Trois sabbats avaient passé depuis que
Tsadok le possédé avait
été délivré de son
démon dans la synagogue. J'apportai, un
soir, à Joanna, un bouquet de fleurs des
champs. C'étaient de grosses anémones
rouges, telles qu'il en pousse en grand nombre sur
nos coteaux et nos collines.
Joanna respira longuement leur parfum.
Elle palpa les pétales de ses doigts fins et
déliés, et après m'en avoir
fait dire les couleurs, elle caressa longuement les
corolles gracieuses et les feuilles à fines
dentelures. Puis, elle plongea tout son visage dans
la gerbe embaumée, comme pour se remplir de
tout le printemps qu'elle recelait, et pour voir
avec ses joues, ses lèvres, ses doigts, ce
que ses yeux ne pouvaient que deviner.
C'est alors que je lui dis la parole que
j'avais entendue quelques heures auparavant :
« Voyez les lis des champs ! Ils ne
filent ni ne tissent, et pourtant Salomon
même dans toute sa gloire n'a pas
été vêtu comme l'un
d'eux ! ».
- Qui a dit cela ?
demanda-t-elle,
en relevant la tête.
- Qui ? dis-je ; celui
qui en
ce moment nous ouvre les yeux à
tous...
- Ouvre les yeux ?
- Ah ! je te demande pardon,
Joanna.
- Pourquoi me demander pardon ?
Continue.
- Je parlais de Jésus, le
prophète de Nazareth qui nous fait voir
aujourd'hui ce que nous aurions dû
connaître depuis longtemps ! Mais nos
esprits étaient fermés.
Oh ! Joanna si tu avais pu venir
l'écouter tout à l'heure ! Je
n'ai jamais rien entendu de si beau. Non, ces
choses-là, il ne pouvait pas les dire dans
les quatre murs de la synagogue. Pourtant, à
ce dernier sabbat encore, il a parlé de
merveilleuse façon.
- Oh, oui, me répondit Joanna. Il
me semblait le voir tout resplendissant de force et
de joie, alors qu'il expliquait ce que serait le
monde nouveau où nous, les pauvres, ceux qui
souffrent, ceux qui pleurent, aurons une
place !
- Eh bien, aujourd'hui, il nous a encore
parlé ainsi. Seulement, vois-tu,
c'était en plein air. C'était plus
près de Dieu. Il était en haut de la
colline, debout, la tête dans le bleu du
ciel, et nous étions nombreux à
l'écouter. Il ne faisait pas de vent. Nous
étions là en foule, tous nos
pêcheurs du lac et un grand nombre de gens de
Capernaüm. Le travail avait cessé. Tout
au moins aurait-on pu le croire.
- Non, tout travail n'avait pas
cessé. Mon père a travaillé
toute la journée, et à la
façon dont il jetait ses planches et ses
outils, je comprenais qu'il était en
colère. Je devine tout. Il est toujours
ainsi depuis que Jésus a commencé
à aller partout en guérissant les
malades et en prêchant sa doctrine.
Elle poussa un profond soupir. Pour moi,
je ne pouvais que m'irriter contre la folle de mon
maître qui ne voulait
entendre raison. C'est surtout l'enseignement de
Jésus sur le Royaume qui le mettait hors de
lui. Puis, aussi, ses guérisons le jour du
sabbat. Jonathan avait des idées très
nettes et très précises
là-dessus. Quiconque différait de lui
était, à l'entendre, ennemi de
Moïse et de Dieu.
Mais je repris vite la conversation sur
le sujet dont j'étais tout rempli depuis que
j'avais entendu Jésus parler sur la
montagne.
- Oui, lui dis-je, il a parlé
comme au dernier sabbat, dans la synagogue. Et
pourtant, ce n'était pas la même
chose. C'était en plus grand, en plus
immense. Il y avait là le lac, et les
collines, et le ciel. Tu comprends ?
- Oui, Elias, je comprends, me dit
Joanna.
- Sais-tu à qui je pensais, alors
que je le contemplais, debout contre le ciel, et
que sa voix forte roulait jusque sur le lac, qui
s'étalait à nos pieds comme un
immense miroir ? Je songeais à
Moïse.
- Moïse !
- Oui, quand de la montagne de Dieu il
donna au peuple d'esclaves, nos ancêtres, les
tables de la Loi.
Si tu l'avais vu ! Si tu l'avais
entendu !
- Tu dis toujours la même
chose ! Raconte tout ce qu'il a dit, alors je
le verrai et je l'entendrai.
- Il nous a parlé comme à
un peuple de malheureux esclaves que nous
sommes ! Aux pauvres, aux humbles, à
ceux qui pleurent, à ceux qui ont faim,
à ceux qui sont persécutés
pour être fidèles à la Parole
et à la justice de Dieu.
- C'est vrai, dans ce sens, nous sommes
tous esclaves - comme moi je suis esclave de la
nuit.
- Chut ! Tu sais ce que m'a dit
Tsadok : que Jésus pourrait te
guérir !
- Tais-toi, mon père pourrait
entendre ! Et qu'a dit encore
Jésus ?
- Je me souviens de presque toutes ses
paroles Tiens, je vais te les dire :
- Heureux les pauvres en esprit : car le Royaume des cieux est à eux ;
- Heureux ceux qui pleurent : car ils seront consolés ;
- Heureux les débonnaires : car ils hériteront la terre ;
- Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : car ils seront rassasiés ;
- Heureux les miséricordieux : car ils obtiendront miséricorde ;
- Heureux ceux qui ont le coeur pur : car ils verront Dieu ;
- Heureux ceux qui procurent la paix : car ils seront appelés fils de Dieu ;
- Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : car le Royaume des cieux est à eux !
Je m'étais levé en
répétant ces paroles que j'avais
entendu Jésus clamer à plusieurs
reprises, du haut de la colline, la terre tout
entière lui faisant
piédestal.
- Oh ! Joanna, repris-je, tu
vois,
le Royaume est pour nous ! C'est bientôt
qu'il va paraître. Aujourd'hui, c'est
l'aurore ou presque. Les premières lueurs de
l'aube, avant que le soleil monte. Ce sont les
promesses qui précèdent la
réalité. Déjà nos
coeurs s'en illuminent et tressaillent de joie. Il
semble que c'est déjà arrivé.
Oh ! Joanna, en écoutant Jésus,
nous avions tous oublié qu'il parlait pour
l'avenir. Nous avions tout oublié,
même les misères dont il
annonçait la disparition prochaine. Nos
coeurs dansaient, et nous poussions des hosannas,
comme si c'était l'envoyé même
de Dieu qui nous parlait, l'oint du Seigneur.
- Et qui sait si ce n'est pas
lui !
Je restai un instant interdit. Puis je
lui dis :
- Joanna, tu sais bien que ce n'est pas
possible. Le Messie de Dieu ne viendra pas comme
cela !
Elle ne répondit pas.
Alors, je repris :
- Nous étions tous debout
à crier notre approbation et il ne put
reprendre ce qu'il voulait dire qu'un long moment
après.
- Oui, répondit Joanna, et vous
étiez tous tellement empressés
à crier et à hurler votre
contentement que vous n'avez pas fait attention
à ce qu'il avait dit.
- Comment, pas attention ! Il
nous
a promis le royaume à nous, les pauvres, les
malheureux, les opprimés.
- Elias, tu m'as bien dit tout cela,
tout à l'heure - mais plus encore.
N'a-t-il pas parlé des doux, des
miséricordieux, des purs de coeur et de
pensée ? ...
- C'est vrai, Joanna. Puis il devait
encore ensuite parler de ceux qui pardonnent
à leurs ennemis, qui rendent service,
joyeusement, de leur plein gré, à
ceux qui leur font du mal.
- Il a dit cela ? Tu vois bien
qu'il n'a pas fait des promesses seulement. Il a
posé des devoirs.
« Je me demande, ajouta-t-elle
pensivement, combien de ceux qui criaient hosanna
et approuvaient avec leur tête, et leurs
mains et leurs pieds, ont réfléchi un
seul instant à ce que leur demandait celui
qui leur parlait - ou Dieu, plutôt, puisque
celui-ci est un prophète de
Dieu ! »
Je n'avais pas pensé à
cela. Je me rappelais maintenant avoir vu à
mes côtés plusieurs hommes
trépigner de joie à entendre
Jésus proclamer la venue prochaine du
Royaume. J'avais remarqué plusieurs des
anciens de la
synagogue ; je
les connaissais bien. Ils étaient de la
même trempe que Jonathan bien que moins
violents. Ils n'avaient certes pas de tendresse
pour les Romains ni de bon vouloir à leur
égard. Maintenant que Joanna me le faisait
remarquer, c'était bien cela en effet que
Jésus demandait : qu'on pardonne
à ceux qui nous oppriment, et que par amour
pour eux, on aille même au-devant de leurs
désirs. Je ne voyais pas comment les uns ou
les autres, moi le premier, nous accepterions de
nous mettre de gaîté de coeur à
faire le double, et gratuitement, de ce que nous
demandaient les hommes de la cohorte, qui ont le
parler rude et le fouet facile !
- Tu ne dis plus rien, Elias, me demanda
Joanna, la voix anxieuse.
- Oh Joanna, je voudrais pouvoir te dire
tout ce que j'ai entendu. J'en ai oublié,
mais attends, je pense que je vais pouvoir t'en
dire encore.
Oui, je te rapportais ses
paroles :
« Aimez vos ennemis et bénissez
ceux qui vous
persécutent ! »
Je m'arrêtai brusquement. je
venais de voir apparaître dans l'encadrement
de la porte Jonathan, mon maître.
- Que dis-tu là ? me
dit-il.
- Ce sont des paroles que j'ai entendues
tout à l'heure, repris-je avec au coeur une
appréhension contre laquelle le luttais en
vain, et qui était bien
étrange.
Le fait est que depuis quelque temps,
mon maître me faisait plus peur qu'avant. Par
moment, il devenait une sorte de sauvage.
C'était à n'y rien comprendre du
tout.
- Et qui les a dites ?
- Jésus de Nazareth, le
charpentier.
- Je le savais ! Si une folie
court
nos campagnes, il faut que ce
soit lui qui l'ait dite. Qui donc nous
débarrassera de ce faux
prophète ?
- Oh ! père, interrompit
Joanna.
- Tais-toi ! Tu n'es qu'une
fille ! Qu'est-ce que c'est que ces
fleurs ?
- Oh ! dit-elle, le visage
s'éclairant, c'est Elias qui me les a
apportées.
- Ah ! Elles sont jolies. Tu es
contente ?
- Oui, père. Et puis tu sais,
Salomon dans toute sa gloire n'a pas
été vêtu comme l'une
d'elles.
- Qui a dit cela ?
- C'est lui, père, c'est
Jésus.
- Encore lui ! Enlève ces
fleurs odieuses. Vite ! Jette-les
dehors !
Et toi, me dit-il avec brusquerie, que
je te prenne encore à aller entendre ce
faiseur de discours qui fait tourner la tête
aux meilleurs du pays. Ils ne voient donc pas, les
insensés, qu'il parle contre Moïse et
contre les prophètes !
- Mais, maître !
- Tais-toi ! Sais-tu quelque
chose
de la Loi, toi ? Ah ! Celui-ci
prêche l'amour des ennemis, le pardon des
offenses ! Veut-il faire de nous tous des
femmes faibles ! Il parle de Dieu et il ne
sait pas que Dieu est un Dieu jaloux qui a en
abomination ceux qui n'observent pas la Loi et
oppriment les élus ! Il ne croit pas en
Dieu, ce Jésus ; c'est je ne sais
quelle doctrine d'homme qu'il prêche avec
beau parler et mots suaves. C'est parce qu'il est
agréable de visage que toutes les femmes de
Capernaüm le suivent en foule, pour
l'écouter, laissant maison ouverte et feu
éteint. Il faudra bien que ce faiseur de
miracles dont on dit tant et tant à vous en
assourdir les oreilles, s'occupe aussi à
nourrir toutes ces foules qui lui courent
après, hommes et femmes ! Car on
délaisse champs et cuisines. On ne peut
pourtant pas se nourrir de discours !
Jonathan maintenant était
emballé. Rien n'aurait pu l'arrêter,
et je me gardais bien de dire quoi que ce fût
pour endiguer ce torrent furieux. il parlait moins
à Joanna et à moi qu'à un
auditoire invisible, fait sans doute des membres
influents de la synagogue qu'il accusait de
déserter la chaire de Moïse pour
s'attacher à celle du premier venu.
- Et puis, quelle présomption que
celle de cet homme ! Oh ! Je sais bien ce
qu'il a dit cet après-midi. On est venu me
le raconter tout au long.
Ne se met-il pas au-dessus de
Moïse ? Tu y étais, Elias,
n'a-t-il pas dit quelque chose comme ceci
« Vous avez entendu qu'il a
été dit dans la loi de Moïse
oeil pour oeil, dent pour dent ! Mais moi je
vous dis...
- Oui, aimez vos ennemis !
- Qu'importe ce qu'il a dit,
tais-toi ! dit-il rageusement. Ce qui me met
hors de moi, c'est ce : moi, je vous dis.
Qu'est-il au juste, ce « moi, je vous
dis » ? Un charpentier comme moi.
A-t-il étudié ? Point. Moins que
moi, sans doute. Car je connais la Loi, moi, et je
la respecte. Qu'a-t-il à vouloir
innover ? Qui veut du nouveau méprise
l'ancien. Ce Jésus, ce charpentier
prétend corriger Moïse ? C'est un
blasphémateur.
- Pourtant il fait des miracles.
- Les miracles ! Il les fait par
la
puissance de Satan.
- Oh ! mon
père !
- Tais-toi ! Qu'on ne me parle
plus
de ces guérisons C'est un
scandale !
- Mais...
- Silence ! dis-je.
Il était frémissant de
rage.
- Il veut amollir nos courages,
affaiblir nos volontés.
Quand le Messie viendra, il lui faudra
des lions pour guerriers. À suivre celui-ci,
qui a pris le nom de Josué le Sauveur et qui
ne peut être que notre perdition, nous serons
bientôt tous des moutons.
Ah, ah, reprit-il en ricanant, des
moutons, et bientôt prêts pour
l'abattoir !
Mais nous prendrons nos
précautions. Par Jacob notre père,
avant que cela n'arrive, nous le mènerons
lui-même, mouton, là où
sûrement sa folie ne manquerait pas de nous
mener - sous le couteau du légionnaire
romain !
Qu'il y aille !
Pour nous !... Oui, quelque part
dans l'atelier, dans une cachette, il y a une
épée et une lance, Un jour, Dieu en
aura besoin, comme il aura besoin de mon bras que
voici !
Jonathan brandissait ses deux poings.
Son visage brûlait de la flamme de ses deux
yeux et sa bouche se tordait sous la violence de
ses mots.
Il me fit un signe, et je sortis de la
chambre. Il me suivit sans ajouter mot, ayant saisi
dans ses mains, tremblantes encore de sa
fièvre sauvage, les anémones que
j'avais apportées pour Joanna, et qui
étaient fanées maintenant, comme
brûlées par sa haine. Il les jeta en
un tas, dans la cour.
Pour moi, je m'en allai à mon
occupation de chaque soir. Il me fallait ranger la
cour, veiller à ce que tout le bois
susceptible d'être volé fût
rentré dans l'atelier, qu'aucun outil ne
restât à rouiller à la
rosée nocturne.
Je travaillais lentement. Rien ne me
pressait. je pensais à tout ce que j'avais
vu et entendu ce jour-là. Jonathan avait
rudement assailli la confiance que j'avais si
simplement et si ingénument donnée
aux paroles de Jésus.
- C'est vrai, me dis-je. Il veut faire
d'un rêve magnifique une
réalité, mais c'est quand même
et toujours un rêve. Comment libérer
le peuple de ses ennemis en s'interdisant d'opposer
violence à violence et en rendant le bien
pour le mal ! Saurais-je, moi, tendre la joue
droite à qui m'aurait frappé sur la
joue gauche, ainsi qu'il nous l'a
demandé ? Ne résistez pas au
méchant, a-t-il dit. Que faire alors ?
N'est-ce pas se condamner à un
éternel asservissement ?
Je discutais avec moi-même le pour
et le contre.
Il demande trop de nous, me dis-je. Il a
oublié de quoi nous sommes faits. ça
a l'air tellement simple en
l'écoutant ! Et puis...
Oui, il nous faut appeler Dieu notre
Père, et prier comme il a dit de faire.
C'est simple, tout cela. Un enfant devrait pouvoir
le dire, le faire. Et maintenant que j'y songe,
comment s'y prendre pour sortir de ses habitudes,
de la vie toute faite dans laquelle on est
entré, pour ainsi dire, en venant au
monde !
Il dit qu'il ne faut pas agir comme tout
le monde, qu'il faut prendre un sentier pour soi
tout seul, prier tout seul, jeûner tout seul,
faire l'aumône tout seul. Mais qui peut faire
cela ! je veux bien essayer, mais je sais bien
que je retomberai dans mes habitudes qui sont les
habitudes de tout le monde.
Joanna, elle, saurait le faire. Elle est
toujours seule. Dans son âme elle s'est fait
un temple. Ce n'est pas la lumière de ses
yeux qui y pénètre. Mais c'est le
Seigneur certainement qui met sa gloire au dedans
d'elle. Je sais qu'elle converse avec lui, tout
bas. Elle me l'a dit un jour. Elle m'a dit aussi
que Dieu lui répondait.
Joanna comprendrait Jésus. Elle
pourrait le suivre. Moi, pas. Je vois clair :
le monde pénètre en moi par les yeux. Je vis trop
dans
le
monde, et pas assez, tout seul, au fond de
moi-même.
Pour moi, c'est
impossible !
Je m'étais arrêté,
pour m'accouder au petit mur bas qui entourait
notre cour. Les yeux perdus dans le lointain, je me
laissais aller au balancement de mes
pensées, vers le large de la nuit. Les
collines bleues étaient noyées dans
la nuit bleue. Tout était bleu,
infini.
Soudain, J'entendis des voix
animées. Plusieurs silhouettes, dont une
très blanche, s'avancèrent sur la
route. Je tressaillis. Je reconnus celui qui venait
ainsi. je me haussai sur une poutre si bien que
tout le haut de mon corps dépassait le
mur.
Je me répétais en
moi-même, inconsciemment sans doute :
impossible, impossible, pour moi c'est
impossible !
Alors il s'arrêta comme s'il avait
entendu ma pensée profonde.
Allait-il me parler ? De toutes
les
forces de mon âme j'étais tendu vers
lui. Je ne voyais pas son visage, mais seulement sa
longue robe blanche. Ses compagnons
s'étaient arrêtés quelques pas
en avant de lui. Il était seul,
tourné vers moi.
Non, il ne me dit rien, mais il m'avait
assez dit, et du fond de mon coeur, je le
remerciai. Il savait que j'existais. Il
s'était arrêté pour me
regarder.
Non, rien n'était impossible.
Absolument rien n'était impossible.
Il m'avait regardé.
Puis, il était parti, et avait
rejoint ses compagnons.
J'étais maintenant tout seul.
Non, pourtant ; quand je me retournai, je vis
Joanna non loin de moi.
- Qu'y a-t-il ? lui demandai-je
doucement.
Seul Jonathan, mon maître, pouvait
parler à Joanna autrement que
doucement.
- Elias, les fleurs
royales ?
- Tiens, les voici, Joanna.
- C'est bien cela qu'il a dit, n'est-ce
pas : « Salomon même dans
toute sa gloire, n'a pas été
vêtu comme l'une
d'elles ? »
- Oui, mais il a encore ajouté
ceci, que je ne t'ai pas dit tout à
l'heure :
« Si Dieu revêt ainsi
l'herbe des champs, qui est aujourd'hui et qui
demain sera jetée au feu, combien
plutôt vous revêtira-t-il, ô gens
de peu de foi »
- Il a dit cela ?
- Oui, Joanna.
Je n'ajoutai mot, ni elle non plus. Elle
ramassa ses fleurs, les caressa longuement de ses
doigts fins, en frôla lentement sa joue, et
reprit le chemin de la maison.
- O Joanna ! La fleur royale
où se sont peintes et la splendeur et la
magnificence du Roi des Cieux, je la connais !
C'est ton âme que seule éclaire la
lumière de la gloire céleste !
Ton âme de patience, de douceur, d'attente
sereine et confiante.
Joanna, je ne te l'ai pas dit, et je ne
te le dirai pas avant l'heure, Tsadok et moi nous
complotons ! Nous te conduirons à celui
qui ouvre les yeux !
Je ne te le dis pas - car tu dirais ton
espérance à Jonathan ton père.
Je connais ton père. Il dirait :
« Plutôt ma fille aveugle que
guérie par ses doigts et sa
parole ! »
Patience, Joanna, nous complotons. Dieu
revêt de splendeurs toujours neuves et
fraîches l'anémone des prés. Il
prépare pour tes yeux une fête royale,
afin que tu grandisses et t'épanouisses toi
aussi dans la grande clarté de la joie et de
la vie triomphante !
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