Plusieurs mois s'étaient
écoulés depuis la guérison de
Joanna. Un jour, aux approches du soir, alors que
je me trouvais au bord du lac, à l'endroit
où les pêcheurs tirent leurs barques
à la côte quand la pêche est
finie, et que j'aidais Zébédée
à réparer la voile de son bateau,
Jonathan, le fils d'Ezra, apparut soudain, ce qui
me troubla violemment, car j'avais tout à
craindre de cet homme terrible.
Il était calme comme en ses
meilleurs jours. Il me dit :
- Elias, si tu veux rentrer à
l'atelier, ta place t'attend.
J'étais suffoqué et ne sus
que répondre. C'est alors que je remarquai
que son regard était triste et je devinai
qu'il désirait insister pour que je retourne
chez lui, mais que son orgueil l'en
empêchait.
- J'irai, maître, lui dis-je
enfin. J'ai presque fini ce travail.
Mon coeur s'était mis à
danser, ce qui faisait trembler mes mains.
- Laisse ça là, mon fils,
dit alors le vieillard Zébédée
en souriant, je puis finir seul. D'ailleurs, un
messager est venu me dire hier que Jacques et Jean
rentrent ce soir.
- Tes fils rentrent ce
soir ?
C'est Jonathan qui avait crié
soudain. Il était devenu fébrile.
C'est que si Jacques et Jean rentraient,
Jésus aussi rentrait. N'était-il pas
allé dans les pays de Tyr et de Sidon avec
ses disciples ? Ainsi Jésus
rentrait ! C'était évidemment le
retour prochain de Jésus qui bouleversait
à ce point le fils d'Ezra.
Je ne l'avais pas revu depuis ce sabbat
mémorable où les gens de Nazareth
avaient voulu le tuer. Je savais qu'il était
demeuré quelque temps dans le pays, qu'il
avait prêché, qu'il avait fait
prêcher aussi ses disciples, les envoyant
dans les villages de Galilée, pour annoncer
le Royaume. C'est ainsi qu'à Naïn
où je me trouvais pendant tout ce
temps-là, j'avais un jour vu venir Philippe
et Nathanaël. Ils avaient chassé
quelques esprits impurs et avaient crié la
venue très proche du Messie mais Ils ne
s'étaient pas arrêtés. Ils
avaient tout un territoire à parcourir, et
ne pouvaient perdre de temps.
Puis, j'avais appris que Jésus et
sa troupe avaient quitté la contrée
pour les pays du nord. Sans doute était-ce
pour échapper un peu à la
requête persistante de guérisons et de
miracles qui assiégeait Jésus.
Peut-être aussi étaient-ils
fatigués. Je me promettais bien, lorsque je
verrais Jean, de me faire raconter tout ce qu'ils
avaient vu et fait.
Pendant tout ce temps-là,
j'étais demeuré hors de
Capernaüm. J'avais peur de Jonathan, je dois
le dire. Et il m'était pénible de
vivre tout près de Joanna sans pouvoir lui
parler. Car je pensais bien que son père maintenait
avec violence
l'interdiction qu'il m'avait faite de la revoir.
Alors, pour laisser passer quelque temps, et
permettre à certaines passions de s'apaiser,
j'étais retourné à Naïn,
dans la famille de ma mère. J'avais
trouvé du travail dans les champs d'un de
mes oncles.
Puis l'attirance de Capernaüm
étant trop forte, j'étais
rentré. Depuis quelques jours, je
travaillais avec l'équipe de
Zébédée. Mais ce
n'était pas seulement pour le travail qu'il
me procurait que je m'étais attaché
au vieillard : j'aimais l'entendre
parler ! Car il n'avait qu'une seule chose en
tête : le Royaume de Dieu, et son
merveilleux prophète ! Parfois, il
s'arrêtait de travailler, et, assis sur les
cordages enroulés sur la grève, il
parlait. Et ses lèvres redisaient les mots
qui avaient été prononcés par
Jésus et que ses fils Jacques et Jean lui
avaient rapportés.
Mais pas une fois encore je
n'étais allé vers la maison de
Jonathan. J'attendais simplement le prochain sabbat
pour voir Joanna et essayer de lui parler.
Je n'avais pu voir Tsadok non plus.
Zébédée me dit qu'il
était parti vers Jérusalem, et qu'il
avait annoncé, avant son départ,
qu'il allait chez des gens de sa parenté,
pour y préparer la venue du Maître. Ce
qui avait fait hausser les épaules aux
anciens de la synagogue.
Cependant, Jonathan, le fils d'Ezra,
m'attendait. Je me hâtai de me laver les
mains dans l'eau du lac qui caressait mes pieds nus
et je lui dis :
- Me voici, je suis prêt.
- Bon, partons.
Que la paix soit avec toi,
Zébédée ! Quand tes fils
seront rentrés, je voudrais les voir !
Pendant un long moment, nous
marchâmes silencieusement ; je n'osais
parler le premier, car ainsi que je l'ai dit,
j'avais grand'peur de Jonathan. Mais je ne pouvais
pas ne pas remarquer quel changement était
intervenu dans sa manière de faire depuis
que je l'avais vu pour la dernière fois. Je
ne doutais pas un instant que la guérison de
Joanna n'en ait été la cause. Et en
imagination j'essayais de me peindre la
rentrée de mon maître à
Capernaüm après les
événements de Nazareth.
Tout à coup, il me parla.
- Elias, c'est Joanna qui m'a
demandé de venir te chercher.
Mon coeur bondit et il dut voir le
langage de mes yeux. Alors, il sourit.
- Elias, si tu veux travailler pour moi
deux ans encore, Joanna sera ta femme.
- Maître, criai-je alors,
tiré hors de moi par une allégresse
que je ne pouvais contenir, Maître, notre
père Jacob a travaillé deux fois sept
ans pour obtenir Rachel. J'en aurais fait
autant ! Car j'aime Joanna !
Il ne me répondit pas, mais dit,
après un long silence :
« Elle était
malheureuse ».
Je tressaillis vivement. Puis mon coeur
se fondit en moi et je me dis :
« C'est qu'elle
m'aime ».
Alors, triomphalement, je
criai :
- Maître, c'est qu'elle
m'aime !
Il ne répondit pas. Je le trouvai
étrange. Je me dis qu'il devait être
malheureux. Comment expliquer son
attitude ?
Nous marchâmes longtemps encore
dans le silence. Mon pas était léger
et je dansais presque. Mais mon compagnon marchait
lourdement et le visage baissé. Je compris
que quelque chose pesait sur son esprit.
- Maître, lui dis-je tout à
coup, je suis heureux que tu
aies accepté la prédication de
Jésus et que tu saches qu'il est dans la
vérité !
Il s'arrêta soudain et comme je
m'arrêtais aussi, surpris, je crus voir, en
l'espace d'une pensée fugitive, comme un
retour de son visage de Nazareth.
- Et qui te dit que j'ai accepté
sa parole ?
Sa voix était sifflante, et son
souffle saccadé. J'étais
atterré. Je ne comprenais pas ce qui se
passait en Jonathan. Il est vrai que personne
n'avait jamais pu, à ma connaissance,
découvrir le sens profond de son âme
au sein de ses humeurs changeantes.
Je ne répondis rien et baissai la
tête comme un coupable ; puis nous nous
remîmes en route.
Après un long moment - et je
pensai qu'il avait voulu prendre son temps pour
laisser s'apaiser une colère grondante qu'il
voulait maintenir au fond de lui - il
parla.
- Il a rendu la vue à Joanna,
dit-il. Et sa voix se fit douce, et se brisa
presque dans quelque chose qui était comme
un sanglot.
Je compris soudain qu'il y avait deux
hommes en Jonathan - deux hommes au moins. Et que
le père de Joanna s'était converti
à Jésus, mais que le pharisien
zélateur de la Loi était toujours
dressé dans une défensive
intransigeante et dans une rigueur inexorable. Et
le père de Joanna était la
première et douloureuse victime du pharisien
intraitable.
Je me dis que le mystère des
âmes est bien impénétrable, que
Dieu seul connaît les pensées des
hommes et que seul il peut les juger. Et mon
bonheur tout nouveau se trouva alourdi tout
à coup par je ne savais quelle
appréhension.
Mais lorsque nous prîmes le chemin
qui va à la maison du bord du lac, Je vis
que Joanna nous attendait.
Elle était appuyée sur la
haie de tamaris et sur le vert sombre sa robe
éclatait de blancheur. Alors je ne vis plus
qu'elle et je ne pensai plus qu'à elle. Et
lorsque nous fûmes arrivés près
de la maison, elle s'approcha, et me prit par la
main.
C'est ainsi que je rentrai chez
Jonathan, le fils d'Ezra, pour le servir pendant
deux ans encore, sans salaire. Après quoi,
il me donnerait pour femme Joanna, sa
fille.
Il me le répéta devant
Joanna et devant sa femme, lorsque nous fûmes
tous réunis dans la grande chambre où
déjà le repas était
préparé. Joanna était
transfigurée et je ne me lassais pas de la
contempler. Depuis plusieurs mois que je ne l'avais
vue, elle était devenue plus belle encore.
De ses yeux, son âme rayonnait et inondait
son visage.
- Que tu es belle, ô ma bien-aimée,
- Que tu es belle !
- Tes yeux sont purs
- Comme ceux d'une colombe !
Je pense que j'aurais volontiers chanté
tout le merveilleux cantique de Salomon à la
Sulamite !
Jonathan, son père, n'avait
d'yeux, aussi, que pour elle. Et je compris
à son regard d'adoration, pourquoi son
orgueil avait accepté de s'humilier. Car mon
maître, incontestablement, avait dû
lutter avant de venir me chercher. Et je me mis
à espérer que, guidé par la
main aimante de Joanna, il pût un jour venir
à Jésus pour accepter sa
vérité ! Mais je sentais bien ce
qu'il faudrait de patience et de force persuasive
de l'amour, pour abattre la citadelle d'orgueil qui
se dressait en son coeur de pharisien, comme une
tour inexpugnable au centre d'une ville.
Nous mangeâmes gaîment. Et
sur ces entrefaites, le soir étant
tombé, nous partîmes, Joanna et moi,
sur le chemin poussiéreux qui bientôt
se perdait dans l'herbe de la colline
parfumée. N'avions-nous pas mille choses
à nous dire ? Et pourtant nous ne nous
dîmes pas grand'chose. Notre âme
était pleine, et le silence, où nous
nous complaisions, était un fardeau
léger pour notre coeur. Nous n'avions pas
besoin de mots. Nous marchions au-devant des
étoiles ; et comme nous gravissions la
colline, le firmament, lui aussi, semblait gravir
la cime du ciel, et chaque pas nouveau faisait
apparaître au-dessus du front du mont, des
étoiles nouvelles. Et notre âme
dansait, au rythme de cette éternelle
harmonie. La rumeur de la ville avait cessé
de nous suivre.
Nous montions dans l'oubli de toutes
choses, nous prenions pied dans l'avenir de notre
rêve, et les légers bruits de la nuit
tombante nous entouraient de présences
mystérieuses.
Nous nous taisions toujours parce que
nous avions peur de parler. Ce qui est divin ne
fait-il pas peur, toujours ? Joanna
s'était pendue à mon bras, et son pas
souple s'était mis à la mesure du
mien.
- À quoi penses-tu ? me
demanda-t-elle soudain.
- Moi ? je pense combien nous
serons heureux plus tard, lorsque nous serons mari
et femme, et que nous porterons ensemble le fardeau
de la vie.
- Moi, dit-elle, je pense au bonheur
d'aujourd'hui. Je n'ai pas assez de coeur pour
étreindre la joie que Dieu me donne ce
soir ; comment veux-tu que j'essaie de jouir
déjà des jours qui ne viendront que
plus tard ?
Je me mis à rire.
- Tu me fais la leçon, Joanna, et
je l'accepte en parfaite humilité. Mais si
je pense à l'avenir, de cette façon, vois-tu,
c'est que
le présent m'y pousse. je vis le
présent dans l'avenir.
- Elias, quelque chose me dit qu'il faut
oublier le passé, et ne pas entrer dans
l'avenir avant l'heure. À chaque jour son
fardeau, sa joie, sa peine.
- Joanna, tu parles mieux que les sages
de la synagogue !
- Ne ris pas, Elias, c'est Tsadok qui
m'a enseigné cela. Et tu sais où lui,
va puiser sa sagesse !
- As-tu revu Jésus depuis le jour
où il t'a ouvert les yeux ? demandai-je
subitement à ma compagne, en
m'arrêtant.
Nous avions atteint le sommet de la
colline, et nous nous assîmes sur des pierres
qui étaient là et qui luisaient
vaguement, sous la lueur qui tombait du firmament.
Et je dis brusquement :
- C'est dans une nuit comme celle-ci que
Jacob notre père dut voir le ciel ouvert et
Dieu jetant sur lui le regard de sa
miséricorde.
Mais Joanna ne répondit
qu'à ma première question.
- Non, je ne l'ai pas revu. Je ne l'ai
vu qu'une fois, et il fut ma première vision
de ce qui est, des hommes et de leur visage, et de
tous les aspects de la vie. Et parce qu'il en fut
ainsi, je ne puis plus regarder quoi que ce soit,
sinon à travers son visage, son sourire, son
regard que je vois toujours penché au-dessus
de moi. Et je ne pense pas que Dieu, s'il a un
visage, en ait un différent du sien.
- C'est vrai, dis-je, il a sur ses
traits une lumière qui ne peut venir que de
Dieu.
- Et quand je regarde notre avenir,
Elias, c'est encore à travers son visage que
je le contemple. On dirait qu'il a ouvert devant
mes pas, devant nos pas, une
porte par laquelle on ne peut faire autrement que
d'entrer, maintenant qu'elle est ouverte.
- Moi aussi j'ai souvent pensé
à cela, interrompis-je. Maintenant que je
l'ai connu, comment pourrais-je penser, croire et
vivre autrement qu'il enseigne ? À
côté de la vie qu'il nous montre comme
avec son doigt et qui est baignée de la
gloire de Dieu, toute autre vie paraît
terne.
- Et pourtant, Elias, il prêche la
pauvreté, et l'humilité, et le
travail joyeux et serviable, même si, en
retour, il ne reçoit pour récompense
que coups et mépris !
- Oui, Joanna, c'est vrai. Mais pourtant
je sens que Dieu est proche de ceux qui vivent
ainsi le coeur purifié de toute convoitise
et de toute violence intérieure, haine ou
colère.
Et nous vivrons ainsi, n'est-ce pas,
Joanna, dis-je, en faisant ma voix plus pressante.
Le bonheur ne peut que venir à celui qui vit
ainsi.
- Oui, le bonheur ! je crois
cela,
reprit Joanna d'une voix rêveuse. Mais de la
souffrance aussi, je pense.
- Crois-tu ? interrompis-je,
étonné.
Elle ne répondit pas et pendant
un long moment elle demeura silencieuse. je la
considérais gravement, avec une sorte de
timidité furtive. J'ai déjà
dit que la fille de Jonathan n'était pas
comme les autres filles de la ville. L'isolement de
toute son existence l'avait obligée à
vivre au dedans d'elle-même, avec ses
pensées, et l'absence de vision avait fait
se développer en elle une clairvoyance plus
aiguë de l'esprit.
- Je pense, dit-elle, que Jésus
de Nazareth ne vivra pas longtemps.
Je songeai à Jonathan, son
père, qui avait excité la populace de
Nazareth à le tuer.
- Mais, dis-je, ceux qui en veulent
à sa vie aujourd'hui apprendront à
l'aimer demain.
Elle secoua la tête
gravement.
- Je ne sais pas, je ne crois pas. Il y
a des hommes qui font brûler toute leur vie
en l'espace de quelques ans ! Ou bien, ils
chargent leur âme de trop lourds
fardeaux ; ils meurent vite, comme
écrasés. C'est comme s'ils portaient
toute l'humanité en eux. Jésus est de
ces hommes-là.
Je ne répondis pas et Joanna se
tut un long moment. Pour moi, je suivais par la
pensée les allées et venues du
Maître de mon âme. Il avait fallu une
simple remarque de Joanna pour m'amener à
découvrir, tout d'un coup, avec quelle
intensité en effet Jésus vivait. Un
seul homme avait créé cette
effervescence des esprits dans tout le pays. Les
regards, les espoirs de tous nos malades pesaient
sur lui, ainsi que tous les désirs profonds
des âmes, souvent inexprimés. Et je me
souvins que le vieillard
Zébédée m'avait raconté
ce que lui avaient dit ses fils de Jésus,
combien la misère morale des hommes, leur
péché, leur indifférence,
étaient comme des meules de moulin lui
broyant lentement le coeur.
- C'est vrai, dis-je à Joanna. Il
en porte trop à lui tout seul. Il veut
ouvrir un chemin aux hommes, mais on ne le suit pas
comme il faudrait. Il doit nous traîner
tous.
- Ce sont les hommes qu'il veut sauver
qui le feront mourir !
- Joanna, ne parle pas de sa
mort !
À mes yeux, il est le maître de la
vie.
Tu ne l'as pas vu comme moi, dans la
lumière dorée du soleil, sur le front
de cette colline, alors qu'il parlait à la
foule et qu'il proclamait le nom des bienheureux
pour qui doit venir le Royaume !
- Non, je ne l'ai pas vu ce
jour-là ! Mais ne t'ai-je pas dit que
la première fois que j'ai contemplé
la lumière du soleil c'était sur son
visage, et que c'était en même temps
comme si la gloire de Dieu s'était
répandue sur ses traits ? Et
c'était la gloire de Dieu, Elias, la gloire
de la vie, et la grande clarté du soleil
était sombre à côté
d'elle.
Ainsi parlions-nous de celui que nos
âmes connaissaient si peu encore mais en qui
elles pressentaient le merveilleux ouvrier de Dieu,
le charpentier divin, qui devait édifier nos
vies pour le bonheur. Tumultueusement mon coeur
allait vers lui, à qui je voulais confier
nos deux vies, afin qu'il les revêtît
de la splendeur de la sienne ! en qui je
devinais, obscurément, une
mystérieuse souffrance à laquelle
nous ne pouvions ni les uns ni les autres
être étrangers.
Et je sentais, au frémissement de
la main de Joanna placée sur la mienne,
qu'elle partageait mon émotion. Et comme son
visage était tout près du mien,
éclairé vaguement par cette sorte de
clarté légère et
mystérieuse qui flottait autour de nous, car
nous n'étions encore qu'au seuil de la nuit,
je vis deux larmes couler lentement de ses yeux,
sur son visage pâle et tiré dans une
sorte d'angoisse.
Un long moment nous demeurâmes
silencieux, perdus dans nos pensées. Puis
nous nous levâmes, pour redescendre à
Capernaüm. Nous avions promis de ne pas nous
attarder trop longtemps.
Comme il faisait bon ! Il nous
semblait être suspendus dans la nuit. De
temps à autre montait du bas un cri
solitaire, soit d'un chien, soit d'une bête
laissée au pâturage.
Parfois une lueur fugitive trahissait la
présence d'une lampe sur
le rebord d'une fenêtre ; la ville se
disposait à s'endormir
bientôt.
C'est alors que Joanna le vit. Elle me
saisit précipitamment le bras.
- Regarde !
Ce ne pouvait être que lui. Sa
robe blanche apparaissait comme une tache de
lumière, dans la nuit bleue. Elle se mouvait
lentement. Mais parfois, elle s'immobilisait un
long moment et nous devinions son visage
tourné vers les étoiles. Pas un
instant nous ne pensâmes à un
fantôme : nous savions que
c'était lui. Il nous semblait
nécessaire que dans cette solitude
bénie où nous venions de vivre un
moment de bonheur intense et où nous venions
de parler de lui, il apparût tout à
coup, et répondît ainsi à une
secrète prière que ni l'un ni
l'autre, pourtant, nous n'avions
articulée.
Joanna était appuyée sur
mon bras.
Alors, nous vîmes la tache blanche
venir vers nous. Puis nous entendîmes le
bruit de ses pas sur l'herbe. Il nous avait vus,
sans doute. Je dis à Joanna :
- Il devait prier ici, tout seul. Tsadok
m'a dit un jour que c'était son habitude.
Parfois, il passe même la nuit tout
entière sur les collines, conversant sans
doute avec les anges. Nous avons dû le
déranger.
- Je ne sais, dit Joanna. Il me semble
que ses prières doivent être
peuplées de nos misères. Il doit nous
avoir tous à ses côtés, quand
il prie. Alors, que nous soyons ici ne doit pas le
déranger !
- Joanna, repris-je, où vas-tu
donc chercher toutes ces
pensées ?
- Chut ! Le voilà qui
vient !
Il n'était plus maintenant
qu'à quelques pas de nous. Certainement,
malgré l'obscurité, il nous reconnut.
Il s'arrêta.
Alors, poussés par un instinct
irrésistible, nous nous agenouillâmes
devant lui, côte à côte, comme
si nous voulions fondre nos deux vies en une seule,
et la lui offrir. Et nous attendîmes.
J'ignore encore aujourd'hui quelle pensée
nous poussa tous deux à agir ainsi d'un
commun accord. Aucune pensée, sans doute,
mais le seul besoin surgi soudain des profondeurs
de nous-mêmes de recevoir quelque chose de sa
présence, de son passage. Ne nous
semblait-il pas tenir un peu du ciel dans ses
longues mains blanches que le travail du bois avait
durcies, mais dont le délicat toucher avait
rempli de la lumière du jour les yeux
fermés de Joanna ?
Nous attendions. Peut-être
sentions-nous que nos fiançailles seraient
déjà des noces pures, infrangibles,
éternelles, si ses mains mêmes en
nouaient le noeud, si son sourire fraternel et
divin tout ensemble y apportait sa lumière,
si sa prière y mettait son
sceau !
Nous sentîmes ses doigts se poser
sur nos têtes, et nous tressaillîmes
à leur légère pression. Aucun
bruit ne troublait l'indicible paix de la nuit,
sauf celui de nos coeurs qui battaient. Mais
même nos coeurs tumultueux se turent, et un
apaisement infini nous envahit. Une extraordinaire
légèreté faisait nos
âmes et nos corps oublieux de la terre, de
ses travaux, et de ses perplexités. Nous
étions transportés ailleurs, tout
simplement.
Combien de temps restâmes-nous
ainsi, courbés sous la joie, je ne sais.
Quand nous relevâmes la tête, il
n'était plus là.
Nous nous mîmes à marcher
sans souffler mot. C'eût été un
crime contre Dieu et contre les choses saintes, que
de rompre le silence imposé par sa
présence. Nous descendîmes la colline
d'un pas rapide. Nous nous tenions par la main.
Mais notre pensée demeurait suspendue tout en
haut, à
ce nouveau Béthel que nous venions de
quitter.
Nous retombâmes sur terre, dans la
réalité, en entendant un tumulte de
voix dans la grande chambre de la maison de
Jonathan. Des éclats de colère
s'échappaient par la porte ouverte. Nous
nous hâtâmes, Joanna et moi, saisis
d'une sorte d'appréhension.
Nous pûmes voir deux hommes
dressés l'un contre l'autre, dans la
clarté fumeuse dont la salle était
pleine. L'un était le père de Joanna,
le visage convulsé et la bouche
mauvaise.
L'autre était Jean, le fils de
Zébédée. Il avait le visage
enflammé, et j'ai encore aujourd'hui dans
l'oreille la parole qu'il prononça de sa
voix de tonnerre, au point que tout trembla dans la
maison.
- Et je te dis, moi, que ce Jésus
que tu hais, Jonathan, n'est autre que
l'envoyé du Très-Haut, le Messie
promis à nos pères, le Christ de
Dieu !
Jonathan tremblait de tous ses membres.
Si Joanna n'était soudain apparue et ne
s'était jetée vers lui, pour retenir
son bras levé, je pense qu'il aurait
jeté quelque chose à la tête de
Jean et de Jacques qui était là
aussi. Il se contenta de crier :
« Va-t-en, fils de chien,
va-t-en ! »
Les deux fils de
Zébédée sortirent
silencieusement. Pour moi, j'étais
consterné. Quant à Joanna, les bras
au cou de son père, elle essayait de le
calmer. Elle n'y parvint qu'à grand'peine.
Mais je voyais à ses yeux remplis de larmes
que son chagrin était immense.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |