« La première moitié du
XVIIIe siècle en Angleterre »,
lit-on dans le Cambridge Modern History,
« fut une ère de
matérialisme, une période
d'idéal perdu et d'espérance
morte ; avant le milieu du siècle son
caractère change : c'est alors que
surgit un mouvement qui, sous la conduite d'un chef
remarquable, réussit à faire jaillir
des rochers les eaux vives capables de faire
refleurir une terre
désolée ». Tel est le
jugement d'un historien anglais. Que disent les
savants étrangers ? Le professeur Elie
Halévy, de la Sorbonne, nous a
peut-être, donné la plus
pénétrante étude sur
l'Histoire Anglaise moderne qui ait paru
jusqu'à présent. Tout au long de ses
considérables travaux, il étudie de
très près les institutions politiques
et économiques de l'Angleterre ; ni les
unes, ni les autres ne lui livrent le secret du
développement social de ce pays. Il est
forcé de revenir au Réveil
Évangélique pour y retrouver
l'inspiration profonde de ce qu'il y a de plus
noble dans l'Angleterre moderne.
Après avoir montré que ce
Réveil fit sentir son influence d'abord sur
l'Eglise dissidente, puis sur l'Eglise
établie et enfin sur l'opinion laïque,
il ajoute, : « Nous pouvons
expliquer par ce mouvement l'extraordinaire
stabilité que la société
anglaise a montré au cours d'une
période de crise et de révolution, et
que nous pouvons appeler : le miracle de
l'Angleterre moderne, méthodique dans
l'anarchie, religieuse et même
piétiste dans la vie active des
affaires.
D'autre part, Dr Parkes Cadman, un des plus
remarquables Américains de ce temps, insiste
sur tout ce que son pays doit à l'Angleterre
à cause de ce Réveil. Voici dans
quels termes il parle dans son remarquable ouvrage
Three Religious Leaders of Oxford, du héraut
prophétique de la nation anglaise :
« Bienheureux le pays qui a fait don d'un
tel homme au monde pour le servir de cette
manière. Immense est la reconnaissance que
lui doivent et l'Amérique et le monde
entier. Béni soit le peuple au sein duquel
il vécut : fort mais sans violence,
doux mais jamais lassé, semblable à
une étoile immuable de vérité
et de bonté, un modèle d'excellence
secrète et de vertu
publique ».
Certes tout le monde n'acquiescerait pas
à de tels hommages, mais au milieu des
opinions divergentes, celle du Dr Barnardo, le
héros principal de ce livre, se serait
traduite par un Amen sans réserve.
L'inspiration de sa vie et de son oeuvre
découle trop directement de ce réveil
religieux pour qu'il en puisse être
autrement.
Quoi qu'il en soit, même parmi ceux
qui ne partageaient pas des jugements aussi
laudatifs, bien peu refuseraient d'admettre que
dans la deuxième moitié du XVIIIe
siècle on voit surgir un « grand
Réveil de la Conscience » qui
apparaît comme la source de toutes les
réformes sociales. De ce réveil, ont
jailli une nouvelle valeur de la vie humaine, une
nouvelle passion pour la justice et
l'équité, une nouvelle vision de la
société comme un tout
cohérent, une nouvelle horreur de la
brutalité, un nouvel élan pour
supprimer la cruauté et l'oppression des
hommes par leurs semblables.
Ainsi la réalité d'un grand
réveil de la conscience au XVIIIe
siècle n'est mise en doute par personne. Le
seul point en discussion est de savoir d'où
il procède directement. Et, tout bien
examiné, deux inspirations principales restent
claires : Le mouvement de Réveil
Évangélique en Angleterre, d'une
part, et, d'autre part, le Mouvement de Radicalisme
social et politique sur le continent
communément appelé le Mouvement des
Humanistes. Comme nous le verrons, le Dr Barnardo a
subi l'influence de ces deux courants de
pensée. Il est donc nécessaire d'en
examiner brièvement le sens et la
portée.
Les vrais incroyants, sans doute, ne
reconnaîtront qu'une source d'inspiration
à ce réveil humaniste. Pour eux ses
fruits les plus authentiques viennent en droite
ligne des « philosophes » de la
Révolution Française. Leurs dieux
sont Rousseau et Voltaire, autour desquels
règne une pléïade de
divinités mineures : Montesquieu et
Diderot, Mirabeau et Turgot, Quesney et Mably.
Malgré l'extrême variété
des systèmes de pensée qu'ils
rappellent, ces noms, pour des rationalistes
impénitents représentent des valeurs
inégalables : De même, ceux-ci
tiennent la Révolution Française,
dont ces penseurs ont frayé la voie, pour le
fondement de la liberté et du progrès
modernes.
Certes, personne ne peut discuter
l'importance de l'oeuvre effectuée par la
Révolution, mais après qu'on a
inscrit tout ce qui est à son crédit,
il reste encore une immense page de débits.
Pendant des dizaines d'années, même
à ceux qui lui témoignèrent au
début leur sympathie, elle n'apparut que
comme un immense désordre. On peut dire que
l'Angleterre salua avec joie l'aube de la
Révolution et fut bien vite effrayée
par ses ombres. Avec le recul du temps, il est
facile de trouver à dire beaucoup de choses
en faveur ou contre cette explosion à allure
de catastrophe, mais il est remarquable que des
milliers d'Anglais, d'esprit noble et
libéral, comme Wordsworth et Fox,
après avoir salué avec joie
l'avènement de la Révolution en
vinrent, devant ses premiers résultats,
à la détester.
Il faut aussi se rappeler que les
Philosophes français tiraient la substance de
leurs
enseignements des Déistes anglais, et que
sous le règne du Déisme en
Angleterre, les conditions sociales étaient
tombées à un niveau
épouvantable, qui ne faisait qu'empirer avec
rapidité jusqu'au jour où le
Réveil Religieux commença à
émouvoir et à enflammer le coeur et
l'imagination du peuple.
De plus, il faut noter qu'en France le
désordre d'un Radicalisme politique sans
contrôle fit place à la discipline de
fer d'une dictature militaire et que l'ordre ne fut
rétabli que par les légions de
Napoléon. Si ce redressement conserva une
teinte de Radicalisme, son principal
caractère fut d'être
réactionnaire, et la France comprit aussi
que la Révolution est, au mieux, pour le
progrès, un chemin neutre qui risque
d'amener autant de maux nouveaux que de
guérisons : en effet, lorsque la
France, revenant lentement à la
santé, commença à
rebâtir sur les ruines du passé, il
devint nettement visible que le Radicalisme,
dépouillé des valeurs morales et
religieuses, n'est plus rien qu'une cosse
vide.
Mais, quelle que soit l'origine de la
réforme sociale sur le continent - que le
Radicalisme y ait contribué peu ou prou, -
en Angleterre le problème est bien moins
compliqué et confus. Là, la
transition entre l'ordre ancien et le nouveau
s'accomplit sans effusion de sang. C'est pourquoi,
le jugement débarrassé de toute
fureur guerrière, nous pouvons retrouver les
vraies origines de la réforme.
Il serait peu raisonnable de soutenir que le
progrès social de l'Angleterre moderne est
tout entier sorti d'une seule source d'influence,
mais que, parmi d'autres, il y en ait eu une
principale, c'est ce que l'histoire et les faits
établissent avec certitude. L'Angleterre, au
XVIIIe siècle, fit avant la France,
l'expérience d'un grand Réveil de la
conscience, d'où sortit un courant
irrésistible de réforme sociale. Ce
Réveil fut la conséquence d'un
profond renouveau de vie religieuse, connu sous le
nom de
Réveil Évangélique, qui en
proclamant Dieu père et les hommes
frères, insista sur la valeur infinie d'une
âme, même de la plus vile.
Avant l'avènement de ce
Réveil, l'histoire d'Angleterre offre,
pendant un demi-siècle, un spectacle bien
triste. Déisme et Rationalisme - à
peine peut-on les distinguer - dominaient tous les
aspects de la vie des classes dirigeantes. Avec la
plus grande correction, on tirait sa
révérence à Dieu. Et le mot
Révélation devenait un mot tabou dans
les cercles de penseurs tandis que celui de Nature,
sans qu'on sût exactement ce qu'on voulait
dire par là, revêtait un sens magique.
Tous les gens bien parlaient de loi naturelle, de
droits naturels, de religion naturelle. On se
piquait d'être naturel de suivre la nature,
de communier avec la nature. Par contre, les
sentiments nobles, les aspirations, les
émotions, étaient bannies comme des
vulgarités. La Religion, au dire même
d'un rationaliste comme Sir Leslie Stephen,
était une prisonnière, à qui
on ne laissait un peu de liberté que pour
faciliter le travail de la police.
Cette période s'intitulait
elle-même l'Âge de la Raison, mais son
climat glacial fit périr les tendres pousses
de la compassion humaine. L'Angleterre devenait
rapidement une nation de castes, et une grande
partie de ses habitants était hors
castes.
Les conditions sociales devenaient
épouvantables, le trafic des esclaves
augmentait d'année en année. Il
représentait, en capital et en profit, plus
qu'aucune autre branche de commerce maritime.
Chaque année, pour répondre à
ses nécessités, des vingtaines de
villages africains étaient rasés et
des milliers d'indigènes - hommes, femmes et
enfants - étaient transportés en
Europe, à l'état de « morts
vivants ». L'alcool, la guerre,
l'incendie, le pillage, tout était bon pour
se procurer des esclaves. Au cours du XVIIIe
siècle, des milliers d'Africains furent
ainsi vendus, plus encore furent
assassinés, poussés au suicide, ou
moururent pendant les traversées.
Jusque vers le milieu du XVIIIe
siècle, on pouvait voir se balancer
au-dessus des portes de centaines de cabarets des
enseignes comme celle-ci : « Ici on
s'enivre pour deux sous ; on tombe ivre-mort
pour quatre ». Quelques-uns
ajoutaient : « Paille
gratuite ». L'expression : ivre
comme un lord, avait un sens littéral,
beaucoup de grands seigneurs se vantaient
d'être des « hommes de quatre, cinq
ou six bouteilles ». Dans certaines
demeures, on trouvait des « coups
d'oeil » ; on désignait ainsi
des salles ou des galeries d'où,
après les dîners, les dames pouvaient
surveiller les hommes et échanger des paris
sur la rapidité avec laquelle leurs maris ou
leurs amants tomberaient de leurs chaises.
L'ivrognerie était reçue comme une
marque de bonne éducation ; et lorsque
un noble évêque s'enivrait, il
expliquait que c'était en tant que noble et
non en tant qu'évêque, qu'il
s'était ainsi laissé aller.
Mais l'esclavage et l'ivrognerie
n'étaient pas des phénomènes
isolés : le sport le plus couru
était la boxe et rien n'était plus
populaire qu'un combat qui mettait aux prises une
femme et un homme. La cruauté envers les
animaux jouait un grand rôle, aussi, dans les
sports : combats de coqs, de chiens et d'ours
étaient dressés sur la pelouse du
moindre village. Les paris et les jeux de hasard,
enfin, étaient les passe-temps favoris des
riches comme des pauvres : un
évêque devait sa mitre au fait qu'il
avait parié avec une grande dame, 5.000
livres qu'il ne serait pas nommé
évêque.
Le code pénal était alors
féroce. Il n'y avait pas moins de 160
délits pour lesquels un citoyen de la libre
Angleterre pouvait être pendu : pour
avoir chassé le lièvre sur les
domaines d'un gentilhomme, par exemple, ou pour
avoir volé dix-huit pence, ou bien encore
pour s'être montré sur une route
royale la figure sale. Les femmes pouvaient
être brûlées pour sorcellerie, incendie ou fausse
monnaie :
cette mesure barbare ne fut abolie qu'en 1794.
L'administration de la justice ne valait pas mieux
que le code pénal. Pendant la plus grande
partie du XVIIIe siècle, les juges
recevaient deux à trois cents livres
sterling comme cadeau du Nouvel An, des membres du
tribunal qui travaillaient sous leurs ordres. Les
racoleurs et les juges vénaux faisaient
partie de l'ordre établi, au même
titre que le pilori, le carcan et le fouet, qui
constituaient des châtiments officiels.
La pendaison des criminels de bas
étage, était devenue un spectacle
public ; les prisons, où souvent les
débiteurs et leurs familles étaient
enfermés, étaient des lieux de
torture si infects que nous avons de la peine
à les imaginer. Hommes, femmes, enfants,
étaient entassés
pêle-mêle sans distinction d'âge,
ni de sexe : on se servait couramment de
chaînes et de camisoles de force et on
encourageait les directeurs de prison à
extorquer des pots-de-vin aux pauvres
prisonniers.
La vie sociale, en Angleterre, au XVIIIe
siècle, n'est au fond que le reflet exact de
l'immoralité qui caractérisait la
Restauration. L'Église Établie
était utilisée comme un moyen de
gouvernement.
Partout, des cumuls et des sinécures.
Des milliers de pauvres curés, qui faisaient
le travail à la place de leurs
supérieurs passaient pour riches non pas
avec quarante livres comme le père de
Goldsmith, mais avec vingt ; tandis que leurs
évêques accumulant les
bénéfices, n'étaient parfois
pas satisfaits d'un revenu de vingt mille livres.
Aucune classe n'était plus parvenue que le
clergé de l'Église Établie
dont les « gros bonnets »
frayaient avec les rejetons de l'aristocratie. Bien
que l'instruction du peuple sur tout le territoire
fut confiée aux « Charity
Schools » de l'Église
Établie, un archevêque au XVIIIe
siècle et ses fils encaissaient en
impôt plus que le revenu de toutes les
écoles. Est-il étonnant après
cela que des centaines d'instituteurs des « Charity
Schools »
aient
été des illettrés se
contentant d'un salaire inférieur à
celui d'un ouvrier ? Est-il étonnant
que l'Eglise, dans sa haine pour le
désintéressement, ait enseigné
que c'était un
« péché d'être trop
honnête » ?
La classe, ouvrière était
presque partout totalement ignorante et
illettrée. Dans un rapport d'une commission
médicale de l'époque, on voit qu'au
début du XVIIIe siècle 74,5 % des
enfants de Londres mouraient avant cinq ans.
Tous les cabarets avaient leur maison-close
et souvent aussi les théâtres. Les
enfants de ces parents ignares étaient
placés dans des
« apprentissages » où
ils subissaient des conditions de vie à
peine moins dures que l'esclavage. Souvent on les
faisait travailler douze où quatorze heures
par jour dans des caves, des soupentes ou des
hangars. Mais pourquoi multiplier les exemples.
L'examen des faits dans leur nudité suffit
pour corroborer le jugement de l'Histoire
moderne de Cambridge, lorsqu'elle dit :
« Ce siècle fut vraiment le
siècle du matérialisme »,
une époque « d'idéal
perdu et d'espérance morte ».
Il adorait la Raison, mais son Dieu était
Mammon, et il mettait plus haut le droit de
propriété que la personne du pauvre.
Dans le mouvement de révolte contre cet
état de choses et dans la croisade
entreprise pour le rendre plus humain, il est hors
de doute que certaines écoles de
rationalistes jouent un rôle important.
Peut-on nier que des rationalistes comme Owen et
Place furent de véritables amis de
l'ouvrier ? On ne peut sous-estimer
l'influence des
« utilitariens », tels que
Bentham et les frères Mills, sur la
manière de voir des politiques et des
philosophiques. Qui oserait dire que leur formule :
« Le plus grand bonheur pour
le plus grand nombre », ne fut vraiment
pour rien dans la disparition de certains
excès, et qu'il n'en résultat aucun
bien pour les masses ? Il est aussi
incontestable que des
« égalistes » tels que
Paine et Cobett ou des agitateurs politiques
avancés, comme Lovett et O'Connor, ont
contribué à l'émancipation
sociale ? De même, peut-on dénier
le rôle joué par les
matérialistes, formés par Holyoake et
Bradlangh, en excitant les esprits et en cultivant
l'intelligence de leurs compatriotes ? Il
n'est donc pas douteux que ces derniers et bien
d'autres rationalistes contribuèrent au bien
public.
Il faut cependant insister sur un
point : tous les rationalistes qui viennent
d'être nommés appartenaient à
la seconde ou à la troisième
génération de leur école et
non à la première. Ils apparurent
tous après le grand Réveil de la
conscience et furent donc moralement les
héritiers d'un mouvement dont ils raillaient
la doctrine spirituelle.
Si l'on peut donc admettre, que le grand
courant de Réforme Sociale dans les pays de
langue anglaise a été alimenté
par divers affluents, il reste évident que
son cours primitif prend naissance dans les sources
jaillies de Réveil religieux. Comme le
remarque Green, un des plus beaux résultats
de ce réveil fut : « Le
constant effort, qui n'a plus jamais cessé
jusqu'à nos jours, pour chercher
remède au crime, à l'ignorance, aux
souffrances et à l'avilissement social des
pauvres et des misérables ».
Puis il précise : « Ce
n'est que lorsque le mouvement Wesleyen eut
accompli son oeuvre, que le mouvement
philanthropique commença ». Dans
un autre rapport, Green parle du Réveil en
ces termes : « En peu de temps il
changea complètement le ton de la
Société anglaise. L'Eglise fut
réveillée. La religion apporta
à l'âme du peuple, un esprit de
renouveau moral, et purifia notre
littérature et nos moeurs. Une philantrophie
nouvelle réforma nos prisons,
imprégna de clémence et de sagesse notre code
pénal,
abolit l'esclavage, et donna la première
impulsion à l'éducation du
peuple.
Le professeur Thorold Rogers, dans son
étude exhaustive Six siècles de
travail et de salaires déclare :
« Je ne crois pas qu'on eût jamais
pu remuer la masse paysanne, s'il n'y avait eu le
stimulant spirituel et éducatif reçu
des organisations
méthodistes ».
Quant au génie qui inspira ce
Réveil religieux, il est peu d'hommes qui,
à aucune époque et dans aucun pays,
aient envisagé comme lui le problème
social par tant de côtés ; et
aucune personnalité de langue anglaise ne
laissa jamais après elle un plus noble
souvenir et une plus profonde influence sur ses
contemporains. En 1774, treize ans avant la
formation du Comité d'Abolition, Wesley
publia son traité : Réflexions sur l'esclavage, et il n'y
eut jamais étude plus complète de
cette monstrueuse plaie sociale. Ses attaques
contre le commerce de l'alcool, sur les ravages
qu'il cause dans les foyers, ne sont pas moins
prophétiques. Nulle part ailleurs, les
conséquences morales de ce trafic, ne sont
plus clairement exposés. Wesley fit
comprendre au peuple britannique, que l'ivrognerie
est une opprobre ; il railla les
« peetping galleries » ;
il fit cesser les stupides vantardises des hommes,
« capables de boire cinq ou six
bouteilles à la suite » ; il
lança le premier mouvement de
tempérance, connus dans les pays de langue
anglaise.
Il haïssait la guerre, comme
étant l'opposé de toute vertu
chrétienne. « Une terrible
opprobre sur le nom de chrétien, sur le nom
d'homme, sur tout ce qui est raison et
humanité ». Il ne se lassa jamais
de condamner la tyrannie économique et la
corruption politique ; il
dénonça au mépris public les
bourgs pourris et les terres féodales. Le
Code pénal sanguinaire et la ridicule
procédure qui l'interprétait et le
mettait à exécution furent l'objet de
sa méprisante indignation. Il
dénonça les impôts sur
l'alimentation des travailleurs et les barrières
d'octroi sur les
grand'routes, comme une diabolique invention pour
écraser le peuple sous un fardeau trop
accablant. Un contact intime avec l'Irlande lui fit
découvrir dans les agissements de
l'Angleterre, envers ce malheureux pays des
semences de révolte ; tandis que la
persistance de la Métropole à imposer
des institutions ecclésiastiques qui
n'avaient pas la sympathie de l'Irlande, le
remplissait d'indignation. Quant aux cumuls et aux
sinécures, qui avaient tellement corrompu
l'Eglise Nationale, il ne perdait aucune occasion
de les dénoncer. Il décrivait le
système des prisons en vigueur, comme
« Une école de
perversité » et il ne cessa jamais
de travailler à ce que les prisonniers
soient « traités plus
humainement ».
Malgré l'opposition organisée
et la violence de la foule, Wesley visita chaque
ville, village ou hameau du royaume ; et comme
le dit l'Histoire Moderne de
Cambridge : « Partout où
il passait, il laissa des souvenirs, sous forme
d'écoles, de salles de réunions, de
réunions de prière et missionnaires,
de réunions de charité et de secours
mutuel ». À une époque
où la Société britannique
était mûre pour l'anarchie et le
désordre, Wesley, travaillant de quatorze
à seize heures par jour, rendit la
population, jusque-là muette et
illettrée, capable de s'exprimer. Il lui
donna ses premières leçons
d'organisation démocratique, de
sobriété, de discipline et de
solidarité. Sir Josiah Stamp exagère
à peine, lorsqu'il affirme :
« Wesley et Shaftesbury, tous deux... par
l'évolution qu'ils firent faire à
l'opinion et la sympathie » qu'ils
éveillèrent,
épargnèrent à la Grande
Bretagne une « révolution
sanglante ».
Cinquante ans avant l'explosion de la
Révolution Française, ce rude
prophète avait enseigné à ses
paysans hors-caste, les trois grands
principes : Liberté,
Égalité, Fraternité. Mais il
ne les enseignait pas avec la
supériorité méprisante d'un
Voltaire, ou la démagogique arrogance d'un
Rousseau. Il croyait peu en leurs dieux. Ne
s'était-il pas
dressé dans une atmosphère de
rationalisme et de matérialisme pour la
condamner ? Il vint donc, prêchant, non
sa propre sagesse, mais celle de Dieu, par
Jésus-Christ. Son accent était,
à cause de cela, pleinement spirituel ;
et lorsqu'il parlait de Liberté,
d'Égalité, de Fraternité, ce
n'était point dans sa bouche un terme de
haine de classe ou de Révolution, mais un
message du Royaume, de Dieu, établi sur la
terre.
Si nous voulions faire l'estimation des
résultats sociaux du Réveil de
Wesley, il nous faudrait des volumes. L'abolition
du commerce des esclaves et finalement
l'affranchissement de tous les esclaves de l'Empire
Britannique, fut un résultat immédiat
de ce Réveil. Jérémie Bentham,
lui-même, disait : « Si
être anti-esclavagiste, c'est être
saint, alors je suis un saint ». Il est
vrai que quelques rationalistes aussi se mirent du
côté « des
saints » ; mais la campagne
engagée contre une opposition furieuse, fut
tout entière organisée et conduite
par des hommes ardents, convertis par le
Réveil. Granville Sharpe, William
Wilberforce, Thomas Clarkson, Zacharie Macaulay,
Sir James Stephen, William Cooper et John Newton,
étaient tous des hommes du Réveil. Il
en était de même de toute la noble
phalange des non-conformistes, en particulier des
quakers, qui les secondèrent vaillamment. La
croisade n'était pas menée sur le
terrain économique ou politique, mais sur un
terrain purement religieux. La même influence
se retrouve dans les mouvements en faveur de
l'éducation populaire. Green déclare
que l'École du dimanche fut le
« début de l'éducation
populaire ». Mais d'où jaillit
donc l'inspiration de cette institution qui couvrit
le monde entier ? Ce mouvement, en dehors de
Wesley, Hannak More et Robert Raikes, ses
principaux fondateurs, est trop bien connu pour que
nous en parlions. Quant à son armée
de moniteurs, elle s'était
abreuvéeà la
même source. C'est alors que la
Société Scolaire Britannique et
Étrangère et la Société
Scolaire Nationale, représentant les
Églises non-conformistes et l'Eglise
d'Angleterre et fondées respectivement par
Joseph Lancaster et le docteur Bell, apparurent
comme des fruits du même héritage
spirituel.
Pendant ce temps, un des plus curieux et
aussi un des plus héroïques pionniers
de l'éducation des masses, issu du
même lignage spirituel, Lord Shaftesbury,
créait l'Union des « Ragged
Schools » (1) qui suscita des
centaines de
moniteurs payés et des milliers de
volontaires pour aller, la Bible en main,
travailler chaque jour parmi les misérables
et les criminels de la grande cité.
Lord Shaftesbury et tous ses collaborateurs
des « Ragged Schools », parmi
lesquels se trouvaient de nobles caractères,
tels que : Quintin Rogg, Lord Aberdeen, le
docteur Guthrie, le professeur Leone Lévi,
George Holland, la Baronne Burdett-Couttes et le
docteur Barnardo, étaient tous
enflammés pour l'Évangile d'un
zèle qui allait jusqu'au sacrifice de leur
vie.
Les luttes acharnées pour adoucir le
système des prisons et le code pénal,
sont également remarquables. John Howard et
Elisabeth Fry étaient d'ardents
non-conformistes ; le premier était un
ami dévoué de Wesley, et tous deux
étaient des
« enthousiastes » à
outrance. Une étude du livre de, John
Howard, L'état des prisons en Angleterre
et au Pays de Galles (1774) et de La vie de
Mrs Fry par ses filles, ne permet aucun doute
sur l'origine et l'inspiration de la réforme
des prisons. Les faits sont un peu
différents lorsqu'il s'agit des efforts d'un
homme politique au parlement pour adoucir le code
pénal. Ici, un rationaliste prenant la
direction, les organisations religieuses
restèrent au second plan,
mais Sir Robert Romilly était en communion
totale avec les « saints ».
Élevé dans un milieu
Évangélique, c'était un grand
admirateur de Wilberforce et il se tint, comme
Bentham, du côté des
« saints » dans la campagne
anti-esclavagiste.
On connaît aujourd'hui partout,
l'origine du mouvement missionnaire dans le monde
protestant, et il serait inutile d'y insister.
Toutes les grandes Sociétés
Missionnaires Protestantes de l'Empire Britannique
naquirent de ce Réveil.
Plus près de nous, si nous
étudions les luttes pour
l'amélioration du système industriel,
nous verrons que les neuf-dixièmes de leurs
chefs étaient les héritiers
avérés du Protestantisme
Évangélique. On admet
généralement que Robert Owen prit
position à gauche avec les
rationalistes ; mais par son mariage, il entra
dans la famille d'un chrétien
« enthousiaste », son
beau-père, David Dale. En
réalité, lorsqu'il n'était
encore qu'un adolescent, les nouvelles
Réformes de Lanark étaient
déjà en vigueur ; et lorsqu'il
prit la direction des manufactures de Dale, en
1800, il continua simplement avec l'argent de son
beau-père, la politique inaugurée par
ce dernier, tandis que Dale se retirait des
affaires, pour travailler comme prédicateur
indépendant et philanthrope.
Quant aux autres dirigeants de cette
campagne, dont le but avoué était de
détruire tout vestige
« d'esclavage industriel »,
c'étaient, jusqu'au dernier, des
chrétiens vivants. Leur chef au parlement,
Lord Shaftesbury, se nommait lui-même
« l'Évangélique des
Évangéliques » ; et il
aimait à redire que si ce n'était
pour la Foi, il ne serait pas entré dans la
lutte et n'aurait jamais
persévéré dans cette voie. On
retrouve la même inspiration chez ses
collaborateurs. Richard Oostler était un
prédicateur local, comme son
père ; R.-J. Stephens était
pasteur méthodiste ; John Wood, le
grand industriel du coton, qui finança
largement la campagne, était un chrétien vivant,
lecteur
fervent de la Bible, ainsi que Phillip Grant ;
Michel Sadler révéla son
« enthousiasme » dans des vers
religieux ; G.-S. Bull était un
ministre Évangélique de l'Eglise
d'Angleterre ; et John Fielden, bien qu'il
devint un unitaire plus tard, avait
été dans sa jeunesse, moniteur
d'École du dimanche ; de là
datait son « enthousiasme » qui
devait durer toute sa vie. Ce fut ce même
dévouement à la cause sociale qui
créa les organisations officielles
d'ouvriers. En mai 1847, lorsque le projet de
« loi des dix heures » venait
de passer à la Chambre des Communes, en
dernière lecture, un Congrès National
de délégués ouvriers se
réunit à Londres et exprimant sa
« profonde gratitude envers le Dieu
Tout-Puissant » pour le grand
succès obtenu, prit l'engagement de
répandre par tous les moyens, les
bénédictions religieuses et
spirituelles, que le projet de loi avait pour but
d'étendre à tous les ouvriers
d'usine.
Finalement, pour en arriver au grand
mouvement philanthropique du XIXe siècle,
auquel Barnardo prit une si grande part, son
rapport étroit avec ce mouvement religieux
apparaît clairement. Ce mouvement qui donna
à la Grande Bretagne des hôpitaux
gratuits, des asiles d'aliénés, des
terrains de jeux, des parcs publics, des gymnases,
des instituts pour les ouvriers, des salles
d'évangélisation, d'Unions
chrétiennes, de crèches et de
garderies d'enfants, jaillit, lui aussi, d'un sol
fertilisé par le Grand Réveil de la
Conscience ; ses plus nobles prophètes
étaient des âmes
« nées de
nouveau ».
En un mot, le Réveil Religieux du
XVIIIe siècle modifia peu à peu le
ton et le sens de la vie anglaise. Il remit en
honneur les règles de la morale,
épura sa littérature, purifia la vie
de la Cour, réveilla l'Église
nationale et remodela le caractère du peuple
anglais. Comme une nouvelle forme du Puritanisme,
mais plus spirituelle et plus universelle, il
couvrit l'Angleterre d'un baptême de feu et
de lumière qui descendait de l'autel de
Dieu.
Il est donc étrange, qu'en
dépit de cette incomparable succession de
réformes sociales, il subsistât
encore, au sein de la chrétienté, un
peuple sauvage d'enfants abandonnés, dont le
grand public ne rêvait même pas
l'existence et au sujet desquels les
« Ragged Schools »
eux-mêmes durent reconnaître leur
échec. Tel est pourtant le fait.
Il existait dans les grandes villes tout un
peuple de jeunes vauriens, sans domicile, et
dormant n'importe où - aujourd'hui ici,
demain là - ils formaient un monde
fermé, une fraternité bizarre de
jeunes êtres ignorant la grammaire, mais
sachant fort bien communiquer par signes ;
dont la seule école était
l'école du crime et de la
débauche ; qui ne connaissaient pas les
premiers mots de la moralité et n'avaient
jamais entendu parler d'un seul principe
chrétien. Sans moyens d'existence, ils
« chipaient » leur nourriture
du mieux qu'ils pouvaient. Ils haïssaient les
agents de police et avaient en horreur le nom de la
Loi ; devinant par un instinct tout animal,
que la Société était en guerre
avec eux et sachant bien qu'ils étaient,
eux, en guerre avec elle, ce peuple de jeunes
sauvages formait une véritable
franc-maçonnerie de la misère :
furtive, fiévreuse, rongée de
vermine. Faisant partie de la race humaine, mais
vivant une vie de chien errant, ils apparaissaient
soudain en un endroit, l'instant d'après ils
semblaient s'être dissous dans l'air. Faisant
mille détours dans les ruelles et dans les
marchés le jour, rôdant la nuit en
liberté pour chercher leur subsistance, et
alors, ayant satisfait leur appétit ou mis
de côté, par hasard, dans leur poche,
quelque provision pour le lendemain, ils se
glissaient dans leur coin pour dormir, se mettant
à l'abri dans des écuries ou des
péniches, sous des bâches, des caisses
ou des voitures, partout où ils trouvaient
un refuge contre le froid, hors des atteintes de la
police et loin de la vue des hommes.
Voilà le problème qui se posa
à Barnardo et, comme ses
prédécesseurs, il l'aborda avec
courage. Il était, lui-même, un
résultat du Réveil et, de tout son
coeur, il prit sa part de la tâche sociale
que celui-ci léguait aux siens. En fait,
sans le grand Réveil de la Conscience
d'inspiration profondément spirituelle, les
« Maisons de Barnardo », le
plus grand effort de sauvetage de l'enfance connu
jusqu'à ce jour, n'auraient sans doute
jamais été fondées, car la
suite de réformes qui les avaient
précédées avait
été une effusion de sympathie
humaine, essentiellement nécessaire pour la
libération de l'enfance abandonnée.
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