Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V

JONATHAN PERD DU TERRAIN

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 Pourquoi faut-il que la joie des uns soit pour d'autres une source de chagrin et d'amertume ? N'est-il donc pas possible d'être heureux tous en même temps sur la terre ? Dieu s'emploie, je pense, à faire tout ce qu'il peut. Mais l'homme est ridiculement sot.
Je me fais ces réflexions alors que je me reporte, par la pensée, au temps déjà lointain où le jour nouveau que Dieu faisait lever sur le monde était encore à son aurore, en Galilée.
Et quelle aurore !
Nos coeurs chantaient à l'unisson de l'hymne triomphal de Jésus sur la montagne, au-dessus de Capernaüm, au-dessus du monde entier. Nous étions tous heureux - sauf quelques-uns.

Jonathan, mon maître, était affreusement malheureux. Je n'arrive pas encore à le comprendre, malgré la longue expérience que j'ai maintenant de la vie. Mais plus l'allégresse envahissait Capernaüm et les bourgades du bord du lac, et plus sa colère s'exaltait et plus son parler se faisait âpre et violent. Il m'arrivait très souvent de me cacher de lui, car j'allais comme les autres, le jour du sabbat et aux heures où j'étais sans travail, écouter Jésus et converser avec ses disciples ; et mon maître me le reprochait avec grande véhémence.

Jonathan était malheureux. J'ai d'abord pensé que c'était jalousie de sa part. Jésus et lui n'étaient-ils pas, ainsi que je l'ai dit, charpentiers l'un et l'autre, et dans une certaine mesure, concurrents ? Mais ce ne pouvait être une raison suffisante pour cette irritation grandissante. Il y avait en Jonathan de la jalousie, mais de la jalousie pour Dieu. Jonathan était le défenseur de Dieu, il le croyait sincèrement. Il pleurait de rage à voir ce qu'il croyait être une suite d'affronts à la majesté divine. J'en fus convaincu le jour de la guérison de Nathan, un cousin de Jonathan lui-même et qui était paralytique. je me souviens de cette guérison-là parce que j'ai eu une part, avec Tsadok et deux autres camarades, dans le prodige qui remit le pauvre homme sur pieds.

Mon maître allait assez souvent voir Nathan. Leurs mères à tous les deux étaient soeurs. Nathan vivait seul dans un véritable trou, car je n'oserais appeler chambre ce coin d'étable qui avait été aménagé pour recevoir son grabat. Jonathan allait lui porter du pain nouveau quand sa femme avait cuit. Parfois, quand il y avait trop de travail à la maison, c'est moi qui y allais. Alors, le malheureux me disait ses peines. Son infirmité lui pesait, est-il besoin de le dire ? Mais plus lui pesaient encore les visites de Jonathan qui était pour lui ce qu'étaient les compagnons de Job pour le patriarche en ses jours de malheurs. Jonathan voulait à tout prix savoir quel péché horrible il avait commis dans sa jeunesse pour être devenu ainsi impotent et incapable de se mouvoir. Car Nathan avait été comme nous tous, sain et vigoureux, jusqu'à mon âge environ. Puis tout à coup, sous le toucher impérieux de quelque démon, ses membres s'étaient comme desséchés. Il s'était couché et était devenu l'homme à la charge de tous que nous connaissions.
- J'ai été comme toi, me disait-il souvent. J'étais prêt à tous les durs travaux de la vie. Maintenant, rien que de vivre m'est un fardeau. Qu'ai-je donc fait à Dieu pour qu'il en soit ainsi ?
- Nathan, lui disais-je, pourquoi parles-tu de cette façon ?
- Pourquoi Jonathan m'en parle-t-il si souvent ? C'est lui qui m'a mis ces phrases dans la tête. Il doit savoir, lui, car il est Pharisien de la secte la plus stricte. Chaque fois que je le vois entrer, je crois voir apparaître le juge.
- Jonathan te veut du bien.
- Et quand il aura découvert le péché qui m'a fait paralytique, car sans doute est-ce le cas, quoique je sois bien incapable de trouver trace de mon crime dans tout mon passé - crime horrible cela doit être pour un châtiment aussi terrible - quand il saura ce que j'ai fait, où sera le salut ? Jonathan me rendra-t-il mes membres souples et robustes ? Jonathan pourra-t-il effacer de mon âme les traces profondes de ce péché ? Jonathan pourra-t-il le rayer du livre de Dieu ?
« Et pourtant Jonathan a raison, et c'est pour cela qu'il m'effraie. Il m'assommerait avec un des rouleaux de la Loi qui sont dans le coffre de cèdre de la synagogue, que je serais bien obligé de le dire : Jonathan a raison. Je suis un misérable pécheur ! je suis perdu ! Je vis la vie d'un ver de terre et ne mérite rien d'autre. Un jour, je disparaîtrai. On m'oubliera. Dieu seul ne m'aura pas oublié. Il retrouvera mon nom parmi les impurs, et j'irai à la Géhenne du feu ! »

Je ne m'étonnais pas que Nathan parlât ainsi, puisque Jonathan était pour ainsi dire le seul homme qui lui rendît visite. Je plains l'homme qui n'a connu Dieu que par la bouche de Jonathan et au travers de son intraitable sévérité. Nathan tremblait devant lui. Tout menu sur sa natte, il était comme un chien maigre qui tremble sous un fouet qu'on brandit.

Ainsi Jonathan prenait le rôle de Moïse auprès de certains. Il le faisait, j'en suis persuadé, avec la certitude que Dieu le lui ordonnait. Tsadok, un matin, vint au-devant de moi alors que je marchais seul, parmi les rochers qui bordent le lac, vers le midi. Il n'y avait pas de travail ce jour-là, à l'atelier de Jonathan, et le maître m'avait laissé partir jusqu'au soir.
Tsadok me dit : « Le rabbi de Nazareth est revenu. Je l'ai vu tout à l'heure avec les fils de Zébédée et de Jona et quelques autres, rentrer dans sa maison, tout près du lac. »
Instinctivement, j'avais sauté de joie, et mon visage, je suis sûr, reflétait toute la satisfaction qui brillait sur celui de Tsadok. C'était étrange, mais depuis que Jésus avait quitté Capernaüm pour aller par toutes les bourgades du bord du lac leur prêcher sa parole et guérir leurs malades, il m'avait semblé que quelque chose avait disparu du ciel même de Capernaüm. À moins que ce ne fût du ciel de notre coeur.
- Toute la ville le sait déjà, me dit-il, et de tous côtés on descend vers la maison de Jésus. Je viens de voir sa cour déjà pleine, et tous les abords de la maison encombrés de gens qui se pressent pour le voir et l'entendre. On amène des malades aussi. Il y en a des tas. C'est qu'on attendait son retour avec impatience !
« Écoute, ajouta-t-il, nous allons lui porter Nathan, le paralytique, le cousin de ton maître Jonathan. »

Depuis qu'il avait été guéri lui-même, Tsadok n'avait plus qu'une passion : amener des malades à Jésus. Un regard du Maître était sa récompense. il n'attendait pas que Jésus lui parlât. Mais toujours, dans la foule, Jésus découvrait son visage derrière quelque malade qu'il poussait jusqu'à lui. Tsadok était de forte taille et musclé ; il dominait les autres de toute la tête. Aussi les yeux du Maître le retrouvaient toujours. Tsadok apportait souvent dans ses bras des petits enfants ou même des malades, hommes et femmes, incapables d'approcher eux-mêmes celui qui pouvait les guérir.
Tsadok me dit donc : « Allons chercher deux autres hommes, et à nous quatre, nous porterons Nathan à Jésus. »

J'acceptai avec joie et bientôt, avec deux hommes de bonne volonté qui répondirent à notre invitation nous arrivâmes chez Nathan.
Le pauvre homme nous opposa d'abord la plus vive résistance.
- Laissez-moi, nous dit-il, je suis un misérable pécheur que Dieu condamne avec toute la rigueur de sa loi. Les hommes ne peuvent rien pour moi.
- Mais c'est par la puissance de Dieu qu'il guérit !
- Mais non ! Dieu peut-il se contredire ? je suis un affreux pécheur. J'ai transgressé la loi divine de mille façons : voyez mon état ! Dieu défera-t-il ce qu'il a fait !
- Et qui te dit que c'est Dieu qui t'a livré à ces démons qui t'ont usé les membres ? reprit Tsadok. Viens, Jésus chasse les démons, même les pires !
- Je vous dis que je suis un pécheur que Dieu a maudit. Il faut me laisser ici où Dieu m'a placé.
- Nathan, lui dis-je, il y a des choses que je suis trop jeune pour comprendre. Si c'est de Dieu que vient la souffrance, je ne sais ; si c'est de l'homme lui-même, je ne sais, si c'est de Beelzebul, le prince des démons, je ne sais. Mais je sais une chose. En Jésus de Nazareth il y a la puissance de la vie ! je l'ai vu ! je l'ai entendu ! Tous les prophètes, Nathan, ont ressuscité en lui, depuis Moïse et Elle !
Dieu marche de nouveau parmi son peuple, et l'espérance repousse partout où il marche. Viens, nous allons te porter jusqu'à lui.
- Et que dira Jonathan, si j'y vais ?

Tsadok éclata de rire.
- Appartiens-tu donc à Jonathan ? A-t-il sur toi droit de vie ou de mort ? Nous sommes tous enfants d'Abraham, et, comme dit Jésus, des enfants de Dieu.
- Mon péché, Tsadok, mon péché !
- Nathan, reprit Tsadok gravement, je ne sais pas expliquer les choses, mais je sais ceci autrefois j'étais prisonnier, maintenant je suis libre. Autrefois mon passé me tenait dans ses griffes, et le démon ne lâchait pas prise, aujourd'hui le vautour qui me tenait en ses serres est loin ! Chassé !
C'est lui qui l'a fait. Il a chassé mon démon. Ne pourrait-il pas chasser de même ton péché, s'il est vrai que ton péché te poursuit ?
- Tsadok, dis-le, tu parles comme un rabbin. Où as-tu appris tout cela ?
- Je n'ai fait qu'ouvrir mes yeux et je sais qu'il m'a sauvé.
- Ah ! dit Nathan, pour moi ce sera différent. Pour moi il ne pourra rien.

Je voyais bien que depuis un moment Tsadok s'impatientait. Allait-il, de guerre lasse, laisser là Nathan sur son grabat et partir en quête d'autres malades qui accepteraient, eux, de se laisser guérir ? Je ne connaissais pas Tsadok encore. Il lui dit : « Que tu veuilles ou que tu ne veuilles pas, nous t'emportons ! Elias, prends un coin de la natte ; vous deux, s'adressant à nos compagnons, prenez ces deux coins-là, et en route ! »

Je souriais en moi-même, mais je me demandais comment Jésus allait guérir ce pauvre Nathan, car on m'avait raconté cent fois et plus qu'il demandait des malades qui venaient à lui beaucoup de confiance et de foi.
Mais maintenant Nathan ne protestait plus. Quelqu'un avait pris la décision à sa place, alors, il laissait aller les événements.
Je me dis, en me rappelant ces choses qui me font sourire, que si le monde est encore à s'empêtrer dans mille souffrances, c'est parce qu'il ne sait pas dire un oui décisif et net. Et nous n'avons pas de Tsadok assez nombreux pour porter tous ces malheureux volontaires aux pieds du Maître.

Lorsque nous fûmes en vue de la maison de Jésus, nous eûmes vite la certitude qu'il nous serait difficile de traverser la foule et d'atteindre la porte de la maison. Tout Capernaüm était descendu et s'entassait dans la rue.
Je me tournai vers Tsadok.
- Qu'allons-nous faire ?

Sa tête dominait toutes les têtes. Son regard scruta la masse vivante qui ondulait devant nous comme la houle des blés. Il examina rapidement toutes les possibilités d'accès. Son visage qui s'était rembruni, il s'éclaira soudain.
- Nous ne pourrons jamais atteindre la porte, dit-il ; mais je sais ce que nous allons faire. Venez par ici. L'escalier du toit descend dans la rue de ce côté-ci. C'est précisément là qu'il y a le moins de personnes. Venez !

Je crois que Tsadok aurait, s'il l'avait fallu, bougé les autres maisons de place pour arriver où il voulait aller. Jamais je n'ai vu autant d'enthousiasme et de foi que dans cet homme-là.
Nous bousculâmes certes quelques personnes, ce qui nous attira des protestations indignées. Tsadok y répondait par un large sourire. En un clin d'oeil, nous fûmes sur le toit, portant notre compagnon et son grabat.
C'est alors qu'on nous vit de la rue. Des doigts se levèrent vers nous, et nous entendîmes que le nom de Nathan circulait dans la foule.
- Jésus est dans la maison, me dit Tsadok. Il s'agit de faire descendre Nathan du toit dans la chambre où il se trouve. Il y a ici une ouverture fermée par des planches. Elias, va chercher ces cordes que je vois là-bas, contre le mur, et reviens vite.

Je redescendis dans la rue et ramassai plusieurs cordes qui se trouvaient là, en tas ; c'étaient de ces cordes dont se servent nos pêcheurs du lac pour haler leurs filets. Comme je m'engageais de nouveau sur l'escalier de terre durcie et de pierre, je me trouvai nez à nez avec Jonathan, mon maître.
- C'est Nathan que vous avez porté là-haut ? Son nom court dans la foule.

Je remarquai que Jonathan haletait comme s'il avait couru.
- Vous n'allez pas le lui porter, je suppose ? demanda-t-il, en désignant du pouce, par-dessus son épaule, la maison de Jésus.
- Si, dis-je tout interloqué. Et comme je n'étais pas très courageux surtout quand j'avais devant moi Jonathan en colère, j'ajoutai :
C'est Tsadok !

Je ne savais vraiment pas comment j'allais me tirer d'affaire. Mon maître me barrait résolument la route. je pense que si j'avais fait un pas de plus, il se serait jeté sur moi, les ongles dans mon visage. Il était hors de lui.
Je tremblais et ne savais que faire, et je devais être aussi blanc que lui. Moi de peur, lui de colère concentrée.
Et je ne sais combien de temps nous serions restés à nous regarder ainsi l'un l'autre si Tsadok impatient n'avait soudain mis la tête au-dessus du bord du toit. Il comprit la situation en un clin d'oeil et avant que Jonathan ne se fût aperçu de rien, il était déjà au bas de l'escalier. Sans mot dire, il me prit les cordes des bras et en quatre bonds, fut de nouveau en haut.
Jonathan poussa un cri, comme si on venait de lui enlever des griffes une proie dont il voulait jouer. Comme un fou, il se mit à grimper l'escalier. Naturellement, je le suivis.

Tsadok et nos deux compagnons étaient en train de nouer une corde à chacun des coins de la natte de notre paralytique. Lorsque Jonathan survint, Tsadok se redressa de toute sa hauteur, les bras écartés. Et pour un instant, fugitif d'ailleurs, son visage reprit sa grimace oubliée de démoniaque.
Jonathan eut peur. Comme moi, il pensa sans doute que Tsadok allait le prendre à bras le corps et le jeter, comme un paquet de cordes, au-dessus du rebord du toit. Il recula précipitamment, et Tsadok se recourba sur sa besogne.
Je vis que le visage de Nathan était blanc d'épouvante et qu'il claquait des dents.
Alors Jonathan dit d'une voix sifflante : « Ton péché est gravé dans ton coeur, dans tes jambes, dans tes bras. Qui peut enlever le péché que Dieu seul ? Tu es maudit, tu resteras maudit ! »
Puis il nous laissa faire. Ou plutôt, moi, je ne fis que regarder. Déjà Tsadok avait pris deux des cordes, et nos deux compagnons chacun une, et par leurs soins, Nathan descendit lentement.

Nous nous penchâmes alors sur le trou, y compris Jonathan, mon maître.
Au-dessous de nous, nous regardant, était Jésus. jamais je n'oublierai ce regard de Jésus. Ses yeux riaient. On m'a dit depuis qu'il avait souvent ce regard-là, et que c'était toujours chez lui comme une manière d'émerveillement d'enfant devant l'extraordinaire. Qu'avions-nous fait d'extraordinaire ? Rien assurément. Tsadok avait tout fait. Toute l'ingéniosité était de lui, de sa tête et de son coeur.

Je détournai un instant mes yeux du visage de Jésus pour les porter sur Tsadok. Ses yeux aussi riaient. Le Maître et lui se parlaient et se comprenaient par le regard. Je sus à ce moment-là que Tsadok était entré dans un autre royaume ; il participait à une autre vie, celle de la joie, celle d'une confiance démesurée, de l'enthousiasme juvénile ; il appartenait à un autre monde. Jésus l'avait amené à partager son mystère. Ils se comprenaient sans parler. Leurs yeux brillaient, chez l'un et chez l'autre, d'une même joie, d'une même certitude.
Mais déjà Jésus s'était penché sur Nathan qui était recroquevillé sur son grabat et en proie à une intense agitation. J'éprouvais pour lui une grande gêne, car je savais sa souffrance profonde : il se croyait poursuivi par la colère de Dieu et victime de son jugement. Pauvre Nathan ! Il tremblait comme une feuille. Tous ceux qui étaient avec Jésus dans la chambre - je reconnus à leur visage quelques-uns des anciens de la synagogue - firent soudain silence : car la voix de Jésus s'était élevée, tendre et forte à la fois.
« Mon enfant, tes péchés te sont pardonnés ».

Ni les uns ni les autres, assurément, nous ne nous attendions à cette parole de Jésus. Nous nous regardâmes tous avec étonnement. Tout à coup, une voix grinçante et rauque éclata juste à côté de moi.
- Ce n'est pas vrai, il ment ! Qui peut pardonner les péchés, si ce n'est Dieu seul ?

Nous sursautâmes tous à ce cri de Jonathan. Car c'est lui qui avait parlé. Il était, me semblait-il, soudain devenu la proie d'un démon. S'agrippant d'une main au rebord de l'ouverture du toit, il brandissait son autre poing vers Jésus. Tant de véhémence sembla impressionner fortement ceux qui étaient autour de lui, car la façon de faire de Jésus les avait déjà profondément interloqués.
Mais ce qui me frappa, ce fut de voir le visage de Nathan sur lequel d'ailleurs Jésus, pas le moins du monde troublé par l'intervention de Jonathan et l'étonnement des autres assistants, continuait à fixer ses regards.
Il s'était soulevé sur son grabat, et appuyé sur un coude, plongeait son regard d'affamé au fond des yeux de Jésus.

Celui-ci avait-il compris le drame douloureux qui torturait l'âme du pauvre homme ? Avait-il lu les scrupules qui lui interdisaient presque de solliciter la guérison, tellement il se sentait pécheur ? Sans doute. Une chose est certaine : si les mots en eux-mêmes ont relativement peu de puissance, dits par Jésus, et accompagnés de l'inexplicable autorité de sa voix, de son regard et de son geste, imprégnés d'un je ne sais quoi qui n'appartenait qu'à lui seul, ils semblaient avoir balayé d'un seul coup toutes ses angoisses. Il était pris par une formidable certitude en laquelle Jésus savait emprisonner les âmes comme un pêcheur qui a jeté son filet attire irrésistiblement le poisson hors de son élément. Un geste, un mot du Maître, et je voyais littéralement Nathan sortir de son inconsolable désespérance.

Cependant les murmures commençaient à s'enfler. Jonathan couvrait tout de sa voix stridente. Il avait en effet interpellé violemment Simon, le fils de Jona, qui était tout près de Jésus, et Simon lui répondait avec non moins de violence. je ne me souviens plus quels propos ils échangèrent. Mais Jésus se releva avec le geste d'un homme impatienté. Pourtant, sa voix était très calme. Instantanément, tout le monde s'était tu.
- Qu'y a-t-il de plus facile : de dire à cet homme « tes péchés te sont pardonnés » ou de dire « lève-toi, prends ton lit et marche » ? je vais vous montrer que j'ai pouvoir de faire l'un et l'autre.
Je te l'ordonne, dit-il en se tournant vers Nathan et lui parlant d'une voix forte, lève-toi, prends ton lit et va dans ta maison ! »

Comment dire notre stupeur et notre émerveillement ! Tsadok seul semblait trouver la chose naturelle. il ne s'en tourna pas moins vers Jonathan en claquant des mains et en criant à tue-tête : « Alléluia ! Alléluia ! »

Nathan s'était levé, osant à peine croire qu'il fût sur ses jambes. Il était comme un petit enfant à la recherche de son équilibre. Mais personne de nous ne riait. Il semblait au contraire que de joie - comme si nous avions tous reçu quelque chose de cette victoire - nous allions éclater en sanglots !
Dans la rue, la rumeur allait grandissant et s'enflant :
« Nathan est guéri, Nathan marche ! » Lorsqu'il apparut à la porte, une formidable acclamation l'accueillit.

Dans la chambre au-dessous de nous, tout était rumeur aussi et échange de propos animés.
Non, jamais nous n'avions rien vu de pareil ! L'enthousiasme était général. Quand je me tournai vers Jonathan pour essayer de me rendre compte de l'effet que le prodige avait eu sur lui, il avait disparu.
Tsadok aussi était parti. À mon tour, je descendis du toit et me mêlai à la foule. L'allégresse dansait, me semblait-il, dans tous les coeurs.
Ce en quoi je me trompais. Car, lorsque quelques instants plus tard je rentrai chez Jonathan, me demandant quel accueil je recevrais de lui après la scène qui s'était déroulée au bas de l'escalier de la maison de Jésus, je trouvai sa demeure pleine ; et à la violence des propos que dominait évidemment la voix perçante de mon maître, je devinai que quelques-uns au moins trouvaient matière à indignation dans l'événement qui réjouissait tant d'autres.

Je n'y comprenais rien. Ainsi que je l'ai déjà dit, je voyais le fils d'Ezra malheureux d'un affreux tourment. Il tenait Dieu pour insulté, la Loi bafouée, la synagogue profanée, le sabbat foulé aux pieds ! Et Jésus venait de mettre le comble à la mesure de son indignation. Ne venait-il pas, avec une étonnante assurance et sans se douter qu'il blasphémait, de dire à ce malheureux que ses péchés étaient pardonnés ? Que faisait-il donc de la justice de Dieu ?

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