L'arrivée de Tsadok à
Capernaüm ne pouvait demeurer
inaperçue. Tsadok n'était pas homme
non plus à se laisser passer sous silence.
À peine était-il à
Capernaüm depuis deux jours, que tout le monde
savait que Jésus se trouvait à
proximité de Jérusalem, que
déjà, à plusieurs reprises,
les mois précédents, il était
allé enseigner dans les cours du temple et
que ça n'avait pas été sans
créer une forte sensation. « Il a,
disait-il, beaucoup d'amis parmi le peuple. Et
comme, sans le moindre doute, il viendra à
Jérusalem pour les fêtes prochaines,
un accueil magnifique se prépare. Mais,
ajoutait Tsadok, en général, le
peuple de Jérusalem est plutôt
froid ! » Et il expliquait qu'il
fallait que les pèlerins de Galilée
qui devaient se rendre à Jérusalem
pour la fête, participassent eux aussi
à l'entrée triomphale.
Tsadok vint nous voir, Joanna et moi,
et, à sa grande surprise, fut accueilli avec
de grandes démonstrations de joie par
Jonathan, mon maître. Il me dit son
étonnement.
- Beaucoup de choses se sont
passées ici depuis que tu es parti, Tsadok,
lui dis-je. Le fils d'Ezra, mon maître, est
aujourd'hui le plus zélé et le plus
fanatique des fidèles du Messie !
Mais tu es soucieux, Tsadok.
- Je ne sais ce qui se passe dans la
pensée de Jésus, dit Tsadok. Je l'ai vu
plusieurs
fois à Béthanie. Il ne parle jamais
que de sa mort prochaine.
- Oh, Tsadok, dis-je, en parle-t-il
encore vraiment ? Nous pensions qu'il parlait
ainsi parce qu'il était dans une phase de
découragement !
- Peut-être, reprit mon ami ;
mais là-bas, on veut vraiment le tuer. Les
scribes de Jérusalem sont montés
contre lui : et il s'en faut de peu que les
Sadducéens et les chefs du temple ne
s'allient à eux pour le faire
mourir.
- Alors, je comprends, dis-je, que
Jésus envisage l'éventualité
d'un meurtre. Mais je dis que cette
éventualité est impossible.
- C'est ce que disent les Douze
aussi : car alors, ce serait Dieu vaincu par
les hommes.
- C'est bien cela ! Ce serait le
péché plus fort que Dieu. Est-ce
possible, Tsadok ?
- Ce n'est pas possible, Elias, ce n'est
pas possible !
Ce soir-là, Jonathan
déclara que nous partirions tous le
surlendemain pour Jérusalem, avec la
caravane qui quitterait Capernaüm le matin qui
suivrait le sabbat, ainsi que cela se faisait
chaque année à l'occasion de la
fête de Pâques. Je n'avais pas souvenir
que jamais Jonathan eût manqué une
fête de Pâques, à
Jérusalem. C'était pour lui
l'occasion de rendre visite à son
frère qui était charpentier lui
aussi, et qui était installé dans la
ville de David. Mais, cette fois-ci, Jonathan
décida de nous emmener tous avec lui ;
et Joanna et moi qui ne vivions plus,
d'espérance folle et de secrète
appréhension, nous nous
réjouîmes de pouvoir assister aux
événements qui ne pouvaient manquer
de se dérouler bientôt. Tout semblait
indiquer, en effet, que les jours prochains
allaient être décisifs dans la vie de
notre nation, dans celle de Jésus, et dans
la nôtre aussi.
Tsadok partit une journée avant
nous. Il était rempli d'une fièvre
que nous seuls comprenions. Pourtant, sa confiance
nous avait été, à Joanna et
à moi, bien précieuse. J'avais
d'abord pensé partir avec lui, afin de me
faire raconter tout ce qu'il avait vu et entendu
depuis qu'il nous avait quittés. Mais le
désir de passer tout le temps avec Joanna
fut le plus fort. je partis donc en même
temps qu'elle, avec une caravane composée de
deux fois plus de personnes que d'habitude.
Jonathan avait pressé un certain nombre de
ses amis de venir, et je surpris, à maintes
reprises, des conciliabules qui me firent croire
que l'armée du Messie ne manquerait pas
d'officiers avertis, lorsque le moment serait venu
de proclamer la guerre de l'Éternel, et de
lever sur-le-champ une armée.
Le soir où nous nous
couchâmes, enfin, chez Simon, le frère
de Jonathan, dans la ville de David, nous
étions tous épuisés. La
dernière étape avait
été particulièrement longue et
fatigante. Les routes étaient
encombrées, et l'air rempli de cris à
vous rendre sourds et à vous faire perdre la
tête.
Mais les dernières heures surtout
avaient été mouvementées. Par
un hasard extraordinaire, nous nous étions
trouvés tout à coup
mêlés, non loin de l'endroit où
nous devions traverser le Cédron, au pied de
la muraille de la ville, à une autre
caravane qui nous précédait et qui
s'était arrêtée. Quel ne fut
pas mon étonnement, lorsque je me fus joint
à la foule, de reconnaître en un homme
qui criait et qui gesticulait, Tsadok
lui-même ! Il semblait hors de sens.
Était-il revenu aux jours où son
démon le tenait prisonnier et faisait de lui
un furieux dangereux ?
Mais non ! C'était
l'enthousiasme qui le faisait sauter et crier. À
peine
m'eut-il vu qu'il se précipita sur
moi.
- Nous entrons aujourd'hui dans la
ville ! cria-t-il.
Que voulait-il dire : nous
entrons ! Mais je n'eus pas le temps de
demander des explications. je venais d'apercevoir
Jésus lui-même. Il était au
centre du groupe, monté sur un âne. je
n'y comprenais rien. Un mystère, certes,
planait sur tout ceci. Notre caravane, trouvant le
chemin obstrué, s'était
arrêtée, et des cris de toutes sortes
volaient de partout, cris d'impatience et de
colère, cris de protestation de gens
bousculés.
Tout à coup, je vis Pierre et
Jacques et Jean, toute la troupe des disciples et
d'autres que je ne connaissais pas. Chose
étrange, la femme de
Zébédée était là
aussi.
Tout cela n'était pas du
hasard.
Le coeur battant, je me
précipitai vers l'endroit où j'avais
laissé Joanna quelques instants
auparavant.
- Joanna, criai-je, du plus loin que je
la vis, le Roi va entrer dans la
ville !
Mon cri causa un grand émoi dans
le groupe de voyageurs. Mon maître, devant
qui je me trouvai soudain, me regarda d'abord avec
stupeur, puis faillit me renverser, tant il mit de
hâte et de violence à se
précipiter. J'entendis tout à coup
son hurlement :
« Hosanna au Fils de
David ! »
Son cri trouva un écho puissant.
Cent bouches hurlèrent après
lui : « Hosanna au Fils de
David ! »
Joanna était à mes
côtés, le visage enflammé d'une
émotion indescriptible. Je devais, moi
aussi, être étrangement
différent de ce que j'étais
d'ordinaire. Avec la foule, je hurlai à mon
tour : « Hosanna au Fils de
David ! Béni soit celui qui vient au
nom du Seigneur ! »
Nous nous étions mis en marche.
Derrière Jésus qui avançait,
monté sur un âne, nous marchions en criant et en
chantant.
Nous
étions assurément plusieurs
centaines. Tous les hommes et maintes femmes de
notre caravane participaient au cortège
tumultueux. Tout en avant, plusieurs hommes
gesticulaient et criaient. Je reconnus Simon
Pierre. Mais je pense bien que les deux plus
foutent de ceux qui se démenaient ainsi en
tête de la troupe, étaient Tsadok et
Jonathan, le fils d'Ezra, mon maître.
Plusieurs d'entre nous prirent des
palmes et des branches aux arbres qui croissaient
le long du torrent, et dans ce jardin dont nous
longeâmes la haie, que je devais
connaître plus tard et qui s'appelle
Gethsémané.
Des groupes semblaient nous attendre
à la porte de la ville. Tsadok courut
à eux. C'étaient sans doute de ses
amis. Ils accueillirent notre troupe avec un grand
enthousiasme. Quelques-uns se
précipitèrent et jetèrent leur
manteau sur le sol, pour faire une voie triomphale
au Messie. La joie éclatait sur notre
visage, elle s'enflait dans nos cris, elle montait
par les rues étroites de la ville dans
laquelle nous étions maintenant
entrés. Un seul était triste, muet,
immobile : le Christ sur son
âne.
Lorsque je le remarquai, ma voix
s'étrangla dans mon gosier.
Puis je le perdis de vue, parce qu'un
mouvement imprévu de la foule nous
entraîna par un chemin, tandis que
Jésus, dont Tsadok avait saisi l'âne
par la bride, s'engageait par une autre voie, un
chemin abrupt qui montait au temple. Notre
cortège était étranglé
dans ces rues trop étroites et que
surplombait l'énorme mur qui servait
d'assises et de soutènement au temple. Nos
cris s'éteignirent dans la cohue qui
s'ensuivit. J'eus toutes les peines imaginables
à empêcher que Joanna ne fût
étouffée dans la masse de ces hommes
brutaux.
Quand après un long moment, nous
nous trouvâmes enfin délivrés
de l'étau humain, nous ne
découvrîmes plus trace de
Jésus, ni de Tsadok, ni de Pierre ni des
autres.
Après bien des recherches, nous
aperçûmes enfin Jonathan, le front
assombri et les yeux chargés de flamme. Il
causait, en gesticulant, avec ce disciple de
Jésus que je ne connaissais que de nom,
Judas, l'homme de Kérioth.
Ainsi que je l'ai dit, nous
étions épuisés de fatigue et
d'émotions, ce soir-là, lorsque nous
nous couchâmes. Avec Jonathan et quelques
autres, j'installai ma couchette dans l'atelier de
Simon, le fils d'Ezra.
Je dis atelier : c'était
plutôt une cour. Le firmament brillait de
mille feux au-dessus de nos têtes. Peu de
bruit venait jusqu'à nous, car nous
n'étions pas loin du palais et du
prétoire de Pilate, le gouverneur
romain.
Je me sentais vivre comme en un
rêve : n'était-ce pas ma
première visite à
Jérusalem ? Mon père
était mort alors que j'étais encore
tout petit, et ma mère n'avait jamais pu
faire ce voyage depuis que j'étais assez
âgé pour le faire aussi. Je me
promettais bien de visiter la ville dès le
lendemain. Et c'est là-dessus que je
m'endormis.
Les jours qui suivirent furent pour moi
des jours troubles, pénibles et lourds, que
traversèrent pourtant des éclairs de
joie et d'espérance folle. Je ne saurais
décrire ce qui se passait dans mon coeur.
J'étais tiraillé par diverses
pensées qui ne savaient s'accorder en moi.
Sans doute était-ce parce que je ne
comprenais rien à ce qui se passait. Puis,
Jonathan me troublait profondément. Je le
surpris à plusieurs reprises, s'entretenant
à voix basse avec des hommes que je ne
connaissais pas, mais sur le
visage de qui je lisais la trace de passions
violentes.
- Ce sont des Zélotes, me dit un
jour le fils de Simon, le frère de Jonathan.
Et comme il lisait sur mon visage
l'étonnement et l'ignorance, il
ajouta :
- Ce sont ceux qui ont
prêté serment devant le
Très-Haut de délivrer le peuple du
joug des Romains !
Le lendemain de notre arrivée,
j'entendis Jonathan dire à l'un d'eux :
« Un de ses disciples, ce Judas, croit
que Jésus a peur. Il aurait annoncé
que s'il est venu à Jérusalem, c'est
pour y mourir ! »
L'autre ayant haussé les
épaules, Jonathan, alors, reprit :
« Me serais-je trompé ?
Pourtant, indiscutablement, il porte les signes de
la faveur de Dieu ! je l'ai vu, je l'ai
entendu ! »
Ils s'étaient alors
éloignés. Mais combien les paroles de
mon maître avaient trouvé en mon
âme inquiète une douloureuse
résonance. Je n'osais en parler à
Joanna, de peur de la troubler, elle aussi. La
pauvre fille ! Il fallait bien se reposer,
après les fatigues du voyage. Et je lisais
dans ses yeux la lueur d'une angoisse qu'elle ne
voulait pas dire. Elle savait - ne me l'avait-elle
pas dit plusieurs fois, et avec quelle rigueur
Jésus n'avait-il pas souligné de son
affirmation ses pressentiments - que le Messie de
Dieu allait mourir 1
Je ne le croyais pas encore !
Mais
quelle tristesse j'avais vue sur le visage du
Maître bien-aimé la dernière
fois que je l'avais aperçu ! Ses
lèvres tremblaient comme s'il était
sur le point de pleurer !
Que penser, qu'espérer, que
craindre ? Je passai la première
journée à errer dans la ville. je
montai au temple dès le matin : je ne
voulais pas tarder à contempler la
merveilleuse maison bâtie en l'honneur de
notre Dieu. Mais l'après-midi, je me
mêlai à la foule qui circulait dans les
rues. je
me plaisais à reconnaître les jargons
et les langages différents, et à
discerner les voix de notre lointaine
Galilée.
Je regretterai toujours de n'être
pas allé au temple cet après-midi
là. J'aurais vu alors notre Messie dans sa
merveilleuse colère. Jonathan y
était, et nous raconta tout, ce
soir-là, alors que nous étions
réunis dans la cour de son frère
Simon, autour d'un brasier que nous avions
allumé.
- Celui qui a dit qu'il avait peur a
menti, cria-t-il. Qu'il était beau, qu'il
était grand ! Il brandissait un fouet
qu'il s'était fait avec des cordes !
Ha, ha ! Les bêtes qu'on vendait pour
les sacrifices fuyaient de toutes parts, et les
changeurs se sauvaient avec leur argent ! Les
pièces roulaient par terre !
Et sa voix de tonnerre !
« Vous avez fait de cette maison de
prière une caverne de
voleurs ! »
C'étaient les maîtres du
temple qui étaient furieux ! Tant
mieux ! Le Messie détruira ces
Sadducéens qui ne croient pas en la
résurrection et qui ne pensent qu'à
leurs privilèges ! Tant mieux !
Ils seront balayés, eux aussi, avec les
Grecs et les Romains et les Barbares.
Et ayant dit ces mots, Jonathan cracha
par terre pour marquer tout son
mépris.
Ce soir-là il rayonnait de gloire
et d'espérance. Le Messie commençait
à remplir ses voeux.
Mais ce fut son dernier soir de
gaîté. Les jours suivants le virent
sombre et taciturne. Il ne comprenait pas. Il
sentait se tramer des complots, s'organiser des
résistances secrètes de la part des
prêtres et des principaux des scribes. Il
disait « Il attend trop longtemps !
Il aurait dû agir tout d'un coup, frapper
d'épouvante ses ennemis !
Qu'attend-il ? Ceux sur qui il pourra compter
ici, à Jérusalem, ne seront jamais
plus nombreux que
maintenant ! Nos émissaires sont
prêts à partir vers tous les points du
pays, pour alerter les hommes qui ne sont pas ici.
Les armes sont prêtes. Alors ?
Je l'ai dit à Judas qui semble
bien le plus intelligent de ceux qui
l'accompagnent. Il m'a répondu :
« Il attend quelque chose. Quoi ? je
ne sais pas ! Peut-être ne serait-il pas
suffisamment audacieux ! Il est trop
bon ! Être bon, c'est être
faible ! Il ne sait pas se décider. Il
faudrait peut-être le forcer, l'obliger
à faire face à ses ennemis, pour
l'amener à déchaîner sa
puissance !
Ce Judas est intelligent et
entreprenant. Je suis sûr que Jésus en
fera son second. »
J'aperçus plusieurs fois
Jésus durant ces jours d'attente et
d'anxiété. Ce fut chaque fois dans le
temple. Beaucoup venaient l'écouter.
Ah ! Ce n'était plus le plein ciel de
Galilée, et les brises parfumées, qui
portaient au loin ses paroles ! Ce
n'était pas non plus nos paysans simples et
ouverts, peu instruits mais pieux, pauvres mais
hommes de prière et de foi
silencieuse ! Ici les hommes étaient
bavards, et Jésus était
assiégé par leurs mille questions
dont la moitié au moins cachaient des
pièges. Aussi avais-je résolu de ne
plus me mêler à ces hommes sur le
visage de qui - chez un grand nombre d'entre eux
tout au moins - je lisais beaucoup d'astuce et de
malice. Pourtant, je suis encore persuadé
que si Jésus avait voulu, tout d'un coup, se
montrer avec éclat dans sa splendeur divine,
armé des attributs de sa mission de juge et
des insignes de sa royauté d'en haut, dans
la gloire du Très-Haut, tout ce peuple
l'aurait acclamé avec un enthousiasme
complet et décisif.
Mais il ne fit rien.
- Où passe-t-il ses nuits ?
demandai-je un jour à Tsadok que je
rencontrai par hasard.
- À Béthanie, presque
toujours, me répondit-il, ou quelque part,
dans les environs. Mais la nuit, il se cache, car
on veut le faire mourir.
Ce mot revenait toujours :
mourir ! Dans quel cauchemar
vivions-nous ! Oh ! sans doute
allions-nous ouvrir les yeux tout à coup,
là-haut sur la colline que nous appelions,
Joanna et moi, notre Béthel ! Sans
doute allions-nous nous réveiller soudain et
le voir apparaître, dans une gloire d'aurore
et de chants, apportant la vie à pleines
mains à tous ceux qui vont au-devant de
lui !
Ici, dans ces rues sombres, tortueuses,
sales, tout est traîtrise et
fausseté ! J'ai toujours pensé
que Dieu n'est pas chez lui à la ville. Tout
y est fait de main d'homme : c'est trop petit
pour Dieu ! Et les hommes se bâtissent
eux-mêmes à la mesure de leurs
maisons, et leurs voies sont tortueuses comme leurs
rues !
Le premier jour des pains sans levain je
rencontrai Jean, mon ami, dans une ruelle toute
proche de la maison de Simon, le fils
d'Ezra.
- Que fais-tu ici ? lui
demandai-je
étonné.
- Je viens, dit-il, de préparer
la Pâque que nous devons manger ce soir.
Jésus est à Béthanie. Mais
Pierre, Jacques et moi, nous sommes venus pour tout
préparer. Un homme de cette rue nous a
prêté sa grande chambre haute.
- Jean, lui dis-je, dis-moi
tout !
Que va-t-il se passer ?
- Je ne sais, me dit-il en souriant. Je
crois tout simplement que le triomphe est
proche.
- Que dit le Maître ?
- Il se réserve. Il nous parlera
ce soir, nous a-t-il dit. Oh ! Elias, le sens,
moi, peut-être est-ce parce que je suis plus
près de lui que tout autre, que quelque
chose de grand va se faire. Je ne comprends pas
tout ce que nous dit le
Maître. Il vient d'en haut, nous sommes d'en
bas. Son langage est parfois si simple qu'il nous
fait rougir de confusion, parce que nous ne voulons
pas passer pour des ignorants. Mais parfois, il est
si étrange, si détaché de nos
notions terrestres ! il parle de vie
éternelle, de mort, de ce monde qui doit
finir, de ce temple qui doit être
détruit et rebâti en trois
jours ! Que penser ? « Plus
tard, nous a-t-il dit, vous
comprendrez ! »
- Parle-t-il toujours de sa mort,
Jean ?
- Oui, tous les jours. Mais nous avons
résolu de n'en point parler
nous-mêmes ; nous le laissons dire. Il
parle sans doute d'une autre mort que celle que
nous connaissons, comme il parle souvent d'une vie
autre que celle que nous vivons.
- Jean, j'ai peur pour lui, peur pour
nos plus précieuses
espérances.
- Elias, mon ami, c'est parce que tu ne
vis pas auprès de lui que tu as peur !
Tu ne vois pas, tu ne crois pas !
- Si, je crois en lui ! Mais je
ne
vois pas !
- Tu verras plus tard, contente-toi de
croire ! Heureux ceux qui croient et ne voient
pas ! Mais, Elias, si comme moi tu vivais tout
près de lui, tu connaîtrais son coeur,
tellement vaste, tellement profond, tellement
incommensurable, qu'on voit bien que c'est le coeur
de Dieu !
- Mais, Jean, contre ces ennemis qui
trament sa mort, que peut faire cet immense et
parfait amour ? L'amour ne sait que
donner ; ici, il lui faudrait se
défendre, bien plus, attaquer !
Il me regarda longuement sans
répondre.
- Elias, me dit-il, il est le Messie,
cela, je le sais. Je sais aussi qu'il
établira sa souveraineté sur les
peuples en gloire et magnificence, et que ce sera
uniquement par l'amour. Comment le fera-t-il, Je ne
sais. Quand nous lui parlons de
son Royaume, il nous répond :
« Je donne ma vie ! »
Parlons-nous des hommes mauvais, et qui le
haïssent, il dit : « Je donne
ma vie ! » Comme si son amour
débordant, infini, inépuisable,
pouvait être une sorte de compensation
à tant de malice.
Il aime ! Il aime trop, car cela
le
fait souffrir cruellement.
- Il souffre, Jean ? L'autre
jour,
quand il est entré dans la ville, au milieu
de nos cris, j'ai cru voir qu'il allait
pleurer.
- Oui, il pleure parfois. Le fardeau
qu'il a pris sur lui pèse trop
lourd.
- Quel fardeau ? Tu parles par
énigmes.
- Tu es lent à comprendre,
Elias ! reprit mon ami en souriant. Aimer,
c'est donner et c'est prendre, n'est-ce pas ?
Il se donne, il donne, il se livre sans compter
dans son amour si grand, il se donne à ces
multitudes qui ne comprennent pas
l'immensité de cet amour dont elles sont
indignes ! Il se donne ! Mais en
échange, il prend leurs infirmités,
leurs indignités, leurs
iniquités ! Il y a un mystère
dans l'amour, Elias. Il y a la joie incommensurable
de se donner qui va parfois jusqu'à la
souffrance de ne se point donner
assez !
L'amour alors est insensé !
Où n'irait-il pas ?
- À la mort,
peut-être ?
- Et il y a en retour une souffrance qui
monte de toute part et qui envahit l'âme, la
moud sous sa meule impitoyable. Le Maître, je
le dis en tremblant, souffre parfois pire qu'un
martyre, et je l'entends, certaines nuits, qui
sanglote tout bas. il s'imagine que je ne l'entends
pas.
- Jean, c'est horrible ce que tu dis
là !
- Horrible ? Je ne
sais ;
c'est divin puisque Jésus connaît
cela. Il nous a appris à connaître le
Père en lui. Moi, je vois le coeur paternel
qui pleure en sa poitrine !
- Jean, les hommes n'en savent rien.
S'ils le savaient, ils se frapperaient la poitrine.
Il faudrait qu'il le leur montre ! Le monde
serait épouvanté devant la souffrance
de Dieu !
- Il le montrera peut-être un
jour, mais je ne sais comment, à la
vérité ! Mais les hommes ne s'y
tromperont point. Ils éclateront en larmes
et en repentir, et ces souffrances secrètes,
inavouées et invisibles pendant si
longtemps, seront leur salut !
- Ils y liront sans doute une sorte
d'expiation, à cause de leurs
péchés !
- Peut-être, à moins que
leurs coeurs ne se figent en pierre et ne se
raidissent contre les armes de l'amour. Elias, je
me dis parfois que les hommes sont plus forts que
Dieu.
Mais il faut que je m'en aille
prévenir le Maître et les autres que
tout est prêt. Que Dieu soit avec toi,
Elias
- La paix soit avec toi, Jean, et avec
vous tous.
Lorsque je pénétrai dans
la cour de Simon, le fils d'Ezra, je fus surpris
à la vue d'un spectacle inusité. Deux
soldats romains étaient là, avec un
serviteur de la maison de Pilate, le gouverneur.
Ils étaient en discussion animée avec
Simon et Jonathan, mon maître. Celui-ci
semblait hors de lui.
- Je ne puis les faire, disait Simon. Il
y a dans la ville, des Gentils qui n'observent pas
la Pâque. Vous trouverez bien parmi eux des
charpentiers pour vous faire ce que vous
demandez !
Un des deux Romains - il devait
être un officier, car il avait un bâton
- s'avança menaçant vers le
charpentier, en lui brandissant son poing
près du visage.
- Il me faut ces deux croix pour demain
à la pointe du jour, entends-tu,
méchant juif ! Gare à toi si
elles ne sont pas
prêtes ! Prends garde que je ne
t'attache à l'une d'elles, pour rire un
peu !
Simon répondit par un torrent
d'injures. Mais les autres haussèrent les
épaules et s'en allèrent. Simon
savait qu'il n'avait qu'une chose à faire.
Il se mit au travail.
Jonathan était encore plus
furieux que lui.
Je sus d'un ouvrier, quelques instants
plus tard, qu'on devait mettre à mort, le
lendemain, deux brigands qu'on venait de condamner.
Ces croix étaient destinées à
leur supplice.
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