Je ne revis pas la fille de Jonathan avant
le sabbat suivant, à la synagogue ;
mais alors, je ne pus lui parler. Sa mère
m'écarta de la main quand je voulus
m'approcher. À la terreur qui se lisait sur
son visage je compris que les deux femmes avaient
reçu force avertissements, avec menaces de
la part de mon ancien maître, de ne point me
laisser les aborder. Je partis donc, tristement. Et
comme Capernaüm me semblait vide soudain, sans
soleil et sans joie, je prévins ma
mère que je pensais aller passer quelques
jours à Naïn, mais que je reviendrais
avant le prochain sabbat,
Capernaüm était sans joie,
en effet. J'étais comme
déraciné de mon travail et de mes
humbles bonheurs de chaque jour. Et puis
Jésus et sa petite troupe étaient
partis. La barque de Simon les avait emmenés
vers le Midi, vers le pays des
Géraséniens. Nul ne savait quand il
reviendrait. Le peuple de Capernaüm, hommes
des champs et pêcheurs, attendait son retour
avec impatience. Mais je sentais
que les chefs de la synagogue étaient
contents qu'il ne fût pas là. Ils
avaient peur de l'empire que Jésus prenait
sur les hommes. Ils se disaient que plus son
autorité grandissait, plus la leur
diminuait. Décidément un clan se
formait autour de Jonathan et de quelques autres,
et qui entendait bien rendre à Jésus
la vie impossible.
Mais ce jour-là Jonathan
était absent. Ainsi qu'il l'avait
annoncé, il était parti à
Nazareth, le pays de sa parenté, pour toute
une semaine. Il devait y être encore au
prochain sabbat.
Le lendemain de ce premier sabbat, je
partis donc dans le dessein de passer quelques
jours à Naïn, chez les parents de ma
mère. On m'employa, dès que je fus
arrivé, à des travaux des champs, ce
que je fis volontiers, car le travail use les
pensées tristes.
Mais la veille du sabbat suivant, je
rentrai à Capernaüm, peu de temps
après le milieu du jour.
Je trouvai la ville étrangement
émue. Une bonne partie du peuple
s'était portée vers le bord de la
mer ; et comme je demandais ce qui
était arrivé, on me dit que la barque
de Simon, le fils de Jona, venait de rentrer, et
qu'elle avait ramené Jésus et ses
disciples du pays au delà du lac. De toutes
parts on s'était porté à sa
rencontre, surtout les malades. Même l'un des
chefs de la synagogue y était allé,
un des premiers, malgré les instances des
autres. Mais c'est que sa fille était
malade ! Je demandai son nom. C'était,
paraît-il, Jaïrus. je me dis :
« Celui-là est un père, au
moins. Pour l'amour de sa fille, il brave l'opinion
de ses amis et leurs froncements de sourcils !
Jonathan, lui, ne ferait pas cela. Il laisserait
mourir sa fille plutôt que d'aller demander
secours à celui qu'il appelle son
ennemi ! »
On ne put me dire si Jésus avait
guéri la fille de Jaïrus. Une sorte de
mystère planait sur cette affaire. Au moment
où il s'approchait de la maison, le bruit
avait couru que l'enfant était morte. Mais
lorsque Jésus était entré,
tous les bruits s'étaient tus dans la
maison, et au visage des parents qui
accompagnèrent Jésus à la
porte lorsqu'il partit quelques instants plus tard,
on s'était rendu compte que l'enfant devait
être vivante et en bonne
santé.
Je me dis - « J'irai
l'écouter tout à l'heure. D'ailleurs,
il y a trop de monde autour de lui ». Et
tout naturellement mes pas me portèrent vers
la maison de Jonathan, le fils d'Ezra. Je savais
que mon ancien maître n'était pas
là, et c'est ce qui me donnait de
l'audace.
Lorsque je fus près de la maison
solitaire, toute blanche parmi les tamaris, avec,
visibles au-dessus du petit mur de la cour, des
poutres de bois, un chariot et la quille d'une
barque de pêcheur, mon coeur se sentit
serré dans l'étau d'un étrange
mal. Ah, pouvoir toucher encore ces bois
parfumés ! Mais je sentais que ce
désir était comme un masque à
un désir plus profond, celui de vivre tout
près de Joanna, à portée de sa
voix de cristal qui était pour moi comme un
chant d'oiseau.
Je trouvai la femme de Jonathan
appuyée sur les montants de la porte, et
fouillant de son regard le chemin par lequel je
descendais.
Dès qu'elle me vit, elle me cria
quelque chose. Je précipitai mon pas,
n'ayant pas compris ce qu'elle me criait. La pauvre
femme avait l'air d'être fort en peine. Son
visage était revêtu d'angoisse et de
je ne sais quelle terreur. je craignis un
malheur.
- Qu'y a-t-il ?
m'écriai-je.
- Joanna, me cria-t-elle, tu n'as pas vu
Joanna ? Je m'approchai rapidement.
- Est-elle donc partie ?
- Je ne sais. J'ai beau crier, elle ne
répond pas. Tsadok était ici tout
à l'heure. Puis je n'ai plus vu ni l'un ni
l'autre.
- Tsadok ?
Je ne sus pourquoi, mais mon coeur se
mit à battre plus vite.
- Tsadok est venu ?
- Oui, et depuis une heure je crie et je
cours partout. Personne ne les a vus, et pourtant,
il m'a semblé que Judith la femme du
forgeron m'a regardée d'un air
étrange. Et comme je la pressais de
questions, elle m'a répondu :
« Tu le sauras plus
tard ! » Qu'est-ce que cela veut
dire ?
- Maîtresse, lui dis-je, une chose
est certaine, tu n'as rien à craindre de
Tsadok. Il est mon ami.
- Es-tu bien sûr qu'il ne lui veut
pas de mal ?
- Tu penses encore au Tsadok
d'autrefois, maîtresse. Jadis il était
comme un gros animal furieux, et tout le monde
pouvait craindre le pire de lui. Mais
maintenant ! Tu sais bien que Jésus l'a
guéri et a mis un coeur bon et serviable
dans sa poitrine.
- Je ne sais si tu dis vrai, Elias. Je
sais que Jonathan l'a en haine, et que cet homme
pourrait bien se venger.
- Non, maîtresse, il ne peut pas
se venger. Il est un homme nouveau, des disciples
de Jésus. Ces hommes-là ne se vengent
pas, ils ont promis au Maître de vouer leur
vie au service des malheureux.
- Mais où sont-ils partis, et
pourquoi Judith m'a-t-elle parlé
ainsi ?
- Je ne sais pas, mais je devine quelque
chose.
Et comme je disais cela, mon coeur
battait d'espérance folle.
- Et sais-tu ce que je pense,
maîtresse ? je pense que Tsadok a
mené Joanna à Jésus pour qu'il
la guérisse.
- Que dis-tu là, Elias ?
Mais son père va être fou, si c'est
vrai !
- Peut-être ! je pense que
Judith, la femme du forgeron doit le savoir, mais
elle a sans doute reçu le conseil de se
taire jusqu'à ce qu'ils soient
revenus.
- Que va dire Jonathan ? Que va
dire Jonathan ? Il va nous battre toutes les
deux quand il saura ! Oh,
malheur !
La pauvre femme était tout en
larmes. Était-ce possible qu'elle eût
à ce point peur de son mari et de ses
colères, qu'elle
préférât sa fille malheureuse
et enfermée dans sa calamité, au
courroux de son mari ! Je pense plutôt
qu'elle était en grande angoisse à
cause de son incertitude.
Mais je ne tenais plus en place, et cela
se comprend. J'étais persuadé
maintenant que Joanna avait été
emmenée aux pieds de Jésus. Je
connaissais Tsadok. Je savais qu'il y pensait
depuis longtemps. Je riais en moi-même :
il attendait son heure. Il épiait la maison
de Jonathan comme un voleur. Le hasard aujourd'hui
l'avait servi. Jésus était
rentré et Jonathan était parti. Que
les hommes sont d'étranges fous ! Il
faut user de violence et de ruse pour les
contraindre à accepter une grâce de
Dieu !
- Maîtresse, dis-je à la
femme de Jonathan, je vais chercher Joanna, et je
te la ramènerai, sois-en sûre.
Je n'ajoutai cependant pas, bien que
j'en fusse certain, que je la ramènerais
voyant clair. Mais je désirais que la
surprise fût complète, et la joie
tellement forte que toutes ses craintes en fussent
balayées.
C'est dans la rue qui descend de la
synagogue vers la mer que je vis venir de loin
Tsadok et Joanna. Tout un peuple de gens criant et
chantant les suivait, ce qui faisait un grand
tumulte. je n'avais pas besoin d'être prophète pour
savoir ce
qui s'était passé. je me mis à
courir en criant : « Hosanna !
Joanna voit clair ! Joanna est
guérie ! »
Je devais être comme fou, car ceux
qui étaient auprès de moi me
regardaient avec étonnement. À
Capernaüm, on s'était habitué
aux prodiges journaliers ; un de plus ne
soulevait pas un enthousiasme nouveau. On ne
comprenait pas que je pusse sauter et hurler !
Comment l'aurait-on compris ? Mon secret
était enfoui au plus profond de mon
coeur ! Il est vrai, pourtant, qu'à ce
moment-là et par mes cris de fou, je le
livrais à qui voulait m'entendre. Qui donc
ne pouvait découvrir, à me regarder
et à m'écouter, que j'aimais
Joanna ?
Lorsque j'arrivai près de Joanna
et de Tsadok, celui-ci s'écria, en me
montrant : « Tiens, voilà
Elias qui vient ! » ce qui
m'étonna. J'avais oublié que Joanna
ne connaissait que ma voix !
Je me précipitai sur ses mains
pour les baiser. Et je criai : « Tu
vois clair, Joanna ? »
Avais-je besoin de le demander ?
Toute la lumière du ciel ruisselait de ses
yeux.
« Loué soit
Dieu ! » criai-je de toutes mes
forces. Et toute la troupe qui nous entourait se
mit à crier : Hosanna !
Je cherchais du regard autour de moi.
« Où est
Jésus ? » demandai-je
à Tsadok en haletant, tellement mon coeur
battait à tout rompre en ma
poitrine.
- Il n'est pas ici, répondit
Tsadok. Il est parti. il doit être maintenant
sur le chemin de Magdala et de Nazareth
- Ah !
Je songeai à cet instant
même que Jonathan était à
Nazareth, lui aussi, et une sorte de trouble
envahit mon coeur. « Il ne sait
pas », me dis-je.
Je regardai Joanna et je surpris ses
yeux profonds et graves
posés sur moi. Et comme je lui rendais son
regard, elle rougit et se détourna.
- Joanna, lui dis-je, ta mère est
fort en peine, je l'ai vue tout à l'heure.
je lui ai promis de venir te chercher. Elle ne sait
où tu es ! Elle croit que tu as
été emportée par un bandit, -
c'est Tsadok - et qu'elle ne te verra
plus !
Elle se mit à rire :
« Hâtons-nous,
alors ! » cria-t-elle.
Depuis longtemps tout Capernaüm
connaissait Joanna, la fille aveugle de Jonathan.
Aussi sa guérison ne pouvait manquer de
faire grande sensation dans le pays. Une joie
profonde et vraie, comme il n'en existe que dans le
petit peuple, nous précédait dans la
rue et préparait les visages pour nous
accueillir. Tsadok dansait et riait en regardant
chacun. Pour moi, je me sentais plus de
légèreté, et mon âme
chantait alors que le marchais à
côté de Joanna.
C'est ainsi que nous arrivâmes
à la maison. La mère de Joanna
était là, sur la porte. J'observai la
pauvre femme dont la vie avait toujours
été réduite au rôle
d'ombre silencieuse auprès de son mari. Je
ne pouvais lire encore qu'une grande
anxiété sur son visage, de la
crainte, et même une sorte de terreur. Tout
cela mêlé à de la joie,
évidemment. Mais lorsque Joanna se fut
jetée à son cou et l'eut
baisée avec passion, elle ne put que
balbutier : « Que va dire ton
père, que va dire ton
père ? » Et encore
maintenant, je me demande si elle se
réjouissait secrètement du bonheur de
Jonathan à voir sa fille guérie ou si
elle tremblait déjà devant sa
colère car c'était Jésus qui
l'avait guérie - l'ennemi !
Enfin, nous fûmes seuls,
c'est-à-dire qu'il ne resta auprès de
nous que les deux ouvriers, Tsadok et quelques
voisines. La foule s'était dispersée.
Joanna nous raconta alors comment
tout s'était passé ; comment
Tsadok lui avait parlé depuis longtemps des
guérisons de Jésus, pour l'inviter
à aller, elle aussi, à celui que Dieu
avait envoyé pour sauver les hommes. Elle
avait toujours dit non, à cause de son
père. N'était-elle pas
prisonnière de son autorité ?
Mais aujourd'hui il s'était fait plus
pressant, s'offrant même de la porter. Elle
n'avait pas pu résister à l'appel de
la vie. Bien qu'elle n'en dît rien, je
devinai que l'absence de son père avait
été pour elle comme une porte ouverte
sur la vie. Il n'était pas là pour
dire non et pour bloquer de son entêtement
à haïr Jésus et sa
vérité, le chemin des siens vers la
joie. Tsadok l'avait alors emmenée. Et
grâce à notre ami qui s'était
avancé dans la foule comme un bateau s'ouvre
un chemin dans les vagues hostiles, elle
était arrivée jusqu'au
Maître.
Jésus lui avait dit
« Que veux-tu, jeune
fille ? » Tsadok avait
répondu « Maître, elle est
aveugle, mais tu peux la guérir ».
Mais comme Jésus avait insisté et lui
avait demandé : « Crois-tu
que je puisse te donner la vue ? »
elle avait répondu d'abord :
« je suis la fille de Jonathan ton
ennemi ! » Elle avait alors entendu
son rire. Puis comme la voix avait repris, plus
tendre, plus forte aussi :
« Crois-tu que je puisse te rendre la
vue ? » elle s'était
écriée, avec transport :
« Oui, Seigneur, je
crois ! » C'est alors qu'elle avait
senti ses doigts lui toucher les yeux, et que pour
la première fois la lumière du dehors
avait pénétré en elle,
lentement. Elle n'avait vu d'abord qu'un visage
penché sur le sien, vague, indécis,
qui peu à peu s'était
précisé. Et il lui avait
semblé que c'était toute la
lumière du ciel qui l'inondait, lui venant
au travers du sourire et du regard ardent de celui
qui venait de la guérir.
Je pense que moi seul j'observai combien
le visage de la mère de Joanna était
demeuré sombre. Assise sur une natte
auprès de l'âtre, elle se
balançait lentement et le regard perdu dans
un rêve. Joanna aussi fut intriguée
à son tour. Elle s'écria :
« Mère, qu'y a-t-il donc ?
Pourquoi n'es-tu pas joyeuse comme nous
tous ? »
C'est alors que sa phrase tomba dans
notre silence :
- Comment le pourrais-je ? Ton
père est parti.
- Oui, parti dans sa
parenté !
- À Nazareth, oui. Il est parti
pour le tuer !
Nous sursautâmes tous
violemment.
- Pour le tuer ?
Elle fit signe que oui. « Oh,
pas de sa main, ajouta-t-elle. Jonathan n'est pas
un criminel. C'est un saint homme. Il connaît
la Loi. Mais il m'a dit : « Il se
moque de la Loi ! C'est un
blasphémateur : il
mourra » !
- Ah ! dis-je, voilà
longtemps qu'il dit cela ! Un tel discours ne
veut pas dire qu'il va tuer
Jésus !
Elle me regarda longuement et ne dit
plus rien. Mais son regard s'attacha à ma
mémoire et s'y planta.
La nuit était tombée
lorsque Je rentrai dans ma chambre et retrouvai la
natte sur laquelle je passais mes nuits.
Mais je ne pus m'endormir. Le souvenir
de tout ce qui venait de se passer me rendait
fébrile, et l'esprit
préoccupé. Ainsi que je l'ai dit, le
regard de la mère de Joanna me poursuivait,
et sa parole aussi, que j'avais
déclarée insignifiante, parce que mon
ancien maître l'avait dit tant de fois dans
ses moments de colère. Un fâcheux
pressentiment prenait corps de plus en plus dans ma
pensée ; si bien qu'à la
dernière veille de cette nuit sans sommeil,
je résolus de partir pour Nazareth dès avant le
lever du jour pour chercher Jonathan et lui
annoncer la guérison de sa fille.
Je partis donc.
J' avais jugé que j'arriverais
à Nazareth vers le milieu du jour,
c'est-à-dire au moment où la foule
sort de la synagogue, après avoir entendu la
lecture de la Loi. Dès mon entrée
dans le bourg, après avoir gravi les fortes
pentes qui y donnent accès, je vis qu'en
effet une grosse animation régnait dans la
ville. J'en fus fort étonné, d'autant
plus que la passion se lisait sur les visages. Les
yeux étincelaient. Les gestes étaient
violents.
Près de la synagogue les groupes
se faisaient plus denses. Devant le porche
même était massé le plus gros
de la foule. On gesticulait. Soudain, juste au
centre de ce groupe, je vis le visage pâle de
Jésus. Il se taisait. Aurait-il voulu
parler, sans doute qu'il n'aurait pu le faire. je
devinai tout de suite que l'émotion
populaire était une violente colère
portée à son paroxysme.
J'étais rempli de stupeur.
Des poings se tendaient vers
Jésus, et des visages étaient tordus
en affreuses grimaces. Il semblait que des
démons s'étaient emparés de
ces hommes.
- Qu'y a-t-il donc ? demandai-je
à une femme qui se tenait là, un peu
en dehors de la cohue.
- Il y a que le fils de Joseph n'a que
ce qu'il mérite, répliqua-t-elle
âprement. C'est un
blasphémateur ! C'est un fou
aussi ; un démon le possède.
N'a-t-il pas dit tout à l'heure qu'il
était l'oint du Seigneur, le prophète
promis ? Tu entends, lui, le fils de Joseph,
le charpentier, le fils de Marie, ma voisine !
Lui que j'ai connu toujours, depuis qu'il
était comme ça, alors qu'il
était encore à la mamelle ? Lui,
le prophète ? Le soleil a frappé
trop fort sur sa tête !
Il parle bien, oui, il parle bien. Il a
toujours bien parlé. Mais ça ne fait
pas le Messie de bien parler. Il était bon
charpentier aussi ! ça ne fait pas le
Messie d'être bon ouvrier !
- Mais, dis-je, il est plus que bon
parleur et que bon ouvrier !
- Qu'est-il de plus ? Les chefs
de
la synagogue lui ont demandé de faire ici
les miracles qu'il a faits à Capernaüm
et ailleurs ; il s'est contenté de nous
insulter.
- Insulter ! Tu dois faire
erreur,
dis-je, Jésus n'est pas homme à
insulter qui que ce soit.
- Qu'a-t-il fait, s'il ne nous a pas
insultés ? Il nous dit qu'il est l'Oint
du Seigneur, béni
éternellement ! On lui demande de le
montrer : il nous dit que ses oeuvres, ce
n'est pas pour nous ; que le Seigneur nous
préfère les Gentils ! Qu'ainsi
qu'il l'a fait jadis à Naaman de Syrie et
à la veuve du temps d'Elie, ses faveurs sont
pour les incirconcis ! Autant dire qu'il veut
faire passer les chiens avant nous dans le Royaume
de Dieu !
- S'il a dit cela, c'est qu'il a vu que
votre coeur était fermé à son
égard.
- S'il a dit cela, c'est qu'il n'est pas
le Prophète et qu'il a menti !
D'ailleurs le Prophète doit venir de Dieu.
Celui-ci vient du milieu de nous. Il ne vaut pas
mieux que nous. Il s'accorde des airs de Salomon,
ou de rabbin de Jérusalem, c'est tout ce
qu'il sait faire !
Il se donne pour excuse que nul n'est
prophète en son pays ! Ah !
ah ! Il veut se faire passer pour le
Prophète, mais nous le connaissons trop
bien. Il n'est qu'un charpentier !
La femme parlait en gesticulant, et
d'une voix perçante. Quelques-uns
s'étaient joints à elle, et
soulignaient de leurs cris chaque parole de son
récit.
Soudain, j'aperçus mon ancien
maître Jonathan. Je le vis,
avec deux ou trois autres, qui s'approchait
rapidement du groupe où se tenait
Jésus. Je quittai brusquement la femme avec
qui je causais. Je venais de me rappeler qu'il me
fallait parler à Jonathan. J'avais une
précieuse nouvelle à lui apprendre.
Je me mis à courir. Mais je le perdis de
vue.
C'est alors que pour la première
fois j'entendis l'horrible cri, et je sais
aujourd'hui que c'est Jonathan qui le
poussa.
- À mort ! À
mort !
Ce cri fut repris par dix bouches, par
vingt bouches, par cent bouches ! Ce
n'était qu'un hurlement. Je m'étais
arrêté, frappé de stupeur. Et
avant que j'eusse eu le temps de comprendre ce qui
se passait, je vis plusieurs mains saisir
Jésus par les épaules et le pousser
en avant ! Le cri dominait toutes les
clameurs : « À
mort ! »
Que pouvais-je faire ? Je
cherchai
du regard Pierre et les autres. Manifestement ils
n'étaient pas venus avec Jésus. Je me
mis à courir. Atteindre Jonathan, je ne le
pouvais pas. Dois-je le dire, aussi ? je
n'osais pas ! Il était
transfiguré par la haine. Sa voix aiguë
dominait le tumulte et énervait les hommes,
les aiguillonnant vers le meurtre C'était
épouvantable. je sanglotais devant tant de
folie. Je criais de toutes mes forces :
« Arrêtez ! » C'est
comme si j'avais voulu de la voix faire reculer les
vagues de la mer en tempête !
C'est ainsi que nous arrivâmes
à la falaise abrupte qui descend comme un
mur, sur la plaine du bas. Je compris alors
l'horrible dessein. Je pleurais de rage, comme un
enfant. Les hommes me regardaient avec un regard de
colère. L'un d'eux même me frappa au
visage. « Va-t-en ! » me
cria-t-il.
Mais je ne m'en allai point. Quelques
femmes étaient là, aussi.
Non loin du bord du précipice, la
troupe s'arrêta. Ils se concertaient sans
doute avant d'accomplir le crime que le
démon de Jonathan leur avait
dicté.
C'est alors que je vis qu'ils ne
tenaient plus Jésus. Leurs mains l'avaient
lâché. Il était debout au
milieu d'eux, prisonnier de leur cercle de haine et
de leurs visages grimaçants, mais
libre.
Je montai sur une pierre qui se trouvait
là, et comme Jésus était
grand, je pouvais voir tout son visage et ses
épaules, de l'endroit où
j'étais. C'est alors que j'observai une
chose extraordinaire. Le cercle au centre duquel
Jésus se tenait debout et libre
s'était élargi peu à peu. Le
silence tenait la foule dans son étreinte.
L'instant était solennel et angoissant. Que
se passait-il donc ? il se passait ceci que
Jésus les regardait. Je ne sais s'il leur
dit quelque chose, j'étais trop loin pour
entendre. Mais je voyais son calme magnifique et sa
majesté royale. On n'osait plus le toucher.
Mon coeur battait à tout rompre, car je
voyais un prodige s'accomplir. Tant de
beauté et tant de grandeur paralysaient les
bras qui devaient le pousser par-dessus le bord,
dans le vide. Je sentis alors une grande joie
monter en moi et m'inonder. Et dans le grand
silence qui pesait sur la foule, je criai de toutes
mes forces : « Béni soit
celui qui est venu au nom du
Seigneur ! »
Je fus moi-même surpris de ce que
j'avais crié. Mais pouvais-je faire
autrement ? Tous les regards s'étaient
tournés vers moi, mais je n'avais d'yeux que
pour Jésus. Il me souriait, comme s'il me
reconnaissait. il s'approcha alors lentement de
l'endroit où je me tenais,
étonné maintenant de mon audace et
comme pétrifié. Il me mit la main sur
l'épaule, sans mot dire, et je sentis
combien elle était forte et ferme, comme
celle d'un chef. Il dut voir dans mon regard qui
était planté droit dans le sien, que je lui
appartenais. Mais
il
ne dit mot. Lentement, il se détourna de
moi, fendit la foule qui s'écarta devant lui
et s'en alla, calmement, sans hâte, du
côté du soleil levant. Bientôt
nous le vîmes disparaître
derrière un repli du terrain. Aucun de ceux
qui étaient autour de moi n'avait fait un
pas ou un geste pour le retenir.
J'avais oublié Jonathan, le fils
d'Ezra. Je ne le revis que lorsque la foule se fut
dispersée lentement et s'en fût
retournée vers la ville. Il était
assis sur une pierre. Quand il me regarda son
visage était hideux. Instinctivement, je fis
un pas en arrière : la pensée
m'était venue qu'il pourrait me pousser
moi-même dans le vide. Quand il se leva, je
vis que ses mains avaient saisi deux pierres. Je
devinai son intention et sans attendre je me mis
à fuir. Les deux pierres roulèrent
auprès de moi sans m'atteindre. Jonathan
courait aussi en me criant des injures.
« Fils de chien, criait-il, je vais
t'arracher les deux yeux ! »
Mais il vit bien qu'il ne pourrait me
rejoindre. Il s'arrêta. Quand je me
retournai, je le vis qui me tendait le poing, avec
rage. Alors, je mis mes mains autour de ma bouche
et je criai de toutes mes forces :
- Jonathan ! Ta fille est
guérie, Joanna voit clair !
C'est Jésus qui l'a
guérie ! Ta fille voit clair, Jonathan,
Joanna est guérie !
Et je me mis à courir vers la
ville pour rejoindre les autres. M'étant
arrêté un instant, je vis que le fils
d'Ezra n'avait pas bougé de place. Il
était comme changé en pierre.
Alors je me mis à plaindre mon
ancien maître.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |