Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

Un grand Réveil

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« La première moitié du XVIIIe siècle en Angleterre », lit-on dans le Cambridge Modern History, « fut une ère de matérialisme, une période d'idéal perdu et d'espérance morte ; avant le milieu du siècle son caractère change : c'est alors que surgit un mouvement qui, sous la conduite d'un chef remarquable, réussit à faire jaillir des rochers les eaux vives capables de faire refleurir une terre désolée ». Tel est le jugement d'un historien anglais. Que disent les savants étrangers ? Le professeur Elie Halévy, de la Sorbonne, nous a peut-être, donné la plus pénétrante étude sur l'Histoire Anglaise moderne qui ait paru jusqu'à présent. Tout au long de ses considérables travaux, il étudie de très près les institutions politiques et économiques de l'Angleterre ; ni les unes, ni les autres ne lui livrent le secret du développement social de ce pays. Il est forcé de revenir au Réveil Évangélique pour y retrouver l'inspiration profonde de ce qu'il y a de plus noble dans l'Angleterre moderne.

Après avoir montré que ce Réveil fit sentir son influence d'abord sur l'Eglise dissidente, puis sur l'Eglise établie et enfin sur l'opinion laïque, il ajoute, : « Nous pouvons expliquer par ce mouvement l'extraordinaire stabilité que la société anglaise a montré au cours d'une période de crise et de révolution, et que nous pouvons appeler : le miracle de l'Angleterre moderne, méthodique dans l'anarchie, religieuse et même piétiste dans la vie active des affaires.

D'autre part, Dr Parkes Cadman, un des plus remarquables Américains de ce temps, insiste sur tout ce que son pays doit à l'Angleterre à cause de ce Réveil. Voici dans quels termes il parle dans son remarquable ouvrage Three Religious Leaders of Oxford, du héraut prophétique de la nation anglaise : « Bienheureux le pays qui a fait don d'un tel homme au monde pour le servir de cette manière. Immense est la reconnaissance que lui doivent et l'Amérique et le monde entier. Béni soit le peuple au sein duquel il vécut : fort mais sans violence, doux mais jamais lassé, semblable à une étoile immuable de vérité et de bonté, un modèle d'excellence secrète et de vertu publique ».
Certes tout le monde n'acquiescerait pas à de tels hommages, mais au milieu des opinions divergentes, celle du Dr Barnardo, le héros principal de ce livre, se serait traduite par un Amen sans réserve. L'inspiration de sa vie et de son oeuvre découle trop directement de ce réveil religieux pour qu'il en puisse être autrement.

Quoi qu'il en soit, même parmi ceux qui ne partageaient pas des jugements aussi laudatifs, bien peu refuseraient d'admettre que dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle on voit surgir un « grand Réveil de la Conscience » qui apparaît comme la source de toutes les réformes sociales. De ce réveil, ont jailli une nouvelle valeur de la vie humaine, une nouvelle passion pour la justice et l'équité, une nouvelle vision de la société comme un tout cohérent, une nouvelle horreur de la brutalité, un nouvel élan pour supprimer la cruauté et l'oppression des hommes par leurs semblables.

Ainsi la réalité d'un grand réveil de la conscience au XVIIIe siècle n'est mise en doute par personne. Le seul point en discussion est de savoir d'où il procède directement. Et, tout bien examiné, deux inspirations principales restent claires : Le mouvement de Réveil Évangélique en Angleterre, d'une part, et, d'autre part, le Mouvement de Radicalisme social et politique sur le continent communément appelé le Mouvement des Humanistes. Comme nous le verrons, le Dr Barnardo a subi l'influence de ces deux courants de pensée. Il est donc nécessaire d'en examiner brièvement le sens et la portée.

Les vrais incroyants, sans doute, ne reconnaîtront qu'une source d'inspiration à ce réveil humaniste. Pour eux ses fruits les plus authentiques viennent en droite ligne des « philosophes » de la Révolution Française. Leurs dieux sont Rousseau et Voltaire, autour desquels règne une pléïade de divinités mineures : Montesquieu et Diderot, Mirabeau et Turgot, Quesney et Mably. Malgré l'extrême variété des systèmes de pensée qu'ils rappellent, ces noms, pour des rationalistes impénitents représentent des valeurs inégalables : De même, ceux-ci tiennent la Révolution Française, dont ces penseurs ont frayé la voie, pour le fondement de la liberté et du progrès modernes.

Certes, personne ne peut discuter l'importance de l'oeuvre effectuée par la Révolution, mais après qu'on a inscrit tout ce qui est à son crédit, il reste encore une immense page de débits. Pendant des dizaines d'années, même à ceux qui lui témoignèrent au début leur sympathie, elle n'apparut que comme un immense désordre. On peut dire que l'Angleterre salua avec joie l'aube de la Révolution et fut bien vite effrayée par ses ombres. Avec le recul du temps, il est facile de trouver à dire beaucoup de choses en faveur ou contre cette explosion à allure de catastrophe, mais il est remarquable que des milliers d'Anglais, d'esprit noble et libéral, comme Wordsworth et Fox, après avoir salué avec joie l'avènement de la Révolution en vinrent, devant ses premiers résultats, à la détester.

Il faut aussi se rappeler que les Philosophes français tiraient la substance de leurs enseignements des Déistes anglais, et que sous le règne du Déisme en Angleterre, les conditions sociales étaient tombées à un niveau épouvantable, qui ne faisait qu'empirer avec rapidité jusqu'au jour où le Réveil Religieux commença à émouvoir et à enflammer le coeur et l'imagination du peuple.

De plus, il faut noter qu'en France le désordre d'un Radicalisme politique sans contrôle fit place à la discipline de fer d'une dictature militaire et que l'ordre ne fut rétabli que par les légions de Napoléon. Si ce redressement conserva une teinte de Radicalisme, son principal caractère fut d'être réactionnaire, et la France comprit aussi que la Révolution est, au mieux, pour le progrès, un chemin neutre qui risque d'amener autant de maux nouveaux que de guérisons : en effet, lorsque la France, revenant lentement à la santé, commença à rebâtir sur les ruines du passé, il devint nettement visible que le Radicalisme, dépouillé des valeurs morales et religieuses, n'est plus rien qu'une cosse vide.

Mais, quelle que soit l'origine de la réforme sociale sur le continent - que le Radicalisme y ait contribué peu ou prou, - en Angleterre le problème est bien moins compliqué et confus. Là, la transition entre l'ordre ancien et le nouveau s'accomplit sans effusion de sang. C'est pourquoi, le jugement débarrassé de toute fureur guerrière, nous pouvons retrouver les vraies origines de la réforme.

Il serait peu raisonnable de soutenir que le progrès social de l'Angleterre moderne est tout entier sorti d'une seule source d'influence, mais que, parmi d'autres, il y en ait eu une principale, c'est ce que l'histoire et les faits établissent avec certitude. L'Angleterre, au XVIIIe siècle, fit avant la France, l'expérience d'un grand Réveil de la conscience, d'où sortit un courant irrésistible de réforme sociale. Ce Réveil fut la conséquence d'un profond renouveau de vie religieuse, connu sous le nom de Réveil Évangélique, qui en proclamant Dieu père et les hommes frères, insista sur la valeur infinie d'une âme, même de la plus vile.

Avant l'avènement de ce Réveil, l'histoire d'Angleterre offre, pendant un demi-siècle, un spectacle bien triste. Déisme et Rationalisme - à peine peut-on les distinguer - dominaient tous les aspects de la vie des classes dirigeantes. Avec la plus grande correction, on tirait sa révérence à Dieu. Et le mot Révélation devenait un mot tabou dans les cercles de penseurs tandis que celui de Nature, sans qu'on sût exactement ce qu'on voulait dire par là, revêtait un sens magique. Tous les gens bien parlaient de loi naturelle, de droits naturels, de religion naturelle. On se piquait d'être naturel de suivre la nature, de communier avec la nature. Par contre, les sentiments nobles, les aspirations, les émotions, étaient bannies comme des vulgarités. La Religion, au dire même d'un rationaliste comme Sir Leslie Stephen, était une prisonnière, à qui on ne laissait un peu de liberté que pour faciliter le travail de la police.
Cette période s'intitulait elle-même l'Âge de la Raison, mais son climat glacial fit périr les tendres pousses de la compassion humaine. L'Angleterre devenait rapidement une nation de castes, et une grande partie de ses habitants était hors castes.

Les conditions sociales devenaient épouvantables, le trafic des esclaves augmentait d'année en année. Il représentait, en capital et en profit, plus qu'aucune autre branche de commerce maritime. Chaque année, pour répondre à ses nécessités, des vingtaines de villages africains étaient rasés et des milliers d'indigènes - hommes, femmes et enfants - étaient transportés en Europe, à l'état de « morts vivants ». L'alcool, la guerre, l'incendie, le pillage, tout était bon pour se procurer des esclaves. Au cours du XVIIIe siècle, des milliers d'Africains furent ainsi vendus, plus encore furent assassinés, poussés au suicide, ou moururent pendant les traversées.

Jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, on pouvait voir se balancer au-dessus des portes de centaines de cabarets des enseignes comme celle-ci : « Ici on s'enivre pour deux sous ; on tombe ivre-mort pour quatre ». Quelques-uns ajoutaient : « Paille gratuite ». L'expression : ivre comme un lord, avait un sens littéral, beaucoup de grands seigneurs se vantaient d'être des « hommes de quatre, cinq ou six bouteilles ». Dans certaines demeures, on trouvait des « coups d'oeil » ; on désignait ainsi des salles ou des galeries d'où, après les dîners, les dames pouvaient surveiller les hommes et échanger des paris sur la rapidité avec laquelle leurs maris ou leurs amants tomberaient de leurs chaises. L'ivrognerie était reçue comme une marque de bonne éducation ; et lorsque un noble évêque s'enivrait, il expliquait que c'était en tant que noble et non en tant qu'évêque, qu'il s'était ainsi laissé aller.

Mais l'esclavage et l'ivrognerie n'étaient pas des phénomènes isolés : le sport le plus couru était la boxe et rien n'était plus populaire qu'un combat qui mettait aux prises une femme et un homme. La cruauté envers les animaux jouait un grand rôle, aussi, dans les sports : combats de coqs, de chiens et d'ours étaient dressés sur la pelouse du moindre village. Les paris et les jeux de hasard, enfin, étaient les passe-temps favoris des riches comme des pauvres : un évêque devait sa mitre au fait qu'il avait parié avec une grande dame, 5.000 livres qu'il ne serait pas nommé évêque.

Le code pénal était alors féroce. Il n'y avait pas moins de 160 délits pour lesquels un citoyen de la libre Angleterre pouvait être pendu : pour avoir chassé le lièvre sur les domaines d'un gentilhomme, par exemple, ou pour avoir volé dix-huit pence, ou bien encore pour s'être montré sur une route royale la figure sale. Les femmes pouvaient être brûlées pour sorcellerie, incendie ou fausse monnaie : cette mesure barbare ne fut abolie qu'en 1794. L'administration de la justice ne valait pas mieux que le code pénal. Pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, les juges recevaient deux à trois cents livres sterling comme cadeau du Nouvel An, des membres du tribunal qui travaillaient sous leurs ordres. Les racoleurs et les juges vénaux faisaient partie de l'ordre établi, au même titre que le pilori, le carcan et le fouet, qui constituaient des châtiments officiels.

La pendaison des criminels de bas étage, était devenue un spectacle public ; les prisons, où souvent les débiteurs et leurs familles étaient enfermés, étaient des lieux de torture si infects que nous avons de la peine à les imaginer. Hommes, femmes, enfants, étaient entassés pêle-mêle sans distinction d'âge, ni de sexe : on se servait couramment de chaînes et de camisoles de force et on encourageait les directeurs de prison à extorquer des pots-de-vin aux pauvres prisonniers.
La vie sociale, en Angleterre, au XVIIIe siècle, n'est au fond que le reflet exact de l'immoralité qui caractérisait la Restauration. L'Église Établie était utilisée comme un moyen de gouvernement.

Partout, des cumuls et des sinécures. Des milliers de pauvres curés, qui faisaient le travail à la place de leurs supérieurs passaient pour riches non pas avec quarante livres comme le père de Goldsmith, mais avec vingt ; tandis que leurs évêques accumulant les bénéfices, n'étaient parfois pas satisfaits d'un revenu de vingt mille livres. Aucune classe n'était plus parvenue que le clergé de l'Église Établie dont les « gros bonnets » frayaient avec les rejetons de l'aristocratie. Bien que l'instruction du peuple sur tout le territoire fut confiée aux « Charity Schools » de l'Église Établie, un archevêque au XVIIIe siècle et ses fils encaissaient en impôt plus que le revenu de toutes les écoles. Est-il étonnant après cela que des centaines d'instituteurs des « Charity Schools » aient été des illettrés se contentant d'un salaire inférieur à celui d'un ouvrier ? Est-il étonnant que l'Eglise, dans sa haine pour le désintéressement, ait enseigné que c'était un « péché d'être trop honnête » ?
La classe, ouvrière était presque partout totalement ignorante et illettrée. Dans un rapport d'une commission médicale de l'époque, on voit qu'au début du XVIIIe siècle 74,5 % des enfants de Londres mouraient avant cinq ans.

Tous les cabarets avaient leur maison-close et souvent aussi les théâtres. Les enfants de ces parents ignares étaient placés dans des « apprentissages » où ils subissaient des conditions de vie à peine moins dures que l'esclavage. Souvent on les faisait travailler douze où quatorze heures par jour dans des caves, des soupentes ou des hangars. Mais pourquoi multiplier les exemples. L'examen des faits dans leur nudité suffit pour corroborer le jugement de l'Histoire moderne de Cambridge, lorsqu'elle dit : « Ce siècle fut vraiment le siècle du matérialisme », une époque « d'idéal perdu et d'espérance morte ». Il adorait la Raison, mais son Dieu était Mammon, et il mettait plus haut le droit de propriété que la personne du pauvre.




Dans le mouvement de révolte contre cet état de choses et dans la croisade entreprise pour le rendre plus humain, il est hors de doute que certaines écoles de rationalistes jouent un rôle important. Peut-on nier que des rationalistes comme Owen et Place furent de véritables amis de l'ouvrier ? On ne peut sous-estimer l'influence des « utilitariens », tels que Bentham et les frères Mills, sur la manière de voir des politiques et des philosophiques. Qui oserait dire que leur formule : « Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre », ne fut vraiment pour rien dans la disparition de certains excès, et qu'il n'en résultat aucun bien pour les masses ? Il est aussi incontestable que des « égalistes » tels que Paine et Cobett ou des agitateurs politiques avancés, comme Lovett et O'Connor, ont contribué à l'émancipation sociale ? De même, peut-on dénier le rôle joué par les matérialistes, formés par Holyoake et Bradlangh, en excitant les esprits et en cultivant l'intelligence de leurs compatriotes ? Il n'est donc pas douteux que ces derniers et bien d'autres rationalistes contribuèrent au bien public.
Il faut cependant insister sur un point : tous les rationalistes qui viennent d'être nommés appartenaient à la seconde ou à la troisième génération de leur école et non à la première. Ils apparurent tous après le grand Réveil de la conscience et furent donc moralement les héritiers d'un mouvement dont ils raillaient la doctrine spirituelle.

Si l'on peut donc admettre, que le grand courant de Réforme Sociale dans les pays de langue anglaise a été alimenté par divers affluents, il reste évident que son cours primitif prend naissance dans les sources jaillies de Réveil religieux. Comme le remarque Green, un des plus beaux résultats de ce réveil fut : « Le constant effort, qui n'a plus jamais cessé jusqu'à nos jours, pour chercher remède au crime, à l'ignorance, aux souffrances et à l'avilissement social des pauvres et des misérables ».

Puis il précise : « Ce n'est que lorsque le mouvement Wesleyen eut accompli son oeuvre, que le mouvement philanthropique commença ». Dans un autre rapport, Green parle du Réveil en ces termes : « En peu de temps il changea complètement le ton de la Société anglaise. L'Eglise fut réveillée. La religion apporta à l'âme du peuple, un esprit de renouveau moral, et purifia notre littérature et nos moeurs. Une philantrophie nouvelle réforma nos prisons, imprégna de clémence et de sagesse notre code pénal, abolit l'esclavage, et donna la première impulsion à l'éducation du peuple.
Le professeur Thorold Rogers, dans son étude exhaustive Six siècles de travail et de salaires déclare : « Je ne crois pas qu'on eût jamais pu remuer la masse paysanne, s'il n'y avait eu le stimulant spirituel et éducatif reçu des organisations méthodistes ».

Quant au génie qui inspira ce Réveil religieux, il est peu d'hommes qui, à aucune époque et dans aucun pays, aient envisagé comme lui le problème social par tant de côtés ; et aucune personnalité de langue anglaise ne laissa jamais après elle un plus noble souvenir et une plus profonde influence sur ses contemporains. En 1774, treize ans avant la formation du Comité d'Abolition, Wesley publia son traité : Réflexions sur l'esclavage, et il n'y eut jamais étude plus complète de cette monstrueuse plaie sociale. Ses attaques contre le commerce de l'alcool, sur les ravages qu'il cause dans les foyers, ne sont pas moins prophétiques. Nulle part ailleurs, les conséquences morales de ce trafic, ne sont plus clairement exposés. Wesley fit comprendre au peuple britannique, que l'ivrognerie est une opprobre ; il railla les « peetping galleries » ; il fit cesser les stupides vantardises des hommes, « capables de boire cinq ou six bouteilles à la suite » ; il lança le premier mouvement de tempérance, connus dans les pays de langue anglaise.

Il haïssait la guerre, comme étant l'opposé de toute vertu chrétienne. « Une terrible opprobre sur le nom de chrétien, sur le nom d'homme, sur tout ce qui est raison et humanité ». Il ne se lassa jamais de condamner la tyrannie économique et la corruption politique ; il dénonça au mépris public les bourgs pourris et les terres féodales. Le Code pénal sanguinaire et la ridicule procédure qui l'interprétait et le mettait à exécution furent l'objet de sa méprisante indignation. Il dénonça les impôts sur l'alimentation des travailleurs et les barrières d'octroi sur les grand'routes, comme une diabolique invention pour écraser le peuple sous un fardeau trop accablant. Un contact intime avec l'Irlande lui fit découvrir dans les agissements de l'Angleterre, envers ce malheureux pays des semences de révolte ; tandis que la persistance de la Métropole à imposer des institutions ecclésiastiques qui n'avaient pas la sympathie de l'Irlande, le remplissait d'indignation. Quant aux cumuls et aux sinécures, qui avaient tellement corrompu l'Eglise Nationale, il ne perdait aucune occasion de les dénoncer. Il décrivait le système des prisons en vigueur, comme « Une école de perversité » et il ne cessa jamais de travailler à ce que les prisonniers soient « traités plus humainement ».

Malgré l'opposition organisée et la violence de la foule, Wesley visita chaque ville, village ou hameau du royaume ; et comme le dit l'Histoire Moderne de Cambridge : « Partout où il passait, il laissa des souvenirs, sous forme d'écoles, de salles de réunions, de réunions de prière et missionnaires, de réunions de charité et de secours mutuel ». À une époque où la Société britannique était mûre pour l'anarchie et le désordre, Wesley, travaillant de quatorze à seize heures par jour, rendit la population, jusque-là muette et illettrée, capable de s'exprimer. Il lui donna ses premières leçons d'organisation démocratique, de sobriété, de discipline et de solidarité. Sir Josiah Stamp exagère à peine, lorsqu'il affirme : « Wesley et Shaftesbury, tous deux... par l'évolution qu'ils firent faire à l'opinion et la sympathie » qu'ils éveillèrent, épargnèrent à la Grande Bretagne une « révolution sanglante ».

Cinquante ans avant l'explosion de la Révolution Française, ce rude prophète avait enseigné à ses paysans hors-caste, les trois grands principes : Liberté, Égalité, Fraternité. Mais il ne les enseignait pas avec la supériorité méprisante d'un Voltaire, ou la démagogique arrogance d'un Rousseau. Il croyait peu en leurs dieux. Ne s'était-il pas dressé dans une atmosphère de rationalisme et de matérialisme pour la condamner ? Il vint donc, prêchant, non sa propre sagesse, mais celle de Dieu, par Jésus-Christ. Son accent était, à cause de cela, pleinement spirituel ; et lorsqu'il parlait de Liberté, d'Égalité, de Fraternité, ce n'était point dans sa bouche un terme de haine de classe ou de Révolution, mais un message du Royaume, de Dieu, établi sur la terre.

Si nous voulions faire l'estimation des résultats sociaux du Réveil de Wesley, il nous faudrait des volumes. L'abolition du commerce des esclaves et finalement l'affranchissement de tous les esclaves de l'Empire Britannique, fut un résultat immédiat de ce Réveil. Jérémie Bentham, lui-même, disait : « Si être anti-esclavagiste, c'est être saint, alors je suis un saint ». Il est vrai que quelques rationalistes aussi se mirent du côté « des saints » ; mais la campagne engagée contre une opposition furieuse, fut tout entière organisée et conduite par des hommes ardents, convertis par le Réveil. Granville Sharpe, William Wilberforce, Thomas Clarkson, Zacharie Macaulay, Sir James Stephen, William Cooper et John Newton, étaient tous des hommes du Réveil. Il en était de même de toute la noble phalange des non-conformistes, en particulier des quakers, qui les secondèrent vaillamment. La croisade n'était pas menée sur le terrain économique ou politique, mais sur un terrain purement religieux. La même influence se retrouve dans les mouvements en faveur de l'éducation populaire. Green déclare que l'École du dimanche fut le « début de l'éducation populaire ». Mais d'où jaillit donc l'inspiration de cette institution qui couvrit le monde entier ? Ce mouvement, en dehors de Wesley, Hannak More et Robert Raikes, ses principaux fondateurs, est trop bien connu pour que nous en parlions. Quant à son armée de moniteurs, elle s'était abreuvéeà la même source. C'est alors que la Société Scolaire Britannique et Étrangère et la Société Scolaire Nationale, représentant les Églises non-conformistes et l'Eglise d'Angleterre et fondées respectivement par Joseph Lancaster et le docteur Bell, apparurent comme des fruits du même héritage spirituel.

Pendant ce temps, un des plus curieux et aussi un des plus héroïques pionniers de l'éducation des masses, issu du même lignage spirituel, Lord Shaftesbury, créait l'Union des « Ragged Schools » (1) qui suscita des centaines de moniteurs payés et des milliers de volontaires pour aller, la Bible en main, travailler chaque jour parmi les misérables et les criminels de la grande cité.

Lord Shaftesbury et tous ses collaborateurs des « Ragged Schools », parmi lesquels se trouvaient de nobles caractères, tels que : Quintin Rogg, Lord Aberdeen, le docteur Guthrie, le professeur Leone Lévi, George Holland, la Baronne Burdett-Couttes et le docteur Barnardo, étaient tous enflammés pour l'Évangile d'un zèle qui allait jusqu'au sacrifice de leur vie.

Les luttes acharnées pour adoucir le système des prisons et le code pénal, sont également remarquables. John Howard et Elisabeth Fry étaient d'ardents non-conformistes ; le premier était un ami dévoué de Wesley, et tous deux étaient des « enthousiastes » à outrance. Une étude du livre de, John Howard, L'état des prisons en Angleterre et au Pays de Galles (1774) et de La vie de Mrs Fry par ses filles, ne permet aucun doute sur l'origine et l'inspiration de la réforme des prisons. Les faits sont un peu différents lorsqu'il s'agit des efforts d'un homme politique au parlement pour adoucir le code pénal. Ici, un rationaliste prenant la direction, les organisations religieuses restèrent au second plan, mais Sir Robert Romilly était en communion totale avec les « saints ». Élevé dans un milieu Évangélique, c'était un grand admirateur de Wilberforce et il se tint, comme Bentham, du côté des « saints » dans la campagne anti-esclavagiste.

On connaît aujourd'hui partout, l'origine du mouvement missionnaire dans le monde protestant, et il serait inutile d'y insister. Toutes les grandes Sociétés Missionnaires Protestantes de l'Empire Britannique naquirent de ce Réveil.

Plus près de nous, si nous étudions les luttes pour l'amélioration du système industriel, nous verrons que les neuf-dixièmes de leurs chefs étaient les héritiers avérés du Protestantisme Évangélique. On admet généralement que Robert Owen prit position à gauche avec les rationalistes ; mais par son mariage, il entra dans la famille d'un chrétien « enthousiaste », son beau-père, David Dale. En réalité, lorsqu'il n'était encore qu'un adolescent, les nouvelles Réformes de Lanark étaient déjà en vigueur ; et lorsqu'il prit la direction des manufactures de Dale, en 1800, il continua simplement avec l'argent de son beau-père, la politique inaugurée par ce dernier, tandis que Dale se retirait des affaires, pour travailler comme prédicateur indépendant et philanthrope.

Quant aux autres dirigeants de cette campagne, dont le but avoué était de détruire tout vestige « d'esclavage industriel », c'étaient, jusqu'au dernier, des chrétiens vivants. Leur chef au parlement, Lord Shaftesbury, se nommait lui-même « l'Évangélique des Évangéliques » ; et il aimait à redire que si ce n'était pour la Foi, il ne serait pas entré dans la lutte et n'aurait jamais persévéré dans cette voie. On retrouve la même inspiration chez ses collaborateurs. Richard Oostler était un prédicateur local, comme son père ; R.-J. Stephens était pasteur méthodiste ; John Wood, le grand industriel du coton, qui finança largement la campagne, était un chrétien vivant, lecteur fervent de la Bible, ainsi que Phillip Grant ; Michel Sadler révéla son « enthousiasme » dans des vers religieux ; G.-S. Bull était un ministre Évangélique de l'Eglise d'Angleterre ; et John Fielden, bien qu'il devint un unitaire plus tard, avait été dans sa jeunesse, moniteur d'École du dimanche ; de là datait son « enthousiasme » qui devait durer toute sa vie. Ce fut ce même dévouement à la cause sociale qui créa les organisations officielles d'ouvriers. En mai 1847, lorsque le projet de « loi des dix heures » venait de passer à la Chambre des Communes, en dernière lecture, un Congrès National de délégués ouvriers se réunit à Londres et exprimant sa « profonde gratitude envers le Dieu Tout-Puissant » pour le grand succès obtenu, prit l'engagement de répandre par tous les moyens, les bénédictions religieuses et spirituelles, que le projet de loi avait pour but d'étendre à tous les ouvriers d'usine.

Finalement, pour en arriver au grand mouvement philanthropique du XIXe siècle, auquel Barnardo prit une si grande part, son rapport étroit avec ce mouvement religieux apparaît clairement. Ce mouvement qui donna à la Grande Bretagne des hôpitaux gratuits, des asiles d'aliénés, des terrains de jeux, des parcs publics, des gymnases, des instituts pour les ouvriers, des salles d'évangélisation, d'Unions chrétiennes, de crèches et de garderies d'enfants, jaillit, lui aussi, d'un sol fertilisé par le Grand Réveil de la Conscience ; ses plus nobles prophètes étaient des âmes « nées de nouveau ».

En un mot, le Réveil Religieux du XVIIIe siècle modifia peu à peu le ton et le sens de la vie anglaise. Il remit en honneur les règles de la morale, épura sa littérature, purifia la vie de la Cour, réveilla l'Église nationale et remodela le caractère du peuple anglais. Comme une nouvelle forme du Puritanisme, mais plus spirituelle et plus universelle, il couvrit l'Angleterre d'un baptême de feu et de lumière qui descendait de l'autel de Dieu.
Il est donc étrange, qu'en dépit de cette incomparable succession de réformes sociales, il subsistât encore, au sein de la chrétienté, un peuple sauvage d'enfants abandonnés, dont le grand public ne rêvait même pas l'existence et au sujet desquels les « Ragged Schools » eux-mêmes durent reconnaître leur échec. Tel est pourtant le fait.

Il existait dans les grandes villes tout un peuple de jeunes vauriens, sans domicile, et dormant n'importe où - aujourd'hui ici, demain là - ils formaient un monde fermé, une fraternité bizarre de jeunes êtres ignorant la grammaire, mais sachant fort bien communiquer par signes ; dont la seule école était l'école du crime et de la débauche ; qui ne connaissaient pas les premiers mots de la moralité et n'avaient jamais entendu parler d'un seul principe chrétien. Sans moyens d'existence, ils « chipaient » leur nourriture du mieux qu'ils pouvaient. Ils haïssaient les agents de police et avaient en horreur le nom de la Loi ; devinant par un instinct tout animal, que la Société était en guerre avec eux et sachant bien qu'ils étaient, eux, en guerre avec elle, ce peuple de jeunes sauvages formait une véritable franc-maçonnerie de la misère : furtive, fiévreuse, rongée de vermine. Faisant partie de la race humaine, mais vivant une vie de chien errant, ils apparaissaient soudain en un endroit, l'instant d'après ils semblaient s'être dissous dans l'air. Faisant mille détours dans les ruelles et dans les marchés le jour, rôdant la nuit en liberté pour chercher leur subsistance, et alors, ayant satisfait leur appétit ou mis de côté, par hasard, dans leur poche, quelque provision pour le lendemain, ils se glissaient dans leur coin pour dormir, se mettant à l'abri dans des écuries ou des péniches, sous des bâches, des caisses ou des voitures, partout où ils trouvaient un refuge contre le froid, hors des atteintes de la police et loin de la vue des hommes.

Voilà le problème qui se posa à Barnardo et, comme ses prédécesseurs, il l'aborda avec courage. Il était, lui-même, un résultat du Réveil et, de tout son coeur, il prit sa part de la tâche sociale que celui-ci léguait aux siens. En fait, sans le grand Réveil de la Conscience d'inspiration profondément spirituelle, les « Maisons de Barnardo », le plus grand effort de sauvetage de l'enfance connu jusqu'à ce jour, n'auraient sans doute jamais été fondées, car la suite de réformes qui les avaient précédées avait été une effusion de sympathie humaine, essentiellement nécessaire pour la libération de l'enfance abandonnée.


1
. Littéralement : « École en haillons ». 
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