Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IX

LE RÉCIT MAGNIFIQUE

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 Nous ne sûmes jamais ce que Jésus dit à Jonathan, le fils d'Ezra, le lendemain de ce jour mémorable où j'étais revenu dans la demeure du charpentier du bord du lac. Car le père de Joanna alla chez Jésus de Nazareth.
C'est avec une lourde angoisse au coeur que nous l'avions vu se lever, une fois fini le repas du milieu du jour.
- Je vais chez lui, avait-il dit.

Joanna m'avait appris que depuis sa guérison son père avait résolu d'aller voir celui qui lui avait rendu la vue. Joanna avait espéré de toute la force de son âme cette rencontre des deux hommes. Elle était persuadée que si le Maître avait pu lui ouvrir les yeux, à elle, il pourrait aussi ouvrir le coeur de son père. Avec quelle ardeur elle avait souhaité le retour de Jésus à Capernaüm ! Mais les mois avaient succédé aux mois, et Jésus et ses disciples étaient demeurés loin de la petite ville du bord du lac, fort occupés à leur besogne.
Mais maintenant qu'il était rentré, elle appréhendait la rencontre. Elle savait que si Jonathan avait une immense reconnaissance pour celui qui avait délivré sa fille, il tenait en haine ardente, toujours et malgré tout, celui qui, disait-il, faisait si peu de cas de Moïse et de la Loi.
Et ce matin-là, elle me le confia en tremblant, elle avait peur. Quelle nouvelle extraordinaire Jacques et Jean avaient apportée la veille : Jésus le Messie ! Le Christ attendu, nous avait-on toujours dit, devait venir autrement que cela ! Mais nous nous disions : « Les voies de Dieu sont tellement mystérieuses ! »

L'irrésistible pressentiment qui m'avait saisi à Nazareth, en ce sabbat mémorable, se confirmait donc ! Jésus était le Messie promis !
Cependant une chose était certaine : à cette nouvelle, Jonathan avait retrouvé toute la violence de sa passion. Il l'avait bien montré, la veille au soir, en chassant de chez lui les deux fils de Zébédée ! Jésus de Nazareth le Messie ! Mais où donc était sa gloire, sa puissance ! Il n'était qu'un charpentier, ni plus ni moins ! Oh ! sans doute, il était revêtu d'une puissance particulière. On ne pouvait nier que les démons ne fussent pris d'épouvante devant lui ! Assurément il était capable d'ouvrir les yeux des aveugles, de faire marcher les paralytiques ! Mais quant à être l'Oint du Seigneur, le Chef prédestiné, le restaurateur d'Israël dans l'antique gloire de David et de Salomon, comment le croire ? Prendre ce titre était une usurpation, bien plus, un blasphème !
Nous avions entendu le fils d'Ezra nous dire toutes les raisons qu'il avait d'appeler Jésus menteur, ambitieux sans scrupules, et ennemi de Dieu.
Puis sa colère s'était apaisée : car la souffrance de Joanna faisait trop de peine à voir. Longuement, il avait caresse son visage fin et délicat et lui avait dit, avant de l'envoyer se coucher : j'Irai le voir demain !
Mais, ainsi que je le disais, ce n'était pas sans une crainte aiguë que nous l'avions vu partir vers la maison de Jésus et de Joses, son frère.

Lorsqu'il rentra, il ne dit mot et nous n'osâmes pas l'interroger. Nous remarquâmes seulement qu'il n'avait pas son visage de fièvre ; nous vîmes par là qu'il n'avait pas discouru. Alors Joanna me regarda ; une lumière de triomphe luisait dans ses yeux. Mais je me demandais si vraiment un changement s'était opéré dans le coeur de mon maître, et si la grâce et le charme de Jésus avaient eu vraiment quelque prise sur son coeur durci par l'orgueil.
Nous remarquâmes aussi que, ce jour-là, Jonathan ne parla plus de Jésus et qu'il montra une tendresse particulière pour Joanna, plus encore que de coutume. Et je me rappelai la parole que Jésus avait dite sur la colline : « Heureux ceux qui procurent la paix ! » Jonathan était rentré chez lui, un homme apaisé.
Toutefois, ainsi que je l'ai dit, il ne souffla mot à personne, pas même à sa fille, de son entrevue avec le Maître.

J'étais perplexe. Lorsque j'étais allé à Nazareth en ce douloureux sabbat où Jonathan avait failli devenir le meurtrier de Jésus, j'avais entendu des voix rancunières et mauvaises dire : « Il se proclame le Messie ». Et vraiment ne l'avait-il pas fait ? Et n'avais-je pas moi-même crié : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » ?
Mais, je ne sais pourquoi ni de quelle manière, ce n'avait été que le cri d'un instant, une sorte d'aveu arraché à mon âme en fièvre sans que je susse bien ce que cela voulait dire. Peut-être n'était-ce qu'un cri d'admiration, d'émerveillement - ou une voix venant des profondeurs de moi-même, extraordinaire, prophétique, peut-être, mais isolée, sans lendemain, oubliée presque.
Mais le brusque retour de Jésus à Capernaüm précédé de la nouvelle inouïe, avait rendu vie, tout d'un coup à ces émotions et à ces visions dispersées dans mon souvenir.

Aussi n'avais-je qu'un désir : voir au plus tôt Jacques ou Jean, et me faire raconter tout ce qu'ils savaient. Depuis qu'ils avaient quitté Capernaüm pour suivre le Maître, des mois et des saisons avaient passé. Et leur attachement pour Jésus, selon toute évidence, n'avait fait qu'accroître. Ce que Zébédée leur père m'avait raconté, avait confirmé en mon esprit cette pensée que mes deux amis, ainsi d'ailleurs que Simon Pierre et André - les autres m'étaient moins bien connus - étaient prêts à suivre leur Maître jusqu'aux extrémités de la terre. Et ce que j'avais entendu et vu la veille, en l'espace de quelques instants, m'avait convaincu qu'ils considéraient Jésus bien au-dessus d'un rabbin, et même d'un rabbin supérieur aux autres scribes !
Et avant même de savoir plus que ce que leurs derniers mots, criés le soir précédent en pleine passion, m'avaient laissé entrevoir, je sentais mon coeur enfiévré, je dois le dire, par une jubilation extraordinaire. J'étais au bord d'un mystère dont Jésus était le centre ; mais le mystère s'éclairait. Déjà, je m'étais souvent senti irrésistiblement attiré par la flamme surnaturelle que je sentais brûler au profond de son âme. Je me disais que si Dieu jadis avait pu se tenir dans le buisson embrasé pour parler à Moïse, il pouvait tout aussi bien être dans l'âme en feu du charpentier venu de Nazareth, et, de là, parler aux hommes. Mais, maintenant que Jacques et Jean avaient crié le nom, le Christ de Dieu, le Messie promis, je ne pouvais plus penser qu'il pût en être autrement.

Ah ! je désirais savoir ! je ne comprenais rien ! Mais j'affirmais tout simplement que ça devait être ainsi.
Mon coeur le criait éperdument ! Et Joanna m'avait dit qu'elle le croyait. Je me disais que Joanna ne pouvait pas se tromper. J'avais une foi aveugle en la clairvoyance de Joanna.

Et alors que, le soir venu - les journées maintenant étaient courtes - je me dirigeais vers les maisons de pêcheurs, humbles et pauvres, qui étaient bâties non loin du havre des barques de pêche, je laissais mon esprit s'éblouir de visions de gloire et de triomphe. Je voyais Jésus, roi à Jérusalem et tenant en mains le sceptre du monde. Et mon coeur dansait follement, car je me disais que si c'était vrai, c'en était fini de la misère des hommes.
Comme les voies de Dieu étaient magnifiques, même si je ne les comprenais pas

À la maison de Zébédée, on me dit que Jacques et Jean n'étaient pas là, mais que je les trouverais certainement chez la belle-mère de Pierre avec leurs deux amis Simon Pierre et André, ainsi que Zébédée lui-même qui les avait accompagnés.
Je les y trouvai, en effet, et d'autres avec eux. La maison était pleine. Chacun était libéré de ses préoccupations ordinaires, car le sabbat avait commencé.
Simon Pierre parlait. Quand Simon était quelque part, c'était lui qui parlait. J'ai toujours pensé que Jean en savait plus que lui. Mais Jean se taisait volontiers pour laisser parler son ami. Peut-être était-ce parce que le fils de Jona était le plus âgé ? Il faut dire aussi que Jésus lui accordait toute sa confiance.
Je me glissai dans un coin. La voix forte et ardente de Simon emplissait la chambre, comme aussi la fumée des lampes. Simon racontait le voyage merveilleux qu'ils venaient de faire. Merveilleux était le mot, bien qu'ils fussent partis vers les pays du nord avec une grande et amère déception dans le coeur. C'est que, en effet, les populations de la Galilée, qu'ils avaient pourtant parcourue en prêchant la venue proche du Royaume, ne s'étaient pas repenties !
Mais c'était la fin de ce voyage qui avait été, à proprement parler, merveilleuse. Et Simon Pierre racontait comment il avait découvert le secret de Jésus. Il était le Messie promis, le Christ, le Fils du Dieu vivant.
Et il dit ces mots avec tant de force et tant de flamme que nous fûmes tous remplis d'un enthousiasme extraordinaire. Et pourtant nous nous taisions, comme si nous avions peur de crier trop haut notre joie et de rompre ainsi, brusquement, l'enchantement d'un rêve trop beau !

Simon Pierre continuait son récit. Jésus avait confirmé qu'en effet il était le Christ. Mais il ne désirait pas que le peuple le sût.
- Je ne comprends pas toujours tout ce qu'il dit, avoua-t-il après un long silence. Nous tous qui vivons avec lui, nous savons qu'il ne peut en être autrement : assurément il est celui dont les prophètes ont annoncé la venue. Sans aucun doute possible, la puissance de Dieu repose sur lui. Mais pourquoi fuit-il les foules ? Pourquoi se cache-t-il, presque ?
Puis, il y a ceci, qui un jour nous a grandement effrayés, et a jeté comme une ombre sur notre joie.
Ici, Pierre s'arrêta, comme si un souvenir douloureux s'était soudain crispé sur son coeur et l'avait retenu de battre. Et je remarquai une grande perplexité sur le visage de son frère, de Jacques et de Jean.
- Ne nous a-t-il pas dit, éclata-t-il soudain, qu'il lui fallait aller à Jérusalem pour y mourir de la main des scribes et aussi des Romains maudits !

Un cri d'horreur s'échappa de nos lèvres. Pour moi, je suffoquais. Je me rappelai soudain la parole de Joanna :
« Ce sont les hommes qu'il veut sauver qui le feront mourir ! »

Je hurlai : « Ce n'est pas possible ! Il est le fils de Dieu ».
- Non, reprit Pierre avec violence, ce n'est pas possible ! Mais je vais vous dire ce que je pense. C'est la mort de Jean qui baptisait au Jourdain et qui fut un grand prophète devant Dieu, c'est sa mort violente, des mains d'Hérode, qui a fait parler Jésus ainsi. Nous le lui avons dit. Nous pensions qu'il parlait de cette façon parce qu'il était découragé. Mais il a résisté à nos raisons. « Vous ne comprenez pas, nous a-t-il dit.
Pouvez-vous croire, vous, que l'Oint du Très-Haut puisse souffrir de la part des hommes jusqu'à mourir de mort cruelle, de leurs mains ? Il a même dit le mot : crucifié !

Nous poussâmes tous un cri d'horreur.
- Crucifié !
- Il a dit : crucifié ! Dites-moi : est-ce possible ?
- Non !

Le cri s'était arraché de nos gosiers que l'émotion desséchait. Je tremblais de tous mes membres, tant j'étais bouleversé. Nous parlions tous ensemble, et la chambre était trop petite pour contenir le roulement de nos voix.
C'est alors qu'une voix stridente partit d'un coin sombre de la salle où nous nous trouvions.
- Mais êtes-vous bien sûrs que ce Jésus soit le Christ de Dieu ? Il doit venir en gloire, et nous le voyons, un homme tel que nous, le fils de Joseph et de Marie, le frère de Joses qui reste auprès du lac. N'a-t-il pas travaillé au milieu de nous, avec la plane et le marteau ? Où donc est sa gloire ?

Pierre alors enfla la voix.
- Je vous le déclare, j'ai vu sa gloire !

Deux voix s'étaient soudain jointes à la sienne :
- Nous aussi !

Jacques et Jean venaient de se lever.
Le silence de la stupeur était tombé lourdement sur nos âmes. Nous ne pûmes que jeter un Ah ! assourdi par une sorte de crainte plus forte que nos volontés. Mais nos visages étaient tendus vers Simon Pierre, Jacques et Jean, en un désir exaspéré d'entendre. Car assurément, cette gloire qu'ils avaient vue devait être comme le signe d'en haut !
- Nous avons vu sa gloire, dit-il. C'était sur le sommet d'une montagne.
Comme Moïse sur le Sinaï vit la gloire de Dieu et dut se cacher le visage, car la gloire de Dieu lui brûlait les yeux. Qui peut donc contempler la gloire du Très-Haut ?

Il dit ces mots lentement, gravement. Dans le silence que rompait seule la voix de Pierre, on entendait le halètement de nos poitrines.
- Personne ! répondit une voix, presque tout bas. C'était le vieillard Zébédée qui avait parlé.

-
Personne ? Nous, nous l'avons vue ! Elle rayonnait sur le visage du Maître, tellement qu'il en fut tout transfiguré. Nous étions comme anéantis par ces splendeurs célestes soudain répandues sur le lieu où nous étions. Nous tremblions tous les trois, Jacques, Jean et moi. Et pourtant, comme nous aurions voulu ne jamais redescendre de là-haut !

Simon fit une pause. Et ses yeux qui brillaient semblaient contempler encore la vision indescriptible.
Il reprit lentement :
- Moïse et Elie étaient là aussi.
- Moïse et Elie !

Nous avions tous hurlé ensemble.
- Oui, cria quelqu'un, n'est-il pas écrit qu'avant la fin de toutes choses Elie doit revenir ?
- Et aussi, Moïse et les prophètes n'ont-ils pas préparé le chemin du Seigneur ? Ils sont venus, sûrement, pour rendre témoignage que Jésus est bien le Christ !

Nous parlions tous à la fois, profondément troublés. En moi, une sorte d'enthousiasme irrépressible montait des profondeurs de mon être. « Du nouveau se prépare, me disais-je, je vais voir de grandes choses ! Ah ! si seulement Joanna était ici ! Le Royaume de Dieu est proche ! Il ne se passera pas plusieurs semaines, je suis sûr, avant que n'éclate, comme la foudre, le triomphe du Christ de Dieu ! »
Et soudain, mon coeur se fondit en une joie que je ne saurais décrire : car je venais de me souvenir que, la veille même, il nous avait bénis, Joanna et moi.
Mais Simon avait repris son discours.
- Elie et Moïse, pourtant, ne suffisaient pas encore pour nous convaincre, sans doute, car nous entendîmes soudain une voix qui roula sur les nuages comme le tonnerre, et qui disait : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, en qui j'ai mis mon affection, écoutez-le ! »

Pierre s'était tu. Nous aussi nous nous taisions. Une telle nouvelle nous suffoquait, nous anéantissait même. Tout cela était-il possible ? C'était donc le salut, tout proche ; le triomphe de Dieu !
Tout à coup la voix d'un vieillard s'éleva dans le silence. C'était celle du père de Jacques et de Jean. Il ne parlait pas, il chantait. Je voyais son visage, sur lequel tombait la lumière de la lampe : il était transfiguré, lui aussi.

Vous tous, peuples, battez des mains ;
Faites monter vers Dieu des cris de joie !
Car l'Éternel est le Très-Haut, le redoutable,
Le roi de toute la terre.
Il range les peuples sous nos lois
Et il met les nations sous nos pieds.
Il a choisi pour nous ce pays qui est l'héritage
Et la gloire de Jacob, son bien-aimé.

Je pense que pendant que le vieillard chantait, nos visages, à tous, ruisselaient de larmes. Pour moi, je sanglotais comme un enfant.

Dieu s'avance au milieu des cris de triomphe.
L'Éternel s'avance au son de la trompette.
Chantez à la gloire de Dieu, Chantez !
Chantez à la gloire de notre Roi, chantez !
Car Dieu est roi de toute la terre
Chantez un cantique ! ...
Dieu règne sur les nations,
Dieu siège sur son trône saint.
Les princes des peuples se rassemblent
Pour former aussi le peuple du Dieu d'Abraham
Car à Dieu appartiennent les puissants de la terre
Il est élevé au-dessus de tous.

Je ne sais ce que nous aurions fait si, soudain, Jésus s'était trouvé au milieu de nous. Pour moi, je pense que je me serais jetée à ses pieds en criant :
« Je suis à toi ! À toi, jusqu'à la mort ! »

Simon Pierre avait fini son récit, mais ni les uns ni les autres nous ne pouvions nous résoudre à quitter la maison où la révélation merveilleuse venait de nous être faite. Pourtant, le moment vint où il nous fallut partir. Je me trouvai alors, je ne sais plus comment, seul avec Jacques et Jean. Je décidai de les accompagner jusqu'à leur demeure, qui n'était pas bien éloignée.

Jean surtout était mon ami, car il n'était qu'un peu plus âgé que moi, et nous avions souvent causé ensemble. Je désirais beaucoup lui dire comment j'étais rentré à l'atelier de Jonathan ; que j'y travaillerais deux années et, qu'ensuite, Joanna serait ma femme. Mais ni lui ni son frère ne me laissèrent le loisir de parler. Ils se causaient avec une grande animation. Et je me souviens de leur conversation, car nous eûmes, à plusieurs reprises, l'occasion, plus tard, de nous la rappeler.
Jacques disait à son frère :
- Toi qui es toujours avec lui, tu devrais lui demander ce que je t'ai dit tout à l'heure. N'avons-nous pas été tous les deux à ses côtés, dès le commencement ? N'avons-nous pas tout quitté pour le suivre ?
- Oui, je le lui demanderai, répliqua Jean. Mais je t'avoue que j'ai peur de lui en parler. Tu sais qu'il recherche en Dieu tous ses conseils. Comment acceptera-t-il que nous nous proposions pour être ses conseillers, quand il sera Roi, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche ?
- Mais notre mère, qui connaît bien tous les hommes de notre troupe de disciples, dit bien qu'elle n'en voit pas d'autres que nous, pour être ses ministres.
- Peut-être, interrompis-je, réserve-t-il à chacun d'entre vous - n'êtes-vous pas douze ? - un poste d'honneur ?
- Sans doute, dit Jacques : mais comment ne ferait-il pas une différence entre ceux qui ont été toujours avec lui et ceux qui sont arrivés les derniers ? Nous avons toujours été avec lui, et Pierre aussi, il faut le dire.

Il avait ajouté ces derniers mots comme à regret.
Nous étions arrivés près de la maison de mes deux amis. Jacques continuait à parler : il criait presque, et sa voix portait au loin, car la nuit était silencieuse, et le lac tout proche.
- Il faut le lui demander, Jean. Ce ne serait que justice ! Tous les deux sur les marches du trône, au-dessus des autres ! Ça nous est bien dû !

C'est alors que de l'obscurité une voix sortit, que nous connaissions bien : « Que le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et celui qui gouverne comme celui qui sert... Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n'entrerez point dans le Royaume des cieux ».
Mes deux compagnons ne répondirent rien, et je compris à leur attitude qu'ils étaient gênés d'avoir été surpris à tenir de tels propos.
Jésus était sorti de l'ombre et s'avançait vers nous. Nous vîmes alors qu'il n'était pas seul. Plusieurs des Douze étaient avec lui. À leurs murmures et à leurs gestes, je compris qu'eux aussi avaient entendu les paroles des fils de Zébédée et qu'ils en étaient furieux.
Alors, j'entendis le rire de Jésus, et je compris que c'est ainsi qu'il devait gronder ses disciples, quand il y avait lieu.
« Si quelqu'un veut être le premier, reprit-il, qu'il soit le dernier et le serviteur de tous. »

Il s'était tourné vers les autres et d'un geste avait apaisé leurs murmures.
Puis, lentement, et comme pour faire entrer ses paroles profondément dans notre mémoire, il dit - « Le Fils de l'Homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour la rançon de plusieurs ».

Nous étions tous silencieux ; mais au mouvement des visages que je discernais mal dans la nuit, pourtant éclairée par le firmament embrasé d'étoiles, je compris que, pas plus que moi, ceux qui étaient là n'avaient compris le sens mystérieux de ces derniers mots.
Alors Jésus reprit, doucement, tendrement même, mais avec une nuance de reproche dans la voix, - un reproche amical : « Ne voulez-vous pas comprendre ? Nous allons partir pour Jérusalem, et le Fils de l'Homme sera livré aux principaux sacrificateurs et aux scribes ; ils le condamneront à mort, et le livreront aux païens... »

Il me sembla discerner comme un remous dans la petite troupe. Mais sans doute n'était-ce pas la première fois que Jésus leur parlait ainsi.
« ... On se moquera de lui, on crachera sur lui, on le battra de verges... »

Quel poids m'étouffait, alors que j'entendais cette voix calme, douce, grave prononcer ces mots qui nous remplissaient tous d'une secrète terreur. Eux se taisaient. Commençaient-ils à avoir l'habitude de ces sinistres prédictions ? À les voir ainsi insensibles, je pensai qu'ils prenaient l'humeur de Jésus pour une douce folie ; ils le laissaient dire. Mais Jésus continuait :
« ... Ils le feront mourir... »

C'était trop pour moi. Un sanglot m'étreignit brutalement. Et je fus moi-même le premier étonné d'entendre ma voix, dans un cri à moitié étouffé par une émotion trop forte :
« Seigneur, c'est impossible ! »

Il se tourna vers moi, et je vis qu'il souriait. il n'avait pas fini. Il reprit d'une voix forte, et qui résonna dans la nuit comme un clairon
« ... et trois jours après, il ressuscitera ! »

Il nous regarda tous, l'un après l'autre. Et il vit sans doute nos esprits incapables de comprendre. Il poussa un profond soupir.
Mais il avait encore quelques mots à dire : « Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive ! »

Oh ! comme sa voix était chaude, vibrante, et comme c'était une voix de chef, aimante et forte en même temps, caressante et héroïque, claquant comme un ordre en pleine bataille !
Pourtant, nous étions tous immobiles, interdits. Alors Jésus se mit à marcher, lentement, silencieusement. Son visage était baigné de la lumière qui tombait du ciel étoilé. J'étais plein d'une incompréhensible terreur.

Et les disciples, eux aussi, se mirent en route, la tête baissée. Mais comme ils partaient d'un côté opposé à celui où je devais m'engager, je demeurai seul, avec les deux fils de Zébédée qui étaient ici chez eux.
Et lorsque nous nous dîmes adieu, ce fut à voix basse, et les mots tremblaient sur nos lèvres.

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