Nous ne sûmes jamais ce que
Jésus dit à Jonathan, le fils d'Ezra,
le lendemain de ce jour mémorable où
j'étais revenu dans la demeure du
charpentier du bord du lac. Car le père de
Joanna alla chez Jésus de Nazareth.
C'est avec une lourde angoisse au coeur
que nous l'avions vu se lever, une fois fini le
repas du milieu du jour.
- Je vais chez lui, avait-il
dit.
Joanna m'avait appris que depuis sa
guérison son père avait résolu
d'aller voir celui qui lui avait rendu la vue.
Joanna avait espéré de toute la force
de son âme cette rencontre des deux hommes.
Elle était persuadée que si le
Maître avait pu lui ouvrir les yeux, à
elle, il pourrait aussi ouvrir le coeur de son
père. Avec quelle ardeur elle avait
souhaité le retour de Jésus à
Capernaüm ! Mais les mois avaient
succédé aux mois, et Jésus et
ses disciples étaient demeurés loin
de la petite ville du bord du lac, fort
occupés à leur besogne.
Mais maintenant qu'il était
rentré, elle appréhendait la
rencontre. Elle savait que si Jonathan avait une
immense reconnaissance pour celui qui avait
délivré sa fille, il tenait en haine
ardente, toujours et malgré tout, celui qui,
disait-il, faisait si peu de cas de Moïse et
de la Loi.
Et ce matin-là, elle me le confia
en tremblant, elle avait peur. Quelle nouvelle
extraordinaire Jacques et Jean avaient
apportée la veille : Jésus le
Messie ! Le Christ attendu, nous avait-on
toujours dit, devait venir autrement que
cela ! Mais nous nous disions :
« Les voies de Dieu sont tellement
mystérieuses ! »
L'irrésistible pressentiment qui
m'avait saisi à Nazareth, en ce sabbat
mémorable, se confirmait donc !
Jésus était le Messie
promis !
Cependant une chose était
certaine : à cette nouvelle, Jonathan
avait retrouvé toute la violence de sa
passion. Il l'avait bien montré, la veille
au soir, en chassant de chez lui les deux fils de
Zébédée ! Jésus de
Nazareth le Messie ! Mais où donc
était sa gloire, sa puissance ! Il
n'était qu'un charpentier, ni plus ni
moins ! Oh ! sans doute, il était
revêtu d'une puissance particulière.
On ne pouvait nier que les démons ne fussent
pris d'épouvante devant lui !
Assurément il était capable d'ouvrir
les yeux des aveugles, de faire marcher les
paralytiques ! Mais quant à être
l'Oint du Seigneur, le Chef
prédestiné, le restaurateur
d'Israël dans l'antique gloire de David et de
Salomon, comment le croire ? Prendre ce titre
était une usurpation, bien plus, un
blasphème !
Nous avions entendu le fils d'Ezra nous
dire toutes les raisons qu'il avait d'appeler
Jésus menteur, ambitieux sans scrupules, et
ennemi de Dieu.
Puis sa colère s'était
apaisée : car la souffrance de Joanna
faisait trop de peine à voir. Longuement, il
avait caresse son visage fin et délicat et
lui avait dit, avant de l'envoyer se coucher :
j'Irai le voir demain !
Mais, ainsi que je le disais, ce
n'était pas sans une crainte aiguë que
nous l'avions vu partir vers la maison de
Jésus et de Joses, son frère.
Lorsqu'il rentra, il ne dit mot et nous
n'osâmes pas l'interroger. Nous
remarquâmes seulement qu'il n'avait pas son
visage de fièvre ; nous vîmes par
là qu'il n'avait pas discouru. Alors Joanna
me regarda ; une lumière de triomphe
luisait dans ses yeux. Mais je me demandais si
vraiment un changement s'était
opéré dans le coeur de mon
maître, et si la grâce et le charme de
Jésus avaient eu vraiment quelque prise sur
son coeur durci par l'orgueil.
Nous remarquâmes aussi que, ce
jour-là, Jonathan ne parla plus de
Jésus et qu'il montra une tendresse
particulière pour Joanna, plus encore que de
coutume. Et je me rappelai la parole que
Jésus avait dite sur la colline :
« Heureux ceux qui procurent la
paix ! » Jonathan était
rentré chez lui, un homme
apaisé.
Toutefois, ainsi que je l'ai dit, il ne
souffla mot à personne, pas même
à sa fille, de son entrevue avec le
Maître.
J'étais perplexe. Lorsque
j'étais allé à Nazareth en ce
douloureux sabbat où Jonathan avait failli
devenir le meurtrier de Jésus, j'avais
entendu des voix rancunières et mauvaises
dire : « Il se proclame le
Messie ». Et vraiment ne l'avait-il pas
fait ? Et n'avais-je pas moi-même
crié : « Béni soit
celui qui vient au nom du
Seigneur » ?
Mais, je ne sais pourquoi ni de quelle
manière, ce n'avait été que le
cri d'un instant, une sorte d'aveu arraché
à mon âme en fièvre sans que je
susse bien ce que cela voulait dire.
Peut-être n'était-ce qu'un cri
d'admiration, d'émerveillement - ou une voix
venant des profondeurs de moi-même,
extraordinaire, prophétique,
peut-être, mais isolée, sans
lendemain, oubliée presque.
Mais le brusque retour de Jésus
à Capernaüm
précédé de la nouvelle
inouïe, avait rendu vie, tout d'un coup à ces
émotions et à ces visions
dispersées dans mon souvenir.
Aussi n'avais-je qu'un
désir : voir au plus tôt Jacques
ou Jean, et me faire raconter tout ce qu'ils
savaient. Depuis qu'ils avaient quitté
Capernaüm pour suivre le Maître, des
mois et des saisons avaient passé. Et leur
attachement pour Jésus, selon toute
évidence, n'avait fait qu'accroître.
Ce que Zébédée leur
père m'avait raconté, avait
confirmé en mon esprit cette pensée
que mes deux amis, ainsi d'ailleurs que Simon
Pierre et André - les autres
m'étaient moins bien connus - étaient
prêts à suivre leur Maître
jusqu'aux extrémités de la terre. Et
ce que j'avais entendu et vu la veille, en l'espace
de quelques instants, m'avait convaincu qu'ils
considéraient Jésus bien au-dessus
d'un rabbin, et même d'un rabbin
supérieur aux autres scribes !
Et avant même de savoir plus que
ce que leurs derniers mots, criés le soir
précédent en pleine passion,
m'avaient laissé entrevoir, je sentais mon
coeur enfiévré, je dois le dire, par
une jubilation extraordinaire. J'étais au
bord d'un mystère dont Jésus
était le centre ; mais le
mystère s'éclairait.
Déjà, je m'étais souvent senti
irrésistiblement attiré par la flamme
surnaturelle que je sentais brûler au profond
de son âme. Je me disais que si Dieu jadis
avait pu se tenir dans le buisson embrasé
pour parler à Moïse, il pouvait tout
aussi bien être dans l'âme en feu du
charpentier venu de Nazareth, et, de là,
parler aux hommes. Mais, maintenant que Jacques et
Jean avaient crié le nom, le Christ de Dieu,
le Messie promis, je ne pouvais plus penser qu'il
pût en être autrement.
Ah ! je désirais
savoir ! je ne comprenais rien ! Mais
j'affirmais tout simplement que ça devait
être ainsi.
Mon coeur le criait
éperdument ! Et Joanna m'avait dit
qu'elle le croyait. Je me disais que Joanna ne
pouvait pas se tromper. J'avais une foi aveugle en
la clairvoyance de Joanna.
Et alors que, le soir venu - les
journées maintenant étaient courtes -
je me dirigeais vers les maisons de pêcheurs,
humbles et pauvres, qui étaient bâties
non loin du havre des barques de pêche, je
laissais mon esprit s'éblouir de visions de
gloire et de triomphe. Je voyais Jésus, roi
à Jérusalem et tenant en mains le
sceptre du monde. Et mon coeur dansait follement,
car je me disais que si c'était vrai, c'en
était fini de la misère des
hommes.
Comme les voies de Dieu étaient
magnifiques, même si je ne les comprenais
pas
À la maison de
Zébédée, on me dit que Jacques
et Jean n'étaient pas là, mais que je
les trouverais certainement chez la
belle-mère de Pierre avec leurs deux amis
Simon Pierre et André, ainsi que
Zébédée lui-même qui les
avait accompagnés.
Je les y trouvai, en effet, et d'autres
avec eux. La maison était pleine. Chacun
était libéré de ses
préoccupations ordinaires, car le sabbat
avait commencé.
Simon Pierre parlait. Quand Simon
était quelque part, c'était lui qui
parlait. J'ai toujours pensé que Jean en
savait plus que lui. Mais Jean se taisait
volontiers pour laisser parler son ami.
Peut-être était-ce parce que le fils
de Jona était le plus
âgé ? Il faut dire aussi que
Jésus lui accordait toute sa
confiance.
Je me glissai dans un coin. La voix
forte et ardente de Simon emplissait la chambre,
comme aussi la fumée des lampes. Simon
racontait le voyage merveilleux qu'ils venaient de
faire. Merveilleux était le mot, bien qu'ils
fussent partis vers les pays du nord avec une grande
et amère
déception dans le coeur. C'est que, en
effet, les populations de la Galilée, qu'ils
avaient pourtant parcourue en prêchant la
venue proche du Royaume, ne s'étaient pas
repenties !
Mais c'était la fin de ce voyage
qui avait été, à proprement
parler, merveilleuse. Et Simon Pierre racontait
comment il avait découvert le secret de
Jésus. Il était le Messie promis, le
Christ, le Fils du Dieu vivant.
Et il dit ces mots avec tant de force et
tant de flamme que nous fûmes tous remplis
d'un enthousiasme extraordinaire. Et pourtant nous
nous taisions, comme si nous avions peur de crier
trop haut notre joie et de rompre ainsi,
brusquement, l'enchantement d'un rêve trop
beau !
Simon Pierre continuait son
récit. Jésus avait confirmé
qu'en effet il était le Christ. Mais il ne
désirait pas que le peuple le
sût.
- Je ne comprends pas toujours tout ce
qu'il dit, avoua-t-il après un long silence.
Nous tous qui vivons avec lui, nous savons qu'il ne
peut en être autrement :
assurément il est celui dont les
prophètes ont annoncé la venue. Sans
aucun doute possible, la puissance de Dieu repose
sur lui. Mais pourquoi fuit-il les foules ?
Pourquoi se cache-t-il, presque ?
Puis, il y a ceci, qui un jour nous a
grandement effrayés, et a jeté comme
une ombre sur notre joie.
Ici, Pierre s'arrêta, comme si un
souvenir douloureux s'était soudain
crispé sur son coeur et l'avait retenu de
battre. Et je remarquai une grande
perplexité sur le visage de son
frère, de Jacques et de Jean.
- Ne nous a-t-il pas dit,
éclata-t-il soudain, qu'il lui fallait aller
à Jérusalem pour y mourir de la main
des scribes et aussi des Romains
maudits !
Un cri d'horreur s'échappa de nos
lèvres. Pour moi, je suffoquais. Je me
rappelai soudain la parole de Joanna :
« Ce sont les hommes qu'il
veut sauver qui le feront
mourir ! »
Je hurlai : « Ce n'est
pas possible ! Il est le fils de
Dieu ».
- Non, reprit Pierre avec violence, ce
n'est pas possible ! Mais je vais vous dire ce
que je pense. C'est la mort de Jean qui baptisait
au Jourdain et qui fut un grand prophète
devant Dieu, c'est sa mort violente, des mains
d'Hérode, qui a fait parler Jésus
ainsi. Nous le lui avons dit. Nous pensions qu'il
parlait de cette façon parce qu'il
était découragé. Mais il a
résisté à nos raisons.
« Vous ne comprenez pas, nous a-t-il
dit.
Pouvez-vous croire, vous, que l'Oint du
Très-Haut puisse souffrir de la part des
hommes jusqu'à mourir de mort cruelle, de
leurs mains ? Il a même dit le
mot : crucifié !
Nous poussâmes tous un cri
d'horreur.
- Crucifié !
- Il a dit : crucifié !
Dites-moi : est-ce possible ?
- Non !
Le cri s'était arraché de
nos gosiers que l'émotion desséchait.
Je tremblais de tous mes membres, tant
j'étais bouleversé. Nous parlions
tous ensemble, et la chambre était trop
petite pour contenir le roulement de nos
voix.
C'est alors qu'une voix stridente partit
d'un coin sombre de la salle où nous nous
trouvions.
- Mais êtes-vous bien sûrs
que ce Jésus soit le Christ de Dieu ?
Il doit venir en gloire, et nous le voyons, un
homme tel que nous, le fils de Joseph et de Marie,
le frère de Joses qui reste auprès du
lac. N'a-t-il pas travaillé au milieu de
nous, avec la plane et le marteau ? Où
donc est sa gloire ?
Pierre alors enfla la voix.
- Je vous le déclare, j'ai vu sa
gloire !
Deux voix s'étaient soudain
jointes à la sienne :
- Nous aussi !
Jacques et Jean venaient de se
lever.
Le silence de la stupeur était
tombé lourdement sur nos âmes. Nous ne
pûmes que jeter un Ah ! assourdi par une
sorte de crainte plus forte que nos
volontés. Mais nos visages étaient
tendus vers Simon Pierre, Jacques et Jean, en un
désir exaspéré d'entendre. Car
assurément, cette gloire qu'ils avaient vue
devait être comme le signe d'en
haut !
- Nous avons vu sa gloire, dit-il.
C'était sur le sommet d'une
montagne.
Comme Moïse sur le Sinaï vit
la gloire de Dieu et dut se cacher le visage, car
la gloire de Dieu lui brûlait les yeux. Qui
peut donc contempler la gloire du
Très-Haut ?
Il dit ces mots lentement, gravement.
Dans le silence que rompait seule la voix de
Pierre, on entendait le halètement de nos
poitrines.
- Personne ! répondit une
voix, presque tout bas. C'était le vieillard
Zébédée qui avait
parlé.
- Personne ? Nous, nous l'avons
vue ! Elle rayonnait sur le visage du
Maître, tellement qu'il en fut tout
transfiguré. Nous étions comme
anéantis par ces splendeurs célestes
soudain répandues sur le lieu où nous
étions. Nous tremblions tous les trois,
Jacques, Jean et moi. Et pourtant, comme nous
aurions voulu ne jamais redescendre de
là-haut !
Simon fit une pause. Et ses yeux qui
brillaient semblaient contempler encore la vision
indescriptible.
Il reprit lentement :
- Moïse et Elie étaient
là aussi.
- Moïse et Elie !
Nous avions tous hurlé
ensemble.
- Oui, cria quelqu'un, n'est-il pas
écrit qu'avant la fin de toutes choses Elie
doit revenir ?
- Et aussi, Moïse et les
prophètes n'ont-ils pas
préparé le chemin du Seigneur ?
Ils sont venus, sûrement, pour rendre
témoignage que Jésus est bien le
Christ !
Nous parlions tous à la fois,
profondément troublés. En moi, une
sorte d'enthousiasme irrépressible montait
des profondeurs de mon être. « Du
nouveau se prépare, me disais-je, je vais
voir de grandes choses ! Ah ! si
seulement Joanna était ici ! Le Royaume
de Dieu est proche ! Il ne se passera pas
plusieurs semaines, je suis sûr, avant que
n'éclate, comme la foudre, le triomphe du
Christ de Dieu ! »
Et soudain, mon coeur se fondit en une
joie que je ne saurais décrire : car je
venais de me souvenir que, la veille même, il
nous avait bénis, Joanna et moi.
Mais Simon avait repris son
discours.
- Elie et Moïse, pourtant, ne
suffisaient pas encore pour nous convaincre, sans
doute, car nous entendîmes soudain une voix
qui roula sur les nuages comme le tonnerre, et qui
disait : « Celui-ci est mon fils
bien-aimé, en qui j'ai mis mon affection,
écoutez-le ! »
Pierre s'était tu. Nous aussi
nous nous taisions. Une telle nouvelle nous
suffoquait, nous anéantissait même.
Tout cela était-il possible ?
C'était donc le salut, tout proche ; le
triomphe de Dieu !
Tout à coup la voix d'un
vieillard s'éleva dans le silence.
C'était celle du père de Jacques et
de Jean. Il ne parlait pas, il chantait. Je voyais
son visage, sur lequel tombait la lumière de
la lampe : il était transfiguré,
lui aussi.
- Vous tous, peuples, battez des mains ;
- Faites monter vers Dieu des cris de joie !
- Car l'Éternel est le Très-Haut, le redoutable,
- Le roi de toute la terre.
- Il range les peuples sous nos lois
- Et il met les nations sous nos pieds.
- Il a choisi pour nous ce pays qui est l'héritage
- Et la gloire de Jacob, son bien-aimé.
Je pense que pendant que le vieillard chantait, nos visages, à tous, ruisselaient de larmes. Pour moi, je sanglotais comme un enfant.
- Dieu s'avance au milieu des cris de triomphe.
- L'Éternel s'avance au son de la trompette.
- Chantez à la gloire de Dieu, Chantez !
- Chantez à la gloire de notre Roi, chantez !
- Car Dieu est roi de toute la terre
- Chantez un cantique ! ...
- Dieu règne sur les nations,
- Dieu siège sur son trône saint.
- Les princes des peuples se rassemblent
- Pour former aussi le peuple du Dieu d'Abraham
- Car à Dieu appartiennent les puissants de la terre
- Il est élevé au-dessus de tous.
Je ne sais ce que nous aurions fait si, soudain,
Jésus s'était trouvé au milieu
de nous. Pour moi, je pense que je me serais
jetée à ses pieds en
criant :
« Je suis à toi !
À toi, jusqu'à la
mort ! »
Simon Pierre avait fini son
récit, mais ni les uns ni les autres nous ne
pouvions nous résoudre à quitter la
maison où la révélation
merveilleuse venait de nous être faite.
Pourtant, le moment vint où il nous fallut
partir. Je me trouvai alors, je ne sais plus
comment, seul avec Jacques et Jean. Je
décidai de les accompagner jusqu'à
leur demeure, qui n'était pas bien
éloignée.
Jean surtout était mon ami, car
il n'était qu'un peu plus âgé
que moi, et nous avions souvent causé
ensemble. Je désirais beaucoup lui dire
comment j'étais rentré à
l'atelier de Jonathan ; que j'y travaillerais
deux années et, qu'ensuite, Joanna serait ma
femme. Mais ni lui ni son frère ne me
laissèrent le loisir de parler. Ils se
causaient avec une grande animation. Et je me
souviens de leur conversation, car nous
eûmes, à plusieurs reprises,
l'occasion, plus tard, de nous la rappeler.
Jacques disait à son
frère :
- Toi qui es toujours avec lui, tu
devrais lui demander ce que je t'ai dit tout
à l'heure. N'avons-nous pas
été tous les deux à ses
côtés, dès le
commencement ? N'avons-nous pas tout
quitté pour le suivre ?
- Oui, je le lui demanderai,
répliqua Jean. Mais je t'avoue que j'ai peur
de lui en parler. Tu sais qu'il recherche en Dieu
tous ses conseils. Comment acceptera-t-il que nous
nous proposions pour être ses conseillers,
quand il sera Roi, l'un à sa droite, l'autre
à sa gauche ?
- Mais notre mère, qui
connaît bien tous les hommes de notre troupe
de disciples, dit bien qu'elle n'en voit pas
d'autres que nous, pour être ses
ministres.
- Peut-être, interrompis-je,
réserve-t-il à chacun d'entre vous -
n'êtes-vous pas douze ? - un poste
d'honneur ?
- Sans doute, dit Jacques : mais
comment ne ferait-il pas une différence
entre ceux qui ont été toujours avec
lui et ceux qui sont arrivés les
derniers ? Nous avons toujours
été avec lui, et Pierre aussi, il
faut le dire.
Il avait ajouté ces derniers mots
comme à regret.
Nous étions arrivés
près de la maison de mes deux amis. Jacques
continuait à parler : il criait
presque, et sa voix portait au
loin, car la nuit était silencieuse, et le
lac tout proche.
- Il faut le lui demander, Jean. Ce ne
serait que justice ! Tous les deux sur les
marches du trône, au-dessus des autres !
Ça nous est bien dû !
C'est alors que de l'obscurité
une voix sortit, que nous connaissions bien :
« Que le plus grand parmi vous soit comme
le plus petit, et celui qui gouverne comme celui
qui sert... Si vous ne devenez comme de petits
enfants, vous n'entrerez point dans le Royaume des
cieux ».
Mes deux compagnons ne
répondirent rien, et je compris à
leur attitude qu'ils étaient
gênés d'avoir été
surpris à tenir de tels propos.
Jésus était sorti de
l'ombre et s'avançait vers nous. Nous
vîmes alors qu'il n'était pas seul.
Plusieurs des Douze étaient avec lui.
À leurs murmures et à leurs gestes,
je compris qu'eux aussi avaient entendu les paroles
des fils de Zébédée et qu'ils
en étaient furieux.
Alors, j'entendis le rire de
Jésus, et je compris que c'est ainsi qu'il
devait gronder ses disciples, quand il y avait
lieu.
« Si quelqu'un veut être
le premier, reprit-il, qu'il soit le dernier et le
serviteur de tous. »
Il s'était tourné vers les
autres et d'un geste avait apaisé leurs
murmures.
Puis, lentement, et comme pour faire
entrer ses paroles profondément dans notre
mémoire, il dit - « Le Fils de
l'Homme est venu, non pour être servi, mais
pour servir et donner sa vie pour la rançon
de plusieurs ».
Nous étions tous
silencieux ; mais au mouvement des visages que
je discernais mal dans la nuit, pourtant
éclairée par le firmament
embrasé d'étoiles, je compris que,
pas plus que moi, ceux qui étaient là
n'avaient compris le sens mystérieux de ces
derniers mots.
Alors Jésus reprit, doucement,
tendrement même, mais avec une nuance de
reproche dans la voix, - un reproche amical :
« Ne voulez-vous pas comprendre ?
Nous allons partir pour Jérusalem, et le
Fils de l'Homme sera livré aux principaux
sacrificateurs et aux scribes ; ils le
condamneront à mort, et le livreront aux
païens... »
Il me sembla discerner comme un remous
dans la petite troupe. Mais sans doute
n'était-ce pas la première fois que
Jésus leur parlait ainsi.
« ... On se moquera de lui, on
crachera sur lui, on le battra de
verges... »
Quel poids m'étouffait, alors que
j'entendais cette voix calme, douce, grave
prononcer ces mots qui nous remplissaient tous
d'une secrète terreur. Eux se taisaient.
Commençaient-ils à avoir l'habitude
de ces sinistres prédictions ? À
les voir ainsi insensibles, je pensai qu'ils
prenaient l'humeur de Jésus pour une douce
folie ; ils le laissaient dire. Mais
Jésus continuait :
« ... Ils le feront
mourir... »
C'était trop pour moi. Un sanglot
m'étreignit brutalement. Et je fus
moi-même le premier étonné
d'entendre ma voix, dans un cri à
moitié étouffé par une
émotion trop forte :
« Seigneur, c'est
impossible ! »
Il se tourna vers moi, et je vis qu'il
souriait. il n'avait pas fini. Il reprit d'une voix
forte, et qui résonna dans la nuit comme un
clairon
« ... et trois jours
après, il
ressuscitera ! »
Il nous regarda tous, l'un après
l'autre. Et il vit sans doute nos esprits
incapables de comprendre. Il poussa un profond
soupir.
Mais il avait encore quelques mots
à dire : « Si quelqu'un veut
être mon disciple, qu'il se charge de sa
croix et qu'il me suive ! »
Oh ! comme sa voix était
chaude, vibrante, et comme c'était une voix
de chef, aimante et forte en même temps,
caressante et héroïque, claquant comme
un ordre en pleine bataille !
Pourtant, nous étions tous
immobiles, interdits. Alors Jésus se mit
à marcher, lentement, silencieusement. Son
visage était baigné de la
lumière qui tombait du ciel
étoilé. J'étais plein d'une
incompréhensible terreur.
Et les disciples, eux aussi, se mirent
en route, la tête baissée. Mais comme
ils partaient d'un côté opposé
à celui où je devais m'engager, je
demeurai seul, avec les deux fils de
Zébédée qui étaient ici
chez eux.
Et lorsque nous nous dîmes adieu,
ce fut à voix basse, et les mots tremblaient
sur nos lèvres.
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