Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

DEUXIÈME PARTIE

LA CROIX DE JONATHAN

VIII

VERS LA VIE

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 Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis la guérison de Joanna. Un jour, aux approches du soir, alors que je me trouvais au bord du lac, à l'endroit où les pêcheurs tirent leurs barques à la côte quand la pêche est finie, et que j'aidais Zébédée à réparer la voile de son bateau, Jonathan, le fils d'Ezra, apparut soudain, ce qui me troubla violemment, car j'avais tout à craindre de cet homme terrible.
Il était calme comme en ses meilleurs jours. Il me dit :
- Elias, si tu veux rentrer à l'atelier, ta place t'attend.

J'étais suffoqué et ne sus que répondre. C'est alors que je remarquai que son regard était triste et je devinai qu'il désirait insister pour que je retourne chez lui, mais que son orgueil l'en empêchait.
- J'irai, maître, lui dis-je enfin. J'ai presque fini ce travail.

Mon coeur s'était mis à danser, ce qui faisait trembler mes mains.
- Laisse ça là, mon fils, dit alors le vieillard Zébédée en souriant, je puis finir seul. D'ailleurs, un messager est venu me dire hier que Jacques et Jean rentrent ce soir.
- Tes fils rentrent ce soir ?

C'est Jonathan qui avait crié soudain. Il était devenu fébrile. C'est que si Jacques et Jean rentraient, Jésus aussi rentrait. N'était-il pas allé dans les pays de Tyr et de Sidon avec ses disciples ? Ainsi Jésus rentrait ! C'était évidemment le retour prochain de Jésus qui bouleversait à ce point le fils d'Ezra.

Je ne l'avais pas revu depuis ce sabbat mémorable où les gens de Nazareth avaient voulu le tuer. Je savais qu'il était demeuré quelque temps dans le pays, qu'il avait prêché, qu'il avait fait prêcher aussi ses disciples, les envoyant dans les villages de Galilée, pour annoncer le Royaume. C'est ainsi qu'à Naïn où je me trouvais pendant tout ce temps-là, j'avais un jour vu venir Philippe et Nathanaël. Ils avaient chassé quelques esprits impurs et avaient crié la venue très proche du Messie mais Ils ne s'étaient pas arrêtés. Ils avaient tout un territoire à parcourir, et ne pouvaient perdre de temps.
Puis, j'avais appris que Jésus et sa troupe avaient quitté la contrée pour les pays du nord. Sans doute était-ce pour échapper un peu à la requête persistante de guérisons et de miracles qui assiégeait Jésus. Peut-être aussi étaient-ils fatigués. Je me promettais bien, lorsque je verrais Jean, de me faire raconter tout ce qu'ils avaient vu et fait.

Pendant tout ce temps-là, j'étais demeuré hors de Capernaüm. J'avais peur de Jonathan, je dois le dire. Et il m'était pénible de vivre tout près de Joanna sans pouvoir lui parler. Car je pensais bien que son père maintenait avec violence l'interdiction qu'il m'avait faite de la revoir. Alors, pour laisser passer quelque temps, et permettre à certaines passions de s'apaiser, j'étais retourné à Naïn, dans la famille de ma mère. J'avais trouvé du travail dans les champs d'un de mes oncles.
Puis l'attirance de Capernaüm étant trop forte, j'étais rentré. Depuis quelques jours, je travaillais avec l'équipe de Zébédée. Mais ce n'était pas seulement pour le travail qu'il me procurait que je m'étais attaché au vieillard : j'aimais l'entendre parler ! Car il n'avait qu'une seule chose en tête : le Royaume de Dieu, et son merveilleux prophète ! Parfois, il s'arrêtait de travailler, et, assis sur les cordages enroulés sur la grève, il parlait. Et ses lèvres redisaient les mots qui avaient été prononcés par Jésus et que ses fils Jacques et Jean lui avaient rapportés.
Mais pas une fois encore je n'étais allé vers la maison de Jonathan. J'attendais simplement le prochain sabbat pour voir Joanna et essayer de lui parler.

Je n'avais pu voir Tsadok non plus. Zébédée me dit qu'il était parti vers Jérusalem, et qu'il avait annoncé, avant son départ, qu'il allait chez des gens de sa parenté, pour y préparer la venue du Maître. Ce qui avait fait hausser les épaules aux anciens de la synagogue.
Cependant, Jonathan, le fils d'Ezra, m'attendait. Je me hâtai de me laver les mains dans l'eau du lac qui caressait mes pieds nus et je lui dis :
- Me voici, je suis prêt.
- Bon, partons.
Que la paix soit avec toi, Zébédée ! Quand tes fils seront rentrés, je voudrais les voir !

Pendant un long moment, nous marchâmes silencieusement ; je n'osais parler le premier, car ainsi que je l'ai dit, j'avais grand'peur de Jonathan. Mais je ne pouvais pas ne pas remarquer quel changement était intervenu dans sa manière de faire depuis que je l'avais vu pour la dernière fois. Je ne doutais pas un instant que la guérison de Joanna n'en ait été la cause. Et en imagination j'essayais de me peindre la rentrée de mon maître à Capernaüm après les événements de Nazareth.
Tout à coup, il me parla.
- Elias, c'est Joanna qui m'a demandé de venir te chercher.

Mon coeur bondit et il dut voir le langage de mes yeux. Alors, il sourit.
- Elias, si tu veux travailler pour moi deux ans encore, Joanna sera ta femme.
- Maître, criai-je alors, tiré hors de moi par une allégresse que je ne pouvais contenir, Maître, notre père Jacob a travaillé deux fois sept ans pour obtenir Rachel. J'en aurais fait autant ! Car j'aime Joanna !

Il ne me répondit pas, mais dit, après un long silence : « Elle était malheureuse ».
Je tressaillis vivement. Puis mon coeur se fondit en moi et je me dis : « C'est qu'elle m'aime ».
Alors, triomphalement, je criai :
- Maître, c'est qu'elle m'aime !

Il ne répondit pas. Je le trouvai étrange. Je me dis qu'il devait être malheureux. Comment expliquer son attitude ?
Nous marchâmes longtemps encore dans le silence. Mon pas était léger et je dansais presque. Mais mon compagnon marchait lourdement et le visage baissé. Je compris que quelque chose pesait sur son esprit.
- Maître, lui dis-je tout à coup, je suis heureux que tu aies accepté la prédication de Jésus et que tu saches qu'il est dans la vérité !

Il s'arrêta soudain et comme je m'arrêtais aussi, surpris, je crus voir, en l'espace d'une pensée fugitive, comme un retour de son visage de Nazareth.
- Et qui te dit que j'ai accepté sa parole ?

Sa voix était sifflante, et son souffle saccadé. J'étais atterré. Je ne comprenais pas ce qui se passait en Jonathan. Il est vrai que personne n'avait jamais pu, à ma connaissance, découvrir le sens profond de son âme au sein de ses humeurs changeantes.
Je ne répondis rien et baissai la tête comme un coupable ; puis nous nous remîmes en route.
Après un long moment - et je pensai qu'il avait voulu prendre son temps pour laisser s'apaiser une colère grondante qu'il voulait maintenir au fond de lui - il parla.
- Il a rendu la vue à Joanna, dit-il. Et sa voix se fit douce, et se brisa presque dans quelque chose qui était comme un sanglot.

Je compris soudain qu'il y avait deux hommes en Jonathan - deux hommes au moins. Et que le père de Joanna s'était converti à Jésus, mais que le pharisien zélateur de la Loi était toujours dressé dans une défensive intransigeante et dans une rigueur inexorable. Et le père de Joanna était la première et douloureuse victime du pharisien intraitable.
Je me dis que le mystère des âmes est bien impénétrable, que Dieu seul connaît les pensées des hommes et que seul il peut les juger. Et mon bonheur tout nouveau se trouva alourdi tout à coup par je ne savais quelle appréhension.
Mais lorsque nous prîmes le chemin qui va à la maison du bord du lac, Je vis que Joanna nous attendait.
Elle était appuyée sur la haie de tamaris et sur le vert sombre sa robe éclatait de blancheur. Alors je ne vis plus qu'elle et je ne pensai plus qu'à elle. Et lorsque nous fûmes arrivés près de la maison, elle s'approcha, et me prit par la main.

C'est ainsi que je rentrai chez Jonathan, le fils d'Ezra, pour le servir pendant deux ans encore, sans salaire. Après quoi, il me donnerait pour femme Joanna, sa fille.
Il me le répéta devant Joanna et devant sa femme, lorsque nous fûmes tous réunis dans la grande chambre où déjà le repas était préparé. Joanna était transfigurée et je ne me lassais pas de la contempler. Depuis plusieurs mois que je ne l'avais vue, elle était devenue plus belle encore. De ses yeux, son âme rayonnait et inondait son visage.

Que tu es belle, ô ma bien-aimée,
Que tu es belle !
Tes yeux sont purs
Comme ceux d'une colombe !

Je pense que j'aurais volontiers chanté tout le merveilleux cantique de Salomon à la Sulamite !
Jonathan, son père, n'avait d'yeux, aussi, que pour elle. Et je compris à son regard d'adoration, pourquoi son orgueil avait accepté de s'humilier. Car mon maître, incontestablement, avait dû lutter avant de venir me chercher. Et je me mis à espérer que, guidé par la main aimante de Joanna, il pût un jour venir à Jésus pour accepter sa vérité ! Mais je sentais bien ce qu'il faudrait de patience et de force persuasive de l'amour, pour abattre la citadelle d'orgueil qui se dressait en son coeur de pharisien, comme une tour inexpugnable au centre d'une ville.

Nous mangeâmes gaîment. Et sur ces entrefaites, le soir étant tombé, nous partîmes, Joanna et moi, sur le chemin poussiéreux qui bientôt se perdait dans l'herbe de la colline parfumée. N'avions-nous pas mille choses à nous dire ? Et pourtant nous ne nous dîmes pas grand'chose. Notre âme était pleine, et le silence, où nous nous complaisions, était un fardeau léger pour notre coeur. Nous n'avions pas besoin de mots. Nous marchions au-devant des étoiles ; et comme nous gravissions la colline, le firmament, lui aussi, semblait gravir la cime du ciel, et chaque pas nouveau faisait apparaître au-dessus du front du mont, des étoiles nouvelles. Et notre âme dansait, au rythme de cette éternelle harmonie. La rumeur de la ville avait cessé de nous suivre.
Nous montions dans l'oubli de toutes choses, nous prenions pied dans l'avenir de notre rêve, et les légers bruits de la nuit tombante nous entouraient de présences mystérieuses.
Nous nous taisions toujours parce que nous avions peur de parler. Ce qui est divin ne fait-il pas peur, toujours ? Joanna s'était pendue à mon bras, et son pas souple s'était mis à la mesure du mien.
- À quoi penses-tu ? me demanda-t-elle soudain.
- Moi ? je pense combien nous serons heureux plus tard, lorsque nous serons mari et femme, et que nous porterons ensemble le fardeau de la vie.
- Moi, dit-elle, je pense au bonheur d'aujourd'hui. Je n'ai pas assez de coeur pour étreindre la joie que Dieu me donne ce soir ; comment veux-tu que j'essaie de jouir déjà des jours qui ne viendront que plus tard ?

Je me mis à rire.
- Tu me fais la leçon, Joanna, et je l'accepte en parfaite humilité. Mais si je pense à l'avenir, de cette façon, vois-tu, c'est que le présent m'y pousse. je vis le présent dans l'avenir.
- Elias, quelque chose me dit qu'il faut oublier le passé, et ne pas entrer dans l'avenir avant l'heure. À chaque jour son fardeau, sa joie, sa peine.
- Joanna, tu parles mieux que les sages de la synagogue !
- Ne ris pas, Elias, c'est Tsadok qui m'a enseigné cela. Et tu sais où lui, va puiser sa sagesse !
- As-tu revu Jésus depuis le jour où il t'a ouvert les yeux ? demandai-je subitement à ma compagne, en m'arrêtant.

Nous avions atteint le sommet de la colline, et nous nous assîmes sur des pierres qui étaient là et qui luisaient vaguement, sous la lueur qui tombait du firmament. Et je dis brusquement :
- C'est dans une nuit comme celle-ci que Jacob notre père dut voir le ciel ouvert et Dieu jetant sur lui le regard de sa miséricorde.

Mais Joanna ne répondit qu'à ma première question.
- Non, je ne l'ai pas revu. Je ne l'ai vu qu'une fois, et il fut ma première vision de ce qui est, des hommes et de leur visage, et de tous les aspects de la vie. Et parce qu'il en fut ainsi, je ne puis plus regarder quoi que ce soit, sinon à travers son visage, son sourire, son regard que je vois toujours penché au-dessus de moi. Et je ne pense pas que Dieu, s'il a un visage, en ait un différent du sien.
- C'est vrai, dis-je, il a sur ses traits une lumière qui ne peut venir que de Dieu.

- Et quand je regarde notre avenir, Elias, c'est encore à travers son visage que je le contemple. On dirait qu'il a ouvert devant mes pas, devant nos pas, une porte par laquelle on ne peut faire autrement que d'entrer, maintenant qu'elle est ouverte.
- Moi aussi j'ai souvent pensé à cela, interrompis-je. Maintenant que je l'ai connu, comment pourrais-je penser, croire et vivre autrement qu'il enseigne ? À côté de la vie qu'il nous montre comme avec son doigt et qui est baignée de la gloire de Dieu, toute autre vie paraît terne.
- Et pourtant, Elias, il prêche la pauvreté, et l'humilité, et le travail joyeux et serviable, même si, en retour, il ne reçoit pour récompense que coups et mépris !
- Oui, Joanna, c'est vrai. Mais pourtant je sens que Dieu est proche de ceux qui vivent ainsi le coeur purifié de toute convoitise et de toute violence intérieure, haine ou colère.
Et nous vivrons ainsi, n'est-ce pas, Joanna, dis-je, en faisant ma voix plus pressante. Le bonheur ne peut que venir à celui qui vit ainsi.
- Oui, le bonheur ! je crois cela, reprit Joanna d'une voix rêveuse. Mais de la souffrance aussi, je pense.
- Crois-tu ? interrompis-je, étonné.

Elle ne répondit pas et pendant un long moment elle demeura silencieuse. je la considérais gravement, avec une sorte de timidité furtive. J'ai déjà dit que la fille de Jonathan n'était pas comme les autres filles de la ville. L'isolement de toute son existence l'avait obligée à vivre au dedans d'elle-même, avec ses pensées, et l'absence de vision avait fait se développer en elle une clairvoyance plus aiguë de l'esprit.
- Je pense, dit-elle, que Jésus de Nazareth ne vivra pas longtemps.

Je songeai à Jonathan, son père, qui avait excité la populace de Nazareth à le tuer.
- Mais, dis-je, ceux qui en veulent à sa vie aujourd'hui apprendront à l'aimer demain.

Elle secoua la tête gravement.
- Je ne sais pas, je ne crois pas. Il y a des hommes qui font brûler toute leur vie en l'espace de quelques ans ! Ou bien, ils chargent leur âme de trop lourds fardeaux ; ils meurent vite, comme écrasés. C'est comme s'ils portaient toute l'humanité en eux. Jésus est de ces hommes-là.

Je ne répondis pas et Joanna se tut un long moment. Pour moi, je suivais par la pensée les allées et venues du Maître de mon âme. Il avait fallu une simple remarque de Joanna pour m'amener à découvrir, tout d'un coup, avec quelle intensité en effet Jésus vivait. Un seul homme avait créé cette effervescence des esprits dans tout le pays. Les regards, les espoirs de tous nos malades pesaient sur lui, ainsi que tous les désirs profonds des âmes, souvent inexprimés. Et je me souvins que le vieillard Zébédée m'avait raconté ce que lui avaient dit ses fils de Jésus, combien la misère morale des hommes, leur péché, leur indifférence, étaient comme des meules de moulin lui broyant lentement le coeur.
- C'est vrai, dis-je à Joanna. Il en porte trop à lui tout seul. Il veut ouvrir un chemin aux hommes, mais on ne le suit pas comme il faudrait. Il doit nous traîner tous.
- Ce sont les hommes qu'il veut sauver qui le feront mourir !
- Joanna, ne parle pas de sa mort ! À mes yeux, il est le maître de la vie.
Tu ne l'as pas vu comme moi, dans la lumière dorée du soleil, sur le front de cette colline, alors qu'il parlait à la foule et qu'il proclamait le nom des bienheureux pour qui doit venir le Royaume !
- Non, je ne l'ai pas vu ce jour-là ! Mais ne t'ai-je pas dit que la première fois que j'ai contemplé la lumière du soleil c'était sur son visage, et que c'était en même temps comme si la gloire de Dieu s'était répandue sur ses traits ? Et c'était la gloire de Dieu, Elias, la gloire de la vie, et la grande clarté du soleil était sombre à côté d'elle.

Ainsi parlions-nous de celui que nos âmes connaissaient si peu encore mais en qui elles pressentaient le merveilleux ouvrier de Dieu, le charpentier divin, qui devait édifier nos vies pour le bonheur. Tumultueusement mon coeur allait vers lui, à qui je voulais confier nos deux vies, afin qu'il les revêtît de la splendeur de la sienne ! en qui je devinais, obscurément, une mystérieuse souffrance à laquelle nous ne pouvions ni les uns ni les autres être étrangers.
Et je sentais, au frémissement de la main de Joanna placée sur la mienne, qu'elle partageait mon émotion. Et comme son visage était tout près du mien, éclairé vaguement par cette sorte de clarté légère et mystérieuse qui flottait autour de nous, car nous n'étions encore qu'au seuil de la nuit, je vis deux larmes couler lentement de ses yeux, sur son visage pâle et tiré dans une sorte d'angoisse.

Un long moment nous demeurâmes silencieux, perdus dans nos pensées. Puis nous nous levâmes, pour redescendre à Capernaüm. Nous avions promis de ne pas nous attarder trop longtemps.
Comme il faisait bon ! Il nous semblait être suspendus dans la nuit. De temps à autre montait du bas un cri solitaire, soit d'un chien, soit d'une bête laissée au pâturage.
Parfois une lueur fugitive trahissait la présence d'une lampe sur le rebord d'une fenêtre ; la ville se disposait à s'endormir bientôt.
C'est alors que Joanna le vit. Elle me saisit précipitamment le bras.
- Regarde !

Ce ne pouvait être que lui. Sa robe blanche apparaissait comme une tache de lumière, dans la nuit bleue. Elle se mouvait lentement. Mais parfois, elle s'immobilisait un long moment et nous devinions son visage tourné vers les étoiles. Pas un instant nous ne pensâmes à un fantôme : nous savions que c'était lui. Il nous semblait nécessaire que dans cette solitude bénie où nous venions de vivre un moment de bonheur intense et où nous venions de parler de lui, il apparût tout à coup, et répondît ainsi à une secrète prière que ni l'un ni l'autre, pourtant, nous n'avions articulée.
Joanna était appuyée sur mon bras.
Alors, nous vîmes la tache blanche venir vers nous. Puis nous entendîmes le bruit de ses pas sur l'herbe. Il nous avait vus, sans doute. Je dis à Joanna :
- Il devait prier ici, tout seul. Tsadok m'a dit un jour que c'était son habitude. Parfois, il passe même la nuit tout entière sur les collines, conversant sans doute avec les anges. Nous avons dû le déranger.
- Je ne sais, dit Joanna. Il me semble que ses prières doivent être peuplées de nos misères. Il doit nous avoir tous à ses côtés, quand il prie. Alors, que nous soyons ici ne doit pas le déranger !
- Joanna, repris-je, où vas-tu donc chercher toutes ces pensées ?
- Chut ! Le voilà qui vient !

Il n'était plus maintenant qu'à quelques pas de nous. Certainement, malgré l'obscurité, il nous reconnut. Il s'arrêta.
Alors, poussés par un instinct irrésistible, nous nous agenouillâmes devant lui, côte à côte, comme si nous voulions fondre nos deux vies en une seule, et la lui offrir. Et nous attendîmes. J'ignore encore aujourd'hui quelle pensée nous poussa tous deux à agir ainsi d'un commun accord. Aucune pensée, sans doute, mais le seul besoin surgi soudain des profondeurs de nous-mêmes de recevoir quelque chose de sa présence, de son passage. Ne nous semblait-il pas tenir un peu du ciel dans ses longues mains blanches que le travail du bois avait durcies, mais dont le délicat toucher avait rempli de la lumière du jour les yeux fermés de Joanna ?

Nous attendions. Peut-être sentions-nous que nos fiançailles seraient déjà des noces pures, infrangibles, éternelles, si ses mains mêmes en nouaient le noeud, si son sourire fraternel et divin tout ensemble y apportait sa lumière, si sa prière y mettait son sceau !
Nous sentîmes ses doigts se poser sur nos têtes, et nous tressaillîmes à leur légère pression. Aucun bruit ne troublait l'indicible paix de la nuit, sauf celui de nos coeurs qui battaient. Mais même nos coeurs tumultueux se turent, et un apaisement infini nous envahit. Une extraordinaire légèreté faisait nos âmes et nos corps oublieux de la terre, de ses travaux, et de ses perplexités. Nous étions transportés ailleurs, tout simplement.
Combien de temps restâmes-nous ainsi, courbés sous la joie, je ne sais. Quand nous relevâmes la tête, il n'était plus là.

Nous nous mîmes à marcher sans souffler mot. C'eût été un crime contre Dieu et contre les choses saintes, que de rompre le silence imposé par sa présence. Nous descendîmes la colline d'un pas rapide. Nous nous tenions par la main. Mais notre pensée demeurait suspendue tout en haut, à ce nouveau Béthel que nous venions de quitter.

Nous retombâmes sur terre, dans la réalité, en entendant un tumulte de voix dans la grande chambre de la maison de Jonathan. Des éclats de colère s'échappaient par la porte ouverte. Nous nous hâtâmes, Joanna et moi, saisis d'une sorte d'appréhension.
Nous pûmes voir deux hommes dressés l'un contre l'autre, dans la clarté fumeuse dont la salle était pleine. L'un était le père de Joanna, le visage convulsé et la bouche mauvaise.
L'autre était Jean, le fils de Zébédée. Il avait le visage enflammé, et j'ai encore aujourd'hui dans l'oreille la parole qu'il prononça de sa voix de tonnerre, au point que tout trembla dans la maison.
- Et je te dis, moi, que ce Jésus que tu hais, Jonathan, n'est autre que l'envoyé du Très-Haut, le Messie promis à nos pères, le Christ de Dieu !

Jonathan tremblait de tous ses membres. Si Joanna n'était soudain apparue et ne s'était jetée vers lui, pour retenir son bras levé, je pense qu'il aurait jeté quelque chose à la tête de Jean et de Jacques qui était là aussi. Il se contenta de crier : « Va-t-en, fils de chien, va-t-en ! »

Les deux fils de Zébédée sortirent silencieusement. Pour moi, j'étais consterné. Quant à Joanna, les bras au cou de son père, elle essayait de le calmer. Elle n'y parvint qu'à grand'peine. Mais je voyais à ses yeux remplis de larmes que son chagrin était immense.

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