Pourquoi faut-il que la joie des uns soit
pour d'autres une source de chagrin et
d'amertume ? N'est-il donc pas possible
d'être heureux tous en même temps sur
la terre ? Dieu s'emploie, je pense, à
faire tout ce qu'il peut. Mais l'homme est
ridiculement sot.
Je me fais ces réflexions alors que
je me reporte, par la pensée, au temps
déjà lointain où le jour
nouveau que Dieu faisait lever sur le monde
était encore à son aurore, en
Galilée.
Et quelle aurore !
Nos coeurs chantaient à l'unisson de
l'hymne triomphal de Jésus sur la montagne,
au-dessus de Capernaüm, au-dessus du monde
entier. Nous étions tous heureux - sauf
quelques-uns.
Jonathan, mon maître, était
affreusement malheureux. Je n'arrive pas encore
à le comprendre, malgré la longue
expérience que j'ai maintenant de la vie.
Mais plus l'allégresse envahissait
Capernaüm et les bourgades du bord du lac, et
plus sa colère s'exaltait et plus son parler
se faisait âpre et violent. Il m'arrivait
très souvent de me cacher de lui, car
j'allais comme les autres, le jour du sabbat et aux
heures où j'étais sans travail,
écouter Jésus et converser avec ses
disciples ; et mon maître me le
reprochait avec grande
véhémence.
Jonathan était malheureux. J'ai
d'abord pensé que c'était jalousie de
sa part. Jésus et lui n'étaient-ils
pas, ainsi que je l'ai dit, charpentiers l'un et
l'autre, et dans une certaine mesure,
concurrents ? Mais ce ne pouvait être
une raison suffisante pour cette irritation
grandissante. Il y avait en Jonathan de la
jalousie, mais de la jalousie pour Dieu. Jonathan
était le défenseur de Dieu, il le
croyait sincèrement. Il pleurait de rage
à voir ce qu'il croyait être une suite
d'affronts à la majesté divine. J'en
fus convaincu le jour de la guérison de
Nathan, un cousin de Jonathan lui-même et qui
était paralytique. je me souviens de cette
guérison-là parce que j'ai eu une
part, avec Tsadok et deux autres camarades, dans le
prodige qui remit le pauvre homme sur pieds.
Mon maître allait assez souvent voir
Nathan. Leurs mères à tous les deux
étaient soeurs. Nathan vivait seul dans un
véritable trou, car je n'oserais appeler
chambre ce coin d'étable qui avait
été aménagé pour
recevoir son grabat. Jonathan allait lui porter du
pain nouveau quand sa femme avait cuit. Parfois,
quand il y avait trop de travail à la
maison, c'est moi qui y allais. Alors, le
malheureux me disait ses peines. Son
infirmité lui pesait, est-il besoin de le
dire ? Mais plus lui pesaient encore les
visites de Jonathan qui était pour lui ce
qu'étaient les compagnons de Job pour le
patriarche en ses jours de malheurs. Jonathan
voulait à tout prix savoir quel
péché horrible il avait commis dans
sa jeunesse pour être devenu ainsi impotent
et incapable de se mouvoir. Car Nathan avait
été comme nous tous, sain et
vigoureux, jusqu'à mon âge environ.
Puis tout à coup, sous le toucher
impérieux de quelque démon, ses
membres s'étaient comme
desséchés. Il s'était
couché et était devenu l'homme
à la charge de tous que nous connaissions.
- J'ai été comme toi, me
disait-il souvent. J'étais prêt
à tous les durs travaux de la vie.
Maintenant, rien que de vivre m'est un fardeau.
Qu'ai-je donc fait à Dieu pour qu'il en soit
ainsi ?
- Nathan, lui disais-je, pourquoi parles-tu
de cette façon ?
- Pourquoi Jonathan m'en parle-t-il si
souvent ? C'est lui qui m'a mis ces phrases
dans la tête. Il doit savoir, lui, car il est
Pharisien de la secte la plus stricte. Chaque fois
que je le vois entrer, je crois voir
apparaître le juge.
- Jonathan te veut du bien.
- Et quand il aura découvert le
péché qui m'a fait paralytique, car
sans doute est-ce le cas, quoique je sois bien
incapable de trouver trace de mon crime dans tout
mon passé - crime horrible cela doit
être pour un châtiment aussi terrible -
quand il saura ce que j'ai fait, où sera le
salut ? Jonathan me rendra-t-il mes membres
souples et robustes ? Jonathan pourra-t-il
effacer de mon âme les traces profondes de ce
péché ? Jonathan pourra-t-il le
rayer du livre de Dieu ?
« Et pourtant Jonathan a raison,
et c'est pour cela qu'il m'effraie. Il
m'assommerait avec un des rouleaux de la Loi qui
sont dans le coffre de cèdre de la
synagogue, que je serais bien obligé de le
dire : Jonathan a raison. Je suis un
misérable pécheur ! je suis
perdu ! Je vis la vie d'un ver de terre et ne
mérite rien d'autre. Un jour, je
disparaîtrai. On m'oubliera. Dieu seul ne
m'aura pas oublié. Il retrouvera mon nom
parmi les impurs, et j'irai à la
Géhenne du feu ! »
Je ne m'étonnais pas que Nathan
parlât ainsi, puisque Jonathan était
pour ainsi dire le seul homme qui lui rendît
visite. Je plains l'homme qui n'a connu Dieu que
par la bouche de Jonathan et au travers de son intraitable
sévérité.
Nathan tremblait
devant lui. Tout menu sur sa natte, il était
comme un chien maigre qui tremble sous un fouet
qu'on brandit.
Ainsi Jonathan prenait le rôle de
Moïse auprès de certains. Il le
faisait, j'en suis persuadé, avec la
certitude que Dieu le lui ordonnait. Tsadok, un
matin, vint au-devant de moi alors que je marchais
seul, parmi les rochers qui bordent le lac, vers le
midi. Il n'y avait pas de travail ce
jour-là, à l'atelier de Jonathan, et
le maître m'avait laissé partir
jusqu'au soir.
Tsadok me dit : « Le rabbi de
Nazareth est revenu. Je l'ai vu tout à
l'heure avec les fils de
Zébédée et de Jona et quelques
autres, rentrer dans sa maison, tout près du
lac. »
Instinctivement, j'avais sauté de
joie, et mon visage, je suis sûr,
reflétait toute la satisfaction qui brillait
sur celui de Tsadok. C'était étrange,
mais depuis que Jésus avait quitté
Capernaüm pour aller par toutes les bourgades
du bord du lac leur prêcher sa parole et
guérir leurs malades, il m'avait
semblé que quelque chose avait disparu du
ciel même de Capernaüm. À moins
que ce ne fût du ciel de notre coeur.
- Toute la ville le sait déjà,
me dit-il, et de tous côtés on descend
vers la maison de Jésus. Je viens de voir sa
cour déjà pleine, et tous les abords
de la maison encombrés de gens qui se
pressent pour le voir et l'entendre. On
amène des malades aussi. Il y en a des tas.
C'est qu'on attendait son retour avec
impatience !
« Écoute, ajouta-t-il, nous
allons lui porter Nathan, le paralytique, le cousin
de ton maître Jonathan. »
Depuis qu'il avait été
guéri lui-même, Tsadok n'avait plus
qu'une passion : amener des malades à
Jésus. Un regard du Maître
était sa récompense. il n'attendait
pas que Jésus lui parlât. Mais
toujours, dans la foule, Jésus découvrait son
visage
derrière quelque malade qu'il poussait
jusqu'à lui. Tsadok était de forte
taille et musclé ; il dominait les
autres de toute la tête. Aussi les yeux du
Maître le retrouvaient toujours. Tsadok
apportait souvent dans ses bras des petits enfants
ou même des malades, hommes et femmes,
incapables d'approcher eux-mêmes celui qui
pouvait les guérir.
Tsadok me dit donc : « Allons
chercher deux autres hommes, et à nous
quatre, nous porterons Nathan à
Jésus. »
J'acceptai avec joie et bientôt, avec
deux hommes de bonne volonté qui
répondirent à notre invitation nous
arrivâmes chez Nathan.
Le pauvre homme nous opposa d'abord la plus
vive résistance.
- Laissez-moi, nous dit-il, je suis un
misérable pécheur que Dieu condamne
avec toute la rigueur de sa loi. Les hommes ne
peuvent rien pour moi.
- Mais c'est par la puissance de Dieu qu'il
guérit !
- Mais non ! Dieu peut-il se
contredire ? je suis un affreux
pécheur. J'ai transgressé la loi
divine de mille façons : voyez mon
état ! Dieu défera-t-il ce qu'il
a fait !
- Et qui te dit que c'est Dieu qui t'a
livré à ces démons qui t'ont
usé les membres ? reprit Tsadok. Viens,
Jésus chasse les démons, même
les pires !
- Je vous dis que je suis un pécheur
que Dieu a maudit. Il faut me laisser ici où
Dieu m'a placé.
- Nathan, lui dis-je, il y a des choses que
je suis trop jeune pour comprendre. Si c'est de
Dieu que vient la souffrance, je ne sais ; si
c'est de l'homme lui-même, je ne sais, si
c'est de Beelzebul, le prince des démons, je
ne sais. Mais je sais une chose. En Jésus de
Nazareth il y a la puissance de la vie ! je
l'ai vu ! je l'ai entendu ! Tous les
prophètes, Nathan, ont ressuscité en
lui, depuis Moïse et Elle !
Dieu marche de nouveau parmi son peuple, et
l'espérance repousse partout où il
marche. Viens, nous allons te porter jusqu'à
lui.
- Et que dira Jonathan, si j'y
vais ?
Tsadok éclata de rire.
- Appartiens-tu donc à
Jonathan ? A-t-il sur toi droit de vie ou de
mort ? Nous sommes tous enfants d'Abraham, et,
comme dit Jésus, des enfants de Dieu.
- Mon péché, Tsadok, mon
péché !
- Nathan, reprit Tsadok gravement, je ne
sais pas expliquer les choses, mais je sais ceci
autrefois j'étais prisonnier, maintenant je
suis libre. Autrefois mon passé me tenait
dans ses griffes, et le démon ne
lâchait pas prise, aujourd'hui le vautour qui
me tenait en ses serres est loin !
Chassé !
C'est lui qui l'a fait. Il
a chassé mon
démon. Ne pourrait-il pas chasser de
même ton péché, s'il est vrai
que ton péché te poursuit ?
- Tsadok, dis-le, tu parles comme un rabbin.
Où as-tu appris tout cela ?
- Je n'ai fait qu'ouvrir mes yeux et je sais
qu'il m'a sauvé.
- Ah ! dit Nathan, pour moi ce sera
différent. Pour moi il ne pourra rien.
Je voyais bien que depuis un moment Tsadok
s'impatientait. Allait-il, de guerre lasse, laisser
là Nathan sur son grabat et partir en
quête d'autres malades qui accepteraient,
eux, de se laisser guérir ? Je ne
connaissais pas Tsadok encore. Il lui dit :
« Que tu veuilles ou que tu ne veuilles
pas, nous t'emportons ! Elias, prends un coin
de la natte ; vous deux, s'adressant à
nos compagnons, prenez ces deux coins-là, et
en route ! »
Je souriais en moi-même, mais je me
demandais comment Jésus allait guérir
ce pauvre Nathan, car on m'avait
raconté cent fois et plus qu'il demandait
des malades qui venaient à lui beaucoup de
confiance et de foi.
Mais maintenant Nathan ne protestait plus.
Quelqu'un avait pris la décision à sa
place, alors, il laissait aller les
événements.
Je me dis, en me rappelant ces choses qui me
font sourire, que si le monde est encore à
s'empêtrer dans mille souffrances, c'est
parce qu'il ne sait pas dire un oui décisif
et net. Et nous n'avons pas de Tsadok assez
nombreux pour porter tous ces malheureux
volontaires aux pieds du Maître.
Lorsque nous fûmes en vue de la maison
de Jésus, nous eûmes vite la certitude
qu'il nous serait difficile de traverser la foule
et d'atteindre la porte de la maison. Tout
Capernaüm était descendu et s'entassait
dans la rue.
Je me tournai vers Tsadok.
- Qu'allons-nous faire ?
Sa tête dominait toutes les
têtes. Son regard scruta la masse vivante qui
ondulait devant nous comme la houle des
blés. Il examina rapidement toutes les
possibilités d'accès. Son visage qui
s'était rembruni, il s'éclaira
soudain.
- Nous ne pourrons jamais atteindre la
porte, dit-il ; mais je sais ce que nous
allons faire. Venez par ici. L'escalier du toit
descend dans la rue de ce côté-ci.
C'est précisément là qu'il y a
le moins de personnes. Venez !
Je crois que Tsadok aurait, s'il l'avait
fallu, bougé les autres maisons de place
pour arriver où il voulait aller. Jamais je
n'ai vu autant d'enthousiasme et de foi que dans
cet homme-là.
Nous bousculâmes certes quelques
personnes, ce qui nous attira des
protestations indignées. Tsadok y
répondait par un large sourire. En un clin
d'oeil, nous fûmes sur le toit, portant notre
compagnon et son grabat.
C'est alors qu'on nous vit de la rue. Des
doigts se levèrent vers nous, et nous
entendîmes que le nom de Nathan circulait
dans la foule.
- Jésus est dans la maison, me dit
Tsadok. Il s'agit de faire descendre Nathan du toit
dans la chambre où il se trouve. Il y a ici
une ouverture fermée par des planches.
Elias, va chercher ces cordes que je vois
là-bas, contre le mur, et reviens vite.
Je redescendis dans la rue et ramassai
plusieurs cordes qui se trouvaient là, en
tas ; c'étaient de ces cordes dont se
servent nos pêcheurs du lac pour haler leurs
filets. Comme je m'engageais de nouveau sur
l'escalier de terre durcie et de pierre, je me
trouvai nez à nez avec Jonathan, mon
maître.
- C'est Nathan que vous avez porté
là-haut ? Son nom court dans la
foule.
Je remarquai que Jonathan haletait comme
s'il avait couru.
- Vous n'allez pas le lui porter, je
suppose ? demanda-t-il, en désignant du
pouce, par-dessus son épaule, la maison de
Jésus.
- Si, dis-je tout interloqué. Et
comme je n'étais pas très courageux
surtout quand j'avais devant moi Jonathan en
colère, j'ajoutai :
C'est Tsadok !
Je ne savais vraiment pas comment j'allais
me tirer d'affaire. Mon maître me barrait
résolument la route. je pense que si j'avais
fait un pas de plus, il se serait jeté sur
moi, les ongles dans mon visage. Il était
hors de lui.
Je tremblais et ne savais que faire, et je
devais être aussi blanc que lui. Moi de peur,
lui de colère concentrée.
Et je ne sais combien de temps nous serions
restés à nous regarder ainsi l'un
l'autre si Tsadok impatient n'avait soudain mis la
tête au-dessus du bord du toit. Il comprit la
situation en un clin d'oeil et avant que Jonathan
ne se fût aperçu de rien, il
était déjà au bas de
l'escalier. Sans mot dire, il me prit les cordes
des bras et en quatre bonds, fut de nouveau en
haut.
Jonathan poussa un cri, comme si on venait
de lui enlever des griffes une proie dont il
voulait jouer. Comme un fou, il se mit à
grimper l'escalier. Naturellement, je le
suivis.
Tsadok et nos deux compagnons étaient
en train de nouer une corde à chacun des
coins de la natte de notre paralytique. Lorsque
Jonathan survint, Tsadok se redressa de toute sa
hauteur, les bras écartés. Et pour un
instant, fugitif d'ailleurs, son visage reprit sa
grimace oubliée de démoniaque.
Jonathan eut peur. Comme moi, il pensa sans
doute que Tsadok allait le prendre à bras le
corps et le jeter, comme un paquet de cordes,
au-dessus du rebord du toit. Il recula
précipitamment, et Tsadok se recourba sur sa
besogne.
Je vis que le visage de Nathan était
blanc d'épouvante et qu'il claquait des
dents.
Alors Jonathan dit d'une voix
sifflante : « Ton
péché est gravé dans ton
coeur, dans tes jambes, dans tes bras. Qui peut
enlever le péché que Dieu seul ?
Tu es maudit, tu resteras
maudit ! »
Puis il nous laissa faire. Ou plutôt,
moi, je ne fis que regarder. Déjà
Tsadok avait pris deux des cordes, et nos deux
compagnons chacun une, et par leurs soins, Nathan
descendit lentement.
Nous nous penchâmes alors sur le trou,
y compris Jonathan, mon maître.
Au-dessous de nous, nous regardant,
était Jésus. jamais je n'oublierai ce
regard de Jésus. Ses yeux riaient. On m'a
dit depuis qu'il avait souvent ce regard-là,
et que c'était toujours chez lui comme une
manière d'émerveillement d'enfant
devant l'extraordinaire. Qu'avions-nous fait
d'extraordinaire ? Rien assurément.
Tsadok avait tout fait. Toute
l'ingéniosité était de lui, de
sa tête et de son coeur.
Je détournai un instant mes yeux du
visage de Jésus pour les porter sur Tsadok.
Ses yeux aussi riaient. Le Maître et lui se
parlaient et se comprenaient par le regard. Je sus
à ce moment-là que Tsadok
était entré dans un autre
royaume ; il participait à une autre
vie, celle de la joie, celle d'une confiance
démesurée, de l'enthousiasme
juvénile ; il appartenait à un
autre monde. Jésus l'avait amené
à partager son mystère. Ils se
comprenaient sans parler. Leurs yeux brillaient,
chez l'un et chez l'autre, d'une même joie,
d'une même certitude.
Mais déjà Jésus
s'était penché sur Nathan qui
était recroquevillé sur son grabat et
en proie à une intense agitation.
J'éprouvais pour lui une grande gêne,
car je savais sa souffrance profonde : il se
croyait poursuivi par la colère de Dieu et
victime de son jugement. Pauvre Nathan ! Il
tremblait comme une feuille. Tous ceux qui
étaient avec Jésus dans la chambre -
je reconnus à leur visage quelques-uns des
anciens de la synagogue - firent soudain
silence : car la voix de Jésus
s'était élevée, tendre et
forte à la fois.
« Mon enfant, tes
péchés te sont
pardonnés ».
Ni les uns ni les autres, assurément,
nous ne nous attendions à cette parole de
Jésus. Nous nous regardâmes tous avec
étonnement. Tout à coup, une voix
grinçante et rauque éclata juste
à côté de moi.
- Ce n'est pas vrai, il ment ! Qui peut
pardonner les péchés, si ce n'est
Dieu seul ?
Nous sursautâmes tous à ce cri
de Jonathan. Car c'est lui qui avait parlé.
Il était, me semblait-il, soudain devenu la
proie d'un démon. S'agrippant d'une main au
rebord de l'ouverture du toit, il brandissait son
autre poing vers Jésus. Tant de
véhémence sembla impressionner
fortement ceux qui étaient autour de lui,
car la façon de faire de Jésus les
avait déjà profondément
interloqués.
Mais ce qui me frappa, ce fut de voir le
visage de Nathan sur lequel d'ailleurs
Jésus, pas le moins du monde troublé
par l'intervention de Jonathan et
l'étonnement des autres assistants,
continuait à fixer ses regards.
Il s'était soulevé sur son
grabat, et appuyé sur un coude, plongeait
son regard d'affamé au fond des yeux de
Jésus.
Celui-ci avait-il compris le drame
douloureux qui torturait l'âme du pauvre
homme ? Avait-il lu les scrupules qui lui
interdisaient presque de solliciter la
guérison, tellement il se sentait
pécheur ? Sans doute. Une chose est
certaine : si les mots en eux-mêmes ont
relativement peu de puissance, dits par
Jésus, et accompagnés de
l'inexplicable autorité de sa voix, de son
regard et de son geste, imprégnés
d'un je ne sais quoi qui n'appartenait qu'à
lui seul, ils semblaient avoir balayé d'un
seul coup toutes ses angoisses. Il était
pris par une formidable certitude en laquelle
Jésus savait emprisonner les âmes
comme un pêcheur qui a jeté son filet
attire irrésistiblement le poisson hors de
son élément. Un geste, un mot du
Maître, et je voyais littéralement
Nathan sortir de son inconsolable
désespérance.
Cependant les murmures commençaient
à s'enfler. Jonathan couvrait tout de sa
voix stridente. Il avait en effet interpellé
violemment Simon, le fils de Jona, qui était tout
près de
Jésus, et Simon lui répondait avec
non moins de violence. je ne me souviens plus quels
propos ils échangèrent. Mais
Jésus se releva avec le geste d'un homme
impatienté. Pourtant, sa voix était
très calme. Instantanément, tout le
monde s'était tu.
- Qu'y a-t-il de plus facile : de dire
à cet homme « tes
péchés te sont
pardonnés » ou de dire
« lève-toi, prends ton lit et
marche » ? je vais vous montrer que
j'ai pouvoir de faire l'un et l'autre.
Je te l'ordonne, dit-il en se tournant vers
Nathan et lui parlant d'une voix forte,
lève-toi, prends ton lit et va dans ta
maison ! »
Comment dire notre stupeur et notre
émerveillement ! Tsadok seul semblait
trouver la chose naturelle. il ne s'en tourna pas
moins vers Jonathan en claquant des mains et en
criant à tue-tête :
« Alléluia !
Alléluia ! »
Nathan s'était levé, osant
à peine croire qu'il fût sur ses
jambes. Il était comme un petit enfant
à la recherche de son équilibre. Mais
personne de nous ne riait. Il semblait au contraire
que de joie - comme si nous avions tous reçu
quelque chose de cette victoire - nous allions
éclater en sanglots !
Dans la rue, la rumeur allait grandissant et
s'enflant :
« Nathan est guéri, Nathan
marche ! » Lorsqu'il apparut
à la porte, une formidable acclamation
l'accueillit.
Dans la chambre au-dessous de nous, tout
était rumeur aussi et échange de
propos animés.
Non, jamais nous n'avions rien vu de
pareil ! L'enthousiasme était
général. Quand je me tournai vers
Jonathan pour essayer de me rendre compte de
l'effet que le prodige avait eu sur lui, il avait
disparu.
Tsadok aussi était parti. À
mon tour, je descendis du toit et me mêlai
à la foule. L'allégresse dansait, me
semblait-il, dans tous les coeurs.
Ce en quoi je me trompais. Car, lorsque
quelques instants plus tard je rentrai chez
Jonathan, me demandant quel accueil je recevrais de
lui après la scène qui s'était
déroulée au bas de l'escalier de la
maison de Jésus, je trouvai sa demeure
pleine ; et à la violence des propos
que dominait évidemment la voix
perçante de mon maître, je devinai que
quelques-uns au moins trouvaient matière
à indignation dans l'événement
qui réjouissait tant d'autres.
Je n'y comprenais rien. Ainsi que je l'ai
déjà dit, je voyais le fils d'Ezra
malheureux d'un affreux tourment. Il tenait Dieu
pour insulté, la Loi bafouée, la
synagogue profanée, le sabbat foulé
aux pieds ! Et Jésus venait de mettre
le comble à la mesure de son indignation. Ne
venait-il pas, avec une étonnante assurance
et sans se douter qu'il blasphémait, de dire
à ce malheureux que ses péchés
étaient pardonnés ? Que
faisait-il donc de la justice de Dieu ?
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |