Le matin, en se réveillant, Dao
fut surpris par le jour triste et froid. Il ne
voyait rien qu'un épais brouillard par la
fenêtre de sa chambre, et il se sentait
transi. Mais son hôte le réconforta
vite par le culte et le repas de « vary
sosoa » (riz cuit dans beaucoup d'eau)
auxquels il le convia, Pendant ce temps le
brouillard s'était dissipé, et quand
Dao sortit de la maison il fut accueilli par un
beau soleil, un soleil nouveau pour lui. Sur la
côte, le soleil, à peine se montrait-il,
éblouissait et incendiait ; mais
celui-ci brillait d'un éclat incomparable,
il répandait, sur la terre une
lumière d'une pureté merveilleuse, et
cependant, il ne brûlait pas, il faisait
doux. Sous cette lumière la station
missionnaire où il allait passer trois ans
de sa vie paraissait se mettre en frais pour se
présenter à lui. Il vit tout d'abord
les huit maisons réservées aux
élèves, les unes aux
élèves célibataires, les
autres aux élèves
mariés ; elle étaient
très simplement bâties, à la
mode du pays ; mais assez spacieuses, et
accueillantes d'aspect.
Elles étaient adossées à un
petit bois d'eucalyptus et de mimosas. À
l'ouest et au nord elles surplombaient de
très haut les rizières ; mais au
nord un petit village avait
trouvé le moyen de s'entasser entre la
station missionnaire et l'extrémité
de la colline ; il donnait l'impression d'un
château de cartes au bord d'un abîme,
qu'une chiquenaude aurait envoyé rouler au
fond des rizières. L'école pastorale,
se trouvait en lisière du petit bois ;
un grand bâtiment en forme de croix,
égayé par des vérandahs et les
lignes blanches du ciment entre les briques
jointoyées des encadrements des portes et
des fenêtres. Les toits de chaume de deux
hautes maisons dépassaient le faîte
des arbres ; on expliqua à Dao que
l'une d'entre elles, celle de l'est, était
habitée par le missionnaire du district
d'Ambatomanga, et l'autre, celle de l'ouest, par le
directeur de l'école pastorale. Dao ne
manqua pas de se renseigner sur la personne du
directeur.
Comment était-il,
petit,
grand, jeune ou vieux ? Et surtout,
était-il « masiaka »,
c'est-à-dire cruel. Cette question fit rire
les autres élèves ; non, le
directeur n'était pas masiaka ; il
était déjà vieux, puisqu'il
avait les cheveux blancs, et qu'on ne se souvenait
pas qu'un autre que lui ait jamais dirigé
l'école pastorale ; mais il
était bon, « comme on pouvait
supposer que Jésus
l'était », tellement que rien
qu'en le voyant, on ne pouvait pas s'empêcher
de l'aimer. À cette
révélation, Dao poussa un soupir de
soulagement, ce qui fit rire de plus belle ses
camarades. Dao commençait à se sentir
rassuré ; ses camarades hovas riaient
bien un peu de ses étonnements ; mais
c'était sans aucune
méchanceté ; ils lui
témoignaient au contraire une certaine
affection. Et si le directeur
était aussi bon qu'on le lui disait, Dao
n'aurait sans doute pas trop de peine à
s'habituer à sa nouvelle vie, et les
années qu'il passerait en Imerina ne
seraient pas perdues.
Vers 10 heures il fit
un brin de
toilette, se para de son plus beau lamba, et avec
un autre élève qui était
arrivé très tard la veille il se
rendit à la maison du directeur :
l'heure de la présentation était
arrivée. C'est la dame missionnaire, qui les
accueillit. Dao n'avait pas du tout pensé
qu'il y avait une dame missionnaire, aussi
dès le début se trouva-t-il tout
dérouté ; il faillit perdre la
tête quand derrière la dame
missionnaire, il aperçut un enfant
« vazaha » (blanc), un
garçon d'une dizaine d'années, qui
lui tendit la main et lui dit parfaitement bonjour
en malgache. Il n'avait pas encore eu le temps de
se reprendre qu'il se trouvait introduit dans le
bureau du directeur ; grâce à
l'affection et au calme des questions qui lui
étaient posées, il se remit un peu,
et il put répondre à peu près
convenablement son impression confirma
entièrement ce que ses camarades lui avaient
dit du directeur ; en effet on ne pouvait pas
l'approcher sans l'aimer, mais il sentit que pour
être complet il fallait ajouter : ni
sans le respecter. Il reçut avec
émotion des mains du directeur une provision
de cahiers et de petites plumes, avec un petit
paquet de poudre d'encre, en même temps que
le montant de sa bourse pour le premier mois qu'il
passerait à Ambatomanga.
Tous ces détails lui
parurent merveilleusement prévus. À
la fin le directeur les remit, son camarade et lui, entre
les mains de sa femme,
et
celle-ci, après s'être munie d'un
trousseau de clés, les reconduisit au
village des élèves. Elle choisit pour
Dao et son camarade une chambre dans la
dernière maison vers le nord ; elle les
y introduisit, ouvrit la fenêtre qui donnait
sur le nord, et elle leur dit :
« Voici la chambre où vous allez
passer vos trois années d'études
à Ambatomanga ; j'espère que
vous ferez ensemble bon ménage ; si
quelque difficulté vous embarrasse, venez me
trouver. » Elle ajouta que c'était
en pensant à Dao qu'elle avait choisi cette
chambre ; par la fenêtre, au nord, on
voyait une haute montagne, l'Angavokely, juste dans
la direction de Diego-Suarez. Cet horizon devait
rapprocher Dao de tous ceux qu'il venait de quitter
et lui rappeler aussi à chaque regard le but
qu'il s'était proposé en se rendant
à l'école pastorale : s'y
préparer pour devenir
l'évangéliste des Antankaranas.
La première année que Dao
passa à l'école pastorale fut
très dure pour lui, comme d'ailleurs pour
tous les élèves débutants. Dao
était habitué à un
enseignement tout différent de celui auquel
il devait maintenant s'accommoder. Étudier,
c'était pour lui apprendre aussi
fidèlement que possible les leçons que le
professeur indiquait
dans
un livre ou dictait à ses
élèves ; il aimait aussi
beaucoup les exercices gradués qui font
faire des progrès sans qu'on s'en
aperçoive. Mais à Ambatomanga il n'y
avait plus de vraies leçons à
apprendre, ni d'exercices à faire.
Les professeurs faisaient leurs cours, en
donnant certes toutes les explications
nécessaires, et souvent ils dictaient un
résumé aux
élèves ; mais chose
étrange, ils leur recommandaient de ne pas
l'apprendre par coeur. Il fallait aussi prendre des
notes, ce qui exigeait des élèves
plusieurs opérations simultanées,
écouter attentivement,
réfléchir, comprendre, et
résumer l'explication, et tout cela assez
vite, car une explication n'était pas
donnée qu'une autre lui succédait.
C'était là une
gymnastique très dure pour les
élèves de première
année, et leurs cahiers de notes, au
début, n'étaient guère que des
aveux répétés
d'incapacité. Les cours étaient
donnés le matin ; les
élèves avaient à leur
disposition les après-midi pour travailler.
Au début Dao ne savait pas du tout comment
employer ces après-midi, et elles lui
paraissaient interminables. Il se mettait souvent
à la fenêtre et regardait
l'Angavokely ; l'énorme montagne lui
cachait l'horizon, et elle lui semblait aussi
cacher le but qu'il se proposait ; elle
s'appliquait à rendre vains ses efforts et
son travail de préparation ; elle
était la cause de ses difficultés,
elle le narguait, et elle lui disait :
« Tu auras beau faire, jamais tu ne
reverras ton pays ; je suis là pour
arrêter tes regards et tes pas vers le
Nord. » Aux examens trimestriels et
semestriels Dao n'était pas brillant ;
il eut même une ou deux fois l'impression que
c'était par pure bonté que le
directeur lui donnait la moyenne, si bien que les
paroles d'encouragement qui lui étaient
prodiguées retentissaient dans son coeur
comme de lourds reproches.
Mais il arriva pour
Dao ce qui
arrivait pour tous les élèves
normalement doués : peu à peu
son esprit s'habitua à l'effort nouveau qui
lui était demandé ; les
opérations mentales qu'au début il ne
pouvait faire que l'une après l'autre et
lentement, il finit par les faire
simultanément et sans peine ; et ses
cahiers de notes devinrent des
résumés fidèles des
leçons auxquelles il assistait. Il prit
alors plus d'intérêt à les relire, à s'en
pénétrer, si bien qu'à la fin
de la première année scolaire, il
fût lui-même tout étonné
de répondre correctement aux questions qui
lui étaient posées à l'examen.
Il reçut quelques félicitations qui
lui permirent de jouir en paix de ses vacances.
Quand il voyait sa montagne, elle ne lui faisait
maintenant plus peur du tout. Un jour avec un de
ses camarades, pendant les vacances, il s'amusa
à grimper jusqu'à son sommet, et
cette fois, ce fut lui qui la nargua :
« Je te vois maintenant au nord comme au
sud, et tu ne m'empêcheras pas de revenir au
temps marqué dans mon
pays. »
Pendant ses deux
dernières années, Dao accumula avec
zèle toutes les connaissances dont il
sentait que plus tard il aurait besoin, et dont il
faisait maintenant provision pour toute sa vie. Il
lui fallut aussi apprendre à parler en
public. Il y avait à l'école des
exercices d'homilétique : chaque
semaine deux élèves devaient faire
devant leurs camarades une courte allocution sur le
même sujet imposé, après une
heure, de préparation ; la
première fois que ce fut son tour de parler,
Dao étonna ses camarades par son
ardeur ; il s'exprimait avec feu et avec
autorité ; il s'animait d'un
zèle ardent, et ses appels à la
conversion atteignaient parfois au
pathétique. Il connaissait mieux que ses
camarades, dont les familles étaient
chrétiennes depuis plusieurs
générations, le paganisme, ses
déficits, et ses détresses, et en
comparaison, les richesses de l'Évangile lui
paraissaient plus neuves et sa lumière plus
merveilleuse. Toutefois, emporté par son ardeur, il
lui arrivait
parfois de dépasser la mesure, d'être
injuste ou sévère pour ses auditeurs,
de négliger les nuances dans ses jugements.
Ses professeurs eurent souvent à ce sujet
l'occasion de le mettre en garde. Le directeur
avait aussi l'habitude de se rendre chaque dimanche
avec un élève dans une paroisse des
environs ; l'élève
prêchait devant les fidèles
réunis au temple, le directeur ajoutait en
général quelques mots, et pendant le
voyage de retour ou le lendemain, il disait
à l'élève son sentiment sur sa
prédication. Dao entendit encore plusieurs
fois de cette manière des paroles de
modération, et il reconnaissait avec une
humilité touchante qu'elles étaient
parfaitement justes ; mais malgré ses
meilleures résolutions, il lui arrivait
encore de s'emporter en chaire contre ceux qui
n'acceptaient pas toutes les conséquences de
leur conversion au christianisme, qui
prétendaient au titre de chrétien
tout en vivant dans le dérèglement,
tout en conservant de secrètes attaches avec
le paganisme.
Un jour, avec quelques
camarades, Dao fit l'ascension d'une des montagnes
qui fermaient l'horizon au sud d'Ambatomanga, celle
de l'Ambohiborona. Quelle ne fut pas la surprise de
ces jeunes gens de trouver, tout à fait au
sommet, un autel païen soigneusement
dissimulé au centre de buissons. Et il
était évident au premier coup d'oeil
qu'il était encore le lieu d'un culte
assidu. C'était un carré de deux
mètres de côté entouré
d'une barrière grossière ; deux
ananas avaient été plantés
là, parce qu'en malgache
leur nom a quelque analogie avec le mot qui
signifie « sacré », ce
qui leur a valu d'être mis au nombre des
accessoires du paganisme ; ces ananas
rendaient hommage de leur sainteté à
deux pierres enfoncées dans le sol et dont
la partie extérieure avait une forme
conique. Des pattes de coq étaient encore
visibles sur le sol, et du sang avait laissé
ses traces d'un rouge noir sur les pierres.
Dao était indigné.
« Comment, disait-il à ses
camarades, nous autres de la côte nous nous
imaginons que l'lmerina est un pays
définitivement conquis au christianisme, que
tous les Hovas sont des chrétiens depuis de
nombreuses générations, et voici la
preuve que certains d'entre eux, plus nombreux
certes, qu'on ne pourrait le croire, sont des
hypocrites. Dans la vallée ils font semblant
d'être chrétiens, et ils continuent
à venir sur les hauteurs, en se cachant,
pour adorer leurs idoles ! Ne sont-ils pas
aussi coupables que les Israélites avec
leurs Hauts Lieux ? » Et pris de
fureur, Dao renversa la barrière, arracha
les ananas et les pierres sacrées, et jeta
le tout au loin. « Ils viendront encore
maintenant prier leurs idoles, dit-il
triomphant. » Mais ses camarades
stupéfaits, ne paraissaient pas l'approuver.
L'un d'entre eux lui dit : « Ce
n'est pas là la bonne manière de
lutter contre le paganisme, Dao ; c'est dans
les coeurs qu'il faut vaincre la foi aux idoles et
les hauts lieux disparaîtront
d'eux-mêmes. Rappelle-toi que Dieu
n'était pas dans le vent, ni dans le
tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans un
son doux et subtil. » Ces paroles calmèrent
Dao, et
il convint qu'elles contenaient une grande part de
vérité. « Cependant,
dit-il, quand je vois ces idoles et que je me
représente tout le mal qu'elles font, une
colère sainte m'envahit, et je ne puis les
supporter. » Pauvre Dao, plus tard tu
auras à regretter amèrement de ne pas
avoir fait ton profit de cette leçon de
modération !
Dans leur dernière
année d'études, toujours à
titre d'exercice pratique, les élèves
recevaient la direction des églises les plus
rapprochées d'Ambatomanga ; ils s'y
rendaient le dimanche et présidaient les
réunions. Quand il s'agit de trouver une
église pour Dao, le missionnaire du district
et le directeur de l'école furent assez
embarrassés. Dao était Antankarana,
les habitants de la région étaient
Hovas, et il était à craindre que
ceux-ci ne fussent portés à
mépriser un prédicateur appartenant
à une race qui avait en Imerina la
réputation d'être encore primitive.
Mais le missionnaire et le directeur
décidèrent de passer outre et Dao fut
bel et bien attribué à une des
églises des environs. Il y fut admirablement
accueilli ; personne ne fit la moindre
allusion à sa race ; les fidèles
furent enchantés de sa prédication
« excitante » comme ils
disaient, et du zèle avec lequel il visitait
les habitants du village. Tout le monde se
réjouit à l'école de l'heureux
succès de cette tentative, car
c'était une preuve manifeste du
progrès que les idées
chrétiennes faisaient dans les coeurs, et ce
fut aussi un grand encouragement pour
Dao.
Dao réussit très
normalement aux grands examens auxquels devaient
satisfaire
les
élèves ayant terminé leurs
études. Ces examens étaient
entourés d'une certaine solennité. Le
président de la mission et quelques
missionnaires se réunissaient à cette
occasion, et les examens terminés, le
président faisait un petit discours
où il donnait son impression
générale sur les études et sur
chaque élève en particulier. Dao ne
fut pas peu fier d'entendre de la bouche du
président que par lui la preuve était
faite que les Antankaranas pouvaient faire des
études normales, et que par son
séjour à l'école pastorale, et
son activité dans les églises
environnantes, la preuve était faite aussi
que les haines de races autrefois si profondes
à Madagascar étaient en voie de
disparition. Après le discours, les
élèves ayant terminé leurs
études, et réussi à leurs
examens reçurent des mains du
président de la mission leur diplôme,
et ce fut le signal de la dispersion
générale. En sortant de la salle
où la réunion avait eu lieu, les
élèves pourvus de diplômes se
virent assaillis par les élèves de
première et deuxième années et
ceux-ci les félicitèrent
chaleureusement : « Salut, ô
vous qui n'avez perdu ni votre temps, ni vos
peines ! » L'année scolaire
était terminée. Dao n'avait plus
qu'à faire ses bagages et à reprendre
le chemin de Diego-Suarez.
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