Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

VEILLÉE D'ARMES.

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 L'arrivée de Tsadok à Capernaüm ne pouvait demeurer inaperçue. Tsadok n'était pas homme non plus à se laisser passer sous silence. À peine était-il à Capernaüm depuis deux jours, que tout le monde savait que Jésus se trouvait à proximité de Jérusalem, que déjà, à plusieurs reprises, les mois précédents, il était allé enseigner dans les cours du temple et que ça n'avait pas été sans créer une forte sensation. « Il a, disait-il, beaucoup d'amis parmi le peuple. Et comme, sans le moindre doute, il viendra à Jérusalem pour les fêtes prochaines, un accueil magnifique se prépare. Mais, ajoutait Tsadok, en général, le peuple de Jérusalem est plutôt froid ! » Et il expliquait qu'il fallait que les pèlerins de Galilée qui devaient se rendre à Jérusalem pour la fête, participassent eux aussi à l'entrée triomphale.

Tsadok vint nous voir, Joanna et moi, et, à sa grande surprise, fut accueilli avec de grandes démonstrations de joie par Jonathan, mon maître. Il me dit son étonnement.
- Beaucoup de choses se sont passées ici depuis que tu es parti, Tsadok, lui dis-je. Le fils d'Ezra, mon maître, est aujourd'hui le plus zélé et le plus fanatique des fidèles du Messie !


Mais tu es soucieux, Tsadok.
- Je ne sais ce qui se passe dans la pensée de Jésus, dit Tsadok. Je l'ai vu plusieurs fois à Béthanie. Il ne parle jamais que de sa mort prochaine.
- Oh, Tsadok, dis-je, en parle-t-il encore vraiment ? Nous pensions qu'il parlait ainsi parce qu'il était dans une phase de découragement !
- Peut-être, reprit mon ami ; mais là-bas, on veut vraiment le tuer. Les scribes de Jérusalem sont montés contre lui : et il s'en faut de peu que les Sadducéens et les chefs du temple ne s'allient à eux pour le faire mourir.
- Alors, je comprends, dis-je, que Jésus envisage l'éventualité d'un meurtre. Mais je dis que cette éventualité est impossible.
- C'est ce que disent les Douze aussi : car alors, ce serait Dieu vaincu par les hommes.
- C'est bien cela ! Ce serait le péché plus fort que Dieu. Est-ce possible, Tsadok ?
- Ce n'est pas possible, Elias, ce n'est pas possible !

Ce soir-là, Jonathan déclara que nous partirions tous le surlendemain pour Jérusalem, avec la caravane qui quitterait Capernaüm le matin qui suivrait le sabbat, ainsi que cela se faisait chaque année à l'occasion de la fête de Pâques. Je n'avais pas souvenir que jamais Jonathan eût manqué une fête de Pâques, à Jérusalem. C'était pour lui l'occasion de rendre visite à son frère qui était charpentier lui aussi, et qui était installé dans la ville de David. Mais, cette fois-ci, Jonathan décida de nous emmener tous avec lui ; et Joanna et moi qui ne vivions plus, d'espérance folle et de secrète appréhension, nous nous réjouîmes de pouvoir assister aux événements qui ne pouvaient manquer de se dérouler bientôt. Tout semblait indiquer, en effet, que les jours prochains allaient être décisifs dans la vie de notre nation, dans celle de Jésus, et dans la nôtre aussi.

Tsadok partit une journée avant nous. Il était rempli d'une fièvre que nous seuls comprenions. Pourtant, sa confiance nous avait été, à Joanna et à moi, bien précieuse. J'avais d'abord pensé partir avec lui, afin de me faire raconter tout ce qu'il avait vu et entendu depuis qu'il nous avait quittés. Mais le désir de passer tout le temps avec Joanna fut le plus fort. je partis donc en même temps qu'elle, avec une caravane composée de deux fois plus de personnes que d'habitude. Jonathan avait pressé un certain nombre de ses amis de venir, et je surpris, à maintes reprises, des conciliabules qui me firent croire que l'armée du Messie ne manquerait pas d'officiers avertis, lorsque le moment serait venu de proclamer la guerre de l'Éternel, et de lever sur-le-champ une armée.

Le soir où nous nous couchâmes, enfin, chez Simon, le frère de Jonathan, dans la ville de David, nous étions tous épuisés. La dernière étape avait été particulièrement longue et fatigante. Les routes étaient encombrées, et l'air rempli de cris à vous rendre sourds et à vous faire perdre la tête.
Mais les dernières heures surtout avaient été mouvementées. Par un hasard extraordinaire, nous nous étions trouvés tout à coup mêlés, non loin de l'endroit où nous devions traverser le Cédron, au pied de la muraille de la ville, à une autre caravane qui nous précédait et qui s'était arrêtée. Quel ne fut pas mon étonnement, lorsque je me fus joint à la foule, de reconnaître en un homme qui criait et qui gesticulait, Tsadok lui-même ! Il semblait hors de sens. Était-il revenu aux jours où son démon le tenait prisonnier et faisait de lui un furieux dangereux ?
Mais non ! C'était l'enthousiasme qui le faisait sauter et crier. À peine m'eut-il vu qu'il se précipita sur moi.
- Nous entrons aujourd'hui dans la ville ! cria-t-il.

Que voulait-il dire : nous entrons ! Mais je n'eus pas le temps de demander des explications. je venais d'apercevoir Jésus lui-même. Il était au centre du groupe, monté sur un âne. je n'y comprenais rien. Un mystère, certes, planait sur tout ceci. Notre caravane, trouvant le chemin obstrué, s'était arrêtée, et des cris de toutes sortes volaient de partout, cris d'impatience et de colère, cris de protestation de gens bousculés.
Tout à coup, je vis Pierre et Jacques et Jean, toute la troupe des disciples et d'autres que je ne connaissais pas. Chose étrange, la femme de Zébédée était là aussi.
Tout cela n'était pas du hasard.
Le coeur battant, je me précipitai vers l'endroit où j'avais laissé Joanna quelques instants auparavant.
- Joanna, criai-je, du plus loin que je la vis, le Roi va entrer dans la ville !

Mon cri causa un grand émoi dans le groupe de voyageurs. Mon maître, devant qui je me trouvai soudain, me regarda d'abord avec stupeur, puis faillit me renverser, tant il mit de hâte et de violence à se précipiter. J'entendis tout à coup son hurlement :
« Hosanna au Fils de David ! »

Son cri trouva un écho puissant. Cent bouches hurlèrent après lui : « Hosanna au Fils de David ! »
Joanna était à mes côtés, le visage enflammé d'une émotion indescriptible. Je devais, moi aussi, être étrangement différent de ce que j'étais d'ordinaire. Avec la foule, je hurlai à mon tour : « Hosanna au Fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »

Nous nous étions mis en marche. Derrière Jésus qui avançait, monté sur un âne, nous marchions en criant et en chantant. Nous étions assurément plusieurs centaines. Tous les hommes et maintes femmes de notre caravane participaient au cortège tumultueux. Tout en avant, plusieurs hommes gesticulaient et criaient. Je reconnus Simon Pierre. Mais je pense bien que les deux plus foutent de ceux qui se démenaient ainsi en tête de la troupe, étaient Tsadok et Jonathan, le fils d'Ezra, mon maître.
Plusieurs d'entre nous prirent des palmes et des branches aux arbres qui croissaient le long du torrent, et dans ce jardin dont nous longeâmes la haie, que je devais connaître plus tard et qui s'appelle Gethsémané.

Des groupes semblaient nous attendre à la porte de la ville. Tsadok courut à eux. C'étaient sans doute de ses amis. Ils accueillirent notre troupe avec un grand enthousiasme. Quelques-uns se précipitèrent et jetèrent leur manteau sur le sol, pour faire une voie triomphale au Messie. La joie éclatait sur notre visage, elle s'enflait dans nos cris, elle montait par les rues étroites de la ville dans laquelle nous étions maintenant entrés. Un seul était triste, muet, immobile : le Christ sur son âne.
Lorsque je le remarquai, ma voix s'étrangla dans mon gosier.
Puis je le perdis de vue, parce qu'un mouvement imprévu de la foule nous entraîna par un chemin, tandis que Jésus, dont Tsadok avait saisi l'âne par la bride, s'engageait par une autre voie, un chemin abrupt qui montait au temple. Notre cortège était étranglé dans ces rues trop étroites et que surplombait l'énorme mur qui servait d'assises et de soutènement au temple. Nos cris s'éteignirent dans la cohue qui s'ensuivit. J'eus toutes les peines imaginables à empêcher que Joanna ne fût étouffée dans la masse de ces hommes brutaux.
Quand après un long moment, nous nous trouvâmes enfin délivrés de l'étau humain, nous ne découvrîmes plus trace de Jésus, ni de Tsadok, ni de Pierre ni des autres.
Après bien des recherches, nous aperçûmes enfin Jonathan, le front assombri et les yeux chargés de flamme. Il causait, en gesticulant, avec ce disciple de Jésus que je ne connaissais que de nom, Judas, l'homme de Kérioth.
Ainsi que je l'ai dit, nous étions épuisés de fatigue et d'émotions, ce soir-là, lorsque nous nous couchâmes. Avec Jonathan et quelques autres, j'installai ma couchette dans l'atelier de Simon, le fils d'Ezra.
Je dis atelier : c'était plutôt une cour. Le firmament brillait de mille feux au-dessus de nos têtes. Peu de bruit venait jusqu'à nous, car nous n'étions pas loin du palais et du prétoire de Pilate, le gouverneur romain.
Je me sentais vivre comme en un rêve : n'était-ce pas ma première visite à Jérusalem ? Mon père était mort alors que j'étais encore tout petit, et ma mère n'avait jamais pu faire ce voyage depuis que j'étais assez âgé pour le faire aussi. Je me promettais bien de visiter la ville dès le lendemain. Et c'est là-dessus que je m'endormis.

Les jours qui suivirent furent pour moi des jours troubles, pénibles et lourds, que traversèrent pourtant des éclairs de joie et d'espérance folle. Je ne saurais décrire ce qui se passait dans mon coeur. J'étais tiraillé par diverses pensées qui ne savaient s'accorder en moi. Sans doute était-ce parce que je ne comprenais rien à ce qui se passait. Puis, Jonathan me troublait profondément. Je le surpris à plusieurs reprises, s'entretenant à voix basse avec des hommes que je ne connaissais pas, mais sur le visage de qui je lisais la trace de passions violentes.
- Ce sont des Zélotes, me dit un jour le fils de Simon, le frère de Jonathan. Et comme il lisait sur mon visage l'étonnement et l'ignorance, il ajouta :
- Ce sont ceux qui ont prêté serment devant le Très-Haut de délivrer le peuple du joug des Romains !

Le lendemain de notre arrivée, j'entendis Jonathan dire à l'un d'eux : « Un de ses disciples, ce Judas, croit que Jésus a peur. Il aurait annoncé que s'il est venu à Jérusalem, c'est pour y mourir ! »
L'autre ayant haussé les épaules, Jonathan, alors, reprit : « Me serais-je trompé ? Pourtant, indiscutablement, il porte les signes de la faveur de Dieu ! je l'ai vu, je l'ai entendu ! »
Ils s'étaient alors éloignés. Mais combien les paroles de mon maître avaient trouvé en mon âme inquiète une douloureuse résonance. Je n'osais en parler à Joanna, de peur de la troubler, elle aussi. La pauvre fille ! Il fallait bien se reposer, après les fatigues du voyage. Et je lisais dans ses yeux la lueur d'une angoisse qu'elle ne voulait pas dire. Elle savait - ne me l'avait-elle pas dit plusieurs fois, et avec quelle rigueur Jésus n'avait-il pas souligné de son affirmation ses pressentiments - que le Messie de Dieu allait mourir 1
Je ne le croyais pas encore ! Mais quelle tristesse j'avais vue sur le visage du Maître bien-aimé la dernière fois que je l'avais aperçu ! Ses lèvres tremblaient comme s'il était sur le point de pleurer !

Que penser, qu'espérer, que craindre ? Je passai la première journée à errer dans la ville. je montai au temple dès le matin : je ne voulais pas tarder à contempler la merveilleuse maison bâtie en l'honneur de notre Dieu. Mais l'après-midi, je me mêlai à la foule qui circulait dans les rues. je me plaisais à reconnaître les jargons et les langages différents, et à discerner les voix de notre lointaine Galilée.
Je regretterai toujours de n'être pas allé au temple cet après-midi là. J'aurais vu alors notre Messie dans sa merveilleuse colère. Jonathan y était, et nous raconta tout, ce soir-là, alors que nous étions réunis dans la cour de son frère Simon, autour d'un brasier que nous avions allumé.
- Celui qui a dit qu'il avait peur a menti, cria-t-il. Qu'il était beau, qu'il était grand ! Il brandissait un fouet qu'il s'était fait avec des cordes ! Ha, ha ! Les bêtes qu'on vendait pour les sacrifices fuyaient de toutes parts, et les changeurs se sauvaient avec leur argent ! Les pièces roulaient par terre !
Et sa voix de tonnerre ! « Vous avez fait de cette maison de prière une caverne de voleurs ! »

C'étaient les maîtres du temple qui étaient furieux ! Tant mieux ! Le Messie détruira ces Sadducéens qui ne croient pas en la résurrection et qui ne pensent qu'à leurs privilèges ! Tant mieux ! Ils seront balayés, eux aussi, avec les Grecs et les Romains et les Barbares.
Et ayant dit ces mots, Jonathan cracha par terre pour marquer tout son mépris.
Ce soir-là il rayonnait de gloire et d'espérance. Le Messie commençait à remplir ses voeux.
Mais ce fut son dernier soir de gaîté. Les jours suivants le virent sombre et taciturne. Il ne comprenait pas. Il sentait se tramer des complots, s'organiser des résistances secrètes de la part des prêtres et des principaux des scribes. Il disait « Il attend trop longtemps ! Il aurait dû agir tout d'un coup, frapper d'épouvante ses ennemis ! Qu'attend-il ? Ceux sur qui il pourra compter ici, à Jérusalem, ne seront jamais plus nombreux que maintenant ! Nos émissaires sont prêts à partir vers tous les points du pays, pour alerter les hommes qui ne sont pas ici. Les armes sont prêtes. Alors ?
Je l'ai dit à Judas qui semble bien le plus intelligent de ceux qui l'accompagnent. Il m'a répondu : « Il attend quelque chose. Quoi ? je ne sais pas ! Peut-être ne serait-il pas suffisamment audacieux ! Il est trop bon ! Être bon, c'est être faible ! Il ne sait pas se décider. Il faudrait peut-être le forcer, l'obliger à faire face à ses ennemis, pour l'amener à déchaîner sa puissance !
Ce Judas est intelligent et entreprenant. Je suis sûr que Jésus en fera son second. »

J'aperçus plusieurs fois Jésus durant ces jours d'attente et d'anxiété. Ce fut chaque fois dans le temple. Beaucoup venaient l'écouter. Ah ! Ce n'était plus le plein ciel de Galilée, et les brises parfumées, qui portaient au loin ses paroles ! Ce n'était pas non plus nos paysans simples et ouverts, peu instruits mais pieux, pauvres mais hommes de prière et de foi silencieuse ! Ici les hommes étaient bavards, et Jésus était assiégé par leurs mille questions dont la moitié au moins cachaient des pièges. Aussi avais-je résolu de ne plus me mêler à ces hommes sur le visage de qui - chez un grand nombre d'entre eux tout au moins - je lisais beaucoup d'astuce et de malice. Pourtant, je suis encore persuadé que si Jésus avait voulu, tout d'un coup, se montrer avec éclat dans sa splendeur divine, armé des attributs de sa mission de juge et des insignes de sa royauté d'en haut, dans la gloire du Très-Haut, tout ce peuple l'aurait acclamé avec un enthousiasme complet et décisif.
Mais il ne fit rien.
- Où passe-t-il ses nuits ? demandai-je un jour à Tsadok que je rencontrai par hasard.
- À Béthanie, presque toujours, me répondit-il, ou quelque part, dans les environs. Mais la nuit, il se cache, car on veut le faire mourir.

Ce mot revenait toujours : mourir ! Dans quel cauchemar vivions-nous ! Oh ! sans doute allions-nous ouvrir les yeux tout à coup, là-haut sur la colline que nous appelions, Joanna et moi, notre Béthel ! Sans doute allions-nous nous réveiller soudain et le voir apparaître, dans une gloire d'aurore et de chants, apportant la vie à pleines mains à tous ceux qui vont au-devant de lui !
Ici, dans ces rues sombres, tortueuses, sales, tout est traîtrise et fausseté ! J'ai toujours pensé que Dieu n'est pas chez lui à la ville. Tout y est fait de main d'homme : c'est trop petit pour Dieu ! Et les hommes se bâtissent eux-mêmes à la mesure de leurs maisons, et leurs voies sont tortueuses comme leurs rues !

Le premier jour des pains sans levain je rencontrai Jean, mon ami, dans une ruelle toute proche de la maison de Simon, le fils d'Ezra.
- Que fais-tu ici ? lui demandai-je étonné.
- Je viens, dit-il, de préparer la Pâque que nous devons manger ce soir. Jésus est à Béthanie. Mais Pierre, Jacques et moi, nous sommes venus pour tout préparer. Un homme de cette rue nous a prêté sa grande chambre haute.
- Jean, lui dis-je, dis-moi tout ! Que va-t-il se passer ?
- Je ne sais, me dit-il en souriant. Je crois tout simplement que le triomphe est proche.
- Que dit le Maître ?
- Il se réserve. Il nous parlera ce soir, nous a-t-il dit. Oh ! Elias, le sens, moi, peut-être est-ce parce que je suis plus près de lui que tout autre, que quelque chose de grand va se faire. Je ne comprends pas tout ce que nous dit le Maître. Il vient d'en haut, nous sommes d'en bas. Son langage est parfois si simple qu'il nous fait rougir de confusion, parce que nous ne voulons pas passer pour des ignorants. Mais parfois, il est si étrange, si détaché de nos notions terrestres ! il parle de vie éternelle, de mort, de ce monde qui doit finir, de ce temple qui doit être détruit et rebâti en trois jours ! Que penser ? « Plus tard, nous a-t-il dit, vous comprendrez ! »
- Parle-t-il toujours de sa mort, Jean ?
- Oui, tous les jours. Mais nous avons résolu de n'en point parler nous-mêmes ; nous le laissons dire. Il parle sans doute d'une autre mort que celle que nous connaissons, comme il parle souvent d'une vie autre que celle que nous vivons.
- Jean, j'ai peur pour lui, peur pour nos plus précieuses espérances.
- Elias, mon ami, c'est parce que tu ne vis pas auprès de lui que tu as peur ! Tu ne vois pas, tu ne crois pas !
- Si, je crois en lui ! Mais je ne vois pas !
- Tu verras plus tard, contente-toi de croire ! Heureux ceux qui croient et ne voient pas ! Mais, Elias, si comme moi tu vivais tout près de lui, tu connaîtrais son coeur, tellement vaste, tellement profond, tellement incommensurable, qu'on voit bien que c'est le coeur de Dieu !
- Mais, Jean, contre ces ennemis qui trament sa mort, que peut faire cet immense et parfait amour ? L'amour ne sait que donner ; ici, il lui faudrait se défendre, bien plus, attaquer !

Il me regarda longuement sans répondre.
- Elias, me dit-il, il est le Messie, cela, je le sais. Je sais aussi qu'il établira sa souveraineté sur les peuples en gloire et magnificence, et que ce sera uniquement par l'amour. Comment le fera-t-il, Je ne sais. Quand nous lui parlons de son Royaume, il nous répond : « Je donne ma vie ! » Parlons-nous des hommes mauvais, et qui le haïssent, il dit : « Je donne ma vie ! » Comme si son amour débordant, infini, inépuisable, pouvait être une sorte de compensation à tant de malice.
Il aime ! Il aime trop, car cela le fait souffrir cruellement.
- Il souffre, Jean ? L'autre jour, quand il est entré dans la ville, au milieu de nos cris, j'ai cru voir qu'il allait pleurer.
- Oui, il pleure parfois. Le fardeau qu'il a pris sur lui pèse trop lourd.
- Quel fardeau ? Tu parles par énigmes.
- Tu es lent à comprendre, Elias ! reprit mon ami en souriant. Aimer, c'est donner et c'est prendre, n'est-ce pas ? Il se donne, il donne, il se livre sans compter dans son amour si grand, il se donne à ces multitudes qui ne comprennent pas l'immensité de cet amour dont elles sont indignes ! Il se donne ! Mais en échange, il prend leurs infirmités, leurs indignités, leurs iniquités ! Il y a un mystère dans l'amour, Elias. Il y a la joie incommensurable de se donner qui va parfois jusqu'à la souffrance de ne se point donner assez !
L'amour alors est insensé ! Où n'irait-il pas ?
- À la mort, peut-être ?
- Et il y a en retour une souffrance qui monte de toute part et qui envahit l'âme, la moud sous sa meule impitoyable. Le Maître, je le dis en tremblant, souffre parfois pire qu'un martyre, et je l'entends, certaines nuits, qui sanglote tout bas. il s'imagine que je ne l'entends pas.
- Jean, c'est horrible ce que tu dis là !
- Horrible ? Je ne sais ; c'est divin puisque Jésus connaît cela. Il nous a appris à connaître le Père en lui. Moi, je vois le coeur paternel qui pleure en sa poitrine !
- Jean, les hommes n'en savent rien. S'ils le savaient, ils se frapperaient la poitrine. Il faudrait qu'il le leur montre ! Le monde serait épouvanté devant la souffrance de Dieu !
- Il le montrera peut-être un jour, mais je ne sais comment, à la vérité ! Mais les hommes ne s'y tromperont point. Ils éclateront en larmes et en repentir, et ces souffrances secrètes, inavouées et invisibles pendant si longtemps, seront leur salut !
- Ils y liront sans doute une sorte d'expiation, à cause de leurs péchés !
- Peut-être, à moins que leurs coeurs ne se figent en pierre et ne se raidissent contre les armes de l'amour. Elias, je me dis parfois que les hommes sont plus forts que Dieu.
Mais il faut que je m'en aille prévenir le Maître et les autres que tout est prêt. Que Dieu soit avec toi, Elias
- La paix soit avec toi, Jean, et avec vous tous.

Lorsque je pénétrai dans la cour de Simon, le fils d'Ezra, je fus surpris à la vue d'un spectacle inusité. Deux soldats romains étaient là, avec un serviteur de la maison de Pilate, le gouverneur. Ils étaient en discussion animée avec Simon et Jonathan, mon maître. Celui-ci semblait hors de lui.
- Je ne puis les faire, disait Simon. Il y a dans la ville, des Gentils qui n'observent pas la Pâque. Vous trouverez bien parmi eux des charpentiers pour vous faire ce que vous demandez !

Un des deux Romains - il devait être un officier, car il avait un bâton - s'avança menaçant vers le charpentier, en lui brandissant son poing près du visage.
- Il me faut ces deux croix pour demain à la pointe du jour, entends-tu, méchant juif ! Gare à toi si elles ne sont pas prêtes ! Prends garde que je ne t'attache à l'une d'elles, pour rire un peu !

Simon répondit par un torrent d'injures. Mais les autres haussèrent les épaules et s'en allèrent. Simon savait qu'il n'avait qu'une chose à faire. Il se mit au travail.
Jonathan était encore plus furieux que lui.
Je sus d'un ouvrier, quelques instants plus tard, qu'on devait mettre à mort, le lendemain, deux brigands qu'on venait de condamner. Ces croix étaient destinées à leur supplice.

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