Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VII

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 Retour à Diego-Suarez. Début d'activité


Pendant les trois années que Dao avait passées en Imerina, le missionnaire de Diego-Suarez était revenu en France pour y prendre un congé bien gagné, puis il avait repris le chemin de Madagascar, et comme il avait été maintenu au poste de Diego-Suarez, c'est lui qui accueillit Dao à son arrivée d'Imerina. Le bruit de son retour ne tarda pas à se répandre en ville ; tous ceux qui l'avaient connu autrefois se hâtèrent de lui rendre visite, et c'était à chaque nouvel arrivant les mêmes exclamations : « Béni soit Dieu qui t'a ramené sain et sauf parmi nous », et les mêmes innombrables questions sur son séjour en Imerina et sur son voyage. Tout le monde s'extasiait sur la bonne mine de Dao. C'était bien toujours lui, mais il était devenu beaucoup plus fort, et ce détail amusa beaucoup, il parlait hova, il n'émaillait plus ses phrases de locutions antankaranas (1). « Nous voyons maintenant que tu as vraiment obtenu ton diplôme, lui disait-on. »

Dao s'enquit très vite de sa famille et de ses parents. Pendant son séjour en Imerina, il n'avait eu de leurs nouvelles qu'à intervalles très éloignés, et il était un peu anxieux de savoir comment ils se portaient. Il sut indirectement que son père était malade, mais d'une maladie mystérieuse, sur laquelle personne ne voulut s'expliquer franchement devant lui. Sa mère était en bonne santé ; il y avait eu de nombreux mariages parmi ses frères et soeurs ; des enfants étaient nés, mais parmi ceux-ci certains étaient morts, ce qui n'étonna pas Dao, car la mortalité infantile sur la côte à Madagascar, comme sur les Hauts Plateaux, d'ailleurs, est extrêmement élevée.



Le village d'Antanilava

Dao écrivit une lettre à son père pour lui dire qu'il était revenu d'Imerina et qu'il serait heureux de le revoir, mais il n'eut pas de réponse.

Dao ne resta pas longtemps à Diego-Suarez. Très vite le missionnaire lui assigna un poste en plein pays antankarana. Dao aiderait l'évangéliste d'Ambilobe, qui, par suite des progrès accomplis et de l'augmentation du nombre des églises, était surchargé de travail ; toutefois, le missionnaire ne plaça pas. Dao dans son village natal, car l'animosité de sa famille aurait pu lui créer des difficultés ; Dao devait se fixer à 15 km de là, et dès le début il aurait 20 églises à diriger.

Et le jour où Dao devait quitter Diego-Suarez, arriva. Un commerçant hova d'Ambilobe qui était venu à Diego-Suarez pour y acheter des marchandises lui avait offert une place dans son automobile, une vieille Ford rouillée. Le départ avait été fixé à huit heures du matin et Dao se trouvait au rendez-vous avec une petite caisse de livres et d'effets, bien avant l'heure, Mais l'auto fit, comme toutes les autos malgaches, des difficultés pour partir ; d'autre part au dernier moment son propriétaire s'aperçut qu'il était arrivé au bout de sa provision d'huile et d'essence ; et il fallut encore quelque temps pour remplir les réservoirs. À 10 heures l'automobile partait enfin.
L'arrière-pays de Diego-Suarez a la chance d'être doté : d'une assez bonne route depuis de longues années ; on l'appelle la route des placers, parce qu'elle a été construite pour aboutir à des placers situés à 150 km au sud, et qu'on a cru d'une richesse inépuisable. Les placers existent encore ; ils sont entre les mains d'une société minière, mais l'extraction de l'or est d'une minime importance et ne justifierait plus aujourd'hui la construction d'une route. Toujours est-il que la route est là, et assez bien entretenue pour que le trafic y soit possible en toute saison. C'est cette route que Dao devait en auto parcourir dans toute sa longueur avant de se rendre à Antanilava, la localité où le missionnaire l'avait placé. L'auto consentit à traverser tout d'abord à toute vitesse une région désertique et monotone ; puis avec plus de peine elle gravit des contreforts appartenant à la montagne d'Ambre, qui, avec son sommet boisé, devenait de plus en plus imposante. Pendant longtemps l'horizon à l'est fut fermé par une autre chaîne de montagnes, la montagne des Français, moins élevée que la montagne d'Ambre, mais se dressant à pic au-dessus de la vallée, et se découpant en formes curieuses ou fantastiques : ici c'était un château fort, là une pyramide, ailleurs un énorme bonnet de nuit.
Les voyageurs peu à peu montaient ; l'auto commençait à s'essouffler ; l'eau du radiateur se mettait à bouillir tous les cinq ou six kilomètres ; il fallait chaque fois s'arrêter, et descendre dans la vallée à la recherche d'eau fraîche. Le point culminant de la route finit par être atteint. La masse sombre de la montagne d'Ambre dominait à l'ouest ; à l'est la montagne des Français avait disparu ; on apercevait au loin la mer dont la route restait séparée par de larges espaces parsemés de forêts et où les rivières se creusaient des vallées profondes. Jusqu'à cet endroit-là route avait trouvé d'assez nombreux et importants villages. Mais à partir de ce point, elle traversa une région de nouveau désertique, et d'un relief invraisemblable. Ici elle contournait un volcan dont le cône était en parfait état de conservation ; plus loin elle traversait une forêt. Très souvent elle descendait au fond d'une vallée pour en remonter par des pentes. très dures le versant opposé. Peu à peu la montagne d'Ambre s'estompait à l'horizon ; elle fut remplacée par des collines calcaires déchiquetées par l'érosion.. Certaines ressemblaient à de vieux murs cyclopéens en ruine, dont il ne restait plus que des éboulis d'énormes blocs de rochers. C'était le fameux massif de l'Antankarana qui a laissé son nom à la région.

Ces montagnes sont creusées de grottes immenses, encore peu connues, et qui ont donné naissance à des légendes mystérieuses. Il paraît qu'au temps de la conquête hova, une nombreuse troupe d'Antankaranas en fuite se réfugia dans l'une des grottes, et les Hovas n'osèrent pas s'aventurer à sa poursuite. Pour en venir à bout, ils détournèrent le cours d'une rivière et inondèrent de ses eaux la grotte-refuge. Et les Antankaranas périrent tous noyés. On retrouve encore aujourd'hui, paraît-il, leurs ossements. Dao se remémorait ces épisodes tragiques de l'histoire de sa race, quand tout à coup l'auto arriva au sommet d'une faille gigantesque. Le terrain cédait brusquement, l'horizon se découvrait à l'ouest. Au pied de la falaise s'étendait une immense plaine à peine ondulée, couverte de cultures riches, et parsemés de bouquets de palmiers. Le canal de Mozambique étincelait à une vingtaine de kilomètres à l'ouest. L'atmosphère était si pure que des îles pourtant très éloignées se profilaient avec une prodigieuse netteté sur l'horizon, Nosy Mitsiou, Nosy Faly, Nosy Komba. À l'est la vue était arrêtée par le massif de l'Andavakoera, et plus au sud par le massif du Tsaratanana, point culminant de l'île tout entière. C'était là, embrassé d'un seul coup d'oeil, le berceau de la race antankarana, et le spectacle était à la fois si extraordinaire et si grandiose que le propriétaire de l'auto prit un temps d'arrêt, et Dao, très ému, put se recueillir et en quelque sorte reprendre possession de son pays avant de descendre dans la plaine. Ou plutôt, c'était son pays qui reprenait possession de lui. Dao avait vu déjà une grande partie de Madagascar ; il avait vécu pendant trois ans dans une région plus civilisée, et où la vie était plus sûre et plus facile ; mais les souvenirs qu'il avait de cette période de sa vie ne pesaient rien comparés à l'amour de son pays qui le pénétrait à nouveau. Dao comprit à cette, heure, qu'entre son pays et lui, c'était à la vie à la mort, qu'il ne pourrait plus jamais sous aucun prétexte le quitter, et qu'il lui consacrerait jusqu'à ses dernières forces ; et une prière ardente et silencieuse jaillit de son coeur pour sa famille et pour tous les Antankaranas encore païens qu'il allait maintenant s'efforcer de convertir.

En quelques minutes l'auto fut dans la plaine et tout changea. L'air encore frais sur le plateau fut remplacé par une atmosphère surchauffée ; la route conduisait presqu'en droite ligne jusqu'à Ambilobe ; très souvent elle traversait des villages importants et grouillants de vie. Il faisait si chaud que Dao ne résista pas à une lourde torpeur, et il fallut qu'on le réveillât lorsque l'auto, arrivée au terminus du voyage, s'arrêta. C'était Ambilobe. Après avoir pris congé de son compagnon de route, Dao se rendit à la case de l'évangéliste.

Il était pressé de commencer son travail d'évangéliste, et il exigea de son collègue qu'il le conduisît dès le lendemain à Antanilava, la localité où il devait se fixer. Il n'était plus question d'automobile. La route s'arrêtait à Ambilobe. La bourgade s'étendait sur la rive nord de la Mahavavy, un fleuve à cet endroit large d'au moins un kilomètre ; et du temps de Dao il n'y avait pas de pont sur le fleuve ; l'administration avait organisé un service de pirogues pour le traverser ; et c'est par cette opération que débuta le voyage des deux évangélistes. Elle fut assez laborieuse.
L'évangéliste d'Ambilobe s'était procuré un pousse-pousse et un boeuf de trait qui se laissait docilement atteler à cet étrange véhicule. Pour traverser la Mahavavy, il fallait mettre le pousse-pousse et le boeuf sur un ponton : avec un effort suffisant le pousse-pousse se mettait en place ; mais le boeuf était rarement disposé à son embarquement, et ce jour-là, il fut particulièrement rétif. Il fallut une bonne heure pour parvenir de l'autre côté du fleuve. Mais le boeuf parut vouloir alors se rehausser dans l'opinion de Dao. À peine attelé, il prit un petit trot agréable qu'il garda fort longtemps. Il n'était même pas besoin de le conduire. Il connaissait parfaitement la piste, qu'il avait déjà parcourue plusieurs fois avec l'évangéliste d'Ambilobe. Et deux heures après, il s'arrêtait au bord d'une nouvelle rivière, l'Ifasy. Il n'était plus possible de traverser celle-ci avec le pousse-pousse et le boeuf, car l'administration ne mettait plus là qu'une légère pirogue à la disposition des voyageurs. « Pourvu qu'elle soit de notre côté, disait l'évangéliste », tout en confiant son attelage à des fidèles de l'endroit. Il fut déçu en arrivant au bord de l'eau. La pirogue était attachée à un arbre de l'autre rive. « Il nous faudra donc, se résigna l'évangéliste, attendre que quelqu'un vienne de l'autre côté, et nous passe la pirogue. » Mais cette idée parut si saugrenue à Dao, qu'il éclata de rire. « C'est la première fois qu'un Antankarana se laisserait arrêter par une difficulté de ce genre, s'écria-t-il, j'ai idée que nous ne tarderons pas à traverser. » Sans attendre il se dépouilla de ses vêtements, et en riant encore, il sauta dans l'eau. L'évangéliste était blême de terreur. « Les caïmans, les caïmans ! », hurla-t-il. Mais Dao en riant toujours, se retourna pour le rassurer : « Les, caïmans et les Antankaranas sont bons amis, rien à craindre. » Son collègue ne reprit confiance qu'après l'avoir vu prendre pied de l'autre côté.
La pirogue fut bientôt là, et les deux évangélistes entreprirent la dernière étape de leur voyage. Le village d'Antanilava n'était plus qu'à une heure de marche. Après quelques instants ils virent s'avancer une petite députation de l'église d'Antanilava ; des voyageurs qui les avaient précédés de peu venaient d'annoncer au village leur arrivée, et les fidèles accouraient pour souhaiter la bienvenue à leur nouvel évangéliste. Au fur et à mesure que la petite troupe approchait, elle se grossissait de nouveaux fidèles, si bien que ce fut dans un grand concours de population que Dao fit son entrée dans le village.

Son collègue devait le lendemain présider une importante réunion à Ambilobe, et il fut obligé de le laisser seul le soir même. Et c'est ainsi que Dao, d'un seul coup fut lancé en plein travail d'évangélisation.

Son installation matérielle fut d'une extrême simplicité. Les églises où il devait travailler s'étaient cotisées pour lui acheter une case indigène, à peine un peu plus grande que celle du type habituel. Des pieux fichés en terre soutenaient une charpente légère ; en guise de plancher, des écorces aplaties de ravinala (2) avaient été étendues sur des branches horizontales liées aux pieux à trente centimètres au-dessus du sol. Des nervures de rafia imbriquées de force les unes dans les autres servaient de cloisons, et le toit était en feuilles de ravinala. La case comprenait deux petites pièces, la première servait de salle de réception et de salle à manger ; l'autre de bureau de travail et de chambre à coucher. Dao recevait, partie des églises, partie de la mission, un modeste traitement. S'il avait voulu travailler au service d'un colon, ou entrer dans l'administration, il aurait obtenu cinq ou six fois plus. Mais il n'y pensait même pas. Il avait calculé qu'avec son traitement il aurait de quoi vivre et même de faire quelque bien autour de lui. Et il n'en fallait pas plus pour que toutes ses ambitions au point de vue matériel fussent satisfaites. Pour ne pas vivre seul dans sa maison, il prit avec lui deux garçons qui tout en fréquentant l'école du village, l'aidaient à préparer ses repas. Avec les dons de bienvenue qu'il reçut de toute part, il acheta quelques nattes pour recouvrir les écorces de ravinala, et un mobilier sommaire : deux chaises condamnées à être branlantes, car elles étaient très légèrement construites, et l'écorce de ravinala n'arrivait pas à leur fournir un appui horizontal ; une toute petite table, non pas pour manger, car Dao, comme la plupart des indigènes de Madagascar préférait manger assis sur une natte, mais pour écrire, une table-bureau ; enfin un assemblage informe de pieux et de planches, élevé à la dignité de lit. Une caisse d'essence qu'un commerçant chinois du village lui donna, clouée à bonne hauteur au-dessus de son bureau, remplit assez honnêtement l'office d'étagère, et c'est là qu'il mit ses cahiers d'Ambatomanga et les quelques livres de piété qu'il avait pu se procurer. Dans le salon avec quelques épines, il fixa contre la cloison un almanach religieux, et c'est avec ce geste qu'il considéra que son installation se terminait. Il ne lui avait pas fallu plus de quelques heures pour en venir à bout.




VIII


À Antanilava. Quelques difficultés


La tâche de Dao était à la fois très étendue et très délicate. Il y avait un pasteur dans chacune des 20 églises qu'il avait à diriger. Mais ces pasteurs n'étaient guère que des laïques de bonne volonté ; ils pouvaient présider un culte, prêcher à l'occasion ; on pouvait, compter sur eux pour maintenir l'ordre dans l'église et conserver aux cultes une certaine dignité mais ils n'avaient qu'une autorité spirituelle limitée la moindre difficulté les décourageait, et dès qu'il se passait quelque chose d'anormal, l'évangéliste était appelé et c'était à lui qu'il appartenait d'éclaircir la situation et de prendre les décisions nécessaires. Bien entendu, la susceptibilité de ces pasteurs était grande, et lui rendait la tâche encore plus difficile. Mais si insuffisants que fussent ces collaborateurs, ils n'en étaient pas moins précieux, indispensables, et Dao, lit très vite le tour de toutes ses églises pour les, connaître chacun en particulier, et inaugurer avec eux des rapports de confiance.

C'est ainsi qu'un jour, Dao pénétra, après plusieurs, années d'absence, dans son village, à Ampondrakely. Rien n'avait changé ; il aurait pu trouver son chemin les yeux fermés. Son premier geste fut de se rendre à la case de ses parents : elle était fermée. Dao restait accablé, devant cette porte close, il lui semblait entendre à nouveau la malédiction avec laquelle son père l'avait abandonné. Mais les habitants du village ne le laissèrent pas longtemps à ses réflexions : des jeunes gens, avec lesquels il avait joué autrefois, d'anciens camarades d'école, le reconnaissaient, et lui faisaient fête. Tout le monde l'invitait, et il aurait fallu qu'il pût entrer dans toutes les cases à la fois, sauf celle qu'il aurait voulu trouver ouverte. À la fin, il se décida à suivre un de ses cousins que suivant la coutume malgache il traitait de frère, et il put bientôt étancher auprès de lui sa soif de nouvelles. Son père et sa mère restaient très hostiles au christianisme, et, par respect pour eux, aucun de leurs enfants ne s'était encore converti ; toutefois, Dao n'avait à craindre aucune animosité de la part de ses frères et soeurs. Ceux-ci demandaient souvent de ses nouvelles, et ils paraissaient très fiers de le savoir évangéliste. La veille, la nouvelle de la visite de Dao pour le lendemain s'était répandue dans le village ; et le père de Dao avait prétendu qu'il avait mal à la tête et qu'il irait prendre l'air au bord de la mer. En effet, il avait quitté le village dans la matinée et s'était fait accompagner par tous ses enfants. C'est pour cette raison que Dao avait trouvé la case fermée.

« Mais qu'est-ce donc, demanda Dao, que cette maladie qui atteint mon père ? On m'en a parlé à mots couverts à Diego-Suarez, et malgré mes instances, personne n'a voulu me donner de renseignements précis. » Son cousin hésita un moment, puis à la fin, il se décida à parler : « Je n'ai aucune raison de te cacher la vérité. Peu de temps après ton départ, ton père a été pris par le « tromba » (3). Mais son tromba est tout différent de ceux que nous connaissions. Un jour, en passant devant le temple, il est tombé, et il s'est tordu à terre pendant au moins une heure en poussant des cris affreux. Puis il s'est calmé de lui-même. Nous pensions que tout en resterait là ; mais voilà que quelques jours plus tard, un chrétien est passé devant lui, en portant une bible et un livre de cantiques dans sa main, à la manière des chrétiens quand ils vont au culte. Il a salué ton père comme il le devait ; mais à, peine ton père a-t-il aperçu la bible qu'il est de nouveau tombé à la renverse, en poussant les mêmes cris. Et il est cette fois-là resté plusieurs heures avant de revenir à lui. C'est alors que nous avons compris qu'il était atteint du tromba, et que tout ce qui est chrétien était devenu « fady » (tabou) pour lui. Un jour, ta mère a prononcé ton nom devant lui. Immédiatement il est entré en transes. Et depuis, chaque fois qu'il voit un chrétien, ou qu'il entend un cantique ou qu'il aperçoit une bible, il est pris par son tromba. Il a beau se cacher au fond de sa case, il ne peut pas faire autrement que de voir des chrétiens de temps à autre, et il est alors pris d'une nouvelle crise. Ses crises le tourmentent tellement qu'il est très affaibli et que tu ne le reconnaîtrais pas. Le sorcier est bien venu pour le guérir. Ton père, sur ses conseils, a offert plusieurs fois de beaux boeufs en sacrifice ; mais en vain. Il est toujours aussi malade. Hier, un enfant est passé devant sa maison en criant : « Dao revient demain. » Ton père immédiatement s'est mis à hurler. On l'a entendu pendant plusieurs heures. Et c'est quand il a repris ses sens, qu'il a décidé de quitter le village. Il ne reviendra certainement pas avant d'avoir appris ton départ.



Le repiquage du riz

Sa maladie nous attriste tous beaucoup. Et s'il a eu tort de te maudire, nous trouvons que les mauvais esprits se vengent cruellement de lui. » - « Il n'y a pas de mauvais esprits, répondit Dao, il n'y a que de mauvaises consciences, et seul Jésus peut délivrer et donner la paix. » Dao était soulagé de connaître enfin la vérité. La maladie de son père l'attristait profondément, mais il conservait dans son coeur le ferme espoir qu'au jour choisi par lui, Dieu, ferait éclater envers son père les marques de sa miséricorde. Longtemps encore, ce jour-là, il s'entretint avec son cousin ; puis il présida une petite réunion dans le temple, et ce fut comme une petite fête à laquelle presque tous les habitants du village s'associèrent. Et il partit assez tôt pour pouvoir atteindre une autre église avant le coucher du soleil.

Quelquefois les pasteurs étaient choisis plutôt en considération de leur situation sociale que de leurs sentiments religieux ; on pouvait être sûr que dans les paroisses de ceux-ci, tôt ou tard, un scandale éclaterait. Dao ne tarda pas à se rendre compte qu'une de ses paroisses les plus importantes souffrait d'un grand malaise. De vagues rumeurs circulaient sur la conduite du pasteur, mais personne ne voulait ou n'avait le courage de les préciser ; d'autre part, depuis plusieurs années, l'Eglise ne faisait plus aucun progrès ; il y avait même eu une diminution sensible du nombre des fidèles. Dao résolut de tirer les choses au clair. Il fit de fréquentes visites dans cette localité.
La première fois, il fut bien reçu par le pasteur. Celui-ci était d'ailleurs très riche ; il faisait valoir de grandes plantations de manioc, d'arachides et de café, et il avait un certain nombre d'employés et d'ouvriers sous ses ordres. Les employés, comme lui-même d'ailleurs, appartenaient à la race hova ; les ouvriers étaient tous des Antankaranas. Le pasteur fut très aimable envers l'évangéliste, il alla même jusqu'à lui dire que « s'ils arrivaient à s'entendre, leur entente ne produirait pas ses bons effets que dans l'église, mais jusque dans leurs intérêts matériels ». Des tentations de ce genre, n'avaient pas de prise sur Dao. Il ne répondit rien et il continua avec prudence son enquête. Les résultats lui en parurent assez graves pour appeler le missionnaire. Le pasteur en question prétendait être marié légitimement avec une femme antankarana qui habitait avec lui ; mais il n'en était rien. Il est vrai qu'il avait une femme légitime, mais celle-ci était hova et demeurait sur les Hauts-Plateaux, où son mari allait chaque année lui rendre visite. L'enquête établit aussi que le pasteur indigne s'était rendu coupable de graves indélicatesses dans l'administration des sacrements. Le missionnaire devant l'évidence des faits ne put que lui appliquer les règlements ecclésiastiques, lui enlever son titre de pasteur, et le mettre sous discipline. Et c'est Dao qui momentanément prit la direction de l'église. Le missionnaire ne lui cacha pas que cette affaire allait rendre sa tâche plus difficile. Le pasteur indésirable ne manquerait pas de se venger, il présenterait les choses à sa façon, et Dao devait s'attendre à l'animosité du clan qu'il représentait. Mais, lui dit en terminant le missionnaire, « rassure-toi ; tu ne perdras l'appui que des mauvais éléments de nos Églises, et cet appuis-là, il vaut mieux le perdre dès le début. Continue à travailler dans le sens de la justice et de l'amour ; c'est là le roc sur lequel doit être élevée l'Eglise de Jésus. »

Après le départ du missionnaire, l'église passa par une crise qui fut pour Dao un lourd sujet de préoccupations. L'ancien pasteur ne mettait plus les pieds au temple, et il empêchait de s'y réunir tous ceux qui dépendaient de lui, c'est-à-dire la moitié de la population du village. Mais la situation se dénoua plus vite que Dao ne l'espérait. Il reçut bientôt la visite d'un chef antankarana qui lui dit : « Par ce qui s'est passé dans l'église nous avons, compris que votre Dieu est un Dieu juste, et que vous ne faisiez pas acception de personnes. Aussi je ne te dis pas que moi, je me convertirai, je suis, trop vieux maintenant, mais j'enverrai au culte à partir de dimanche prochain tous les jeunes de ma famille et de mon village. » Dao reçut ces paroles comme un précieux encouragement. Le chef s'était un peu vanté ; mais il ne manqua pas complètement de parole ; le dimanche suivant quelques enfants et deux jeunes gens antankaranas vinrent en effet au culte, et ce premier auditoire fut si heureusement surpris de voir un jeune antankarana, présider le culte que le dimanche suivant ce fut de l'enthousiasme et que le temple fut aux trois-quarts rempli. Dao ne manquait pas d'ailleurs de se souvenir des instructions qu'il avait reçues à Ambatonianga, et il s'appliquait à ne rien dire qui put augmenter la distance entre Hovas et Antankaranas. Il ne ménageait ses visites ni aux uns ni aux autres, si bien que même dans la colonie hova, un courant d'opinion pour la célébration du culte finit par s'établir si fortement que l'ancien pasteur ne put rien contre lui. Seuls quelques-uns de ses amis qui, comme lui, vivaient dans l'inconduite, persistèrent dans l'opposition, mais c'était une toute petite minorité. Dans l'église renouvelée, Hovas et Antankaranas s'entendaient parfaitement. Les Antankaranas comprirent qu'ils avaient beaucoup à recevoir des Hovas plus avancés qu'eux dans la religion chrétienne, et les Hovas firent des efforts louables pour ne pas froisser les Antankaranas. Ils finirent même par ne plus manquer aucune occasion de les mettre en avant : « Ce sont nos élèves, disaient-ils, et il faut qu'ils nous dépassent. »


(1) Les langues hova et antankarana sont très proches l'une de l'autre. 

(2) Ce palmier est plus connu sous le nom d' « arbre du voyageur ». 

(3) Le « tromba » est une sorte de « possession », qui a été décrite dans toutes ses manifestations par le Missionnaire H. Rusillon, dans une livre spécial qu'on peut se procurer à la Société des Missions. 
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