Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VI

LES COLÈRES DE JONATHAN

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 Les jours suivants devaient porter à son paroxysme la colère de Jonathan, et en même temps étendre le mouvement de protestation, de murmure et d'opposition de la part de ses amis. Mon maître, à vrai dire, se démenait autant qu'il le pouvait, utilisant tous les prétextes et toutes les occasions pour attiser le feu qui commençait à prendre. Les chefs de la synagogue qui d'abord avaient regardé Jésus avec faveur, inclinaient maintenant de l'autre côté. Les événements d'ailleurs les y poussèrent rapidement. Jésus ne faisait rien pour flatter les anciens ou pour retenir leur sympathie. Jonathan de ce côté avait le champ libre. Et comme il avait déjà une forte influence auprès des anciens, étant zélé pour la Loi, son feu alluma rapidement d'autres brasiers.

La guérison de Nathan avait donné à Jonathan un fameux tremplin. Ce Jésus qui pardonne les péchés, il se fait l'égal de Dieu ! Si encore ce n'était que paroles ! Mais Nathan a pris tout cela au sérieux. C'est un homme qui depuis huit jours a appris à rire ! il marche, il saute, c'est vrai ; mais le voilà maintenant inséparable de Tsadok. On peut les apercevoir côte à côte sur les chemins, et avant de les découvrir, on peut les entendre. À les voir si heureux, tout le monde sourit ! Malédiction ! Ce temps est au jeûne ainsi que l'a prêché le fils de Zacharie et celui-ci enseigne le rire ! Ce temps est au sac et à la cendre, aux robes de deuil, aux épaules voûtées, aux lamentations, et ce Jésus va partout vêtu de blanc éclatant, prenant à lui seul toute la lumière du soleil ! Que les vieux parlent et que leurs sentences seules guident le peuple : c'est la sagesse même ! mais voici un jeune, à la démarche souple et allante, et qui entraîne tous nos jeunes à sa suite ! Il n'a pas étudié, tout lui vient tout seul. ça ne peut pas être vrai ! C'est un rêveur qui se prend pour un prophète. Notre peuple verra vite qu'il n'y a rien en lui ! Quant à ses oeuvres, il les fait par Beelzebul, le prince des démons !

Ainsi parlait Jonathan à qui voulait l'entendre. Et il se plaisait à rapporter le témoignage de savants rabbins venus de Jérusalem qui, disait-il, avaient confondu Jésus.
Pour moi, je savais qu'il n'en était rien et que Jésus, au contraire, avait fermé leur bouche avec tant de puissance et d'à-propos qu'ils étaient sortis de l'entretien aussi meurtris en leur orgueil que s'ils avaient reçu quarante coups de bâton moins un sur l'échine !
Il paraît même, suivant André, le fils de Jona, qui m'a raconté la scène, que Jésus les menaça du châtiment que Dieu promet aux blasphémateurs, pour qui il n'y a point de pardon, ce qui mit hors d'eux-mêmes ces savants hommes qui avaient fait tant de chemin pour venir condamner notre prophète. Comme ils s'indignaient, Jésus leur montra qu'en endurcissant leur coeur dans un refus définitif contre toute l'évidence de la puissance de Dieu qui s'étalait en ses paroles et en ses actes, ils péchaient contre le Saint-Esprit, s'aveuglant volontairement et tournant manifestement leur dos à l'appel de Dieu.

Je ne sais si Jonathan assistait à cette scène. C'est ce qui explique peut-être qu'il déclara à tout le monde que Jésus avait été confondu par les docteurs de Jérusalem.
En tout cas, à la maison de mon maître, les criailleries de Jonathan et de ses amis ne cessaient plus. Je pense qu'en l'espace de trois sabbats mon maître ne toucha à plane ni marteau. Deux ouvriers et moi faisions la besogne. Un soir, j'entendis de grands rires dans la chambre commune. J'aurais voulu savoir de quoi il s'agissait, mais n'osais entrer. Depuis le jour de la guérison de Nathan, mon maître me faisait des yeux féroces et un visage ennemi. J'avais le sentiment que je ne pourrais plus rester longtemps en sa demeure. Et je m'en affligeais, à cause de Joanna.

Je m'approchai de la porte qui donnait sur la cour. Pourquoi ces rires bruyants ?
À ce moment Joanna sortit. Instantanément j'eus le sentiment qu'elle avait été chassée par les rires. Elle pleurait.
- Qu'y a-t-il, Joanna ? lui demandai-je tout bas. Pourquoi pleures-tu, pourquoi rient-ils ainsi à en perdre le souffle ?
- Oh ! Ils sont méchants ! Je ne comprends pas mon père.
- Que s'est-il passé ?
- C'est à cause de Jésus.
- Ah !
- Oui, sa mère et plusieurs de ses frères sont venus de Nazareth, appelés sans doute par Joses qui demeure ici et qui est marié. Il reste dans la même maison que Jésus. Une de ses soeurs est venue aussi. Ils disent que Jésus est fou, et ils sont venus pour se saisir de lui et le reconduire à Nazareth.
- Est-ce possible ? dis-je.

Moi aussi je me sentis comme meurtri par cette action. Était-ce possible ?
- Il paraît, me dit Joanna, qu'à Nazareth les esprits sont montés contre Jésus. Peut-être est-ce parce qu'on est jaloux. Jésus a quitté leur montagne pour notre lac, et il n'est pas encore allé à Nazareth depuis qu'il a commencé à prêcher. En tout cas, ils prennent des libertés avec lui parce qu'ils l'ont toujours connu. Et Jacques, le frère de Jésus, a dit tout haut, à tous ceux qui étaient là lorsqu'ils ont voulu l'emmener, qu'il mettait l'opprobre sur toute la famille, et qu'on voulait que cela cesse.

C'est cela qui fait rire mon père et les autres !
À moi aussi les larmes me montaient aux yeux à ce récit.
- Voilà comment sont les hommes, dis-je. Peu leur importe que du bien soit fait, que des âmes soient délivrées, des corps guéris ! Ils sont gênés dans leur amour-propre, blessés et meurtris dans leur orgueil. Alors, il faut que tout cela cesse ! Ils ne se soucient pas de savoir si Dieu a voulu qu'il parle et agisse comme il le fait, et si nos malheureux ont besoin de lui ! C'est mal, ce qu'ils font !
Et qu'est-il résulté de tout cela ?
- Ils sont repartis à Nazareth sans avoir réussi. Jésus a refusé de les suivre. Ils l'ont comme renié, Joses aussi, et sans doute que Jésus ne reviendra plus dans la maison où il restait avec lui. Mais Jésus a dit une parole qu'on a racontée partout : « Ma mère, mes frères, mes soeurs, a-t-il dit, ce sont tous ceux qui font la volonté de mon Père qui est dans les cieux ».
- C'est bien là Jésus, dis-je avec enthousiasme. Sa famille le rejette, alors il en adopte une autre, à laquelle il puisse se consacrer. Et nous en sommes, Joanna, toi et moi !
- Toi, peut-être me répondit-elle tristement, mais moi !
- Et pourquoi pas toi ?
- M'a-t-il jamais vue ? Et puis, ne suis-je pas hors du monde de la clarté et de la vie ? J'ai été oubliée dans mon coin, par le Bon Dieu.
- Ne dis pas cela, Joanna, dis-je avec force. Tu sais bien que c'est surtout les malheureux que Dieu aime, et ne m'as-tu pas dit souvent toi-même, que si tu ne vois pas la lumière du dehors, tu vois celle du dedans, et que c'est aussi beau !
- C'est vrai, dit-elle. Mais pourtant !

Elle n'acheva pas. Mais je voyais ses larmes couler sur son visage si fin et si délicat qu'encadraient les mèches noires de ses cheveux. Et je m'en sentais tout bouleversé. Elle était, avec ses quinze ans qui avaient besoin de vie exubérante et joyeuse, une pauvre prisonnière. Et sa souffrance était de savoir qu'elle était pour ses parents une source d'amère déception.

La voix de Jonathan s'était de nouveau élevée au-dessus du brouhaha et des rires.
- Vous savez qu'il s'est fait de nouveaux amis, dans la belle société de Capernaüm ?
- Oui, répondit une voix, parmi les courtisanes et les noceurs ! Puis n'a-t-il pas été reçu chez les péagers et n'a-t-il pas mangé avec eux ? Manger avec quelqu'un, c'est faire cause commune avec lui. D'ailleurs, un des leurs s'est attaché à ses pas, et s'est fait son disciple.
- Ce Lévi qui était installé sur la route venant de Damas ?
- Oui. C'est insensé. Si vraiment Jésus veut avoir quelque autorité sur le peuple et surtout sur ceux qui observent la Loi, il faut qu'il rompe avec tous ces gens-là ! Quel renom il se fait !
- il est certain, répondit une voix que je reconnus pour être celle du secrétaire de la synagogue, il est certain que j'allais l'écouter volontiers. Mais s'il recherche sa compagnie parmi la racaille, c'est fini ! Je ne veux pas me compromettre, moi !

D'autres voix criaient leur assentiment. Moi qui entendais tout cela du dehors, je suffoquais comme si une pierre de meule me pesait sur le coeur. Car je savais pourquoi Jésus agissait ainsi. Il ne le cachait d'ailleurs pas. Il disait partout qu'il était venu pour sauver ceux qui sont perdus. Et quels êtres humains sont plus perdus, à vues humaines, que ces misérables hôtes des bouges de la ville basse, et que ces péagers tenus au service à la fois de l'étranger et de Mammon qui leur a dévoré le coeur ?

Je connaissais Lévi, qui était un jeune homme comme Jacques et Jean, les deux fils de Zébédée. Et je le félicitais de s'être évadé de sa profession qui est un carcan pour les âmes libres. Les enfants de Dieu seront toujours malheureux tant qu'ils seront retenus dans une vie pour laquelle ils n'ont pas été créés. Lévi s'en était dégagé. J'étais content pour lui. Il suivait Jésus maintenant, avec quelques autres. Car ils étaient toute une petite troupe autour du Maître, aussi nombreux que les fils de Jacob. Aujourd'hui encore nous ne les appelons pas autrement que les « Douze ». Il y avait des hommes de Capernaüm, et d'autres de différentes villes de Galilée par où Jésus avait voyagé ces dernières semaines. je me demandais pourquoi Jésus avait groupé cette troupe autour de lui. Il est certain que Jonathan et les autres en enrageaient, car ils voyaient là la preuve de l'importance de Jésus et de sa puissance aussi : certainement, ses disciples allaient l'aider à propager sa doctrine. Mais de tous ceux-là, c'était surtout les fils de Zébédée et de Jona que Jonathan haïssait. Car ils étaient les premiers à avoir suivi Jésus, et mon maître affirmait que s'ils ne l'avaient pas fait, sans doute Jésus n'aurait trouvé personne pour le suivre et aurait lamentablement échoué.
Mais je disais que Jonathan se trompait en cela. Car tel était Jésus ! Si les hommes étaient restés inertes, muets et sans réponse à son appel, je suis persuadé que les arbres se seraient mis à marcher pour le suivre, et les pierres à crier pour l'acclamer. Jésus était envoyé par Dieu : qui donc peut résister à Dieu ?
Pour moi-même, je savais bien que s'il n'y avait pas eu ma mère qui vivait de mon maigre gain, et s'il n'y avait pas eu Joanna, j'aurais quitté Jonathan depuis longtemps et me serais attaché aux pas de Jésus. Mais j'étais bien résolu, même si le devais demeurer dans l'atelier du fils d'Ezra toute ma vie, de mettre en pratique la parole de Jésus.

Le repas du soir fut morne et triste, car mon maître était sombre et silencieux. Il me dit tout à coup : - Elias, tu prendras garde de ne pas quitter la maison pendant la semaine qui suivra le prochain sabbat. Je serai absent toute cette semaine-là. Je vais aller rendre visite à plusieurs personnes de ma parenté qui sont à Nazareth et dans quelques hameaux. J'ai à m'entretenir avec eux de plusieurs choses.
Et comme sa femme lui demandait pourquoi il avait pris cette résolution subite, il répliqua sèchement :
- Jésus qui tourne la tête à tous nos gens de Capernaüm se dispose à aller à Nazareth. Il veut conquérir sa propre ville. je vais l'y aider, tout simplement. je serai l'avant-garde.

Il ricana en prononçant ces mots. Pour nous, nous ne disions rien, ne devinant que trop quelle sorte d'assistance Jonathan pouvait apporter aux efforts de Jésus.
Mais Jonathan maintenant, était lancé. Les deux ouvriers et moi, pour ne parler que des hommes - Jonathan méprisait beaucoup les femmes - nous constituions un auditoire tout prêt. Et nous n'avions cure de lui apporter opposition.
- Il bouleverse le pays, il faut que cela cesse, même s'il faut employer des grands moyens.

Sa voix s'était faite rude et âpre. je vis Joanna tressaillir violemment. Joanna devinait une foule de choses que nous ne pouvions voir ou lire à notre tour que fort lentement.
- Il sape l'autorité de Moïse sur notre peuple, avec ses façons de fouler aux pieds la Loi, le sabbat et nos traditions. Il se moque des barrières et des différences, met les derniers les premiers et les premiers les derniers ; il vous place une courtisane effrontée au seuil du Royaume, et vous envoie nos savants rabbins au feu de la Géhenne ! Est-ce un fou ? Un possédé de Satan ?
Quelle autorité a-t-il pour nous parler ? Au dernier sabbat on l'a vu, dans la campagne, avec cette bande de fous qui s'appellent ses disciples. Ceux-ci prenaient des épis à pleines mains et les frottaient les uns contre les autres pour en prendre le grain et en rejeter la balle et la paille. La Loi ne défend-elle pas de moissonner le jour du sabbat ? Ceux-ci se rient du sabbat. Est-ce que cela peut durer ?
L'autre sabbat, encore, que n'a-t-il pas fait ? En pleine synagogue, et malgré les autorités de la congrégation, n'a-t-il pas encore guéri un homme ? Il savait bien que nous y étions opposés, parce que c'était une violation flagrante de la Loi. Par un véritable défi et devant nous tous, il l'a fait se tenir debout et étendre la main. Comme s'il ne pouvait pas faire cela un autre jour ! Non ! C'est parce que nous, les gardiens de la Loi, nous ne le voulions pas.
Il l'a fait exprès ! Et encore a-t-il prétendu nous faire la leçon ! Il s'est littéralement mis en colère.
Moïse le gêne, la Loi le gêne, Dieu le gêne. Il veut faire ce qui lui plaît, et il entraîne les âmes faibles avec lui.
Tout prouve qu'il n'a en lui rien de Dieu. Ses prodiges viennent de Satan, et sa parole, qui veut prendre l'allure des prophètes, est celle d'un faux prophète.

Nous étions tous mal à l'aise tandis que Jonathan parlait ainsi en phrases hachées par la passion, comme s'il haletait sous une colère qu'il ne pouvait contenir.
J'étais tout rouge, mais ne disais mot. Mon maître le remarqua d'ailleurs, et c'est tourné vers moi qu'il prononça ses plus violentes paroles. Elles portaient griffes et crocs, ces paroles, et me faisaient souffrir comme si elles me déchiraient le visage. Je me faisais violence pour résister au démon qui voulait m'arracher à mon calme.
Jonathan semblait voir clair dans ma poitrine. Je compris soudain qu'il m'attaquait. Sa voix était devenue sifflante, et il ne me quittait pas des yeux.
- Les jeunes, disait-il, qui n'ont pas encore eu le temps de s'enraciner dans la Thora et qui n'en connaissent ni les mystères ni les splendeurs cachées, s'enthousiasment pour ce genre de liberté. On peut tout faire maintenant, Dieu permet tout ! Ce Jésus est le corrupteur des naïfs, des benêts qui attendent tout des beaux parleurs. Ah ! Il faut le suivre ! Il fait la religion facile ! Les commandements gênants, les menaces, les jugements, les colères divines, les violences de Dieu qui châtie et tue - tout cela on le supprime. Hosanna pour le prophète qui souffle sur tout ce qui fait obstacle au caprice de la chair, et fait s'envoler tout cela comme de la balle au vent.
- Maître, dis-je, tu te trompes !
- Et que sais-tu toi qui tettes encore ta mère ! Tu n'as encore rien mâché de la viande qui fait des hommes forts, et tu serais, toi aussi, avec ce parleur, de ceux qui veulent rebâtir le monde la tête en bas ! De mon temps les jeunes se taisaient !

Je me tus. Comment aurais-je pu expliquer à Jonathan que la justice du Royaume que prêchait Jésus était plus haute et plus rude que celle des scribes de la synagogue ? Que Jésus voulait que nous fussions tous comme Dieu lui-même, ainsi qu'il avait dit sur la colline qui domine Capernaüm ; et que pour atteindre cette vie-là, il fallait plus de foi, d'intrépidité et d'effort patient que pour obéir à la lettre de Moïse ?
Je ne dis rien. Les paroles de mon maître, d'ailleurs, roulaient en tempête ininterrompue. Joanna était toute blanche et je la crus malade et prête à défaillir. Sa mère aussi s'en aperçut et se précipita vers elle. Alors, Jonathan se tut. Il haussa les épaules avec mépris. Et pâle, lui aussi, et tremblant de fièvre intérieure, il prit le parti d'aller continuer ses discours dans l'atelier.
Malgré mon désir de n'en rien faire, il me fallut bien l'y suivre.
Mais la colère de Jonathan était tombée. Ou plutôt, il l'enferma dans un silence sauvage que nous n'avions garde de rompre, car ce silence nous était bienfaisant. Nous avions nous aussi, moi en tout cas, nos pensées passionnées. De toutes mes forces, je me révoltais contre Jonathan et ses propos menteurs et méchants. il avais souffert de ne pas répondre. Je pense que si je n'avais pas été retenu par la véritable terreur que m'inspirait mon maître, j'aurais éclate, moi aussi, en propos véhéments. Je ne pouvais que marcher de long en large dans l'atelier, touchant tous les outils et les reposant bientôt après, bousculant les pièces de bois et les copeaux.
« Pourquoi donc, me disais-je, suis-je encore dans cette maison où je n'entends que paroles de haine et de blasphème contre le prophète de Dieu ! Pourquoi donc ? »

Parfois, les menus événements de la vie se chargent de répondre aux questions les plus difficiles de l'âme, et nous aident à voir clair au dedans de nous. Alors que je me posais cette question, et me la répétais avec violence même, comme pour me forcer à une décision qui se refusait, je vis sortir dans la cour Joanna, la fille de mon maître. La lune faisait toute blanche sa robe, et lumineux son visage. Qu'elle était belle ! Pauvres yeux sans lumière ! Ils ne voyaient rien, mais cela n'enlevait rien à leur beauté. Il semblait au contraire que ne voyant rien qui pût les apeurer, et demeurant grands ouverts sur l'infini, ils étaient plus transparents que d'autres, prêts à livrer les secrets de l'âme profonde. Ils ne voyaient rien mais montraient tout ! Aussi éclairaient-ils tout le visage délicat de Joanna de la douceur, de la fraîcheur et de la vivacité de son esprit. Joanna était belle ainsi que son âme.
Mais, ce soir, le visage de Joanna était triste, infiniment triste, parce que son âme était triste. Et le la vis qui, lentement, s'approcha du petit mur de la cour, et s 'y accouda, comme elle avait coutume de le faire, pour rêver.

Je m'étais arrêté, et par la porte de l'atelier demeurée ouverte, je la contemplai longuement. J'aimais Joanna, je l'ai déjà dit. Je l'aimais dans le silence. je l'aimais dans l'adoration secrète de mes pensées. Je ne le lui avais jamais dit. Mais je lui apportais des fleurs et lui racontais tout ce qui se passait dans le pays.
J'étais heureux de l'aider ainsi, par ces fleurs et par mes propos, à sortir du trou noir où elle était emprisonnée. Et sans doute étais-je seul à savoir quel monde merveilleux vivait en elle. À moi seul elle confiait tout cela. Car sa mère ne pouvait comprendre, et son père, elle le sentait, se serait moqué d'elle.
Elle ne pouvait pas savoir, en ce moment, que je la contemplais. Elle ne pouvait non plus savoir que chaque jour mon regard la cherchait, comme chaque matin toute vie attend l'aurore pour se remettre au rythme universel. J'étais son camarade, mais qu'était-elle pour moi ? Les phrases du Cantique de Salomon chantaient en mon esprit, et je pensais à Rébecca, et à Ruth et je me disais que Joanna était de leur race, par la beauté, par l'âme et par le coeur.

Je ne sais plus combien de temps elle resta là accoudée au petit mur, ni non plus combien de temps je demeurai appuyé au montant de la porte, abîmé dans ma contemplation. je me souviens seulement que je savais sans incertitude pourquoi je m'obstinais à demeurer dans la maison de Jonathan, le fils d'Ezra.

Tout à coup, je sentis une main se poser rudement sur mon épaule. Mon maître venait de me réveiller de mon rêve. Son visage tourmenté était tout près du mien, et j'y lisais la même passion que tout à l'heure, mais qui semblait s'être ravivée dans une flamme nouvelle. Il se mit à me parler, à voix basse, presque ; mais sa voix haletait de son souffle haché et précipité.
- Elias, me dit-il, tu vas me faire tout de suite, ici, un serment solennel.

Je me mis à trembler sans savoir pourquoi. Le ton de mon maître me glaçait.
- Tu vas me prêter serment sur la Loi et sur le Temple que tu n'iras plus entendre ce maudit charpentier faux prophète, et que tu n'en parleras plus à Joanna. Promets ! Promets vite ! Sur la Thora ! Promets, te dis-je !

Sa voix était devenue grondante. Il s'était approché de moi, les mains crispées, comme s'il avait voulu me saisir à la gorge. Nous étions tous deux dans la cour, près de la porte de l'atelier. Je tremblais de tous mes membres, et je ne pus que tendre vers lui mes deux mains suppliantes.
- Mais, maître, c'est impossible ! Mon coeur est déjà allé à lui.

Il n'écoutait pas. Il écarta violemment mes mains.
- Promets, te dis-je, ou je te chasse ! Tout de suite, sur-le-champ ! Tu ne mettras plus les pieds ici ! Et tu ne lui parleras plus ! - et de son doigt que la rage faisait trembler, il me montrait sa fille dont le visage était tourné vers nous, bouleversé par l'angoisse, car la voix de Jonathan était devenue tonnante et emplissait tout le vide de la nuit.
Je continuais à dire, en reculant lentement, car le visage sombre et grimaçant de Jonathan se faisait toujours plus proche du mien : « Maître, c'est impossible, maître, c'est impossible ! je ne puis promettre, je ne puis promettre ! »

Il me prit soudain par les deux épaules, et je me débattis, car j'avais le sentiment qu'il avait voulu me saisir à la gorge. Mais ses mains étaient de fer. Je ne pus me dégager. Je haletais, et lui aussi. Il me dit encore une fois : « Est-ce oui, est-ce non ? Promets-tu ? »
Je lui criai alors de toutes mes forces : « Non ! Non, jamais ! »
Je hurlai ces mots en me débattant ; et soudain il me lâcha, ce qui me fit rouler par terre, tellement j'avais mis d'énergie à vouloir me détacher de son étreinte. Tout abasourdi, je tardais à me relever, lorsque je sentis soudain une douleur cuisante sur mes jambes nues. D'un bond, je fus sur pied, devant Jonathan qui brandissait un fouet de muletier.
- Va-t-en, hoquetait-il, va-t-en, je te chasse ! Que je ne te revoie plus sur mon chemin, que je ne te surprenne plus aux abords de cette maison ! Que je n'entende pas dire que tu as encore parlé à Joanna ! Va-t'en, chien !

Et avant que j'aie pu faire un geste de défense, la lanière du fouet s'était abattue sur mes épaules, m'arrachant un cri, tellement la douleur avait été cuisante.
De nouveau le bras s'était levé brandissant le fouet. Mais en quelques bonds je fus hors d'atteinte.
J'étais moi-même aveuglé par la colère ; la passion me suffoquait. Je ne songeai même pas à courir à l'atelier chercher les quelques hardes que j'avais dans un coffre. Je me hâtai vers la porte. Jonathan ne criait plus. Il était demeuré sur place, mais continuait à brandir son fouet. Je m'arrêtai alors, pour souffler, et parce que Joanna était tout près de moi, blanche comme une morte.
- Adieu, lui dis-je dans un souffle, je m'en vais, Joanna. Je t'aime, Joanna. Un jour je viendrai, et te prendrai pour femme ! Adieu !

Et avant qu'elle ait pu répondre quoi que ce fût, je m'étais enfui comme un fou, dans la nuit, sans regarder derrière moi.

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