Deux ans se passèrent ainsi, deux
années bien remplies pour Dao ; il
était devenu assez savant pour se
présenter au certificat d'études, et
il l'obtint honorablement. Mais Dao n'attribuait
pas grande importance à ce petit
succès scolaire. Ce qui lui avait rempli le
coeur de joie, c'était l'instruction
religieuse que le missionnaire lui avait
donnée, et qui s'était terminée par son admission
dans l'Eglise. Un dimanche le missionnaire avait
baptisé Dao et l'avait reçu à
la Sainte Cène. Dao conservait
précieusement le souvenir de cette belle
fête ; il y pensait comme au plus beau
jour de sa vie. D'autre part, Dao n'était
plus le jeune garçon chassé par sa
famille qui un matin avait échoué
chez le missionnaire ; c'était
maintenant un grand jeune homme, très fort,
en pleine santé, et d'un tempérament
gai.
Un jour le missionnaire le fit venir
dans son bureau, et il lui demanda :
« As-tu des nouvelles de tes
parents ? » À ces mots le
visage de Dao s'assombrit. Il ne pouvait pas penser
à ses parents sans un serrement de coeur.
Oui, il avait de temps à autre de leurs
nouvelles. Il savait qu'ils se portaient bien. Mais
un de ses frères cadets était mort de
la dysenterie, une de ses soeurs s'était
mariée ; il ne reconnaîtrait
certainement plus ses frères et soeurs, s'il
les rencontrait, car, quand il les avait
quittés, ils étaient encore à
l'âge où une année amène
de grandes transformations dans le corps, et
lui-même ne serait reconnu, par personne,
même pas par sa mère peut-être.
Et ce qui l'attristait plus que tout, c'est que
personne dans sa famille n'avait encore voulu se
convertir au christianisme : « Si je
revoyais mon père, dit-il en terminant, il
me maudirait encore. » - « Eh
bien, lui dit le missionnaire, veux-tu que je
t'envoie dans ton village pour convertir ceux que
tu aimes ? » Dao, à une
question aussi directe, ne savait que
répondre. Certes, c'était le plus
profond désir de son coeur que d'amener ses parents
à
aimer Jésus, mais il était encore
très jeune, et ne se sentait pas
préparé pour cette belle tâche.
C'est-ce qu'il finit par dire au
missionnaire : « Mais comment
veux-tu que j'y parvienne ? Je suis trop
jeune, trop ignorant ; garde-moi encore
quelques années avec toi, et plus, tard tu
m'enverras dans mon village. »
La réponse du missionnaire fut
comme un coup de tonnerre pour le pauvre Dao, et
elle resta jusqu'à sa mort gravée
dans son coeur : « Je suis, content
de voir que tu te rends compte de ton manque de
préparation. Tu as raison, tu as besoin de
te préparer ; aussi je vais t'envoyer
à l'école pastorale d'Ambatomanga,
où tu te prépareras beaucoup mieux
que tu ne pourrais le faire avec moi, et tu y
resteras trois ans. Après quoi tu reviendras
ici comme évangéliste, et si c'est
encore moi qui suis missionnaire à
Diego-Suarez, j'irai moi-même t'installer
dans ton village. » Dao roulait des veux
si, effarés, il paraissait tellement
bouleversé que le missionnaire eut
pitié de lui, et qu'il lui dit :
« Tu sais bien d'ailleurs que je ne te
forcerai pas à aller à
Ambatomanga ; réfléchis pendant
quelques jours à ce que je viens de te dire,
et nous reparlerons un peu plus tard à ce
sujet. »
Dao ne demanda pas à prolonger la
conversation. Il avait besoin de se trouver seul
pour comprendre ce que le missionnaire venait de
lui dire, et pour voir clair en lui. L'école
pastorale d'Ambatomanga, l'école où
les évangélistes de la mission
passaient trois ans, l'école même
d'où sortait l'évangéliste
d'Ambilobe, auxquels les notables
et même le roi Tsialana témoignaient
du respect, une école inaccessible, et
cependant c'était à cette
école que le missionnaire voulait
l'envoyer ! D'autre part cette école se
trouvait au coeur de l'Imerina, tout près de
Tananarive, au centre de la région
habitée par les Hovas ; pour s'y rendre
il fallait prendre le bateau jusqu'à
Tamatave, passer trois jours en pleine mer, puis,
arrivé à Tamatave, il fallait encore
prendre le chemin de fer qui, pour monter sur les
Hauts-Plateaux, parcourait en un jour le chemin
correspondant à dix journées de
marche.
Que d'inconnus ! Jusqu'à
présent Dao était resté tout
près de son pays, là-bas il en serait
très loin, et il serait séparé
de tout ce qui lui tenait à coeur, pour trois
ans ! Et
ne disait-on pas que la peste sévissait en
Imerina ? Et quel accueil les
élèves, presque tous hovas, de
l'école feraient-ils à Dao
l'Antinkarana ? Ne serait-il pas
méprisé, bafoué ? Quand
Dao, qui avait le point d'honneur sensible, pensait
aux railleries qu'il lui faudrait sans doute
supporter, il avait envie de courir chez le
missionnaire, et de le supplier de ne pas l'envoyer
en Imerina.. Mais d'autre part, si c'était
la volonté de Dieu qu'il y
allât ? Si c'était seulement
comme évangéliste de la mission qu'il
pouvait espérer convertir sa famille et les
Antankaranas de là région ? Dao
savait bien que dans son village, à l'heure
actuelle, on ne l'écouterait même pas,
on le chasserait peut-être. À son
retour d'Imerina, au contraire, et
évangéliste de la Mission, il serait
reçu et honoré, et il aurait
l'occasion de gagner des âmes à
Christ.
C'était là sans doute,
ce que le missionnaire qui pensait à tout
avait deviné, et ne serait-il pas coupable,
lui, Dao, de se mettre en travers d'un plan aussi
raisonnable ? Dieu, qui gardait le
missionnaire loin de la France, son pays, ne le
garderait-il pas, lui, Dao, pendant son
séjour en Imerina ? Puisqu'il avait
obtenu son certificat d'études,
peut-être pouvait-il aussi espérer
suivre d'une minière normale les cours de
l'école pastorale, et il n'y aurait alors
aucune raison pour qu'on le tourne en ridicule.
N'était-ce pas de son devoir d'accepter la
proposition du missionnaire ? Voilà
quels furent les sujets de réflexion de Dao
pendant trois jours. Après ce délai,
il alla s'entretenir avec le
missionnaire : « Tu m'as
proposé l'autre jour de m'envoyer comme
élève à l'école
d'Ambatomanga ; tout ce qui est en moi se
révolte à cette idée ;
j'ai peur de quitter mon pays, j'ai peur du voyage,
du séjour dans un pays tout différent
de celui-ci, des relations que j'aurai avec les
descendants de nos anciens ennemis ; aussi en
ce qui me concerne, je te demande de rester ;
mais tu es mon père et mère, et si tu
crois que la volonté de Dieu est que j'aille
étudier à Ambatonianga, j'irai, avec
son aide. » - « De même
que Dieu t'a pris à ta famille pour te
conduire dans cette maison il y a deux ans,
répondit le missionnaire, de même
aujourd'hui il te prend à cette maison pour
t'envoyer à Ambatonianga ; Dieu
bénira ton départ, ton séjour
là-bas, et ton retour ; car tu
reviendras, et ce sera pour travailler de toutes
tes forces à la conversion des
Antankaranas. » - « Alors, je
partirai vraiment, demanda Dao, qui parvenait avec
peine à accepter cette idée ? -
« Tu partiras après-demain, par le
prochain courrier », lui dit le
missionnaire.
Quand le moment fut venu de
quitter
la maison missionnaire, Dao ne put retenir quelques
larmes ; il fit une dernière fois, tout
seul le tour de la maison, et il dit adieu à
tout ce qui avait été sa vie pendant
ces deux dernières années :
« Veloma (Au revoir malgache, qui
signifie :
vis), ô arbre sous lequel j'ai prié,
Veloma, chère petite chambre où j'ai
travaillé et dormi, Veloma, chère
maison, où j'ai
vécu » ! Il ne pouvait se
rassasier de « Veloma ». Mais
le missionnaire l'appela, l'heure du départ
était arrivée. Dao put alors mesurer
combien il était aimé. C'est tout un
petit cortège qui l'escorta jusqu'au
bateau ; quelques anciens, le président
de l'Union Chrétienne, et le pasteur
malgache, avec le missionnaire. Tous lui donnaient
des renseignements utiles sur la traversée,
et de bons conseils pour sa conduite. L'Eglise et
l'Union chrétienne lui remirent une somme
d'argent assez importante avec un petit
discours : « Nous n'avons pas pu te
préparer le repas que nous, aurions voulu
avant ton départ, mais nous ne voulons pas
que tu souffres de la faim sur le bateau ;
voici une petite somme d'argent que nous te
remettons ; elle t'aidera à te nourrir
en cours de route ; et nous y ajoutons
même cette toute petite somme avec laquelle
tu t'achèteras quelques fruits en souvenir
de nous. Sois sûr que nous ne t'oublierons
pas ; nous prierons pour toi comme nous te
demandons de prier pour nous. Dieu te
bénisse dans ton voyage et dans tes
études. »
Et Dao remerciait avec effusion
en
promettant une fidélité
éternelle à ces amis sûrs. Le
missionnaire ne disait rien, mais souvent il
regardait Dao, et Dao comprenait, sans qu'aucune
autre parole fût nécessaire, toute la
sympathie dont son « père et
mère » l'entourait en ces moments.
L'affection qu'il sentait autour de lui l'aidait
à accepter avec calme le départ
imminent.
Au port, certains amis firent
leurs
adieux et partirent. Le missionnaire, le pasteur
malgache, et Dao prirent un canot pour se rendre
à bord du paquebot ; c'était
« La Ville du Havre » ;
plus il s'approchait, plus il paraissait
monstrueux. L'étonnement au sujet de tout ce
que Dao voyait de nouveau, abrégea pour lui
l'attente avant le départ. Il voyageait
comme simple passager de pont, bien entendu ;
mais il se trouvait en sûreté à
bord, d'autant plus que le missionnaire l'avait
recommandé à une famille hova de
Diego-Suarez qui quittait la Côte pour
revenir en Imerina. Dao était très
content de faire le voyage avec elle, et il
commençait à comprendre que quitter
Diego-Suarez n'était pas rompre
entièrement avec ce qui avait
été jusqu'alors sa vie. Il en
était là de ses réflexions
quand retentit la cloche annonçant le
départ. Le missionnaire et le pasteur lui
dirent vite un dernier adieu :
« Tsara mandroso, tsara
miverina », arrive à bon port,
reviens à bon port. Puis ces amis
rejoignirent leur canot et revinrent vers le port,
pendant que les ancres étaient levées
et que le navire quittait lentement la rade encore
inondée des rayons du soleil
couchant.
La mer fut assez agitée,
comme elle l'est presque toujours entre
Diego-Suarez et Tamatave. Mais Dao connaissait la
mer ; il se souvenait fort bien
qu'étant enfant, il s'était rendu
plusieurs fois, avec ses parents, en boutre, de son
village à Nosy Be, et les mouvements du
bateau lui paraissaient bien peu de chose en
comparaison des embardées folles auxquelles sont
condamnées ces
petites embarcations au moindre vent. Il se
trouvait fort à son aise, et le voyage lui
était agréable. Il en était
tout autrement pour la famille hova qui voyageait
avec lui. Les Hovas, qui pendant des siècles
sont restés isolés au centre de
l'île, ignorent la mer, et les compagnons de
route de Dao étaient fort malades. Dao
s'empressa autour d'eux, et il leur rendit tant de
menus services que l'opinion des passagers de pont
lui devint très favorable, et il n'en fut
pas peu fier. Il n'eut aucun étonnement
à Tamatave ; il trouvait là
l'analogue de ce qu'il avait laissé à
Diego-Suarez. Le missionnaire de cette ville,
prévenu de son passage, l'attendait au
débarcadère et le conduisit à
la station, où il passa la nuit. Le
lendemain Dao dut se lever de très bonne
heure pour prendre le train à destination de
Tananarive. Il faisait encore à peine jour,
quand le missionnaire l'installa dans un wagon de
troisième classe bien garni de
voyageurs ; en lui remettant son billet, le
missionnaire lui fit lire deux ou trois fois le nom
de la station où il devait descendre, celle
de Manjakandriana. Il lui recommanda aussi de ne
pas prendre froid, car à la fin de la
journée, Dao se trouverait à plus de
1.300 mètres d'altitude, et la
température ne manquerait de baisser
sensiblement.
Dao avait déjà fait de
l'automobile, si bien que le chemin de fer ne
l'étonna pas outre mesure. Par contre, la
variété et la nouveauté des
paysages qui se déroulaient devant lui
l'émerveillèrent. La voie
ferrée longeait d'abord la mer pendant de
nombreuses heures ; elle
traversait de belles forêts qui laissaient
apercevoir souvent la mer à l'est, et l'eau
dormante des pangalanas (1)
à
l'ouest. Puis le chemin de fer prit franchement la
direction de l'ouest et remonta le cours d'un
fleuve qui finit par devenir une mince
rivière, en faisant des méandres
à l'infini. Que de ponts,
que de tunnels, que de villes et de villages
Dao n'en croyait pas ses yeux. Après
avoir monté continuellement jusqu'au
début de l'après-midi, le chemin de
fer parvint au sommet d'un premier échelon,
et il franchit très vite une belle plaine
qui s'ouvrait devant lui. Mais après
quelques heures, il se trouva de nouveau au pied
d'une chaîne de montagnes à pic, dont
il entreprit à grand-peine l'ascension. Au
fur et à mesure qu'il gagnait de la hauteur,
le paysage à l'est, se
découvrait ; c'était encore la
côte familière à Dao, la
côte qu'il quittait vraiment cette fois, car
peu à peu la végétation
changeait ; les forêts devenaient moins
hautes et moins denses, les palmiers
disparaissaient, l'air était plus froid, et
le fond des vallées commençait
à être cultivé en
rizières. Les cases elles aussi, prenaient
un aspect différent : elles
n'étaient plus faites en rondins ni
recouvertes en feuille de bananier, mais de briques
d'argile crue, et enduites d'un mortier rouge. Le
chemin de fer montait toujours ; à un
tournant, tout le beau paysage de l'est
disparut ; le chemin de fer
pénétra dans une région
très tourmentée ; on aurait dit
qu'il avait peine à trouver un passage au
fond de vallées, étroites
dominées par de hautes montagnes
dénudées. Enfin, le chemin de fer
s'arrêta à la station d'Ambatolaona,
la première des Hauts-Plateaux. La, nuit
tombait, il faisait froid, et Dao s'entoura
frileusement de son lamba
(2).
Depuis Tamatave il avait eu le
temps
de faire connaissance avec ses compagnons de route.
Il était renseigné maintenant sur
chacun d'eux, et tout le monde savait aussi ce qui
l'amenait en Imerina. Il faisait presque nuit quand
le train s'arrêta à Manjakandriana.
Dao serrait son mince bagage quand il s'entendit
appeler par son nom : « Où
est Dao l'Antankarana ? » Il
répondit avec joie, et quand il descendit de
son compartiment il se vit ait centre d'un groupe
de cinq à six jeunes gens qui lui
souhaitèrent avec beaucoup
d'exubérance la bienvenue. C'étaient
des élèves que le directeur de
l'école avait envoyés à la
gare pour l'accueillir et pour l'aider. Ils
étaient sur le quai à lui serrer les
mains quand le train partit, mais Dao put encore
entendre les voyageurs de son compartiment lui
crier avec de grands gestes :
« Veloma, Dao
l'Antankarana. »
« Dépêchons-nous,
lui dirent ses nouveaux camarades, nous avons deux
bonnes heures de chemin à faire à
pied avant d'arriver à Ambatomanga ;
c'est heureusement la pleine lune et nous n'aurons
pas à marcher dans
l'obscurité. » Aussitôt la
petite troupe partit. Malgré la lune, Dao ne
vit pas grand chose dut pays, ce soir-là. La
région lui parut très
accidentée ; la route et les raccourcis
empruntés contournaient la base d'une haute
montagne dont le relief était encore
exagéré par les ombres
portées ; c'était un
éboulis d'énormes blocs de rochers
qui prenaient dans l'ombre l'allure d'une ville
fantastique. Puis la route atteignit
péniblement le sommet d'un col, qui ne se trouvait
plus très
éloigné d'Ambatomanga. Il y avait
encore une belle forêt de mimosas à
traverser ; les élèves
longèrent pendant quelques kilomètres
une vallée partagée en
rizières, et ils se trouvèrent tout
à coup au pied du rocher d'Ambatomanga.
C'était un énorme rocher qui
autrefois avait été converti en
forteresse par les habitants du pays, et le roi
Radama Ier s'en était rendu maître
qu'à grand-peine. Sa masse sombre se
profilait pesamment sur le ciel
éclairé par la lune, et au sommet on
distinguait nettement la silhouette d'un tombeau
avec une balustrade ajourée. Un dernier
effort pour traverser le village massé au
pied du rocher, et les élèves
arrivèrent à la station missionnaire.
Il était tard ; la visite au directeur
de l'école fut remise au lendemain. Dao fut
l'hôte dit doyen des étudiants.
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