Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VII

JOANNA

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 Je ne revis pas la fille de Jonathan avant le sabbat suivant, à la synagogue ; mais alors, je ne pus lui parler. Sa mère m'écarta de la main quand je voulus m'approcher. À la terreur qui se lisait sur son visage je compris que les deux femmes avaient reçu force avertissements, avec menaces de la part de mon ancien maître, de ne point me laisser les aborder. Je partis donc, tristement. Et comme Capernaüm me semblait vide soudain, sans soleil et sans joie, je prévins ma mère que je pensais aller passer quelques jours à Naïn, mais que je reviendrais avant le prochain sabbat,

Capernaüm était sans joie, en effet. J'étais comme déraciné de mon travail et de mes humbles bonheurs de chaque jour. Et puis Jésus et sa petite troupe étaient partis. La barque de Simon les avait emmenés vers le Midi, vers le pays des Géraséniens. Nul ne savait quand il reviendrait. Le peuple de Capernaüm, hommes des champs et pêcheurs, attendait son retour avec impatience. Mais je sentais que les chefs de la synagogue étaient contents qu'il ne fût pas là. Ils avaient peur de l'empire que Jésus prenait sur les hommes. Ils se disaient que plus son autorité grandissait, plus la leur diminuait. Décidément un clan se formait autour de Jonathan et de quelques autres, et qui entendait bien rendre à Jésus la vie impossible.
Mais ce jour-là Jonathan était absent. Ainsi qu'il l'avait annoncé, il était parti à Nazareth, le pays de sa parenté, pour toute une semaine. Il devait y être encore au prochain sabbat.

Le lendemain de ce premier sabbat, je partis donc dans le dessein de passer quelques jours à Naïn, chez les parents de ma mère. On m'employa, dès que je fus arrivé, à des travaux des champs, ce que je fis volontiers, car le travail use les pensées tristes.
Mais la veille du sabbat suivant, je rentrai à Capernaüm, peu de temps après le milieu du jour.

Je trouvai la ville étrangement émue. Une bonne partie du peuple s'était portée vers le bord de la mer ; et comme je demandais ce qui était arrivé, on me dit que la barque de Simon, le fils de Jona, venait de rentrer, et qu'elle avait ramené Jésus et ses disciples du pays au delà du lac. De toutes parts on s'était porté à sa rencontre, surtout les malades. Même l'un des chefs de la synagogue y était allé, un des premiers, malgré les instances des autres. Mais c'est que sa fille était malade ! Je demandai son nom. C'était, paraît-il, Jaïrus. je me dis : « Celui-là est un père, au moins. Pour l'amour de sa fille, il brave l'opinion de ses amis et leurs froncements de sourcils ! Jonathan, lui, ne ferait pas cela. Il laisserait mourir sa fille plutôt que d'aller demander secours à celui qu'il appelle son ennemi ! »

On ne put me dire si Jésus avait guéri la fille de Jaïrus. Une sorte de mystère planait sur cette affaire. Au moment où il s'approchait de la maison, le bruit avait couru que l'enfant était morte. Mais lorsque Jésus était entré, tous les bruits s'étaient tus dans la maison, et au visage des parents qui accompagnèrent Jésus à la porte lorsqu'il partit quelques instants plus tard, on s'était rendu compte que l'enfant devait être vivante et en bonne santé.
Je me dis - « J'irai l'écouter tout à l'heure. D'ailleurs, il y a trop de monde autour de lui ». Et tout naturellement mes pas me portèrent vers la maison de Jonathan, le fils d'Ezra. Je savais que mon ancien maître n'était pas là, et c'est ce qui me donnait de l'audace.

Lorsque je fus près de la maison solitaire, toute blanche parmi les tamaris, avec, visibles au-dessus du petit mur de la cour, des poutres de bois, un chariot et la quille d'une barque de pêcheur, mon coeur se sentit serré dans l'étau d'un étrange mal. Ah, pouvoir toucher encore ces bois parfumés ! Mais je sentais que ce désir était comme un masque à un désir plus profond, celui de vivre tout près de Joanna, à portée de sa voix de cristal qui était pour moi comme un chant d'oiseau.
Je trouvai la femme de Jonathan appuyée sur les montants de la porte, et fouillant de son regard le chemin par lequel je descendais.
Dès qu'elle me vit, elle me cria quelque chose. Je précipitai mon pas, n'ayant pas compris ce qu'elle me criait. La pauvre femme avait l'air d'être fort en peine. Son visage était revêtu d'angoisse et de je ne sais quelle terreur. je craignis un malheur.
- Qu'y a-t-il ? m'écriai-je.
- Joanna, me cria-t-elle, tu n'as pas vu Joanna ? Je m'approchai rapidement.
- Est-elle donc partie ?
- Je ne sais. J'ai beau crier, elle ne répond pas. Tsadok était ici tout à l'heure. Puis je n'ai plus vu ni l'un ni l'autre.
- Tsadok ?

Je ne sus pourquoi, mais mon coeur se mit à battre plus vite.
- Tsadok est venu ?
- Oui, et depuis une heure je crie et je cours partout. Personne ne les a vus, et pourtant, il m'a semblé que Judith la femme du forgeron m'a regardée d'un air étrange. Et comme je la pressais de questions, elle m'a répondu : « Tu le sauras plus tard ! » Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Maîtresse, lui dis-je, une chose est certaine, tu n'as rien à craindre de Tsadok. Il est mon ami.
- Es-tu bien sûr qu'il ne lui veut pas de mal ?
- Tu penses encore au Tsadok d'autrefois, maîtresse. Jadis il était comme un gros animal furieux, et tout le monde pouvait craindre le pire de lui. Mais maintenant ! Tu sais bien que Jésus l'a guéri et a mis un coeur bon et serviable dans sa poitrine.
- Je ne sais si tu dis vrai, Elias. Je sais que Jonathan l'a en haine, et que cet homme pourrait bien se venger.
- Non, maîtresse, il ne peut pas se venger. Il est un homme nouveau, des disciples de Jésus. Ces hommes-là ne se vengent pas, ils ont promis au Maître de vouer leur vie au service des malheureux.
- Mais où sont-ils partis, et pourquoi Judith m'a-t-elle parlé ainsi ?
- Je ne sais pas, mais je devine quelque chose.

Et comme je disais cela, mon coeur battait d'espérance folle.
- Et sais-tu ce que je pense, maîtresse ? je pense que Tsadok a mené Joanna à Jésus pour qu'il la guérisse.
- Que dis-tu là, Elias ? Mais son père va être fou, si c'est vrai !
- Peut-être ! je pense que Judith, la femme du forgeron doit le savoir, mais elle a sans doute reçu le conseil de se taire jusqu'à ce qu'ils soient revenus.
- Que va dire Jonathan ? Que va dire Jonathan ? Il va nous battre toutes les deux quand il saura ! Oh, malheur !

La pauvre femme était tout en larmes. Était-ce possible qu'elle eût à ce point peur de son mari et de ses colères, qu'elle préférât sa fille malheureuse et enfermée dans sa calamité, au courroux de son mari ! Je pense plutôt qu'elle était en grande angoisse à cause de son incertitude.
Mais je ne tenais plus en place, et cela se comprend. J'étais persuadé maintenant que Joanna avait été emmenée aux pieds de Jésus. Je connaissais Tsadok. Je savais qu'il y pensait depuis longtemps. Je riais en moi-même : il attendait son heure. Il épiait la maison de Jonathan comme un voleur. Le hasard aujourd'hui l'avait servi. Jésus était rentré et Jonathan était parti. Que les hommes sont d'étranges fous ! Il faut user de violence et de ruse pour les contraindre à accepter une grâce de Dieu !
- Maîtresse, dis-je à la femme de Jonathan, je vais chercher Joanna, et je te la ramènerai, sois-en sûre.

Je n'ajoutai cependant pas, bien que j'en fusse certain, que je la ramènerais voyant clair. Mais je désirais que la surprise fût complète, et la joie tellement forte que toutes ses craintes en fussent balayées.

C'est dans la rue qui descend de la synagogue vers la mer que je vis venir de loin Tsadok et Joanna. Tout un peuple de gens criant et chantant les suivait, ce qui faisait un grand tumulte. je n'avais pas besoin d'être prophète pour savoir ce qui s'était passé. je me mis à courir en criant : « Hosanna ! Joanna voit clair ! Joanna est guérie ! »

Je devais être comme fou, car ceux qui étaient auprès de moi me regardaient avec étonnement. À Capernaüm, on s'était habitué aux prodiges journaliers ; un de plus ne soulevait pas un enthousiasme nouveau. On ne comprenait pas que je pusse sauter et hurler ! Comment l'aurait-on compris ? Mon secret était enfoui au plus profond de mon coeur ! Il est vrai, pourtant, qu'à ce moment-là et par mes cris de fou, je le livrais à qui voulait m'entendre. Qui donc ne pouvait découvrir, à me regarder et à m'écouter, que j'aimais Joanna ?

Lorsque j'arrivai près de Joanna et de Tsadok, celui-ci s'écria, en me montrant : « Tiens, voilà Elias qui vient ! » ce qui m'étonna. J'avais oublié que Joanna ne connaissait que ma voix !
Je me précipitai sur ses mains pour les baiser. Et je criai : « Tu vois clair, Joanna ? »
Avais-je besoin de le demander ? Toute la lumière du ciel ruisselait de ses yeux.
« Loué soit Dieu ! » criai-je de toutes mes forces. Et toute la troupe qui nous entourait se mit à crier : Hosanna !

Je cherchais du regard autour de moi. « Où est Jésus ? » demandai-je à Tsadok en haletant, tellement mon coeur battait à tout rompre en ma poitrine.
- Il n'est pas ici, répondit Tsadok. Il est parti. il doit être maintenant sur le chemin de Magdala et de Nazareth
- Ah !

Je songeai à cet instant même que Jonathan était à Nazareth, lui aussi, et une sorte de trouble envahit mon coeur. « Il ne sait pas », me dis-je.
Je regardai Joanna et je surpris ses yeux profonds et graves posés sur moi. Et comme je lui rendais son regard, elle rougit et se détourna.
- Joanna, lui dis-je, ta mère est fort en peine, je l'ai vue tout à l'heure. je lui ai promis de venir te chercher. Elle ne sait où tu es ! Elle croit que tu as été emportée par un bandit, - c'est Tsadok - et qu'elle ne te verra plus !

Elle se mit à rire : « Hâtons-nous, alors ! » cria-t-elle.

Depuis longtemps tout Capernaüm connaissait Joanna, la fille aveugle de Jonathan. Aussi sa guérison ne pouvait manquer de faire grande sensation dans le pays. Une joie profonde et vraie, comme il n'en existe que dans le petit peuple, nous précédait dans la rue et préparait les visages pour nous accueillir. Tsadok dansait et riait en regardant chacun. Pour moi, je me sentais plus de légèreté, et mon âme chantait alors que le marchais à côté de Joanna.

C'est ainsi que nous arrivâmes à la maison. La mère de Joanna était là, sur la porte. J'observai la pauvre femme dont la vie avait toujours été réduite au rôle d'ombre silencieuse auprès de son mari. Je ne pouvais lire encore qu'une grande anxiété sur son visage, de la crainte, et même une sorte de terreur. Tout cela mêlé à de la joie, évidemment. Mais lorsque Joanna se fut jetée à son cou et l'eut baisée avec passion, elle ne put que balbutier : « Que va dire ton père, que va dire ton père ? » Et encore maintenant, je me demande si elle se réjouissait secrètement du bonheur de Jonathan à voir sa fille guérie ou si elle tremblait déjà devant sa colère car c'était Jésus qui l'avait guérie - l'ennemi !

Enfin, nous fûmes seuls, c'est-à-dire qu'il ne resta auprès de nous que les deux ouvriers, Tsadok et quelques voisines. La foule s'était dispersée. Joanna nous raconta alors comment tout s'était passé ; comment Tsadok lui avait parlé depuis longtemps des guérisons de Jésus, pour l'inviter à aller, elle aussi, à celui que Dieu avait envoyé pour sauver les hommes. Elle avait toujours dit non, à cause de son père. N'était-elle pas prisonnière de son autorité ? Mais aujourd'hui il s'était fait plus pressant, s'offrant même de la porter. Elle n'avait pas pu résister à l'appel de la vie. Bien qu'elle n'en dît rien, je devinai que l'absence de son père avait été pour elle comme une porte ouverte sur la vie. Il n'était pas là pour dire non et pour bloquer de son entêtement à haïr Jésus et sa vérité, le chemin des siens vers la joie. Tsadok l'avait alors emmenée. Et grâce à notre ami qui s'était avancé dans la foule comme un bateau s'ouvre un chemin dans les vagues hostiles, elle était arrivée jusqu'au Maître.

Jésus lui avait dit « Que veux-tu, jeune fille ? » Tsadok avait répondu « Maître, elle est aveugle, mais tu peux la guérir ». Mais comme Jésus avait insisté et lui avait demandé : « Crois-tu que je puisse te donner la vue ? » elle avait répondu d'abord : « je suis la fille de Jonathan ton ennemi ! » Elle avait alors entendu son rire. Puis comme la voix avait repris, plus tendre, plus forte aussi : « Crois-tu que je puisse te rendre la vue ? » elle s'était écriée, avec transport : « Oui, Seigneur, je crois ! » C'est alors qu'elle avait senti ses doigts lui toucher les yeux, et que pour la première fois la lumière du dehors avait pénétré en elle, lentement. Elle n'avait vu d'abord qu'un visage penché sur le sien, vague, indécis, qui peu à peu s'était précisé. Et il lui avait semblé que c'était toute la lumière du ciel qui l'inondait, lui venant au travers du sourire et du regard ardent de celui qui venait de la guérir.

Je pense que moi seul j'observai combien le visage de la mère de Joanna était demeuré sombre. Assise sur une natte auprès de l'âtre, elle se balançait lentement et le regard perdu dans un rêve. Joanna aussi fut intriguée à son tour. Elle s'écria : « Mère, qu'y a-t-il donc ? Pourquoi n'es-tu pas joyeuse comme nous tous ? »
C'est alors que sa phrase tomba dans notre silence :
- Comment le pourrais-je ? Ton père est parti.
- Oui, parti dans sa parenté !
- À Nazareth, oui. Il est parti pour le tuer !

Nous sursautâmes tous violemment.
- Pour le tuer ?

Elle fit signe que oui. « Oh, pas de sa main, ajouta-t-elle. Jonathan n'est pas un criminel. C'est un saint homme. Il connaît la Loi. Mais il m'a dit : « Il se moque de la Loi ! C'est un blasphémateur : il mourra » !
- Ah ! dis-je, voilà longtemps qu'il dit cela ! Un tel discours ne veut pas dire qu'il va tuer Jésus !

Elle me regarda longuement et ne dit plus rien. Mais son regard s'attacha à ma mémoire et s'y planta.

La nuit était tombée lorsque Je rentrai dans ma chambre et retrouvai la natte sur laquelle je passais mes nuits.
Mais je ne pus m'endormir. Le souvenir de tout ce qui venait de se passer me rendait fébrile, et l'esprit préoccupé. Ainsi que je l'ai dit, le regard de la mère de Joanna me poursuivait, et sa parole aussi, que j'avais déclarée insignifiante, parce que mon ancien maître l'avait dit tant de fois dans ses moments de colère. Un fâcheux pressentiment prenait corps de plus en plus dans ma pensée ; si bien qu'à la dernière veille de cette nuit sans sommeil, je résolus de partir pour Nazareth dès avant le lever du jour pour chercher Jonathan et lui annoncer la guérison de sa fille.
Je partis donc.

J' avais jugé que j'arriverais à Nazareth vers le milieu du jour, c'est-à-dire au moment où la foule sort de la synagogue, après avoir entendu la lecture de la Loi. Dès mon entrée dans le bourg, après avoir gravi les fortes pentes qui y donnent accès, je vis qu'en effet une grosse animation régnait dans la ville. J'en fus fort étonné, d'autant plus que la passion se lisait sur les visages. Les yeux étincelaient. Les gestes étaient violents.

Près de la synagogue les groupes se faisaient plus denses. Devant le porche même était massé le plus gros de la foule. On gesticulait. Soudain, juste au centre de ce groupe, je vis le visage pâle de Jésus. Il se taisait. Aurait-il voulu parler, sans doute qu'il n'aurait pu le faire. je devinai tout de suite que l'émotion populaire était une violente colère portée à son paroxysme. J'étais rempli de stupeur.
Des poings se tendaient vers Jésus, et des visages étaient tordus en affreuses grimaces. Il semblait que des démons s'étaient emparés de ces hommes.
- Qu'y a-t-il donc ? demandai-je à une femme qui se tenait là, un peu en dehors de la cohue.
- Il y a que le fils de Joseph n'a que ce qu'il mérite, répliqua-t-elle âprement. C'est un blasphémateur ! C'est un fou aussi ; un démon le possède. N'a-t-il pas dit tout à l'heure qu'il était l'oint du Seigneur, le prophète promis ? Tu entends, lui, le fils de Joseph, le charpentier, le fils de Marie, ma voisine ! Lui que j'ai connu toujours, depuis qu'il était comme ça, alors qu'il était encore à la mamelle ? Lui, le prophète ? Le soleil a frappé trop fort sur sa tête !
Il parle bien, oui, il parle bien. Il a toujours bien parlé. Mais ça ne fait pas le Messie de bien parler. Il était bon charpentier aussi ! ça ne fait pas le Messie d'être bon ouvrier !
- Mais, dis-je, il est plus que bon parleur et que bon ouvrier !
- Qu'est-il de plus ? Les chefs de la synagogue lui ont demandé de faire ici les miracles qu'il a faits à Capernaüm et ailleurs ; il s'est contenté de nous insulter.
- Insulter ! Tu dois faire erreur, dis-je, Jésus n'est pas homme à insulter qui que ce soit.
- Qu'a-t-il fait, s'il ne nous a pas insultés ? Il nous dit qu'il est l'Oint du Seigneur, béni éternellement ! On lui demande de le montrer : il nous dit que ses oeuvres, ce n'est pas pour nous ; que le Seigneur nous préfère les Gentils ! Qu'ainsi qu'il l'a fait jadis à Naaman de Syrie et à la veuve du temps d'Elie, ses faveurs sont pour les incirconcis ! Autant dire qu'il veut faire passer les chiens avant nous dans le Royaume de Dieu !
- S'il a dit cela, c'est qu'il a vu que votre coeur était fermé à son égard.
- S'il a dit cela, c'est qu'il n'est pas le Prophète et qu'il a menti ! D'ailleurs le Prophète doit venir de Dieu. Celui-ci vient du milieu de nous. Il ne vaut pas mieux que nous. Il s'accorde des airs de Salomon, ou de rabbin de Jérusalem, c'est tout ce qu'il sait faire !
Il se donne pour excuse que nul n'est prophète en son pays ! Ah ! ah ! Il veut se faire passer pour le Prophète, mais nous le connaissons trop bien. Il n'est qu'un charpentier !

La femme parlait en gesticulant, et d'une voix perçante. Quelques-uns s'étaient joints à elle, et soulignaient de leurs cris chaque parole de son récit.
Soudain, j'aperçus mon ancien maître Jonathan. Je le vis, avec deux ou trois autres, qui s'approchait rapidement du groupe où se tenait Jésus. Je quittai brusquement la femme avec qui je causais. Je venais de me rappeler qu'il me fallait parler à Jonathan. J'avais une précieuse nouvelle à lui apprendre. Je me mis à courir. Mais je le perdis de vue.
C'est alors que pour la première fois j'entendis l'horrible cri, et je sais aujourd'hui que c'est Jonathan qui le poussa.
- À mort ! À mort !

Ce cri fut repris par dix bouches, par vingt bouches, par cent bouches ! Ce n'était qu'un hurlement. Je m'étais arrêté, frappé de stupeur. Et avant que j'eusse eu le temps de comprendre ce qui se passait, je vis plusieurs mains saisir Jésus par les épaules et le pousser en avant ! Le cri dominait toutes les clameurs : « À mort ! »

Que pouvais-je faire ? Je cherchai du regard Pierre et les autres. Manifestement ils n'étaient pas venus avec Jésus. Je me mis à courir. Atteindre Jonathan, je ne le pouvais pas. Dois-je le dire, aussi ? je n'osais pas ! Il était transfiguré par la haine. Sa voix aiguë dominait le tumulte et énervait les hommes, les aiguillonnant vers le meurtre C'était épouvantable. je sanglotais devant tant de folie. Je criais de toutes mes forces : « Arrêtez ! » C'est comme si j'avais voulu de la voix faire reculer les vagues de la mer en tempête !

C'est ainsi que nous arrivâmes à la falaise abrupte qui descend comme un mur, sur la plaine du bas. Je compris alors l'horrible dessein. Je pleurais de rage, comme un enfant. Les hommes me regardaient avec un regard de colère. L'un d'eux même me frappa au visage. « Va-t-en ! » me cria-t-il.
Mais je ne m'en allai point. Quelques femmes étaient là, aussi.
Non loin du bord du précipice, la troupe s'arrêta. Ils se concertaient sans doute avant d'accomplir le crime que le démon de Jonathan leur avait dicté.
C'est alors que je vis qu'ils ne tenaient plus Jésus. Leurs mains l'avaient lâché. Il était debout au milieu d'eux, prisonnier de leur cercle de haine et de leurs visages grimaçants, mais libre.

Je montai sur une pierre qui se trouvait là, et comme Jésus était grand, je pouvais voir tout son visage et ses épaules, de l'endroit où j'étais. C'est alors que j'observai une chose extraordinaire. Le cercle au centre duquel Jésus se tenait debout et libre s'était élargi peu à peu. Le silence tenait la foule dans son étreinte. L'instant était solennel et angoissant. Que se passait-il donc ? il se passait ceci que Jésus les regardait. Je ne sais s'il leur dit quelque chose, j'étais trop loin pour entendre. Mais je voyais son calme magnifique et sa majesté royale. On n'osait plus le toucher. Mon coeur battait à tout rompre, car je voyais un prodige s'accomplir. Tant de beauté et tant de grandeur paralysaient les bras qui devaient le pousser par-dessus le bord, dans le vide. Je sentis alors une grande joie monter en moi et m'inonder. Et dans le grand silence qui pesait sur la foule, je criai de toutes mes forces : « Béni soit celui qui est venu au nom du Seigneur ! »

Je fus moi-même surpris de ce que j'avais crié. Mais pouvais-je faire autrement ? Tous les regards s'étaient tournés vers moi, mais je n'avais d'yeux que pour Jésus. Il me souriait, comme s'il me reconnaissait. il s'approcha alors lentement de l'endroit où je me tenais, étonné maintenant de mon audace et comme pétrifié. Il me mit la main sur l'épaule, sans mot dire, et je sentis combien elle était forte et ferme, comme celle d'un chef. Il dut voir dans mon regard qui était planté droit dans le sien, que je lui appartenais. Mais il ne dit mot. Lentement, il se détourna de moi, fendit la foule qui s'écarta devant lui et s'en alla, calmement, sans hâte, du côté du soleil levant. Bientôt nous le vîmes disparaître derrière un repli du terrain. Aucun de ceux qui étaient autour de moi n'avait fait un pas ou un geste pour le retenir.

J'avais oublié Jonathan, le fils d'Ezra. Je ne le revis que lorsque la foule se fut dispersée lentement et s'en fût retournée vers la ville. Il était assis sur une pierre. Quand il me regarda son visage était hideux. Instinctivement, je fis un pas en arrière : la pensée m'était venue qu'il pourrait me pousser moi-même dans le vide. Quand il se leva, je vis que ses mains avaient saisi deux pierres. Je devinai son intention et sans attendre je me mis à fuir. Les deux pierres roulèrent auprès de moi sans m'atteindre. Jonathan courait aussi en me criant des injures. « Fils de chien, criait-il, je vais t'arracher les deux yeux ! »
Mais il vit bien qu'il ne pourrait me rejoindre. Il s'arrêta. Quand je me retournai, je le vis qui me tendait le poing, avec rage. Alors, je mis mes mains autour de ma bouche et je criai de toutes mes forces :
- Jonathan ! Ta fille est guérie, Joanna voit clair !
C'est Jésus qui l'a guérie ! Ta fille voit clair, Jonathan, Joanna est guérie !

Et je me mis à courir vers la ville pour rejoindre les autres. M'étant arrêté un instant, je vis que le fils d'Ezra n'avait pas bougé de place. Il était comme changé en pierre.
Alors je me mis à plaindre mon ancien maître.

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