Les jours suivants devaient porter
à son paroxysme la colère de
Jonathan, et en même temps étendre le
mouvement de protestation, de murmure et
d'opposition de la part de ses amis. Mon
maître, à vrai dire, se
démenait autant qu'il le pouvait, utilisant
tous les prétextes et toutes les occasions
pour attiser le feu qui commençait à
prendre. Les chefs de la synagogue qui d'abord
avaient regardé Jésus avec faveur,
inclinaient maintenant de l'autre
côté. Les événements
d'ailleurs les y poussèrent rapidement.
Jésus ne faisait rien pour flatter les
anciens ou pour retenir leur sympathie. Jonathan de
ce côté avait le champ libre. Et comme
il avait déjà une forte influence
auprès des anciens, étant
zélé pour la Loi, son feu alluma
rapidement d'autres brasiers.
La guérison de Nathan avait
donné à Jonathan un fameux tremplin.
Ce Jésus qui pardonne les
péchés, il se fait l'égal de
Dieu ! Si encore ce n'était que
paroles ! Mais Nathan a pris tout cela au
sérieux. C'est un homme qui depuis huit
jours a appris à rire ! il marche, il
saute, c'est vrai ; mais le voilà
maintenant inséparable de Tsadok. On peut
les apercevoir côte à côte sur
les chemins, et avant de les découvrir, on
peut les entendre. À les voir si heureux,
tout le monde sourit !
Malédiction ! Ce temps est au
jeûne ainsi que l'a prêché le
fils de Zacharie et celui-ci enseigne le
rire ! Ce temps est au sac et à la
cendre, aux robes de deuil, aux épaules
voûtées, aux lamentations, et ce
Jésus va partout vêtu de blanc
éclatant, prenant à lui seul toute la
lumière du soleil ! Que les vieux
parlent et que leurs sentences seules guident le
peuple : c'est la sagesse même !
mais voici un jeune, à la démarche
souple et allante, et qui entraîne tous nos
jeunes à sa suite ! Il n'a pas
étudié, tout lui vient tout seul.
ça ne peut pas être vrai ! C'est
un rêveur qui se prend pour un
prophète. Notre peuple verra vite qu'il n'y
a rien en lui ! Quant à ses oeuvres, il
les fait par Beelzebul, le prince des
démons !
Ainsi parlait Jonathan à qui
voulait l'entendre. Et il se plaisait à
rapporter le témoignage de savants rabbins
venus de Jérusalem qui, disait-il, avaient
confondu Jésus.
Pour moi, je savais qu'il n'en
était rien et que Jésus, au
contraire, avait fermé leur bouche avec tant
de puissance et d'à-propos
qu'ils étaient sortis de l'entretien aussi
meurtris en leur orgueil que s'ils avaient
reçu quarante coups de bâton moins un
sur l'échine !
Il paraît même, suivant
André, le fils de Jona, qui m'a
raconté la scène, que Jésus
les menaça du châtiment que Dieu
promet aux blasphémateurs, pour qui il n'y a
point de pardon, ce qui mit hors d'eux-mêmes
ces savants hommes qui avaient fait tant de chemin
pour venir condamner notre prophète. Comme
ils s'indignaient, Jésus leur montra qu'en
endurcissant leur coeur dans un refus
définitif contre toute l'évidence de
la puissance de Dieu qui s'étalait en ses
paroles et en ses actes, ils péchaient
contre le Saint-Esprit, s'aveuglant volontairement
et tournant manifestement leur dos à l'appel
de Dieu.
Je ne sais si Jonathan assistait
à cette scène. C'est ce qui explique
peut-être qu'il déclara à tout
le monde que Jésus avait été
confondu par les docteurs de
Jérusalem.
En tout cas, à la maison de mon
maître, les criailleries de Jonathan et de
ses amis ne cessaient plus. Je pense qu'en l'espace
de trois sabbats mon maître ne toucha
à plane ni marteau. Deux ouvriers et moi
faisions la besogne. Un soir, j'entendis de grands
rires dans la chambre commune. J'aurais voulu
savoir de quoi il s'agissait, mais n'osais entrer.
Depuis le jour de la guérison de Nathan, mon
maître me faisait des yeux féroces et
un visage ennemi. J'avais le sentiment que je ne
pourrais plus rester longtemps en sa demeure. Et je
m'en affligeais, à cause de Joanna.
Je m'approchai de la porte qui donnait
sur la cour. Pourquoi ces rires
bruyants ?
À ce moment Joanna sortit.
Instantanément j'eus le sentiment qu'elle
avait été chassée par les
rires. Elle pleurait.
- Qu'y a-t-il, Joanna ? lui
demandai-je tout bas. Pourquoi pleures-tu, pourquoi
rient-ils ainsi à en perdre le
souffle ?
- Oh ! Ils sont
méchants ! Je ne comprends pas mon
père.
- Que s'est-il
passé ?
- C'est à cause de
Jésus.
- Ah !
- Oui, sa mère et plusieurs de
ses frères sont venus de Nazareth,
appelés sans doute par Joses qui demeure ici
et qui est marié. Il reste dans la
même maison que Jésus. Une de ses
soeurs est venue aussi. Ils disent que Jésus
est fou, et ils sont venus pour se saisir de lui et
le reconduire à Nazareth.
- Est-ce possible ? dis-je.
Moi aussi je me sentis comme meurtri par
cette action. Était-ce
possible ?
- Il paraît, me dit Joanna,
qu'à Nazareth les esprits sont montés
contre Jésus. Peut-être est-ce parce
qu'on est jaloux. Jésus a quitté leur
montagne pour notre lac, et il n'est pas encore
allé à Nazareth depuis qu'il a
commencé à prêcher. En tout
cas, ils prennent des libertés avec lui
parce qu'ils l'ont toujours connu. Et Jacques, le
frère de Jésus, a dit tout haut,
à tous ceux qui étaient là
lorsqu'ils ont voulu l'emmener, qu'il mettait
l'opprobre sur toute la famille, et qu'on voulait
que cela cesse.
C'est cela qui fait rire mon père
et les autres !
À moi aussi les larmes me
montaient aux yeux à ce
récit.
- Voilà comment sont les hommes,
dis-je. Peu leur importe que du bien soit fait, que
des âmes soient délivrées, des
corps guéris ! Ils sont
gênés dans leur amour-propre,
blessés et meurtris dans leur orgueil.
Alors, il faut que tout cela cesse ! Ils ne se
soucient pas de savoir si Dieu a
voulu qu'il parle et agisse comme il le fait, et si
nos malheureux ont besoin de lui ! C'est mal,
ce qu'ils font !
Et qu'est-il résulté de
tout cela ?
- Ils sont repartis à Nazareth
sans avoir réussi. Jésus a
refusé de les suivre. Ils l'ont comme
renié, Joses aussi, et sans doute que
Jésus ne reviendra plus dans la maison
où il restait avec lui. Mais Jésus a
dit une parole qu'on a racontée
partout : « Ma mère, mes
frères, mes soeurs, a-t-il dit, ce sont tous
ceux qui font la volonté de mon Père
qui est dans les cieux ».
- C'est bien là Jésus,
dis-je avec enthousiasme. Sa famille le rejette,
alors il en adopte une autre, à laquelle il
puisse se consacrer. Et nous en sommes, Joanna, toi
et moi !
- Toi, peut-être me
répondit-elle tristement, mais
moi !
- Et pourquoi pas toi ?
- M'a-t-il jamais vue ? Et puis,
ne
suis-je pas hors du monde de la clarté et de
la vie ? J'ai été oubliée
dans mon coin, par le Bon Dieu.
- Ne dis pas cela, Joanna, dis-je avec
force. Tu sais bien que c'est surtout les
malheureux que Dieu aime, et ne m'as-tu pas dit
souvent toi-même, que si tu ne vois pas la
lumière du dehors, tu vois celle du dedans,
et que c'est aussi beau !
- C'est vrai, dit-elle. Mais
pourtant !
Elle n'acheva pas. Mais je voyais ses
larmes couler sur son visage si fin et si
délicat qu'encadraient les mèches
noires de ses cheveux. Et je m'en sentais tout
bouleversé. Elle était, avec ses
quinze ans qui avaient besoin de vie
exubérante et joyeuse, une pauvre
prisonnière. Et sa souffrance était
de savoir qu'elle était pour ses parents une
source d'amère déception.
La voix de Jonathan s'était de
nouveau élevée au-dessus du brouhaha
et des rires.
- Vous savez qu'il s'est fait de
nouveaux amis, dans la belle société
de Capernaüm ?
- Oui, répondit une voix, parmi
les courtisanes et les noceurs ! Puis n'a-t-il
pas été reçu chez les
péagers et n'a-t-il pas mangé avec
eux ? Manger avec quelqu'un, c'est faire cause
commune avec lui. D'ailleurs, un des leurs s'est
attaché à ses pas, et s'est fait son
disciple.
- Ce Lévi qui était
installé sur la route venant de
Damas ?
- Oui. C'est insensé. Si vraiment
Jésus veut avoir quelque autorité sur
le peuple et surtout sur ceux qui observent la Loi,
il faut qu'il rompe avec tous ces
gens-là ! Quel renom il se
fait !
- il est certain, répondit une
voix que je reconnus pour être celle du
secrétaire de la synagogue, il est certain
que j'allais l'écouter volontiers. Mais s'il
recherche sa compagnie parmi la racaille, c'est
fini ! Je ne veux pas me compromettre,
moi !
D'autres voix criaient leur assentiment.
Moi qui entendais tout cela du dehors, je
suffoquais comme si une pierre de meule me pesait
sur le coeur. Car je savais pourquoi Jésus
agissait ainsi. Il ne le cachait d'ailleurs pas. Il
disait partout qu'il était venu pour sauver
ceux qui sont perdus. Et quels êtres humains
sont plus perdus, à vues humaines, que ces
misérables hôtes des bouges de la
ville basse, et que ces péagers tenus au
service à la fois de l'étranger et de
Mammon qui leur a dévoré le
coeur ?
Je connaissais Lévi, qui
était un jeune homme comme Jacques et Jean,
les deux fils de Zébédée. Et
je le félicitais de s'être
évadé de sa profession qui est un
carcan pour les âmes libres. Les enfants de
Dieu seront toujours malheureux
tant qu'ils seront retenus dans une vie pour
laquelle ils n'ont pas été
créés. Lévi s'en était
dégagé. J'étais content pour
lui. Il suivait Jésus maintenant, avec
quelques autres. Car ils étaient toute une
petite troupe autour du Maître, aussi
nombreux que les fils de Jacob. Aujourd'hui encore
nous ne les appelons pas autrement que les
« Douze ». Il y avait des
hommes de Capernaüm, et d'autres de
différentes villes de Galilée par
où Jésus avait voyagé ces
dernières semaines. je me demandais pourquoi
Jésus avait groupé cette troupe
autour de lui. Il est certain que Jonathan et les
autres en enrageaient, car ils voyaient là
la preuve de l'importance de Jésus et de sa
puissance aussi : certainement, ses disciples
allaient l'aider à propager sa doctrine.
Mais de tous ceux-là, c'était surtout
les fils de Zébédée et de Jona
que Jonathan haïssait. Car ils étaient
les premiers à avoir suivi Jésus, et
mon maître affirmait que s'ils ne l'avaient
pas fait, sans doute Jésus n'aurait
trouvé personne pour le suivre et aurait
lamentablement échoué.
Mais je disais que Jonathan se trompait
en cela. Car tel était Jésus !
Si les hommes étaient restés inertes,
muets et sans réponse à son appel, je
suis persuadé que les arbres se seraient mis
à marcher pour le suivre, et les pierres
à crier pour l'acclamer. Jésus
était envoyé par Dieu : qui donc
peut résister à Dieu ?
Pour moi-même, je savais bien que
s'il n'y avait pas eu ma mère qui vivait de
mon maigre gain, et s'il n'y avait pas eu Joanna,
j'aurais quitté Jonathan depuis longtemps et
me serais attaché aux pas de Jésus.
Mais j'étais bien résolu, même
si le devais demeurer dans l'atelier du fils d'Ezra
toute ma vie, de mettre en pratique la parole de
Jésus.
Le repas du soir fut morne et triste,
car mon maître était
sombre et silencieux. Il me dit tout à
coup : - Elias, tu prendras garde de ne pas
quitter la maison pendant la semaine qui suivra le
prochain sabbat. Je serai absent toute cette
semaine-là. Je vais aller rendre visite
à plusieurs personnes de ma parenté
qui sont à Nazareth et dans quelques
hameaux. J'ai à m'entretenir avec eux de
plusieurs choses.
Et comme sa femme lui demandait pourquoi
il avait pris cette résolution subite, il
répliqua sèchement :
- Jésus qui tourne la tête
à tous nos gens de Capernaüm se dispose
à aller à Nazareth. Il veut
conquérir sa propre ville. je vais l'y
aider, tout simplement. je serai
l'avant-garde.
Il ricana en prononçant ces mots.
Pour nous, nous ne disions rien, ne devinant que
trop quelle sorte d'assistance Jonathan pouvait
apporter aux efforts de Jésus.
Mais Jonathan maintenant, était
lancé. Les deux ouvriers et moi, pour ne
parler que des hommes - Jonathan méprisait
beaucoup les femmes - nous constituions un
auditoire tout prêt. Et nous n'avions cure de
lui apporter opposition.
- Il bouleverse le pays, il faut que
cela cesse, même s'il faut employer des
grands moyens.
Sa voix s'était faite rude et
âpre. je vis Joanna tressaillir violemment.
Joanna devinait une foule de choses que nous ne
pouvions voir ou lire à notre tour que fort
lentement.
- Il sape l'autorité de
Moïse sur notre peuple, avec ses façons
de fouler aux pieds la Loi, le sabbat et nos
traditions. Il se moque des barrières et des
différences, met les derniers les premiers
et les premiers les derniers ; il vous place
une courtisane effrontée au seuil du
Royaume, et vous envoie nos savants rabbins au feu
de la Géhenne ! Est-ce un fou ? Un
possédé de Satan ?
Quelle autorité a-t-il pour nous
parler ? Au dernier sabbat on l'a vu, dans la
campagne, avec cette bande de fous qui s'appellent
ses disciples. Ceux-ci prenaient des épis
à pleines mains et les frottaient les uns
contre les autres pour en prendre le grain et en
rejeter la balle et la paille. La Loi ne
défend-elle pas de moissonner le jour du
sabbat ? Ceux-ci se rient du sabbat. Est-ce
que cela peut durer ?
L'autre sabbat, encore, que n'a-t-il pas
fait ? En pleine synagogue, et malgré
les autorités de la congrégation,
n'a-t-il pas encore guéri un homme ? Il
savait bien que nous y étions
opposés, parce que c'était une
violation flagrante de la Loi. Par un
véritable défi et devant nous tous,
il l'a fait se tenir debout et étendre la
main. Comme s'il ne pouvait pas faire cela un autre
jour ! Non ! C'est parce que nous, les
gardiens de la Loi, nous ne le voulions
pas.
Il l'a fait exprès ! Et
encore a-t-il prétendu nous faire la
leçon ! Il s'est littéralement
mis en colère.
Moïse le gêne, la Loi le
gêne, Dieu le gêne. Il veut faire ce
qui lui plaît, et il entraîne les
âmes faibles avec lui.
Tout prouve qu'il n'a en lui rien de
Dieu. Ses prodiges viennent de Satan, et sa parole,
qui veut prendre l'allure des prophètes, est
celle d'un faux prophète.
Nous étions tous mal à
l'aise tandis que Jonathan parlait ainsi en phrases
hachées par la passion, comme s'il haletait
sous une colère qu'il ne pouvait
contenir.
J'étais tout rouge, mais ne
disais mot. Mon maître le remarqua
d'ailleurs, et c'est tourné vers moi qu'il
prononça ses plus violentes paroles. Elles
portaient griffes et crocs, ces paroles, et me
faisaient souffrir comme si elles me
déchiraient le visage. Je me faisais
violence pour résister au démon qui
voulait m'arracher à mon calme.
Jonathan semblait voir clair dans ma
poitrine. Je compris soudain qu'il m'attaquait. Sa
voix était devenue sifflante, et il ne me
quittait pas des yeux.
- Les jeunes, disait-il, qui n'ont pas
encore eu le temps de s'enraciner dans la Thora et
qui n'en connaissent ni les mystères ni les
splendeurs cachées, s'enthousiasment pour ce
genre de liberté. On peut tout faire
maintenant, Dieu permet tout ! Ce Jésus
est le corrupteur des naïfs, des benêts
qui attendent tout des beaux parleurs. Ah ! Il
faut le suivre ! Il fait la religion
facile ! Les commandements gênants, les
menaces, les jugements, les colères divines,
les violences de Dieu qui châtie et tue -
tout cela on le supprime. Hosanna pour le
prophète qui souffle sur tout ce qui fait
obstacle au caprice de la chair, et fait s'envoler
tout cela comme de la balle au vent.
- Maître, dis-je, tu te
trompes !
- Et que sais-tu toi qui tettes encore
ta mère ! Tu n'as encore rien
mâché de la viande qui fait des hommes
forts, et tu serais, toi aussi, avec ce parleur, de
ceux qui veulent rebâtir le monde la
tête en bas ! De mon temps les jeunes se
taisaient !
Je me tus. Comment aurais-je pu
expliquer à Jonathan que la justice du
Royaume que prêchait Jésus
était plus haute et plus rude que celle des
scribes de la synagogue ? Que Jésus
voulait que nous fussions tous comme Dieu
lui-même, ainsi qu'il avait dit sur la
colline qui domine Capernaüm ; et que
pour atteindre cette vie-là, il fallait plus
de foi, d'intrépidité et d'effort
patient que pour obéir à la lettre de
Moïse ?
Je ne dis rien. Les paroles de mon
maître, d'ailleurs, roulaient en
tempête ininterrompue. Joanna était
toute blanche et je la crus malade et prête
à défaillir. Sa mère aussi
s'en aperçut et se précipita vers
elle. Alors, Jonathan se tut. Il
haussa les épaules avec mépris. Et
pâle, lui aussi, et tremblant de
fièvre intérieure, il prit le parti
d'aller continuer ses discours dans
l'atelier.
Malgré mon désir de n'en
rien faire, il me fallut bien l'y suivre.
Mais la colère de Jonathan
était tombée. Ou plutôt, il
l'enferma dans un silence sauvage que nous n'avions
garde de rompre, car ce silence nous était
bienfaisant. Nous avions nous aussi, moi en tout
cas, nos pensées passionnées. De
toutes mes forces, je me révoltais contre
Jonathan et ses propos menteurs et méchants.
il avais souffert de ne pas répondre. Je
pense que si je n'avais pas été
retenu par la véritable terreur que
m'inspirait mon maître, j'aurais
éclate, moi aussi, en propos
véhéments. Je ne pouvais que marcher
de long en large dans l'atelier, touchant tous les
outils et les reposant bientôt après,
bousculant les pièces de bois et les
copeaux.
« Pourquoi donc, me disais-je,
suis-je encore dans cette maison où je
n'entends que paroles de haine et de
blasphème contre le prophète de
Dieu ! Pourquoi
donc ? »
Parfois, les menus
événements de la vie se chargent de
répondre aux questions les plus difficiles
de l'âme, et nous aident à voir clair
au dedans de nous. Alors que je me posais cette
question, et me la répétais avec
violence même, comme pour me forcer à
une décision qui se refusait, je vis sortir
dans la cour Joanna, la fille de mon maître.
La lune faisait toute blanche sa robe, et lumineux
son visage. Qu'elle était belle !
Pauvres yeux sans lumière ! Ils ne
voyaient rien, mais cela n'enlevait rien à
leur beauté. Il semblait au contraire que ne
voyant rien qui pût les apeurer, et demeurant
grands ouverts sur l'infini, ils étaient
plus transparents que d'autres,
prêts à livrer les secrets de
l'âme profonde. Ils ne voyaient rien mais
montraient tout ! Aussi éclairaient-ils
tout le visage délicat de Joanna de la
douceur, de la fraîcheur et de la
vivacité de son esprit. Joanna était
belle ainsi que son âme.
Mais, ce soir, le visage de Joanna
était triste, infiniment triste, parce que
son âme était triste. Et le la vis
qui, lentement, s'approcha du petit mur de la cour,
et s 'y accouda, comme elle avait coutume de le
faire, pour rêver.
Je m'étais arrêté,
et par la porte de l'atelier demeurée
ouverte, je la contemplai longuement. J'aimais
Joanna, je l'ai déjà dit. Je l'aimais
dans le silence. je l'aimais dans l'adoration
secrète de mes pensées. Je ne le lui
avais jamais dit. Mais je lui apportais des fleurs
et lui racontais tout ce qui se passait dans le
pays.
J'étais heureux de l'aider ainsi,
par ces fleurs et par mes propos, à sortir
du trou noir où elle était
emprisonnée. Et sans doute étais-je
seul à savoir quel monde merveilleux vivait
en elle. À moi seul elle confiait tout cela.
Car sa mère ne pouvait comprendre, et son
père, elle le sentait, se serait
moqué d'elle.
Elle ne pouvait pas savoir, en ce
moment, que je la contemplais. Elle ne pouvait non
plus savoir que chaque jour mon regard la
cherchait, comme chaque matin toute vie attend
l'aurore pour se remettre au rythme universel.
J'étais son camarade, mais
qu'était-elle pour moi ? Les phrases du
Cantique de Salomon chantaient en mon esprit, et je
pensais à Rébecca, et à Ruth
et je me disais que Joanna était de leur
race, par la beauté, par l'âme et par
le coeur.
Je ne sais plus combien de temps elle
resta là accoudée au petit mur, ni
non plus combien de temps je demeurai appuyé
au montant de la porte, abîmé dans ma
contemplation. je me
souviens
seulement que je savais sans incertitude pourquoi
je m'obstinais à demeurer dans la maison de
Jonathan, le fils d'Ezra.
Tout à coup, je sentis une main
se poser rudement sur mon épaule. Mon
maître venait de me réveiller de mon
rêve. Son visage tourmenté
était tout près du mien, et j'y
lisais la même passion que tout à
l'heure, mais qui semblait s'être
ravivée dans une flamme nouvelle. Il se mit
à me parler, à voix basse,
presque ; mais sa voix haletait de son souffle
haché et précipité.
- Elias, me dit-il, tu vas me faire tout
de suite, ici, un serment solennel.
Je me mis à trembler sans savoir
pourquoi. Le ton de mon maître me
glaçait.
- Tu vas me prêter serment sur la
Loi et sur le Temple que tu n'iras plus entendre ce
maudit charpentier faux prophète, et que tu
n'en parleras plus à Joanna. Promets !
Promets vite ! Sur la Thora ! Promets, te
dis-je !
Sa voix était devenue grondante.
Il s'était approché de moi, les mains
crispées, comme s'il avait voulu me saisir
à la gorge. Nous étions tous deux
dans la cour, près de la porte de l'atelier.
Je tremblais de tous mes membres, et je ne pus que
tendre vers lui mes deux mains suppliantes.
- Mais, maître, c'est
impossible ! Mon coeur est déjà
allé à lui.
Il n'écoutait pas. Il
écarta violemment mes mains.
- Promets, te dis-je, ou je te
chasse ! Tout de suite, sur-le-champ ! Tu
ne mettras plus les pieds ici ! Et tu ne lui
parleras plus ! - et de son doigt que la rage
faisait trembler, il me montrait sa fille dont le
visage était tourné vers nous,
bouleversé par l'angoisse, car la voix de
Jonathan était devenue tonnante et
emplissait tout le vide de la nuit.
Je continuais à dire, en reculant
lentement, car le visage sombre et grimaçant
de Jonathan se faisait toujours plus proche du
mien : « Maître, c'est
impossible, maître, c'est impossible !
je ne puis promettre, je ne puis
promettre ! »
Il me prit soudain par les deux
épaules, et je me débattis, car
j'avais le sentiment qu'il avait voulu me saisir
à la gorge. Mais ses mains étaient de
fer. Je ne pus me dégager. Je haletais, et
lui aussi. Il me dit encore une fois :
« Est-ce oui, est-ce non ?
Promets-tu ? »
Je lui criai alors de toutes mes
forces : « Non ! Non,
jamais ! »
Je hurlai ces mots en me
débattant ; et soudain il me
lâcha, ce qui me fit rouler par terre,
tellement j'avais mis d'énergie à
vouloir me détacher de son étreinte.
Tout abasourdi, je tardais à me relever,
lorsque je sentis soudain une douleur cuisante sur
mes jambes nues. D'un bond, je fus sur pied, devant
Jonathan qui brandissait un fouet de
muletier.
- Va-t-en, hoquetait-il, va-t-en, je te
chasse ! Que je ne te revoie plus sur mon
chemin, que je ne te surprenne plus aux abords de
cette maison ! Que je n'entende pas dire que
tu as encore parlé à Joanna !
Va-t'en, chien !
Et avant que j'aie pu faire un geste de
défense, la lanière du fouet
s'était abattue sur mes épaules,
m'arrachant un cri, tellement la douleur avait
été cuisante.
De nouveau le bras s'était
levé brandissant le fouet. Mais en quelques
bonds je fus hors d'atteinte.
J'étais moi-même
aveuglé par la colère ; la
passion me suffoquait. Je ne songeai même pas
à courir à l'atelier chercher les
quelques hardes que j'avais dans un coffre. Je me
hâtai vers la porte. Jonathan ne criait plus.
Il était demeuré sur place, mais
continuait à brandir son
fouet. Je m'arrêtai alors, pour souffler, et
parce que Joanna était tout près de
moi, blanche comme une morte.
- Adieu, lui dis-je dans un souffle, je
m'en vais, Joanna. Je t'aime, Joanna. Un jour je
viendrai, et te prendrai pour femme !
Adieu !
Et avant qu'elle ait pu répondre
quoi que ce fût, je m'étais enfui
comme un fou, dans la nuit, sans regarder
derrière moi.
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