Pendant les trois années que Dao
avait passées en Imerina, le missionnaire de
Diego-Suarez était revenu en France pour y
prendre un congé bien gagné, puis il
avait repris le chemin de Madagascar, et comme il
avait été maintenu au poste de
Diego-Suarez, c'est lui qui accueillit Dao à
son arrivée d'Imerina. Le bruit de son
retour ne tarda pas à se répandre en
ville ; tous ceux qui l'avaient connu
autrefois se hâtèrent de lui rendre
visite, et c'était à chaque nouvel
arrivant les mêmes exclamations :
« Béni soit Dieu qui t'a
ramené sain et sauf parmi nous »,
et les mêmes innombrables questions sur son
séjour en Imerina et sur son voyage. Tout le
monde s'extasiait sur la bonne mine de Dao.
C'était bien toujours lui, mais il
était devenu beaucoup plus fort, et ce
détail amusa beaucoup, il parlait hova, il
n'émaillait plus ses phrases de locutions
antankaranas (1). « Nous
voyons
maintenant
que tu as vraiment obtenu ton diplôme, lui
disait-on. »
Dao s'enquit très vite de sa
famille et de ses parents. Pendant son
séjour en Imerina, il n'avait eu de leurs
nouvelles qu'à intervalles très
éloignés, et il était un peu
anxieux de savoir comment ils se portaient. Il sut
indirectement que son père était malade, mais d'une
maladie
mystérieuse, sur laquelle personne ne voulut
s'expliquer franchement devant lui. Sa mère
était en bonne santé ; il y
avait eu de nombreux mariages parmi ses
frères et soeurs ; des enfants
étaient nés, mais parmi ceux-ci
certains étaient morts, ce qui
n'étonna pas Dao, car la mortalité
infantile sur la côte à Madagascar,
comme sur les Hauts Plateaux, d'ailleurs, est
extrêmement élevée.
Dao écrivit une lettre à son
père pour lui dire qu'il était revenu
d'Imerina et qu'il serait heureux de le revoir,
mais il n'eut pas de réponse.
Dao ne resta pas longtemps à
Diego-Suarez. Très vite le missionnaire lui
assigna un poste en plein pays antankarana. Dao
aiderait l'évangéliste d'Ambilobe, qui, par suite
des
progrès accomplis et de l'augmentation du
nombre des églises, était
surchargé de travail ; toutefois, le
missionnaire ne plaça pas. Dao dans son
village natal, car l'animosité de sa famille
aurait pu lui créer des
difficultés ; Dao devait se fixer
à 15 km de là, et dès le
début il aurait 20 églises à
diriger.
Et le jour où Dao devait
quitter Diego-Suarez, arriva. Un commerçant
hova d'Ambilobe qui était venu à
Diego-Suarez pour y acheter des marchandises lui
avait offert une place dans son automobile, une
vieille Ford rouillée. Le départ
avait été fixé à huit
heures du matin et Dao se trouvait au rendez-vous
avec une petite caisse de livres et d'effets, bien
avant l'heure, Mais l'auto fit, comme toutes les
autos malgaches, des difficultés pour
partir ; d'autre part au dernier moment son
propriétaire s'aperçut qu'il
était arrivé au bout de sa provision
d'huile et d'essence ; et il fallut encore
quelque temps pour remplir les réservoirs.
À 10 heures l'automobile partait enfin.
L'arrière-pays de
Diego-Suarez a la chance d'être
doté : d'une assez bonne route depuis
de longues années ; on l'appelle la
route des placers, parce qu'elle a
été construite pour aboutir à
des placers situés à 150 km au sud,
et qu'on a cru d'une richesse inépuisable.
Les placers existent encore ; ils sont entre
les mains d'une société
minière, mais l'extraction de l'or est d'une
minime importance et ne justifierait plus
aujourd'hui la construction d'une route. Toujours
est-il que la route est là, et assez bien
entretenue pour que le trafic y
soit possible en toute saison. C'est cette route
que Dao devait en auto parcourir dans toute sa
longueur avant de se rendre à Antanilava, la
localité où le missionnaire l'avait
placé. L'auto consentit à traverser
tout d'abord à toute vitesse une
région désertique et monotone ;
puis avec plus de peine elle gravit des contreforts
appartenant à la montagne d'Ambre, qui, avec
son sommet boisé, devenait de plus en plus
imposante. Pendant longtemps l'horizon à
l'est fut fermé par une autre chaîne
de montagnes, la montagne des Français,
moins élevée que la montagne d'Ambre,
mais se dressant à pic au-dessus de la
vallée, et se découpant en formes
curieuses ou fantastiques : ici c'était
un château fort, là une pyramide,
ailleurs un énorme bonnet de nuit.
Les voyageurs peu à peu
montaient ; l'auto commençait à
s'essouffler ; l'eau du radiateur se mettait
à bouillir tous les cinq ou six
kilomètres ; il fallait chaque fois
s'arrêter, et descendre dans la vallée
à la recherche d'eau fraîche. Le point
culminant de la route finit par être atteint.
La masse sombre de la montagne d'Ambre dominait
à l'ouest ; à l'est la montagne
des Français avait disparu ; on
apercevait au loin la mer dont la route restait
séparée par de larges espaces
parsemés de forêts et où les
rivières se creusaient des vallées
profondes. Jusqu'à cet endroit-là
route avait trouvé d'assez nombreux et
importants villages. Mais à partir de ce
point, elle traversa une région de nouveau
désertique, et d'un relief invraisemblable.
Ici elle contournait un volcan dont le cône était
en parfait
état de conservation ; plus loin elle
traversait une forêt. Très souvent
elle descendait au fond d'une vallée pour en
remonter par des pentes. très dures le
versant opposé. Peu à peu la montagne
d'Ambre s'estompait à l'horizon ; elle
fut remplacée par des collines calcaires
déchiquetées par l'érosion..
Certaines ressemblaient à de vieux murs
cyclopéens en ruine, dont il ne restait plus
que des éboulis d'énormes blocs de
rochers. C'était le fameux massif de
l'Antankarana qui a laissé son nom à
la région.
Ces montagnes sont creusées
de grottes immenses, encore peu connues, et qui ont
donné naissance à des légendes
mystérieuses. Il paraît qu'au temps de
la conquête hova, une nombreuse troupe
d'Antankaranas en fuite se réfugia dans
l'une des grottes, et les Hovas n'osèrent
pas s'aventurer à sa poursuite. Pour en
venir à bout, ils détournèrent
le cours d'une rivière et inondèrent
de ses eaux la grotte-refuge. Et les Antankaranas
périrent tous noyés. On retrouve
encore aujourd'hui, paraît-il, leurs
ossements. Dao se remémorait ces
épisodes tragiques de l'histoire de sa race,
quand tout à coup l'auto arriva au sommet
d'une faille gigantesque. Le terrain cédait
brusquement, l'horizon se découvrait
à l'ouest. Au pied de la falaise
s'étendait une immense plaine à peine
ondulée, couverte de cultures riches, et
parsemés de bouquets de palmiers. Le canal
de Mozambique étincelait à une
vingtaine de kilomètres à l'ouest.
L'atmosphère était si pure que des
îles pourtant très
éloignées se profilaient avec une
prodigieuse netteté sur l'horizon, Nosy Mitsiou,
Nosy
Faly, Nosy Komba. À l'est la vue
était arrêtée par le massif de
l'Andavakoera, et plus au sud par le massif du
Tsaratanana, point culminant de l'île tout
entière. C'était là,
embrassé d'un seul coup d'oeil, le berceau
de la race antankarana, et le spectacle
était à la fois si extraordinaire et
si grandiose que le propriétaire de l'auto
prit un temps d'arrêt, et Dao, très
ému, put se recueillir et en quelque sorte
reprendre possession de son pays avant de descendre
dans la plaine. Ou plutôt, c'était son
pays qui reprenait possession de lui. Dao avait vu
déjà une grande partie de
Madagascar ; il avait vécu pendant
trois ans dans une région plus
civilisée, et où la vie était
plus sûre et plus facile ; mais les
souvenirs qu'il avait de cette période de sa
vie ne pesaient rien comparés à
l'amour de son pays qui le pénétrait
à nouveau. Dao comprit à cette,
heure, qu'entre son pays et lui, c'était
à la vie à la mort, qu'il ne pourrait
plus jamais sous aucun prétexte le quitter,
et qu'il lui consacrerait jusqu'à ses
dernières forces ; et une prière
ardente et silencieuse jaillit de son coeur pour sa
famille et pour tous les Antankaranas encore
païens qu'il allait maintenant s'efforcer de
convertir.
En quelques minutes l'auto fut
dans
la plaine et tout changea. L'air encore frais sur
le plateau fut remplacé par une
atmosphère surchauffée ; la
route conduisait presqu'en droite ligne
jusqu'à Ambilobe ; très souvent
elle traversait des villages importants et
grouillants de vie. Il faisait si chaud que Dao ne résista
pas à une
lourde torpeur, et il fallut qu'on le
réveillât lorsque l'auto,
arrivée au terminus du voyage,
s'arrêta. C'était Ambilobe.
Après avoir pris congé de son
compagnon de route, Dao se rendit à la case
de l'évangéliste.
Il était pressé de
commencer son travail d'évangéliste,
et il exigea de son collègue qu'il le
conduisît dès le lendemain à
Antanilava, la localité où il devait
se fixer. Il n'était plus question
d'automobile. La route s'arrêtait à
Ambilobe. La bourgade s'étendait sur la rive
nord de la Mahavavy, un fleuve à cet endroit
large d'au moins un kilomètre ; et du
temps de Dao il n'y avait pas de pont sur le
fleuve ; l'administration avait
organisé un service de pirogues pour le
traverser ; et c'est par cette
opération que débuta le voyage des
deux évangélistes. Elle fut assez
laborieuse.
L'évangéliste
d'Ambilobe s'était procuré un
pousse-pousse et un boeuf de trait qui se laissait
docilement atteler à cet étrange
véhicule. Pour traverser la Mahavavy, il
fallait mettre le pousse-pousse et le boeuf sur un
ponton : avec un effort suffisant le
pousse-pousse se mettait en place ; mais le
boeuf était rarement disposé à
son embarquement, et ce jour-là, il fut
particulièrement rétif. Il fallut une
bonne heure pour parvenir de l'autre
côté du fleuve. Mais le boeuf parut
vouloir alors se rehausser dans l'opinion de Dao.
À peine attelé, il prit un petit trot
agréable qu'il garda fort longtemps. Il
n'était même pas besoin de le
conduire. Il connaissait parfaitement la piste,
qu'il avait déjà parcourue plusieurs fois
avec
l'évangéliste d'Ambilobe. Et deux
heures après, il s'arrêtait au bord
d'une nouvelle rivière, l'Ifasy. Il
n'était plus possible de traverser celle-ci
avec le pousse-pousse et le boeuf, car
l'administration ne mettait plus là qu'une
légère pirogue à la
disposition des voyageurs. « Pourvu
qu'elle soit de notre côté, disait
l'évangéliste », tout en
confiant son attelage à des fidèles
de l'endroit. Il fut déçu en arrivant
au bord de l'eau. La pirogue était
attachée à un arbre de l'autre rive.
« Il nous faudra donc, se résigna
l'évangéliste, attendre que quelqu'un
vienne de l'autre côté, et nous passe
la pirogue. » Mais cette idée
parut si saugrenue à Dao, qu'il
éclata de rire. « C'est la
première fois qu'un Antankarana se
laisserait arrêter par une difficulté
de ce genre, s'écria-t-il, j'ai idée
que nous ne tarderons pas à
traverser. » Sans attendre il se
dépouilla de ses vêtements, et en
riant encore, il sauta dans l'eau.
L'évangéliste était
blême de terreur. « Les
caïmans, les caïmans ! »,
hurla-t-il. Mais Dao en riant toujours, se retourna
pour le rassurer : « Les,
caïmans et les Antankaranas sont bons amis,
rien à craindre. » Son
collègue ne reprit confiance qu'après
l'avoir vu prendre pied de l'autre
côté.
La pirogue fut bientôt
là, et les deux évangélistes
entreprirent la dernière étape de
leur voyage. Le village d'Antanilava n'était
plus qu'à une heure de marche. Après
quelques instants ils virent s'avancer une petite
députation de l'église
d'Antanilava ; des voyageurs qui les avaient
précédés de peu venaient
d'annoncer au village leur
arrivée, et les fidèles accouraient
pour souhaiter la bienvenue à leur nouvel
évangéliste. Au fur et à
mesure que la petite troupe approchait, elle se
grossissait de nouveaux fidèles, si bien que
ce fut dans un grand concours de population que Dao
fit son entrée dans le village.
Son collègue devait le
lendemain présider une importante
réunion à Ambilobe, et il fut
obligé de le laisser seul le soir
même. Et c'est ainsi que Dao, d'un seul coup
fut lancé en plein travail
d'évangélisation.
Son installation matérielle
fut d'une extrême simplicité. Les
églises où il devait travailler
s'étaient cotisées pour lui acheter
une case indigène, à peine un peu
plus grande que celle du type habituel. Des pieux
fichés en terre soutenaient une charpente
légère ; en guise de plancher,
des écorces aplaties de ravinala
(2) avaient
été étendues sur des branches
horizontales liées aux pieux à trente
centimètres au-dessus du sol. Des nervures
de rafia imbriquées de force les unes dans
les autres servaient de cloisons, et le toit
était en feuilles de ravinala. La case
comprenait deux petites pièces, la
première servait de salle de
réception et de salle à manger ;
l'autre de bureau de travail et de chambre à
coucher. Dao recevait, partie des églises,
partie de la mission, un modeste traitement. S'il
avait voulu travailler au service d'un colon, ou
entrer dans l'administration, il aurait obtenu cinq
ou six fois plus. Mais il n'y pensait même pas. Il
avait
calculé qu'avec son traitement il aurait de
quoi vivre et même de faire quelque bien
autour de lui. Et il n'en fallait pas plus pour que
toutes ses ambitions au point de vue
matériel fussent satisfaites. Pour ne pas
vivre seul dans sa maison, il prit avec lui deux
garçons qui tout en fréquentant
l'école du village, l'aidaient à
préparer ses repas. Avec les dons de
bienvenue qu'il reçut de toute part, il
acheta quelques nattes pour recouvrir les
écorces de ravinala, et un mobilier
sommaire : deux chaises condamnées
à être branlantes, car elles
étaient très légèrement
construites, et l'écorce de ravinala
n'arrivait pas à leur fournir un appui
horizontal ; une toute petite table, non pas
pour manger, car Dao, comme la plupart des
indigènes de Madagascar
préférait manger assis sur une natte,
mais pour écrire, une table-bureau ;
enfin un assemblage informe de pieux et de
planches, élevé à la
dignité de lit. Une caisse d'essence qu'un
commerçant chinois du village lui donna,
clouée à bonne hauteur au-dessus de
son bureau, remplit assez honnêtement
l'office d'étagère, et c'est
là qu'il mit ses cahiers d'Ambatomanga et
les quelques livres de piété qu'il
avait pu se procurer. Dans le salon avec quelques
épines, il fixa contre la cloison un
almanach religieux, et c'est avec ce geste qu'il
considéra que son installation se terminait.
Il ne lui avait pas fallu plus de quelques heures
pour en venir à bout.
La tâche de Dao était
à la fois très étendue et
très délicate. Il y avait un pasteur
dans chacune des 20 églises qu'il avait
à diriger. Mais ces pasteurs
n'étaient guère que des laïques
de bonne volonté ; ils pouvaient
présider un culte, prêcher à
l'occasion ; on pouvait, compter sur eux pour
maintenir l'ordre dans l'église et conserver
aux cultes une certaine dignité mais ils
n'avaient qu'une autorité spirituelle
limitée la moindre difficulté les
décourageait, et dès qu'il se passait
quelque chose d'anormal,
l'évangéliste était
appelé et c'était à lui qu'il
appartenait d'éclaircir la situation et de
prendre les décisions nécessaires.
Bien entendu, la susceptibilité de ces
pasteurs était grande, et lui rendait la
tâche encore plus difficile. Mais si
insuffisants que fussent ces collaborateurs, ils
n'en étaient pas moins précieux,
indispensables, et Dao, lit très vite le
tour de toutes ses églises pour les,
connaître chacun en particulier, et inaugurer
avec eux des rapports de confiance.
C'est ainsi qu'un jour, Dao
pénétra, après plusieurs,
années d'absence, dans son village, à
Ampondrakely. Rien n'avait changé ; il
aurait pu trouver son chemin les yeux
fermés. Son premier geste fut de se rendre
à la case de ses parents : elle
était fermée. Dao restait
accablé, devant cette porte close, il lui
semblait entendre à nouveau la
malédiction avec laquelle son père l'avait
abandonné. Mais
les habitants du village ne le laissèrent
pas longtemps à ses réflexions :
des jeunes gens, avec lesquels il avait joué
autrefois, d'anciens camarades d'école, le
reconnaissaient, et lui faisaient fête. Tout
le monde l'invitait, et il aurait fallu qu'il
pût entrer dans toutes les cases à la
fois, sauf celle qu'il aurait voulu trouver
ouverte. À la fin, il se décida
à suivre un de ses cousins que suivant la
coutume malgache il traitait de frère, et il
put bientôt étancher auprès de
lui sa soif de nouvelles. Son père et sa
mère restaient très hostiles au
christianisme, et, par respect pour eux, aucun de
leurs enfants ne s'était encore
converti ; toutefois, Dao n'avait à
craindre aucune animosité de la part de ses
frères et soeurs. Ceux-ci demandaient
souvent de ses nouvelles, et ils paraissaient
très fiers de le savoir
évangéliste. La veille, la nouvelle
de la visite de Dao pour le lendemain
s'était répandue dans le
village ; et le père de Dao avait
prétendu qu'il avait mal à la
tête et qu'il irait prendre l'air au bord de
la mer. En effet, il avait quitté le village
dans la matinée et s'était fait
accompagner par tous ses enfants. C'est pour cette
raison que Dao avait trouvé la case
fermée.
« Mais qu'est-ce donc, demanda
Dao, que cette maladie qui atteint mon
père ? On m'en a parlé à
mots couverts à Diego-Suarez, et
malgré mes instances, personne n'a voulu me
donner de renseignements précis. »
Son cousin hésita un moment, puis à
la fin, il se décida à parler :
« Je n'ai aucune raison de te cacher la
vérité. Peu de temps après ton
départ, ton père a été pris par le
« tromba »
(3). Mais
son
tromba est tout différent de ceux que nous
connaissions. Un jour, en passant devant le temple,
il est tombé, et il s'est tordu à
terre pendant au moins une heure en poussant des
cris affreux. Puis il s'est calmé de
lui-même. Nous pensions que tout en resterait
là ; mais voilà que quelques
jours plus tard, un chrétien est
passé devant lui, en portant une bible et un
livre de cantiques dans sa main, à la
manière des chrétiens quand ils vont
au culte. Il a salué ton père comme
il le devait ; mais à, peine ton
père a-t-il aperçu la bible qu'il est
de nouveau tombé à la renverse, en
poussant les mêmes cris. Et il est cette
fois-là resté plusieurs heures avant
de revenir à lui. C'est alors que nous avons
compris qu'il était atteint du tromba, et
que tout ce qui est chrétien était
devenu « fady » (tabou) pour
lui. Un jour, ta mère a prononcé ton
nom devant lui. Immédiatement il est
entré en transes. Et depuis, chaque fois
qu'il voit un chrétien, ou qu'il entend un
cantique ou qu'il aperçoit une bible, il est
pris par son tromba. Il a beau se cacher au fond de
sa case, il ne peut pas faire autrement que de voir
des chrétiens de temps à autre, et il
est alors pris d'une nouvelle crise. Ses crises le
tourmentent tellement qu'il est très
affaibli et que tu ne le reconnaîtrais pas.
Le sorcier est bien venu pour le guérir. Ton
père, sur ses conseils, a offert plusieurs
fois de beaux boeufs en
sacrifice ; mais en vain. Il est toujours
aussi malade. Hier, un enfant est passé
devant sa maison en criant : « Dao
revient demain. » Ton père
immédiatement s'est mis à hurler. On
l'a entendu pendant plusieurs heures. Et c'est
quand il a repris ses sens, qu'il a
décidé de quitter le village. Il ne
reviendra certainement pas avant d'avoir appris ton
départ.
Sa maladie nous attriste tous beaucoup. Et s'il
a eu tort de te maudire, nous trouvons que les
mauvais esprits se vengent cruellement de
lui. » - « Il n'y a pas de
mauvais esprits, répondit Dao, il n'y a que
de mauvaises consciences, et seul Jésus peut
délivrer et donner la paix. » Dao
était soulagé de connaître
enfin la vérité. La maladie de son
père l'attristait
profondément, mais il conservait dans son
coeur le ferme espoir qu'au jour choisi par lui,
Dieu, ferait éclater envers son père
les marques de sa miséricorde. Longtemps
encore, ce jour-là, il s'entretint avec son
cousin ; puis il présida une petite
réunion dans le temple, et ce fut comme une
petite fête à laquelle presque tous
les habitants du village s'associèrent. Et
il partit assez tôt pour pouvoir atteindre
une autre église avant le coucher du
soleil.
Quelquefois les pasteurs
étaient choisis plutôt en
considération de leur situation sociale que
de leurs sentiments religieux ; on pouvait
être sûr que dans les paroisses de
ceux-ci, tôt ou tard, un scandale
éclaterait. Dao ne tarda pas à se
rendre compte qu'une de ses paroisses les plus
importantes souffrait d'un grand malaise. De vagues
rumeurs circulaient sur la conduite du pasteur,
mais personne ne voulait ou n'avait le courage de
les préciser ; d'autre part, depuis
plusieurs années, l'Eglise ne faisait plus
aucun progrès ; il y avait même
eu une diminution sensible du nombre des
fidèles. Dao résolut de tirer les
choses au clair. Il fit de fréquentes
visites dans cette localité.
La première fois, il fut bien
reçu par le pasteur. Celui-ci était
d'ailleurs très riche ; il faisait
valoir de grandes plantations de manioc,
d'arachides et de café, et il avait un
certain nombre d'employés et d'ouvriers sous
ses ordres. Les employés, comme
lui-même d'ailleurs, appartenaient à
la race hova ; les ouvriers étaient
tous des Antankaranas. Le pasteur fut très
aimable envers l'évangéliste, il
alla même jusqu'à lui dire que
« s'ils arrivaient à s'entendre,
leur entente ne produirait pas ses bons effets que
dans l'église, mais jusque dans leurs
intérêts matériels ».
Des tentations de ce genre, n'avaient pas de prise
sur Dao. Il ne répondit rien et il continua
avec prudence son enquête. Les
résultats lui en parurent assez graves pour
appeler le missionnaire. Le pasteur en question
prétendait être marié
légitimement avec une femme antankarana qui
habitait avec lui ; mais il n'en était
rien. Il est vrai qu'il avait une femme
légitime, mais celle-ci était hova et
demeurait sur les Hauts-Plateaux, où son
mari allait chaque année lui rendre visite.
L'enquête établit aussi que le pasteur
indigne s'était rendu coupable de graves
indélicatesses dans l'administration des
sacrements. Le missionnaire devant
l'évidence des faits ne put que lui
appliquer les règlements
ecclésiastiques, lui enlever son titre de
pasteur, et le mettre sous discipline. Et c'est Dao
qui momentanément prit la direction de
l'église. Le missionnaire ne lui cacha pas
que cette affaire allait rendre sa tâche plus
difficile. Le pasteur indésirable ne
manquerait pas de se venger, il présenterait
les choses à sa façon, et Dao devait
s'attendre à l'animosité du clan
qu'il représentait. Mais, lui dit en
terminant le missionnaire,
« rassure-toi ; tu ne perdras
l'appui que des mauvais éléments de
nos Églises, et cet appuis-là, il
vaut mieux le perdre dès le début.
Continue à travailler dans le sens de la
justice et de l'amour ; c'est là le roc
sur lequel doit être élevée
l'Eglise de Jésus. »
Après le départ du
missionnaire, l'église passa par une crise
qui fut pour Dao un lourd sujet de
préoccupations. L'ancien pasteur ne mettait
plus les pieds au temple, et il empêchait de
s'y réunir tous ceux qui dépendaient
de lui, c'est-à-dire la moitié de la
population du village. Mais la situation se
dénoua plus vite que Dao ne
l'espérait. Il reçut bientôt la
visite d'un chef antankarana qui lui dit :
« Par ce qui s'est passé dans
l'église nous avons, compris que votre Dieu
est un Dieu juste, et que vous ne faisiez pas
acception de personnes. Aussi je ne te dis pas que
moi, je me convertirai, je suis, trop vieux
maintenant, mais j'enverrai au culte à
partir de dimanche prochain tous les jeunes de ma
famille et de mon village. » Dao
reçut ces paroles comme un précieux
encouragement. Le chef s'était un peu
vanté ; mais il ne manqua pas
complètement de parole ; le dimanche
suivant quelques enfants et deux jeunes gens
antankaranas vinrent en effet au culte, et ce
premier auditoire fut si heureusement surpris de
voir un jeune antankarana, présider le culte
que le dimanche suivant ce fut de l'enthousiasme et
que le temple fut aux trois-quarts rempli. Dao ne
manquait pas d'ailleurs de se souvenir des
instructions qu'il avait reçues à
Ambatonianga, et il s'appliquait à ne rien
dire qui put augmenter la distance entre Hovas et
Antankaranas. Il ne ménageait ses visites ni
aux uns ni aux autres, si bien que même dans
la colonie hova, un courant d'opinion pour la
célébration du culte finit par
s'établir si fortement que l'ancien pasteur
ne put rien contre lui.
Seuls quelques-uns de ses amis qui, comme lui,
vivaient dans l'inconduite, persistèrent
dans l'opposition, mais c'était une toute
petite minorité. Dans l'église
renouvelée, Hovas et Antankaranas
s'entendaient parfaitement. Les Antankaranas
comprirent qu'ils avaient beaucoup à
recevoir des Hovas plus avancés qu'eux dans
la religion chrétienne, et les Hovas firent
des efforts louables pour ne pas froisser les
Antankaranas. Ils finirent même par ne plus
manquer aucune occasion de les mettre en
avant : « Ce sont nos
élèves, disaient-ils, et il faut
qu'ils nous dépassent. »
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