Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

III

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Une grande décision


Deux ans se passèrent ainsi, deux années bien remplies pour Dao ; il était devenu assez savant pour se présenter au certificat d'études, et il l'obtint honorablement. Mais Dao n'attribuait pas grande importance à ce petit succès scolaire. Ce qui lui avait rempli le coeur de joie, c'était l'instruction religieuse que le missionnaire lui avait donnée, et qui s'était terminée par son admission dans l'Eglise. Un dimanche le missionnaire avait baptisé Dao et l'avait reçu à la Sainte Cène. Dao conservait précieusement le souvenir de cette belle fête ; il y pensait comme au plus beau jour de sa vie. D'autre part, Dao n'était plus le jeune garçon chassé par sa famille qui un matin avait échoué chez le missionnaire ; c'était maintenant un grand jeune homme, très fort, en pleine santé, et d'un tempérament gai.

Un jour le missionnaire le fit venir dans son bureau, et il lui demanda : « As-tu des nouvelles de tes parents ? » À ces mots le visage de Dao s'assombrit. Il ne pouvait pas penser à ses parents sans un serrement de coeur. Oui, il avait de temps à autre de leurs nouvelles. Il savait qu'ils se portaient bien. Mais un de ses frères cadets était mort de la dysenterie, une de ses soeurs s'était mariée ; il ne reconnaîtrait certainement plus ses frères et soeurs, s'il les rencontrait, car, quand il les avait quittés, ils étaient encore à l'âge où une année amène de grandes transformations dans le corps, et lui-même ne serait reconnu, par personne, même pas par sa mère peut-être. Et ce qui l'attristait plus que tout, c'est que personne dans sa famille n'avait encore voulu se convertir au christianisme : « Si je revoyais mon père, dit-il en terminant, il me maudirait encore. » - « Eh bien, lui dit le missionnaire, veux-tu que je t'envoie dans ton village pour convertir ceux que tu aimes ? » Dao, à une question aussi directe, ne savait que répondre. Certes, c'était le plus profond désir de son coeur que d'amener ses parents à aimer Jésus, mais il était encore très jeune, et ne se sentait pas préparé pour cette belle tâche. C'est-ce qu'il finit par dire au missionnaire : « Mais comment veux-tu que j'y parvienne ? Je suis trop jeune, trop ignorant ; garde-moi encore quelques années avec toi, et plus, tard tu m'enverras dans mon village. »
La réponse du missionnaire fut comme un coup de tonnerre pour le pauvre Dao, et elle resta jusqu'à sa mort gravée dans son coeur : « Je suis, content de voir que tu te rends compte de ton manque de préparation. Tu as raison, tu as besoin de te préparer ; aussi je vais t'envoyer à l'école pastorale d'Ambatomanga, où tu te prépareras beaucoup mieux que tu ne pourrais le faire avec moi, et tu y resteras trois ans. Après quoi tu reviendras ici comme évangéliste, et si c'est encore moi qui suis missionnaire à Diego-Suarez, j'irai moi-même t'installer dans ton village. » Dao roulait des veux si, effarés, il paraissait tellement bouleversé que le missionnaire eut pitié de lui, et qu'il lui dit : « Tu sais bien d'ailleurs que je ne te forcerai pas à aller à Ambatomanga ; réfléchis pendant quelques jours à ce que je viens de te dire, et nous reparlerons un peu plus tard à ce sujet. »

Dao ne demanda pas à prolonger la conversation. Il avait besoin de se trouver seul pour comprendre ce que le missionnaire venait de lui dire, et pour voir clair en lui. L'école pastorale d'Ambatomanga, l'école où les évangélistes de la mission passaient trois ans, l'école même d'où sortait l'évangéliste d'Ambilobe, auxquels les notables et même le roi Tsialana témoignaient du respect, une école inaccessible, et cependant c'était à cette école que le missionnaire voulait l'envoyer ! D'autre part cette école se trouvait au coeur de l'Imerina, tout près de Tananarive, au centre de la région habitée par les Hovas ; pour s'y rendre il fallait prendre le bateau jusqu'à Tamatave, passer trois jours en pleine mer, puis, arrivé à Tamatave, il fallait encore prendre le chemin de fer qui, pour monter sur les Hauts-Plateaux, parcourait en un jour le chemin correspondant à dix journées de marche.



Habitations dans la forêt

Que d'inconnus ! Jusqu'à présent Dao était resté tout près de son pays, là-bas il en serait très loin, et il serait séparé de tout ce qui lui tenait à coeur, pour trois ans ! Et ne disait-on pas que la peste sévissait en Imerina ? Et quel accueil les élèves, presque tous hovas, de l'école feraient-ils à Dao l'Antinkarana ? Ne serait-il pas méprisé, bafoué ? Quand Dao, qui avait le point d'honneur sensible, pensait aux railleries qu'il lui faudrait sans doute supporter, il avait envie de courir chez le missionnaire, et de le supplier de ne pas l'envoyer en Imerina.. Mais d'autre part, si c'était la volonté de Dieu qu'il y allât ? Si c'était seulement comme évangéliste de la mission qu'il pouvait espérer convertir sa famille et les Antankaranas de là région ? Dao savait bien que dans son village, à l'heure actuelle, on ne l'écouterait même pas, on le chasserait peut-être. À son retour d'Imerina, au contraire, et évangéliste de la Mission, il serait reçu et honoré, et il aurait l'occasion de gagner des âmes à Christ.

C'était là sans doute, ce que le missionnaire qui pensait à tout avait deviné, et ne serait-il pas coupable, lui, Dao, de se mettre en travers d'un plan aussi raisonnable ? Dieu, qui gardait le missionnaire loin de la France, son pays, ne le garderait-il pas, lui, Dao, pendant son séjour en Imerina ? Puisqu'il avait obtenu son certificat d'études, peut-être pouvait-il aussi espérer suivre d'une minière normale les cours de l'école pastorale, et il n'y aurait alors aucune raison pour qu'on le tourne en ridicule. N'était-ce pas de son devoir d'accepter la proposition du missionnaire ? Voilà quels furent les sujets de réflexion de Dao pendant trois jours. Après ce délai, il alla s'entretenir avec le missionnaire : « Tu m'as proposé l'autre jour de m'envoyer comme élève à l'école d'Ambatomanga ; tout ce qui est en moi se révolte à cette idée ; j'ai peur de quitter mon pays, j'ai peur du voyage, du séjour dans un pays tout différent de celui-ci, des relations que j'aurai avec les descendants de nos anciens ennemis ; aussi en ce qui me concerne, je te demande de rester ; mais tu es mon père et mère, et si tu crois que la volonté de Dieu est que j'aille étudier à Ambatonianga, j'irai, avec son aide. » - « De même que Dieu t'a pris à ta famille pour te conduire dans cette maison il y a deux ans, répondit le missionnaire, de même aujourd'hui il te prend à cette maison pour t'envoyer à Ambatonianga ; Dieu bénira ton départ, ton séjour là-bas, et ton retour ; car tu reviendras, et ce sera pour travailler de toutes tes forces à la conversion des Antankaranas. » - « Alors, je partirai vraiment, demanda Dao, qui parvenait avec peine à accepter cette idée ? - « Tu partiras après-demain, par le prochain courrier », lui dit le missionnaire.

 




IV


De Diego-Suarez à Ambatomanga


Quand le moment fut venu de quitter la maison missionnaire, Dao ne put retenir quelques larmes ; il fit une dernière fois, tout seul le tour de la maison, et il dit adieu à tout ce qui avait été sa vie pendant ces deux dernières années : « Veloma (Au revoir malgache, qui signifie : vis), ô arbre sous lequel j'ai prié, Veloma, chère petite chambre où j'ai travaillé et dormi, Veloma, chère maison, où j'ai vécu » ! Il ne pouvait se rassasier de « Veloma ». Mais le missionnaire l'appela, l'heure du départ était arrivée. Dao put alors mesurer combien il était aimé. C'est tout un petit cortège qui l'escorta jusqu'au bateau ; quelques anciens, le président de l'Union Chrétienne, et le pasteur malgache, avec le missionnaire. Tous lui donnaient des renseignements utiles sur la traversée, et de bons conseils pour sa conduite. L'Eglise et l'Union chrétienne lui remirent une somme d'argent assez importante avec un petit discours : « Nous n'avons pas pu te préparer le repas que nous, aurions voulu avant ton départ, mais nous ne voulons pas que tu souffres de la faim sur le bateau ; voici une petite somme d'argent que nous te remettons ; elle t'aidera à te nourrir en cours de route ; et nous y ajoutons même cette toute petite somme avec laquelle tu t'achèteras quelques fruits en souvenir de nous. Sois sûr que nous ne t'oublierons pas ; nous prierons pour toi comme nous te demandons de prier pour nous. Dieu te bénisse dans ton voyage et dans tes études. »
Et Dao remerciait avec effusion en promettant une fidélité éternelle à ces amis sûrs. Le missionnaire ne disait rien, mais souvent il regardait Dao, et Dao comprenait, sans qu'aucune autre parole fût nécessaire, toute la sympathie dont son « père et mère » l'entourait en ces moments. L'affection qu'il sentait autour de lui l'aidait à accepter avec calme le départ imminent.

Au port, certains amis firent leurs adieux et partirent. Le missionnaire, le pasteur malgache, et Dao prirent un canot pour se rendre à bord du paquebot ; c'était « La Ville du Havre » ; plus il s'approchait, plus il paraissait monstrueux. L'étonnement au sujet de tout ce que Dao voyait de nouveau, abrégea pour lui l'attente avant le départ. Il voyageait comme simple passager de pont, bien entendu ; mais il se trouvait en sûreté à bord, d'autant plus que le missionnaire l'avait recommandé à une famille hova de Diego-Suarez qui quittait la Côte pour revenir en Imerina. Dao était très content de faire le voyage avec elle, et il commençait à comprendre que quitter Diego-Suarez n'était pas rompre entièrement avec ce qui avait été jusqu'alors sa vie. Il en était là de ses réflexions quand retentit la cloche annonçant le départ. Le missionnaire et le pasteur lui dirent vite un dernier adieu : « Tsara mandroso, tsara miverina », arrive à bon port, reviens à bon port. Puis ces amis rejoignirent leur canot et revinrent vers le port, pendant que les ancres étaient levées et que le navire quittait lentement la rade encore inondée des rayons du soleil couchant.

La mer fut assez agitée, comme elle l'est presque toujours entre Diego-Suarez et Tamatave. Mais Dao connaissait la mer ; il se souvenait fort bien qu'étant enfant, il s'était rendu plusieurs fois, avec ses parents, en boutre, de son village à Nosy Be, et les mouvements du bateau lui paraissaient bien peu de chose en comparaison des embardées folles auxquelles sont condamnées ces petites embarcations au moindre vent. Il se trouvait fort à son aise, et le voyage lui était agréable. Il en était tout autrement pour la famille hova qui voyageait avec lui. Les Hovas, qui pendant des siècles sont restés isolés au centre de l'île, ignorent la mer, et les compagnons de route de Dao étaient fort malades. Dao s'empressa autour d'eux, et il leur rendit tant de menus services que l'opinion des passagers de pont lui devint très favorable, et il n'en fut pas peu fier. Il n'eut aucun étonnement à Tamatave ; il trouvait là l'analogue de ce qu'il avait laissé à Diego-Suarez. Le missionnaire de cette ville, prévenu de son passage, l'attendait au débarcadère et le conduisit à la station, où il passa la nuit. Le lendemain Dao dut se lever de très bonne heure pour prendre le train à destination de Tananarive. Il faisait encore à peine jour, quand le missionnaire l'installa dans un wagon de troisième classe bien garni de voyageurs ; en lui remettant son billet, le missionnaire lui fit lire deux ou trois fois le nom de la station où il devait descendre, celle de Manjakandriana. Il lui recommanda aussi de ne pas prendre froid, car à la fin de la journée, Dao se trouverait à plus de 1.300 mètres d'altitude, et la température ne manquerait de baisser sensiblement.

Dao avait déjà fait de l'automobile, si bien que le chemin de fer ne l'étonna pas outre mesure. Par contre, la variété et la nouveauté des paysages qui se déroulaient devant lui l'émerveillèrent. La voie ferrée longeait d'abord la mer pendant de nombreuses heures ; elle traversait de belles forêts qui laissaient apercevoir souvent la mer à l'est, et l'eau dormante des pangalanas (1) à l'ouest. Puis le chemin de fer prit franchement la direction de l'ouest et remonta le cours d'un fleuve qui finit par devenir une mince rivière, en faisant des méandres à l'infini. Que de ponts, que de tunnels, que de villes et de villages



Le rocher d'Ambatomanga

Dao n'en croyait pas ses yeux. Après avoir monté continuellement jusqu'au début de l'après-midi, le chemin de fer parvint au sommet d'un premier échelon, et il franchit très vite une belle plaine qui s'ouvrait devant lui. Mais après quelques heures, il se trouva de nouveau au pied d'une chaîne de montagnes à pic, dont il entreprit à grand-peine l'ascension. Au fur et à mesure qu'il gagnait de la hauteur, le paysage à l'est, se découvrait ; c'était encore la côte familière à Dao, la côte qu'il quittait vraiment cette fois, car peu à peu la végétation changeait ; les forêts devenaient moins hautes et moins denses, les palmiers disparaissaient, l'air était plus froid, et le fond des vallées commençait à être cultivé en rizières. Les cases elles aussi, prenaient un aspect différent : elles n'étaient plus faites en rondins ni recouvertes en feuille de bananier, mais de briques d'argile crue, et enduites d'un mortier rouge. Le chemin de fer montait toujours ; à un tournant, tout le beau paysage de l'est disparut ; le chemin de fer pénétra dans une région très tourmentée ; on aurait dit qu'il avait peine à trouver un passage au fond de vallées, étroites dominées par de hautes montagnes dénudées. Enfin, le chemin de fer s'arrêta à la station d'Ambatolaona, la première des Hauts-Plateaux. La, nuit tombait, il faisait froid, et Dao s'entoura frileusement de son lamba (2).

Depuis Tamatave il avait eu le temps de faire connaissance avec ses compagnons de route. Il était renseigné maintenant sur chacun d'eux, et tout le monde savait aussi ce qui l'amenait en Imerina. Il faisait presque nuit quand le train s'arrêta à Manjakandriana. Dao serrait son mince bagage quand il s'entendit appeler par son nom : « Où est Dao l'Antankarana ? » Il répondit avec joie, et quand il descendit de son compartiment il se vit ait centre d'un groupe de cinq à six jeunes gens qui lui souhaitèrent avec beaucoup d'exubérance la bienvenue. C'étaient des élèves que le directeur de l'école avait envoyés à la gare pour l'accueillir et pour l'aider. Ils étaient sur le quai à lui serrer les mains quand le train partit, mais Dao put encore entendre les voyageurs de son compartiment lui crier avec de grands gestes : « Veloma, Dao l'Antankarana. »

« Dépêchons-nous, lui dirent ses nouveaux camarades, nous avons deux bonnes heures de chemin à faire à pied avant d'arriver à Ambatomanga ; c'est heureusement la pleine lune et nous n'aurons pas à marcher dans l'obscurité. » Aussitôt la petite troupe partit. Malgré la lune, Dao ne vit pas grand chose dut pays, ce soir-là. La région lui parut très accidentée ; la route et les raccourcis empruntés contournaient la base d'une haute montagne dont le relief était encore exagéré par les ombres portées ; c'était un éboulis d'énormes blocs de rochers qui prenaient dans l'ombre l'allure d'une ville fantastique. Puis la route atteignit péniblement le sommet d'un col, qui ne se trouvait plus très éloigné d'Ambatomanga. Il y avait encore une belle forêt de mimosas à traverser ; les élèves longèrent pendant quelques kilomètres une vallée partagée en rizières, et ils se trouvèrent tout à coup au pied du rocher d'Ambatomanga. C'était un énorme rocher qui autrefois avait été converti en forteresse par les habitants du pays, et le roi Radama Ier s'en était rendu maître qu'à grand-peine. Sa masse sombre se profilait pesamment sur le ciel éclairé par la lune, et au sommet on distinguait nettement la silhouette d'un tombeau avec une balustrade ajourée. Un dernier effort pour traverser le village massé au pied du rocher, et les élèves arrivèrent à la station missionnaire. Il était tard ; la visite au directeur de l'école fut remise au lendemain. Dao fut l'hôte dit doyen des étudiants.


(1) Les pangalanas sont des lagunes parallèles à la côté pendant des centaines de kilomètres au Sud de Tamatave. On travaille à les réunir par des canaux pour les transformer en voies d'eau navigables. 

(2) Pièce d'étoffe blanche dans laquelle les Malgaches se drapent. 
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