. Confiant en sa mission
sacrée, il entra. Dès le seuil, sa
vue fut obscurcie par un nuage de
fumée de tabac qui « remplissait
complètement la pièce ».
Mais il s'aperçut bientôt qu'il se
trouvait dans un antre long, étroit et bas,
où se trouvait une foule de jeunes gens et
de jeunes filles, entre quatorze et dix-huit ans,
ivres pour la plupart. D'ailleurs, deux individus
de haute taille s'étaient adossés
à la porte, lui coupant ainsi la retraite.
Il ne lui restait plus qu'à remplir sa
mission avec courage ; et devant cette
tâche il ne recula point.
Il s'avança jusqu'au centre de la
pièce et leur dit « Je
déclare que je viens vous vendre la Parole
de Dieu je veux donner la Bible pour trois
« pence » et le Nouveau
Testament pour un « penny ».
Mais ces joyeux convives ne voulaient pas entendre
parler de payer.
« Arrivez, vieux
bonhomme », s'écria l'un d'eux,
lancez-les ». « Pas de blagues,
donnez-nous vos livres ! » rugit un
autre. Mais Barnardo était de fer :
« J'étais résolu à
ne pas me séparer de mes livres sans
paiement ; et, sautant sur une table au centre
de la pièce, je leur demandai d'agir
loyalement envers moi. J'ajoutai que ces livres me
coûtaient exactement le double du prix auquel
je les vendais ; ils devaient donc, comme
d'honnêtes gens, me payer ce qu'ils voulaient
m'acheter ». L'argument était
inutile. La réponse qui vint fut
celle-ci : « Lancez-les ».
« Décoiffez-le ».
« Mettez-le dehors ». Sa
présence d'esprit sauva pourtant, un moment,
la situation. Il leur proposa un chant comme au
cabaret et tous reprirent le choeur bruyamment avec
lui. Mais de tels expédients ne pouvaient
contenir longtemps la folie de cette bande
d'ivrognes. S'approchant en foule de la table, ils
la renversèrent. faisant tomber leur victime
sur le sol, la tête la
première.
Ce fut le signal d'un nouveau tumulte.
Avant que Barnardo pût se remettre sur ses
pieds, quelques jeunes gens empoignèrent la
table et la plaçant sur lui, les pieds en
l'air, commencèrent à danser dessus
une valse endiablée. On
imagine aisément le résultat d'un tel
traitement. Le jeune colporteur fut ramené
chez lui, sans connaissance. Il était tout
meurtri et avait deux côtes brisées,
mais heureusement sans suites graves.
« Je n'étais pas dangereusement
blessé et après avoir
été bandé et la fatigue du
choc passée, je me sentais peu
gêné par ma fracture.
Néanmoins, il me fallut bien six semaines
pour retrouver mes forces ».
Quand Barnardo s'éveilla de son
évanouissement, un policier se
présenta pour savoir s'il voulait
poursuivre, en justice, le chef de la bande ;
mais il reçut à sa question. un refus
catégorique : « J'ai
commencé avec l'Évangile et je suis
décidé à ne pas terminer avec
la Loi ».
Cette réponse s'ébruita et
les résultats ne furent pas ceux auxquels
s'attendait Barnardo. Le lendemain soir, dans la
même salle, ses assaillants
s'assemblèrent de nouveau, mais cette fois
de sang-froid. Ils décidèrent
ensemble de ne plus toucher, désormais, un
seul de ses cheveux. Mais ils trouvèrent un
autre moyen pour exprimer leur gratitude. Pendant
la convalescence de Barnardo, ils
envoyèrent, chaque jour. une
délégation des leurs, prendre de ses
nouvelles et leur assiduité était si
grande qu'elle devînt « presque
ennuyeuse ». Néanmoins, le
résultat de cette expérience fut
particulièrement intéressant, car
Barnardo écrivit à ce sujet :
« Je crois que cet incident... me donna
une plus grande influence sur les jeunes gens et
les jeunes filles de ce quartier, que n'aurait pu
le faire une prédication ou un enseignement
de plusieurs années parmi
eux ».
Jusqu'à cette époque, il
est clair que Barnardo n'avait pas eu l'intention
d'étudier la médecine. Mais, à
mesure que les mois se succédaient, Hudson
Taylor, homme d'un jugement très sûr,
devina en lui les dons spéciaux
nécessaires à un médecin
missionnaire. C'est pourquoi il prit ses
inscriptions pour un cours abrégé de
médecine, afin de se préparer pour un
service plus complet en Chine.
Barnardo, âgé de vingt et un ans,
entra donc au « London
Hospital », le 1er octobre 1866.
L'impression qu'il fit sur ses camarades
étudiants n'était guère
favorable. Plus âgé que la plupart de
ceux qui commençaient des études de
médecine, les plaisanteries de mauvais
goût des étudiants de première
année lui déplaisaient
profondément ; mais tandis que ses
compagnons d'études se moquaient de lui il
gagnait l'estime de ceux qui devaient être
ses amis pendant toute sa vie, les pauvres de l'
« East-End ». Il venait
d'entrer au London Hospital lorsqu'éclata
l'épidémie de choléra de 1866
dont l' « East-End »
était le principal foyer. Affolées,
les autorités demandèrent des
volontaires pour arrêter le fléau.
Barnardo s'offrit aussitôt et, pendant ces
terribles semaines, peu d'hommes
travaillèrent avec autant de courage que ce
prédicateur de rues, que ses
élégants camarades abandonnaient
à lui-même. L'expérience de ces
jours d'épidémie mirent Barnardo
à sa vraie place.
Plus que jamais, il se trouva alors,
face à face, avec les affreux
problèmes de la misère et de
l'abandon. Pendant ces semaines
d'épidémie, il put assister
jusqu'à seize décès en un seul
jour, conséquences d'une négligence
effroyable. Parmi les milliers de victimes que fit
le choléra à Londres, 65 % d'entre
elles, moururent dans les taudis de l'
« East-End ».
L'horreur de ces jours d'effroi, la
fuite éperdue de ces hommes frappés
de terreur, le spectacle des cadavres
« empilés » attendant la
sépulture, celui des jeunes et des vieux se
tordant dans leur agonie, l'impression d'angoisse
qui s'exhalait des foyers désolés, et
par dessus tout, la vision des petits enfants
abandonnés et rendus orphelins par les
ravages d'un fléau qu'on aurait pu enrayer,
ne purent s'effacer de la mémoire de
Barnardo. Quand l'épidémie eut
disparu, il reprit une vie plus active
qu'auparavant. Sa nouvelle expérience lui
montra les vastes possibilités d'une oeuvre missionnaire
dans l'
« East-End ». Aussi se
remit-il, avec un zèle plus ardent encore,
à la direction des « Ragged
Schools », à la prédication
en plein air et au colportage. Mais sa route
n'était pas facile et il rencontra souvent
l'humiliation. Un jour, qu'il dirigeait un service
dans la rue, un malin décida « de
se distinguer ». Il avait plu avant la
réunion ; aussi le jeune garçon
prépara-t-il, avec la boue de la rue, des
petites balles « de la grosseur d'un oeuf
de pigeon », et ainsi armé, il
attendit sa proie. Laissons la victime terminer
l'histoire : « Mon chapeau à
la main, j'avais à peine ouvert la bouche
pour prier, quand soudain, elle fut
complètement bouchée, si bien que je
ne pouvais ni la fermer, ni rejeter le
projectile ! Naturellement, j'ouvris
aussitôt les yeux et je vis tous les gens qui
m'entouraient secoués d'un fou-rire !
Le gamin s'était
sauvé ! »
En pareille occasion, le sens de
l'humour de Barnardo sauvait la situation, car tout
jeune déjà, il possédait ce
don rare, qui permet de rire volontiers à
ses propres dépens. C'est ainsi qu'il
parvint à gagner, peu à peu, à
force de persévérance, la confiance
des classes les plus rudes. Un soir, par exemple,
il s'arrangea pour tenir une réunion dans
une maison pauvre, à Hope Place, une ruelle
obscure située dans un endroit des plus
laids du quartier de Stepney. Les invitations pour
cette réunion étaient faites par
affiches que l'on promenait dans plusieurs
quartiers et même dans quelques estaminets.
Un groupe d'hommes bruyants, à demi-ivres et
conduits par un boxeur de l'endroit, décida
d'y aller, pour
« égayer » le
prédicateur. Ils devaient interrompre la
réunion, à un signal donné par
le boxeur, se saisir du prédicateur, et le
transporter dans la rue où ils lui
administreraient une bonne correction.
Tel était leur plan. À
l'heure convenue, le groupe de l'estaminet envahit
bruyamment la pièce et la remplit à
moitié, mais, imaginez la
stupéfaction du chef, lorsque son esprit,
à demi engourdi, reconnut peu à peu, dans le
prédicateur qu'il
voulait molester, l'étudiant en
médecine qui l'avait soigné, au
péril de sa vie, pendant le choléra.
Comment pouvait-il attaquer cet homme
maintenant ? Il n'était pas capable
d'une telle vilenie ! Mais Barnardo aussi
avait reconnu « son homme » et
bien qu'il ne soupçonnât pas le
dessein de tous ces hommes, il parla à leur
chef, comme si de la seule conversion de cet homme
dépendait le salut de son âme.
Cependant les hommes de la bande
commençaient à s'agiter. Pourquoi
leur chef retardait-il le signal de
« l'amusement » ? Avait-il
perdu son courage ? Était-il
intimidé par la prédication de ce
« petit homme à la grosse
tête » ? À la fin, l'un
d'entre eux s'écria :
« Eh ! bien, boxeur ! Et notre
jeu ? ». Leur chef, contraint par
les circonstances, grimpa alors sur une chaise et,
se tournant vers ses complices,
s'écria : « Si l'un de vous,
camarades, touche cet homme, il aura affaire
à moi ! »
Quelques hommes de la bande se mirent
à grogner à cette résistance
soudaine, et sortirent : d'autres
restèrent avec leur chef, mais avant la fin
de cette réunion, le célèbre
lutteur demanda à Barnardo de prier pour
lui. Il rentra chez lui ce soir-là, humble
et décidé à tout prix,
à trouver la paix avec Dieu. C'est ainsi,
qu'en tâtonnant dans les
ténèbres, il trouva la
Lumière, et plus tard, après une
lutte désespérée et sous
l'influence de Barnardo, il devint une nouvelle
créature, née à la Vie
d'En-Haut.
Ce boxeur, converti au service de Dieu
d'une façon si dramatique, devint pour
toujours un ouvrier capable et zélé
au service des enfants abandonnés. Ce cas ne
fut pas unique. Barnardo, comme Wesley, devenait
l'intermédiaire remarquable de cette
puissance divine, qui transformait les moqueurs,
les ennemis de Dieu et les persécuteurs en
chrétiens zélés et en
conducteurs spirituels.
Mais, avant la fin de l'année
1866, un événement plus fertile en
conséquences que tout ce que nous venons de voir
jusqu'ici
surgit
sur la route de Barnardo et décida de sa
vie.
Après quelques mois de travail à
l'école d'Ernest Street, et tout en
continuant à la diriger, Barnardo,
aidé de deux ou trois étudiants,
ouvrit une nouvelle école
expérimentale. Cependant bien qu'il s'irrita
souvent des idées toutes faites de ses
collègues d'Ernest Street, sa nouvelle
entreprise n'était nullement en
contradiction avec cette institution.
C'était au contraire, à l'origine,
une sorte de complément ; son travail
le plus important se faisait aux heures où
l'école d'Ernest Street était
fermée. En résumé, ce projet
était un terrain d'essai sur lequel Barnardo
pouvait faire librement l'expérience de ses
idées.
Cette petite école, située
à Hope Place, était très
modeste. C'était une ancienne masure
délabrée qui avait servi, pendant des
années, d'écurie à ânes
et que Barnardo louait deux shillings et demi par
semaine. Sans tarder, ses camarades et lui la
rendirent habitable : ils posèrent un
plancher pour recouvrir le sol, blanchirent les
murs et le plafond et réparèrent la
cheminée, qui n'avait plus servi depuis
très longtemps. Vers la fin de
l'année 1866, l'écurie, alors
transformée, fut ouverte sous le nom de
« Ragged School ».
Nous ne savons rien des
« péripéties » de
cette école. Il y eut cependant un incident
historique. Peu de temps après l'ouverture,
par un soir d'hiver, un curieux personnage
pénétra dans l'école. Il ne
venait pas pour s'instruire ; il voulait
seulement un abri, de la chaleur et, si possible,
de la nourriture. Pendant la classe, il se glissa
tout près du feu brillant et là,
perché sur une caisse, il contemplait les
flammes vives avec un air de contentement farouche.
Cependant, la dernière heure de
classe venait de se terminer, il était temps
de fermer les portes, et Barnardo, faisant le tour
de la salle, aperçut ce jeune garçon,
couché comme un animal, devant les charbons brillants,
à demi
caché par la caisse qui lui avait, servi de
siège. Barnardo, pensant qu'un hasard seul
l'avait empêché de rester
enfermé dans l'école, lui dit avec
vivacité :
- Allons, mon garçon !
Réveille-toi ! Et
dépêche-toi de retourner à ta
maison ! Tu as failli être
enfermé ici toute la nuit.
- Eh ! bien, cela m'irait pour
une
fois, Monsieur !
- Comment, jeune coquin ! Veux-tu
filer chez ta mère ?
- Je n'ai pas de mère,
Monsieur.
- Eh bien, alors, va chez ton
père.
- Je n'ai pas de père, non plus,
Monsieur.
- Va donc chez toi, quoi qu'il en
soit.
- Je n'ai pas de maison,
Monsieur.
- Va alors chez tes amis, retourne
là où tu demeures.
- Je n'ai pas d'amis, Monsieur, et je
n'habite nulle part !
Barnardo n'en croyait rien. Des
centaines de gamins avaient déjà
essayé de le mystifier ; il
n'était pas facile de se moquer de
lui.
Cependant ce jeune garçon avait
un air si sincère en racontant son
histoire ! Disait-il la
vérité ? Était-il
vraiment un de ces vagabonds sans foyer et sans
amis ? L'étudiant en médecine
ralluma le gaz et fit venir l'enfant près de
lui. Le gamin se leva et avança lourdement,
comme si ses pieds étaient de plomb.
Barnardo l'examina avec soin. Il n'avait ni
chemise, ni autre vêtement de dessous pour
protéger son maigre corps.
Ses jambes et ses pieds étaient
nus, bien qu'il gelât dehors. Son seul
habillement se composait d'une jaquette, d'un
pantalon court et d'une casquette ; le tout en
lambeaux. Il était surtout recouvert d'un
épais manteau de boue.
C'était là un cas
étrange ; et Barnardo décida de
découvrir, à tout prix, la
vérité. Il l'interrogea :
- Quel âge as-tu, mon
garçon
- Dix ans, Monsieur.
- Quel est ton nom ?
- Jim, Monsieur. On m'appelle
quelquefois Jim Jarvis ; mais je ne connais
que Jim, Monsieur.
Cependant sa stature rappelait celle
d'un enfant de sept ans, huit ans au plus. Mais
« son visage n'était pas celui
d'un enfant ». Il avait « le
regard d'un vieil homme, dévoré par
les soucis, adouci seulement par instants, par
l'éclat de ses petits yeux vifs ».
Mais le problème devenait plus embarrassant,
à mesure que Barnardo l'examinait. La mine
de l'enfant « triste en disait
assez » et son appel pathétique,
éloquent quoique muet, ainsi que son ton
aigu et dolent, émurent vivement son
interlocuteur. Mais le sentiment ne devait pas
étouffer le sens pratique et Barnardo
poursuivit son examen. Ce garçon mentait, ou
alors il se trouvait en face d'une
révélation.
- Alors, mon garçon,
demanda-t-il, veux-tu dire que tu n'as vraiment, ni
maison, ni père, ni mère, ni
amis ?
- C'est la vérité,
Monsieur. Je ne mens pas !
- Où donc as-tu dormi la nuit
dernière !
- À Whitechapel, près du
marché à fourrage, sur une charrette
de foin.
- Comment se fait-il que tu sois venu
à l'école.
- Parce que j'ai rencontré un
camarade qui m'a dit de venir ici à
l'école, pour me réchauffer ; et
il m'a dit que vous me laisseriez peut-être
toute la nuit auprès du feu.
- Mais tu dois savoir que nous fermons
la nuit.
- Oui, mais je ne ferai aucun mal si
vous voulez me laisser ici ! S'il vous
plaît, Monsieur ! Il fait si froid
dehors !
Soudain, une pensée traversa
brusquement l'esprit de Barnardo et s'imposa
à lui avec force. « Est-il
possible que, dans cette grande ville, il y ait
d'autres enfants
abandonnés sans foyer, aussi jeunes que
celui-ci, aussi faibles, aussi mal
préparés à résister
à l'épreuve du froid, de la faim et
du vice ? »
« Il est
impossible », pensa-t-il, « que
dans Londres, si riche, avec le colportage, la
prédication de l'Évangile et les
« Ragged Schools », on puisse
voir de telles atrocités. Il lui posa donc
cette question brûlante :
« Dis-moi, mon garçon, y a-t-il
d'autres enfants pauvres, comme toi, à
Londres, sans foyer ni
amis ? »
Un « sourire
farouche » éclaira le visage du
gamin qui répondit :
« Oh ! oui, Monsieur : des
quantités, plus que je ne pourrais en
compter ! »
Barnardo était consterné.
Jim Jarvis était une énigme. Il avait
presque ajouté foi à l'histoire du
gamin, mais cette dernière
déclaration venait sûrement de son
imagination.
Il y avait pourtant une chose à
faire : nourrir le jeune garçon, lui
donner un abri pour la nuit et examiner cette
étrange histoire. Alors tandis qu'il le
conduisait chez lui, Barnardo lui
demanda :
- Maintenant, Jim, si je te donne du
café chaud et un abri pour dormir,
m'emmèneras-tu voir ces pauvres enfants qui
dorment dans la rue... ?
- Je le ferai, Monsieur, bien
sûr.
Barnardo le fit entrer chez lui,
où Jim battit tous les records devant un pot
de café et un formidable tas de tartines
beurrées. « Je craignais presque
de le faire manger tellement il avalait la
nourriture avec
voracité. »
Alors, réchauffé et mieux
nourri qu'il ne l'avait été depuis
bien des mois, Jim devint loquace. Il n'avait
jamais entendu parler de son père ; sa
mère était toujours malade et elle
mourût à l'hôpital ;
lui-même avait été dans un
asile, d'où il s'était sauvé.
Plus tard, il avait été l'esclave
d'un batelier : « Dick qui
jure » qui le battait atrocement ;
après s'être échappé des
mains de ce misérable, il avait erré
par les rues de Londres, ramassant ce qu'il
pouvait.
Il
était battu presque journellement,
renvoyé de commissariat en commissariat par
la police ; il avait été
enfermé, un jour, pour avoir dormi dehors.
Un jour de grande fortune il avait
goûté le luxe d'un logis à
trois « pence ». Mais une telle
aubaine avait aussi son désavantage, car il
repartait généralement couvert d'une
vermine, plus affamée que
lui-même.
Le jeune garçon s'offrit à
donner d'autres informations du même genre.
Mais lorsqu'il s'arrêta, Barnardo
l'interrogea de nouveau :
- Jim as-tu jamais entendu parler de
Jésus ?
- Oui, Monsieur, je sais très
bien qui il est.
- Bon, mais dis-moi qui Il est, que
sais-tu de Lui
- Oh ! Monsieur - il regarda
attentivement la pièce, jetant un coup
d'oeil timide vers les coins les moins
éclairés, puis il murmura :
C'est le pape de Rome.
- Que veux-tu dire, mon
garçon ? Qui t'a dit
cela ?
- Personne ; mais je sais que
j'ai
raison, parce que ma mère faisait toujours
ceci (il fit un signe de croix maladroit) en
parlant du pape ; et un jour, lorsqu'elle
allait mourir, à l'infirmerie, un monsieur
en habit noir est venu, et il parlait avec elle et
ma mère pleurait. Ils commencèrent
à parler de Lui et ils firent tous deux ce
signe.
- Alors, parce que ta mère
faisait le même signe... en parlant du pape
et de Jésus, tu pensais qu'elle parlait de
la même personne ?
- Oui Monsieur, c'est cela.
Et le jeune garçon fit un signe
d'assentiment.
Navré de cette
révélation, Barnardo ne perdit pas un
instant pour raconter à Jim, l'histoire de
l'enfant de Bethléem. Il lui parla de la
tendresse et de la compassion de Jésus, il
lui dit Sa sympathie et Sa miséricorde, Son
amour pour les enfants, Ses guérisons
miraculeuses et la façon dont Il
prêchait l'Évangile aux pauvres. Puis il lui
expliqua en termes
très simples, la jalousie croissante des
scribes et des pharisiens, les embûches
qu'ils mettaient sur Sa route, Sa comparution
devant Pilate, la flagellation, la couronne
d'épines. Les larmes ruisselaient sur le
visage de Jim ; mais, quand il en vint
à la Crucifixion, le jeune homme
éclata en sanglots :
- Oh ! Monsieur, c'est pire que
tout ce que m'a fait « Dick qui
jure ».
L'histoire terminée, Barnardo
entoura de son bras le cou du jeune garçon
et tous deux s'agenouillèrent pour
prier.
Minuit était passé depuis
longtemps, lorsqu'ils se mirent en route pour leur
enquête. Le jeune garçon, très
fier d'être le guide, courait pour être
le premier. Ils quittèrent bientôt les
rues principales, et traversant un dédale de
ruelles, ils arrivèrent enfin devant
« un grand hangar vide », qui
servait dans la journée de marché aux
puces.
Ils s'arrêtèrent quelques
instants pour examiner les enfoncements obscurs.
Mais ils ne trouvèrent personne. Le doute,
pénétra de nouveau, l'esprit de
Barnardo. Après tout ce gamin ne se
moquait-il pas de lui ? Jim était
imperturbable : « C'est bien,
Monsieur, ne cherchons plus. Nous les trouverons
bientôt. Ils n'osent pas dormir ici parce que
les agents sont très sévères
près de ces boutiques. Une fois, lorsque
j'étais novice, je m'installai là,
sous un baril, mais j'ai manqué être
pris, aussi, n'ai-je jamais plus dormi-là,
depuis ».
Jim conduisit alors, son compagnon par
des rues étroites jusqu'à une ruelle
obscure, et lorsqu'ils furent presque au bout, il
murmura : « Chut ! nous y
sommes. Vous en verrez des quantités si nous
ne les réveillons pas ». Un grand
mur s'élevait devant eux. Barnardo ne put
voir aucune trace de vie.
- Où sont-ils Jim,
demanda-t-il ?
- Là-haut, Monsieur ! Et le
gamin montrait le toit.
Mais, pour y parvenir, il fallait
escalader un mur de dix pieds de
haut ; et comment faire ? Jim
résolut le problème. Trouvant
certains interstices entre les briques, il s'y
agrippa des mains et des pieds et en moins d'une
minute, fut au haut du mur. Barnardo le regardait
faire avec étonnement. Comment pourrait-il
le suivre ?
Mais Jim interrompit rapidement ses
calculs. Il porta ses doigts à ses
lèvres.
« Doucement !
Chut !
Ils sont là ! ».
Jim disparut, mais un instant plus tard,
il était de nouveau sur le mur. Il se pencha
et tendit une canne à son bienfaiteur, pour
l'aider à monter.
En arrivant au sommet du mur, Barnardo
fut confondu. « Il y avait-là,
tout un groupe de jeunes garçons endormis
sur un toit..., la tête posée sur une
partie relevée et les pieds, quelque part
dans la gouttière, dans des attitudes
différentes. J'en comptai
onze ».
« Il n'y avait absolument rien
pour les couvrir. Les haillons qu'ils portaient
n'étaient que des semblants de
vêtements... aussi mauvais, si non pires que
ceux de Jim. Le plus grand paraissait avoir
dix-huit ans environ, l'âge des autres
variait entre neuf et quatorze
ans ».
Tandis que le directeur de
« Ragged Schools » contemplait
ce spectacle, la lune, qui s'était
cachée, un instant auparavant, sortit des
nuages et éclaira, de sa pâle
lumière, les visages endormis. Il comprit
alors « avec angoisse » qu'ils
étaient absolument abandonnés et sans
logis. Mais une pensée encore plus
troublante le hantait : Ces enfants ne
sont-ils pas comme les
« représentants » de
beaucoup d'autres encore, sans logis et sans
amis ? Comme il observait ces visages
misérables, il lui sembla « que la
main de Dieu avait écarté un
voile » pour lui révéler
« les misères cachées de
l'enfance abandonnée, dans les rues de
Londres ». Jim n'était pas
ému par le spectacle. Il interrompit brusquement la
méditation
de Barnardo : « Faut-il les
réveiller,
Monsieur ? ».
Mais pourquoi donc ? Incapable de
les secourir, Barnardo n'osa pas leur
dérober ce sommeil envoyé du ciel.
Néanmoins, il lui restait une chose à
faire : il devait s'occuper de Jim Jarvis
« à tout prix ». Avant
de redescendre du mur, son être était
comme transpercé d'une
épée : l'appel muet de
« tous ces visages tournés vers le
ciel, blêmes de froid et de faim »,
lui brûlait l'âme et devait le hanter
pendant des semaines, si bien qu'à la fin,
il n'eut « de repos qu'en se mettant au
travail pour eux ».
Après un dernier regard sur cette
scène et une prière silencieuse de
compassion, Barnardo redescendit du mur. Jim
aussitôt lui demanda :
« Voulez-vous en voir d'autres ? Il
y en a encore beaucoup ! ». Mais
Barnardo en avait assez vu pour une
nuit !
Ce que fut, pour Abraham Lincoln
« le libérateur des esclaves en
Amérique », le marché aux
esclaves de la Nouvelle Orléans ; ce
que fut, pour Lord Shaftesbury
« l'émancipateur de l'Angleterre
industrielle », l'enterrement d'un
indigent à Harrow, ce spectacle d'un groupe
d'enfants sans logis, endormis sur un toit
métallique, par une nuit d'hiver, le fut de
même pour le Dr Barnardo,
« défenseur de l'enfance
abandonnée ».
Barnardo lui-même, à cette
heure, ne le savait pas encore ; mais à
dater de cette nuit, la Mission de Chine passa au
second plan de ses préoccupations et fut
remplacée par les épaves de l'
« East-End » de Londres.
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