Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V

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L'accueil d'Ambatomanga


Le matin, en se réveillant, Dao fut surpris par le jour triste et froid. Il ne voyait rien qu'un épais brouillard par la fenêtre de sa chambre, et il se sentait transi. Mais son hôte le réconforta vite par le culte et le repas de « vary sosoa » (riz cuit dans beaucoup d'eau) auxquels il le convia, Pendant ce temps le brouillard s'était dissipé, et quand Dao sortit de la maison il fut accueilli par un beau soleil, un soleil nouveau pour lui. Sur la côte, le soleil, à peine se montrait-il, éblouissait et incendiait ; mais celui-ci brillait d'un éclat incomparable, il répandait, sur la terre une lumière d'une pureté merveilleuse, et cependant, il ne brûlait pas, il faisait doux. Sous cette lumière la station missionnaire où il allait passer trois ans de sa vie paraissait se mettre en frais pour se présenter à lui. Il vit tout d'abord les huit maisons réservées aux élèves, les unes aux élèves célibataires, les autres aux élèves mariés ; elle étaient très simplement bâties, à la mode du pays ; mais assez spacieuses, et accueillantes d'aspect.


Le village d'Ambatomanga

Elles étaient adossées à un petit bois d'eucalyptus et de mimosas. À l'ouest et au nord elles surplombaient de très haut les rizières ; mais au nord un petit village avait trouvé le moyen de s'entasser entre la station missionnaire et l'extrémité de la colline ; il donnait l'impression d'un château de cartes au bord d'un abîme, qu'une chiquenaude aurait envoyé rouler au fond des rizières. L'école pastorale, se trouvait en lisière du petit bois ; un grand bâtiment en forme de croix, égayé par des vérandahs et les lignes blanches du ciment entre les briques jointoyées des encadrements des portes et des fenêtres. Les toits de chaume de deux hautes maisons dépassaient le faîte des arbres ; on expliqua à Dao que l'une d'entre elles, celle de l'est, était habitée par le missionnaire du district d'Ambatomanga, et l'autre, celle de l'ouest, par le directeur de l'école pastorale. Dao ne manqua pas de se renseigner sur la personne du directeur.
Comment était-il, petit, grand, jeune ou vieux ? Et surtout, était-il « masiaka », c'est-à-dire cruel. Cette question fit rire les autres élèves ; non, le directeur n'était pas masiaka ; il était déjà vieux, puisqu'il avait les cheveux blancs, et qu'on ne se souvenait pas qu'un autre que lui ait jamais dirigé l'école pastorale ; mais il était bon, « comme on pouvait supposer que Jésus l'était », tellement que rien qu'en le voyant, on ne pouvait pas s'empêcher de l'aimer. À cette révélation, Dao poussa un soupir de soulagement, ce qui fit rire de plus belle ses camarades. Dao commençait à se sentir rassuré ; ses camarades hovas riaient bien un peu de ses étonnements ; mais c'était sans aucune méchanceté ; ils lui témoignaient au contraire une certaine affection. Et si le directeur était aussi bon qu'on le lui disait, Dao n'aurait sans doute pas trop de peine à s'habituer à sa nouvelle vie, et les années qu'il passerait en Imerina ne seraient pas perdues.

Vers 10 heures il fit un brin de toilette, se para de son plus beau lamba, et avec un autre élève qui était arrivé très tard la veille il se rendit à la maison du directeur : l'heure de la présentation était arrivée. C'est la dame missionnaire, qui les accueillit. Dao n'avait pas du tout pensé qu'il y avait une dame missionnaire, aussi dès le début se trouva-t-il tout dérouté ; il faillit perdre la tête quand derrière la dame missionnaire, il aperçut un enfant « vazaha » (blanc), un garçon d'une dizaine d'années, qui lui tendit la main et lui dit parfaitement bonjour en malgache. Il n'avait pas encore eu le temps de se reprendre qu'il se trouvait introduit dans le bureau du directeur ; grâce à l'affection et au calme des questions qui lui étaient posées, il se remit un peu, et il put répondre à peu près convenablement son impression confirma entièrement ce que ses camarades lui avaient dit du directeur ; en effet on ne pouvait pas l'approcher sans l'aimer, mais il sentit que pour être complet il fallait ajouter : ni sans le respecter. Il reçut avec émotion des mains du directeur une provision de cahiers et de petites plumes, avec un petit paquet de poudre d'encre, en même temps que le montant de sa bourse pour le premier mois qu'il passerait à Ambatomanga.
Tous ces détails lui parurent merveilleusement prévus. À la fin le directeur les remit, son camarade et lui, entre les mains de sa femme, et celle-ci, après s'être munie d'un trousseau de clés, les reconduisit au village des élèves. Elle choisit pour Dao et son camarade une chambre dans la dernière maison vers le nord ; elle les y introduisit, ouvrit la fenêtre qui donnait sur le nord, et elle leur dit : « Voici la chambre où vous allez passer vos trois années d'études à Ambatomanga ; j'espère que vous ferez ensemble bon ménage ; si quelque difficulté vous embarrasse, venez me trouver. » Elle ajouta que c'était en pensant à Dao qu'elle avait choisi cette chambre ; par la fenêtre, au nord, on voyait une haute montagne, l'Angavokely, juste dans la direction de Diego-Suarez. Cet horizon devait rapprocher Dao de tous ceux qu'il venait de quitter et lui rappeler aussi à chaque regard le but qu'il s'était proposé en se rendant à l'école pastorale : s'y préparer pour devenir l'évangéliste des Antankaranas.




VI


Trois ans à l'École Pastorale


La première année que Dao passa à l'école pastorale fut très dure pour lui, comme d'ailleurs pour tous les élèves débutants. Dao était habitué à un enseignement tout différent de celui auquel il devait maintenant s'accommoder. Étudier, c'était pour lui apprendre aussi fidèlement que possible les leçons que le professeur indiquait dans un livre ou dictait à ses élèves ; il aimait aussi beaucoup les exercices gradués qui font faire des progrès sans qu'on s'en aperçoive. Mais à Ambatomanga il n'y avait plus de vraies leçons à apprendre, ni d'exercices à faire.



La montagne de l'Angavokely

Les professeurs faisaient leurs cours, en donnant certes toutes les explications nécessaires, et souvent ils dictaient un résumé aux élèves ; mais chose étrange, ils leur recommandaient de ne pas l'apprendre par coeur. Il fallait aussi prendre des notes, ce qui exigeait des élèves plusieurs opérations simultanées, écouter attentivement, réfléchir, comprendre, et résumer l'explication, et tout cela assez vite, car une explication n'était pas donnée qu'une autre lui succédait.

C'était là une gymnastique très dure pour les élèves de première année, et leurs cahiers de notes, au début, n'étaient guère que des aveux répétés d'incapacité. Les cours étaient donnés le matin ; les élèves avaient à leur disposition les après-midi pour travailler. Au début Dao ne savait pas du tout comment employer ces après-midi, et elles lui paraissaient interminables. Il se mettait souvent à la fenêtre et regardait l'Angavokely ; l'énorme montagne lui cachait l'horizon, et elle lui semblait aussi cacher le but qu'il se proposait ; elle s'appliquait à rendre vains ses efforts et son travail de préparation ; elle était la cause de ses difficultés, elle le narguait, et elle lui disait : « Tu auras beau faire, jamais tu ne reverras ton pays ; je suis là pour arrêter tes regards et tes pas vers le Nord. » Aux examens trimestriels et semestriels Dao n'était pas brillant ; il eut même une ou deux fois l'impression que c'était par pure bonté que le directeur lui donnait la moyenne, si bien que les paroles d'encouragement qui lui étaient prodiguées retentissaient dans son coeur comme de lourds reproches.

Mais il arriva pour Dao ce qui arrivait pour tous les élèves normalement doués : peu à peu son esprit s'habitua à l'effort nouveau qui lui était demandé ; les opérations mentales qu'au début il ne pouvait faire que l'une après l'autre et lentement, il finit par les faire simultanément et sans peine ; et ses cahiers de notes devinrent des résumés fidèles des leçons auxquelles il assistait. Il prit alors plus d'intérêt à les relire, à s'en pénétrer, si bien qu'à la fin de la première année scolaire, il fût lui-même tout étonné de répondre correctement aux questions qui lui étaient posées à l'examen. Il reçut quelques félicitations qui lui permirent de jouir en paix de ses vacances. Quand il voyait sa montagne, elle ne lui faisait maintenant plus peur du tout. Un jour avec un de ses camarades, pendant les vacances, il s'amusa à grimper jusqu'à son sommet, et cette fois, ce fut lui qui la nargua : « Je te vois maintenant au nord comme au sud, et tu ne m'empêcheras pas de revenir au temps marqué dans mon pays. »

Pendant ses deux dernières années, Dao accumula avec zèle toutes les connaissances dont il sentait que plus tard il aurait besoin, et dont il faisait maintenant provision pour toute sa vie. Il lui fallut aussi apprendre à parler en public. Il y avait à l'école des exercices d'homilétique : chaque semaine deux élèves devaient faire devant leurs camarades une courte allocution sur le même sujet imposé, après une heure, de préparation ; la première fois que ce fut son tour de parler, Dao étonna ses camarades par son ardeur ; il s'exprimait avec feu et avec autorité ; il s'animait d'un zèle ardent, et ses appels à la conversion atteignaient parfois au pathétique. Il connaissait mieux que ses camarades, dont les familles étaient chrétiennes depuis plusieurs générations, le paganisme, ses déficits, et ses détresses, et en comparaison, les richesses de l'Évangile lui paraissaient plus neuves et sa lumière plus merveilleuse. Toutefois, emporté par son ardeur, il lui arrivait parfois de dépasser la mesure, d'être injuste ou sévère pour ses auditeurs, de négliger les nuances dans ses jugements. Ses professeurs eurent souvent à ce sujet l'occasion de le mettre en garde. Le directeur avait aussi l'habitude de se rendre chaque dimanche avec un élève dans une paroisse des environs ; l'élève prêchait devant les fidèles réunis au temple, le directeur ajoutait en général quelques mots, et pendant le voyage de retour ou le lendemain, il disait à l'élève son sentiment sur sa prédication. Dao entendit encore plusieurs fois de cette manière des paroles de modération, et il reconnaissait avec une humilité touchante qu'elles étaient parfaitement justes ; mais malgré ses meilleures résolutions, il lui arrivait encore de s'emporter en chaire contre ceux qui n'acceptaient pas toutes les conséquences de leur conversion au christianisme, qui prétendaient au titre de chrétien tout en vivant dans le dérèglement, tout en conservant de secrètes attaches avec le paganisme.

Un jour, avec quelques camarades, Dao fit l'ascension d'une des montagnes qui fermaient l'horizon au sud d'Ambatomanga, celle de l'Ambohiborona. Quelle ne fut pas la surprise de ces jeunes gens de trouver, tout à fait au sommet, un autel païen soigneusement dissimulé au centre de buissons. Et il était évident au premier coup d'oeil qu'il était encore le lieu d'un culte assidu. C'était un carré de deux mètres de côté entouré d'une barrière grossière ; deux ananas avaient été plantés là, parce qu'en malgache leur nom a quelque analogie avec le mot qui signifie « sacré », ce qui leur a valu d'être mis au nombre des accessoires du paganisme ; ces ananas rendaient hommage de leur sainteté à deux pierres enfoncées dans le sol et dont la partie extérieure avait une forme conique. Des pattes de coq étaient encore visibles sur le sol, et du sang avait laissé ses traces d'un rouge noir sur les pierres.
Dao était indigné. « Comment, disait-il à ses camarades, nous autres de la côte nous nous imaginons que l'lmerina est un pays définitivement conquis au christianisme, que tous les Hovas sont des chrétiens depuis de nombreuses générations, et voici la preuve que certains d'entre eux, plus nombreux certes, qu'on ne pourrait le croire, sont des hypocrites. Dans la vallée ils font semblant d'être chrétiens, et ils continuent à venir sur les hauteurs, en se cachant, pour adorer leurs idoles ! Ne sont-ils pas aussi coupables que les Israélites avec leurs Hauts Lieux ? » Et pris de fureur, Dao renversa la barrière, arracha les ananas et les pierres sacrées, et jeta le tout au loin. « Ils viendront encore maintenant prier leurs idoles, dit-il triomphant. » Mais ses camarades stupéfaits, ne paraissaient pas l'approuver. L'un d'entre eux lui dit : « Ce n'est pas là la bonne manière de lutter contre le paganisme, Dao ; c'est dans les coeurs qu'il faut vaincre la foi aux idoles et les hauts lieux disparaîtront d'eux-mêmes. Rappelle-toi que Dieu n'était pas dans le vent, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans un son doux et subtil. » Ces paroles calmèrent Dao, et il convint qu'elles contenaient une grande part de vérité. « Cependant, dit-il, quand je vois ces idoles et que je me représente tout le mal qu'elles font, une colère sainte m'envahit, et je ne puis les supporter. » Pauvre Dao, plus tard tu auras à regretter amèrement de ne pas avoir fait ton profit de cette leçon de modération !

Dans leur dernière année d'études, toujours à titre d'exercice pratique, les élèves recevaient la direction des églises les plus rapprochées d'Ambatomanga ; ils s'y rendaient le dimanche et présidaient les réunions. Quand il s'agit de trouver une église pour Dao, le missionnaire du district et le directeur de l'école furent assez embarrassés. Dao était Antankarana, les habitants de la région étaient Hovas, et il était à craindre que ceux-ci ne fussent portés à mépriser un prédicateur appartenant à une race qui avait en Imerina la réputation d'être encore primitive. Mais le missionnaire et le directeur décidèrent de passer outre et Dao fut bel et bien attribué à une des églises des environs. Il y fut admirablement accueilli ; personne ne fit la moindre allusion à sa race ; les fidèles furent enchantés de sa prédication « excitante » comme ils disaient, et du zèle avec lequel il visitait les habitants du village. Tout le monde se réjouit à l'école de l'heureux succès de cette tentative, car c'était une preuve manifeste du progrès que les idées chrétiennes faisaient dans les coeurs, et ce fut aussi un grand encouragement pour Dao.

Dao réussit très normalement aux grands examens auxquels devaient satisfaire les élèves ayant terminé leurs études. Ces examens étaient entourés d'une certaine solennité. Le président de la mission et quelques missionnaires se réunissaient à cette occasion, et les examens terminés, le président faisait un petit discours où il donnait son impression générale sur les études et sur chaque élève en particulier. Dao ne fut pas peu fier d'entendre de la bouche du président que par lui la preuve était faite que les Antankaranas pouvaient faire des études normales, et que par son séjour à l'école pastorale, et son activité dans les églises environnantes, la preuve était faite aussi que les haines de races autrefois si profondes à Madagascar étaient en voie de disparition. Après le discours, les élèves ayant terminé leurs études, et réussi à leurs examens reçurent des mains du président de la mission leur diplôme, et ce fut le signal de la dispersion générale. En sortant de la salle où la réunion avait eu lieu, les élèves pourvus de diplômes se virent assaillis par les élèves de première et deuxième années et ceux-ci les félicitèrent chaleureusement : « Salut, ô vous qui n'avez perdu ni votre temps, ni vos peines ! » L'année scolaire était terminée. Dao n'avait plus qu'à faire ses bagages et à reprendre le chemin de Diego-Suarez.

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