Le jour suivant était jour de
sabbat. L'atelier demeura fermé tout le
jour, ainsi que le veut la Loi. Nous allâmes
à la synagogue suivant notre coutume.
J'espérais beaucoup y rencontrer
Jésus, Joanna aussi. je lui avais
raconté par le menu tout ce que j'avais
entendu et vu le soir précédent.
Émerveillée, elle aussi, cela va sans
dire, elle me dit cependant : « N'en
parle pas encore à mon père. Il faut
que sa connaissance vienne seule, autrement son
orgueil se butera encore. Il faut le laisser venir
de lui-même ! Il y viendra !
Vois ! Il est encore
tout
pensif de son entrevue d'hier avec le
Maître ! Je ne sais ce que Jésus
a pu lui dire ; mais on dirait que vraiment,
même s'il n'est pas pour Jésus encore,
il n'est plus contre lui ! »
Je pensais, quant à moi, que
Jonathan ne savait plus lui-même de quel
côté il était. Une bataille
devait se livrer avec grand tumulte en son
esprit ; cela se lisait sur son visage et dans
son regard. Et la bataille n'était pas
finie ! En attendant, il ne soufflait
mot.
Nous cherchâmes donc Jésus
à la synagogue, mais il n'y vint pas. J'en
avais eu le pressentiment. Jésus, me
disais-je, n'avait pas réussi à
conquérir notre peuple comme il pensait le
faire, et l'amener à la repentance ; il
devait donc trouver beaucoup d'ennemis dans les
synagogues. La synagogue ne peut être la
maison de Dieu que si la foule n'a qu'un seul
coeur, une seule âme, une seule
pensée. Or, nous étions à
Capernaüm fort divisés sur l'accueil
qu'il fallait faire à Jésus. Et si
d'une façon générale, tout le
peuple était pour lui, tous les pharisiens
et ceux qui étaient versés dans la
Loi avaient décidé qu'il
n'était qu'un imposteur, et leur coeur
s'était fermé à son
égard.
Nous revînmes donc à la
maison sans l'avoir vu ; ce fut une
déception pour Joanna et pour moi, et, je
suis sûr, aussi pour Jonathan.
Le lendemain, mon maître fut
absent toute la journée. Si j'avais su, moi
aussi j'aurais été absent. Mais
personne ne m'avait prévenu. J'avais bien
remarqué un va-et-vient inusité sur
le chemin qui va vers le nord et qui contourne le
lac, vers l'est. J'avais bien vu aussi que les
barques se livraient à un trafic
étrange : elles s'éloignaient,
surchargées d'hommes et de femmes.
À la vérité, je
n'avais pas à être prévenu.
Mais absorbé dans mon travail - ce travail
dont le salaire devait m'être si précieux
- je n'avais pas prêté attention
à la rumeur qui, en un clin d'oeil, avait
envahi la ville, et qui disait que Jésus
était de l'autre côté du lac.
Déjà des foules immenses
s'assemblaient autour de lui.
Jonathan, lui, avait tout de suite
laissé l'atelier à notre charge et
était parti. Il ne devait rentrer que le
soir.
Lorsqu'il revint, la nuit était
déjà tombée depuis un long
moment. Nous sûmes plus tard que le voyage de
retour, en barque, avait été
très dur, parce que le vent était
contraire. Mais le fils d'Ezra avait autre chose
à faire que de nous parler du mauvais temps.
Il entra en coup de vent dans la chambre où
nous étions réunis pour le repas du
soir, et sa voix éclata comme une trompette,
ce qui créa en notre petit cercle paisible
un gros tumulte.
- C'est lui, c'est lui ! Il est
le
Messie vraiment !
Joanna et moi nous nous étions
levés, frémissants.
- Il est le Christ de Dieu !
Alléluiah !
Il nous était impossible de
placer un mot. D'ailleurs nous n'avions rien
d'autre à faire qu'à écouter.
Les paroles coulaient en torrent de la bouche de
Jonathan. Son visage vibrait dans son enthousiasme
d'enfant. Jonathan n'était plus le
même homme : il dansait. Il embrassa sa
fille vingt fois.
De son récit entrecoupé de
cent exclamations, nous apprîmes ce qui
s'était passé. Toute la
journée s'était écoulée
dans l'enchantement de la parole de Jésus.
Il avait aussi guéri de nombreux malades. La
foule était considérable,
composée surtout de Galiléens. Nos
Galiléens s'enthousiasment vite. Ici,
d'ailleurs, ils avaient toutes les raisons du monde
pour s'enthousiasmer. Le Maître avait
déployé devant leurs yeux les
merveilleuses perspectives du Royaume tout proche.
Il avait montré la justice
rétablie parmi les hommes et la paix entre
les peuples, et Dieu donnant à chaque homme
plus que son dû, puisque le Royaume de Dieu
est le Royaume de l'amour et de la
grâce.
Mais tout cela, au dire de Jonathan,
n'était rien, auprès de ce qui devait
suivre. Il y eut le signe, le signe
prophétique attendu de tous ceux qui
prendront part au banquet du Royaume.
Était-on quatre mille, était-on cinq
mille ? Jonathan ne pouvait le dire. Il est
certain que par un mystérieux prodige,
Jésus, qui ne disposait que de quelques
pains et de quelques petits poissons, nourrit
pourtant la multitude !
« C'était le pain de
Dieu ! La manne nouvelle ! Dieu, de
nouveau, nourrit son peuple ! Béni soit
celui par qui le pain divin est rompu et
distribué à la
foule ! »
Nous n'étions tous qu'une voix
pour crier notre émerveillement.
Puis, Jonathan se fit
mystérieux.
- Nous avons son secret, dit-il ;
mais il faut qu'on le taise. Il se ménage.
Sa manifestation doit avoir lieu à
Jérusalem. Nous avons voulu, tout à
l'heure, le faire roi. il nous a suppliés de
n'en rien faire, et comme nous insistions, il est
parti soudain et nous ne l'avons plus vu.
Il a raison. C'est à
Jérusalem qu'il doit être
proclamé roi, là, à la face de
l'ennemi orgueilleux aujourd'hui,
épouvanté et en fuite
demain !
- Mais quand sera-ce ? criai-je
éperdu.
- Je sais, fit-il, plein de
mystère. je sais, parce qu'il n'en
peut-être autrement. Ce sera à la
fête de Pâques.
- Comment le sais-tu ? repris-je
étonné.
- Comment ? Parce que c'est
à ce moment-là que tout le peuple se
porte en foule au temple de l'Éternel !
Parce que c'est lé jour où depuis les
temps anciens le peuple
fête sa délivrance du pays de
servitude ! Il faut comprendre les
Écritures, il faut lire les signes.
Pâques sera le signal d'une nouvelle
délivrance, la grande, celle qui sera pour
l'éternité !
Mon coeur battait à grands coups.
Les événements allaient se
précipiter. Le grand jour de
l'Éternel allait poindre, éclatant de
triomphe et de joie, pour nous les humbles et les
hommes pieux du peuple élu, scellé
par Moïse au Sinaï, pour
l'éternité.
- Ils sont encore peu nombreux, ceux qui
le suivent ! criai-je.
- Qu'importe, répliqua-t-il. Ce
n'est pas maintenant encore qu'il peut attirer les
foules ! Tu es impatient ! Attends
l'heure de sa manifestation à
Israël !
D'ailleurs, ne me l'a-t-il pas dit
hier ?
- Il te l'a dit ?
- Il m'a dit et je l'ai bien
compris : « Quand il aurai
été élevé, j'attirerai
tous les hommes à moi »
- Il t'a dit cela, mon
père ?
- Oui ! Et où sera sa
manifestation sinon au temple en Sion ! C'est
moi qui le dis ! Ses ennemis verront sa gloire
et s'enfuiront confondus.
Joanna et moi nous nous regardions.
J'avais raconté à ma fiancée
tout ce que j'avais entendu dans la maison de la
belle-mère de Pierre. Je lui avais
répété, mot pour mot, les
paroles de Jésus, annonçant ses
souffrances, ses humiliations, sa mort prochaine.
Comment concilier ces paroles-là avec celles
que nous rapportait Jonathan ?
À mes yeux, tout au moins, cette
élévation dont le Maître avait
parlé à Jonathan, était sans
aucun doute sa manifestation messianique,
peut-être du haut du temple, devant les
peuples éblouis ! Qui sait ?
Peut-être serait-il pris par les anges de
Dieu, et amené sur le sol sans heurt ni
chute, et peut-être serait-ce là le
signe tant attendu pour marquer
la fin de ce monde et le début du
nouveau !
Mais alors ! Les propos de
Jésus à ses disciples, la croix dont
il parlait ?
Jonathan avait repris son
discours :
- Dès demain, nous nous mettrons
au travail.
- À quoi faire ?
demandai-je, interloqué.
- À quoi ? Mais, grand
niais, crois-tu que le Roi aura usage de soldats
armés avec des roseaux du Jourdain ? Au
signal, nous brandirons nos armes prêtes, et
nous les rougirons dans le sang de ces chiens de
Romains !
- Mon père, demanda Joanna avec
douceur, Jésus, qui assurément est le
Christ, t'a-t-il dit qu'il lui faudrait une
armée avec des lances, des flèches et
des épées ?
- Non, concéda-t-il. Mais
certainement il s'attend à ce que nous nous
équipions nous-mêmes.
- Mon père, insista-t-elle, Dieu
ne peut-il pas réduire à néant
la puissance des méchants, sans se servir de
ces armes sanguinaires ?
- Et comment les détruira-t-il,
si ce n'est en les retranchant du nombre des
vivants ?
- Mais, dis-je, toutes les paroles que
j'ai entendues de la bouche de Jésus
étaient des paroles de bonté et de
miséricorde !
- Sans doute, sans doute ! Mais
ne
s'adressait-il pas aux brebis perdues de la maison
d'Israël ?
Jonathan parla encore longtemps, et
telle était l'ardeur de ses convictions que
je me pris à me demander s'il n'avait pas
raison, après tout. Je haïssais mon
pauvre coeur troublé qui se mettait à
battre plus fort, à l'annonce de la bataille
prochaine. En étais-je donc arrivé
à oublier le visage de Jésus si
expressif de tendresse et de
douceur, quoique de regard aigu et viril, pour me
laisser entraîner par la poésie
sauvage de Jonathan !
Car mon maître était
déchaîné. Il récitait
des paroles des prophètes et des psalmistes,
des paroles de Salomon, d'Enoch le patriarche, et
de Jésus le fils de Sirach. Il voyait la
colère de Dieu éclater comme le
tonnerre, les palais des impies s'effondrer en
ensevelissant leurs occupants. Il voyait les rues
de Jérusalem transformées en
rivières de sang et charriant des cadavres.
Que ne voyait-il pas ? Les cieux pleuvant du
soufre, et les villes des Gentils connaissant le
sort de Sodome et de Gomorrhe.
- il vient, il vient, hurlait-il, il
vient, le Vengeur! Il vient !
Vous ne l'entendez pas ! Êtes-vous
sourds? Esaïe ne l'a-t-il pas
annoncé ?
- Pourquoi tes habits sont-ils rouges,
- Et tes vêtements comme les vêtements de celui qui foule dans la cuve ?
- - J'ai été seul à fouler au pressoir,
- Et nul homme d'entre les peuples n'était avec moi !
- Je les ai foulés dans ma colère,
- Je les ai écrasés dans ma fureur
- Leur sang a jailli sur mes vêtements,
- Et j'ai souillé tous mes habits ;
- Car un jour de vengeance était dans mon coeur,
- Et l'année de mes rachetés est venue.
- Je regardais, et personne pour m'aider
- J'étais étonné, et personne pour me soutenir
- Alors mon bras m'a été en aide,
- Et ma fureur m'a servi d'appui.
- J'ai foulé des peuples dans ma colère
- Je les ai rendus ivres dans ma fureur,
- Et j'ai répandu leur sang sur la terre.
Avez-vous des oreilles pour ne point entendre,
des yeux pour ne point voir ? Le
Très-Haut nous appelle à la
rescousse ! Nous serons aux côtés
de son Oint au grand jour de la
colère ! Nos muscles se feront d'acier
et nos coeurs se feront de pierre ! Pas de
pitié pour les ennemis de
Dieu !
Il se tut soudain, et dans le silence
nous n'entendîmes plus que les sanglots de
Joanna. Jonathan n'y prit pas garde. Il
était comme en extase, les yeux dans le
vague, le visage frémissant et
illuminé.
Et sa voix reprit, tantôt douce,
tantôt âpre, une antique
prophétie. Il la disait, la reprenait, la
chantait et parfois il se précipitait comme
un guerrier se jetant dans la mêlée,
et parfois il psalmodiait, comme un prêtre
sur les marches de l'autel.
- Dites à la fille de Sion :
- Voici, ton Sauveur arrive ;
- Voici, le salaire est avec lui,
- Et les rétributions le précèdent
Puis il sortit en courant. Un instant
après, nous l'entendîmes dans
l'atelier remuer les outils de la petite
forge ; Jonathan était au
travail : il préparait des lances pour
l'armée de son roi.
Joanna pleurait toujours, le visage dans
ses mains. Sa mère, affalée dans un
coin de la chambre, nous regardait sans mot dire,
les yeux hagards. Deux autres ouvriers
étaient là, encore, mais pour eux, la
scène avait été
complètement incompréhensible.
Nouveaux arrivés dans le pays, venus de Tyr
où ils exerçaient leur métier
de faiseurs de bateaux, ils n'avaient guère
entendu parler de Jésus. Quant à moi,
la tête me faisait mal à
éclater, et mes pensées tournaient en tourbillon
en mon esprit.
Je
sortis et pris le chemin de la colline. Je n'avais
pas fait beaucoup de pas que déjà
Joanna m'avait rejoint.
- Oh ! Elias, n'est-ce pas
affreux ?
- Oh ! Joanna, dis-je, ce qui est
affreux, c'est que je ne comprends
plus !
- Quoi, qu'est-ce que tu ne comprends
plus ?
- Joanna, mon pauvre coeur est
indécis !
Je devinai, bien qu'il fît noir,
que Joanna me regardait avec une sorte d'horreur
douloureuse.
- Elias, reprit-elle doucement, avec
tendresse, pour moi aussi il y a bien des choses
que je ne comprends pas, ou que je comprends mal.
Mais de ceci je suis bien certaine : Dieu tel
que j'ai appris à le connaître, je
dirai même à le voir, depuis que les
yeux de ma tête se sont ouverts ainsi que les
yeux de mon coeur, et depuis que j'ai
contemplé le visage de l'oint du Seigneur,
Dieu est amour, et il n'édifiera pas sa
gloire sur les cadavres de ses ennemis ! De
cela je suis bien sûre !
- Mais la justice, Joanna ! Sa
loi
dont ils se moquent ; sa parole, dont ils
rient, sa sainteté devant laquelle ils n'ont
que mépris ! Laissera-t-il tout cela
sans châtiment ?
- Elias, je ne sais ! je ne suis
qu'une pauvre fille de Capernaüm ! Mais
s'il y a beaucoup de choses que j'ignore, d'une
chose je suis certaine, parce que Jésus le
dit, parce que la prière qu'il nous a
apprise le dit, et parce que son visage le
dit : Dieu est pardon et
miséricorde ! Et il veut que nous
soyons pardon et miséricorde, nous
aussi.
- Mais sa Justice, Joanna !
- Peut-être, Elias, sa justice
est-elle tout autre que ce que nous
imaginions ! Car certainement, son Christ est
tout autre que ce que nous pensions.
- C'est vrai !
- Elias, mon bien-aimé, il nous
faut chercher notre joie dans
nos certitudes, et pour les choses qui nous
semblent confuses, attendre de Dieu qu'il manifeste
lui-même ses desseins. Ayons confiance. Moi,
le sais que le salut est proche, pour tous ceux qui
croient.
- Mais comment expliquer ce que j'ai
entendu Jésus lui-même dire de sa
bouche, qu'il faut qu'il meure, qu'il soit
crucifié, et qu'il nous faut, nous aussi,
porter notre croix ?
- Je ne comprends pas non plus, Elias.
Ne faut-il pas nous attendre à ce que celui
qui possède les secrets du ciel et qui
connaît les mystères de Dieu nous
parle en paroles scellées ? Le temps
viendra, sans doute, où tous les sceaux
seront rompus.
Te souviens-tu, Elias ?
« Il te sera fait selon ta
foi ! » C'est la dernière
parole que j 'ai entendue dans la nuit de mes
yeux ! L'instant d'après, parce que il
avais cru, je voyais, et la lumière du
Père Céleste pénétrait
en moi !
- Joanna, dis-je, grandement ému,
tu es meilleure que nous tous ! Tu en sais
plus que Simon Pierre lui-même et que
Jean.
- Tais-toi, Elias, tu dis des
bêtises ! Si tu avais comme moi toute ta
journée pour penser aux choses de Dieu, tu
comprendrais toi aussi !
Nous allâmes jusqu'au sommet de la
colline, à notre Béthel. Les pierres
étaient là, près desquelles il
nous était apparu, quelques soirs
auparavant. Mais ce jour-ci, malgré notre
secrète attente, nous ne le vîmes
point.
- Je me demande, dis-je à Joanna,
lorsque nous redescendîmes en nous donnant la
main, comment ton père a-t-il ainsi, tout
d'un coup, changé d'attitude à
l'égard de Jésus ! Aucun homme
ne peut haïr comme il a haï
Jésus ; il n'y a pas quelques mois, il
voulait le tuer ! Il y a quelques jours, ses
paroles étaient encore pleines de violence,
de colère ; et ce soir !
- Mon père est étrange,
Elias, je le sais, mais je l'aime malgré
tous ses défauts. Et il a un coeur capable
d'aimer. Je sais qu'il m'aime, et sans doute est-ce
son amour pour moi qui a été le
commencement de sa nouvelle attitude envers celui
qui m'a guérie. Pouvait-il encore le
haïr ?
Mais mon père a plusieurs amours
dans son coeur. Et son amour pour la Loi, pour
Dieu, pour son peuple, chasse parfois tout autre
amour ! Hélas ! Il ne devrait pas
en être ainsi !
Joanna avait raison. Son père
était possesseur de plusieurs coeurs ;
ils habitaient ensemble dans sa poitrine. Mais cela
expliquait-il que la haine que Jonathan avait pour
Jésus se fût tout à coup
muée en amour passionné ? je ne
comprenais pas, à moins que par un miracle
de Dieu, la haine pût se transformer soudain
en un amour aussi violent.
- J'ai peur de quelque chose, me dit
brusquement Joanna, c'est que Jésus ne soit
pas le Messie que mon père attend. Alors, je
pense qu'il le haïra plus encore
qu'avant.
- Mais alors, c'est qu'il ne l'aime
pas !
- C'est ce que je pensais, Elias, mais
je n'osais pas le dire. Je crois que mon
père est prêt à suivre jusqu'au
bout celui dont il a vu tout à l'heure un
miracle étonnant, et en lequel il a cru lire
un signe. Il ne se trompait sûrement pas, en
cela. Mais j'ai peur que ce ne soit pas de l'amour
que mon père ait pour Jésus.
- Que serait-ce, alors ?
- La peur, Elias, me dit-elle dans un
souffle. Car la puissance de Dieu est sur lui, il
n'a pu que le voir. La crainte ! Et aussi
naturellement son amour pour le Royaume promis. Il
a sans doute compris que Jésus
réaliserait point par point son rêve
cruel et grandiose en même temps.
Je crois que mon père est
sincère.
De cela, certes je ne pouvais douter.
Mais je me dis avec Joanna :
« Que se passera-t-il, s'il
est déçu dans son espoir, et si
Jésus n'est pas le Christ qu'il
attend ? »
Lorsque nous rentrâmes, Jonathan
chantait dans l'atelier. Un homme était avec
lui, que nous reconnûmes :
c'était le forgeron qui habitait non loin de
chez nous. Les deux hommes réparaient la
petite forge que Jonathan avait dans un coin de sa
cour. Demain, on forgerait des fers de lance chez
Jonathan, le fils d'Ezra.
Et les choses se passèrent
exactement comme nous l'avions
prévu.
Plusieurs mois
s'écoulèrent ainsi. Nous n'avions
plus de nouvelles de Jésus, ce qui
m'inquiétait fort. Mais Jonathan, lui, ne
prenait pas souci de ce long silence. N'avait-il
pas dit que c'était pour la fête de
Pâques ? En attendant, le Messie se
réservait. Son heure n'était pas
encore venue.
Cependant, le printemps faisait belles
nos collines, et belles nos espérances. Dans
l'atelier du charpentier, on travaillait sans
relâche. À plusieurs reprises,
déjà, Jonathan, avec l'aide de
quelques hommes venus des montagnes, avait
enlevé des monceaux de lances. On les
cachait dans des cavernes.
Ils en avaient emporté aussi dans
des barques, vers Magdala et Tibériade et de
là, vers les montagnes. L'armée du
Roi ne manquerait pas d'armes lorsque l'heure
sonnerait.
Un jour, environ trois sabbats avant la
fête de Pâques, Tsadok arriva à
Capernaüm, venant de Jérusalem.
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