Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

III

TSADOK

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 Je pense qu'autant que je vivrai, je conserverai en ma mémoire le souvenir du sabbat qui suivit mon entrevue avec Jean, le fils de Zébédée. Pour la première fois, je vis Jésus de près. je l'avais aperçu à plusieurs reprises de loin, dans la cour de son atelier, s'affairant ainsi que Joses, son frère, aux travaux de son métier. Mais jamais je ne lui avais parlé, épousant, sans m'en rendre compte, la sourde rancoeur de mon maître Jonathan.
Mais ce jour-là, je ne vis que lui. Il entra pour ainsi dire dans ma vie comme un torrent envahirait un champ et par sa violence y creuserait un lit, et pour toujours.
Pourtant, il ne me parla pas, et je ne lui parlai point non plus. Je n'en aurais pas eu l'audace, et je n'osais non plus déplaire à Jonathan, mon maître coléreux.

Je m'étais demandé quelques jours plus tôt, comment il avait pu enlever à leur barque et à leur travail Simon et André, Jacques et Jean, tous quatre de rudes besogneurs, chacun à sa façon, et des hommes de notre Galilée qui ont une tête solide sur les épaules et qu'on ne met pas facilement à l'envers !
Mais ce soir-là, je savais. Et quand Simon me raconta, plus tard, comment Jésus l'avait pris en son filet, je ne m'étonnai pas.

J'étais venu avec le fils d'Ezra, mon maître, et plusieurs autres ouvriers de notre maison, ainsi que le commande la Loi, au culte de notre synagogue. Depuis ma plus tendre enfance, ma mère m'avait appris à aimer Dieu et à le servir de tout mon coeur et de toute ma pensée, ainsi que cela se doit pour tout bon Israélite. Aussi allais-je toujours à la synagogue d'un coeur content. Mais j'aimais particulièrement aller à la synagogue de Capernaüm. Bien plus grande que celle de Cana ou de Nazareth que le connaissais bien, elle était aussi infiniment plus belle. Le centurion romain qui aimait notre peuple l'avait fait bâtir, je ne sais pour quelle raison. Sans doute adorait-il en secret notre Dieu et voulait-il ainsi lui rendre hommage ! Ou bien était-ce uniquement par désir de rendre service à notre petit peuple de Capernaüm dont la synagogue était sans doute ou trop petite, ou délabrée après un long usage ? je ne saurais dire. Il n'y avait pas bien longtemps que l'édifice était construit, mais c'était cependant depuis un certain nombre d'années ; J'étais trop jeune pour pouvoir me souvenir de l'ancien.

L'édifice s'élevait avec majesté au coeur même de notre ville. Sa pierre blanche étincelait au soleil comme un marbre éclatant. Ses colonnes, que l'acanthe terminait en gracieux chapiteaux, supportaient le fronton et formaient un porche sous lequel j'aimais m'arrêter pour voir venir, solennels, raides et sanctifies, les anciens de la synagogue qu'attendaient, à l'intérieur, leurs bancs faits de pierre taillée.
Au dedans, de chaque côté, une rangée de fortes colonnes supportait la galerie des femmes ; je savais où, chaque sabbat, se plaçaient Joanna et sa mère.

Lorsque, ce jour-là, je me rangeai avec les hommes dans le bas de l'édifice qui nous était réservé, le cherchai du regard les deux femmes, et je remarquai combien le visage de la jeune fille était grave et pensif. Quelles pensées s'agitaient en sa tête privée de ses deux lumières ? Les yeux sont un don de Dieu : pourquoi Joanna avait-elle les siens vides de vie et de joie ? Chaque fois qu'elle venait à la synagogue, je le savais, elle priait le Seigneur de lui donner accès dans ce monde de lumière, de couleur et d'harmonieuses lignes dont nous jouissons sans reconnaissance. je ne pouvais jamais regarder le visage de Joanna, appuyé ainsi qu'elle en avait la coutume, contre le piller de l'angle, sans sentir monter en moi une profonde tristesse, et, pour elle et comme si j'étais à sa place, un irrépressible désir, un élan douloureux vers la lumière.

Le chef de la synagogue avait achevé de lire dans la loi et le serviteur avait replacé le rouleau dans le coffre de cèdre situé tout près de lui. Tout était silence en la grande salle, et nous avions les yeux fixés sur le rabbin que nous avions tous en haute estime et vénération car il avait une sagesse et une connaissance parfaites de la Loi et des Prophètes, comme aussi de la Tradition ; il savait se mouvoir dans l'Écriture comme un bûcheron dans sa forêt natale.

Il se leva et se tourna vers un homme qui était assis non loin de lui. Je le reconnus tout de suite. Nous le reconnûmes tous. C'était le charpentier de Nazareth. Tous nous fixâmes nos regards sur lui avec avidité et curiosité et dans une attente anxieuse. Depuis quelques jours ne bouleversait-il pas notre ville par ses audacieux discours ? On ne causait de toutes parts que de lui. La rumeur s'était confirmée qu'il avait guéri plusieurs malades : mais de cela je n'avais pas pu m'assurer.

Une chose était certaine. Tout le monde était prodigieusement curieux à Capernaüm des allées et venues de cet homme mystérieux, et tout naturellement, notre sympathie, la mienne en tout cas, montait tumultueusement vers lui.
Mais il ne parla pas longtemps. À peine eut-il crié quelques mots, de sa voix riche, gonflée d'un souffle puissant, qu'un hurlement éclata derrière nous. C'était si inattendu, c'était aussi un cri si rauque, si déchirant, qu'une véritable peur s'empara de chacun de nous, alors que nous nous retournions, et que, le cou tendu, nous essayions de voir qui l'avait jeté.

Un nom courut vite parmi nous, dans un murmure. Nous connaissions l'homme. C'était Tsadok. Il venait souvent à la maison de Jonathan en quête d'un morceau de pain.

J'avais toujours eu peur de Tsadok. À la maison de Jonathan tout le monde en avait peur, sauf Joanna. C'était toujours elle qui lui donnait son morceau de pain. Elle l'appelait, et il s'asseyait sur le sol devant elle, et la regardait avec un regard qui était presque de l'adoration ; et pendant un instant son visage se transfigurait. Il se détendait, étant d'ordinaire comme crispé dans une grande angoisse. J'ai toujours cru que le démon de Tsadok, quel qu'il fût, était un démon peureux. Le malheureux semblait toujours en proie à une épouvante indicible, et agissait comme un homme traqué. Et comme je pense que tout le monde avait peur de lui, parce qu'il était possédé, Tsadok s'imaginait que tous lui voulaient du mal. Il n'en devenait que plus sauvage et plus violent. Son visage alors se faisait effrayant. Souvent, il s'enfuyait dès qu'il voyait quelqu'un approcher. je suis sûr que la maison de Jonathan était la seule où il aimât venir, parce que la jeune fille qui ne le pouvait voir, lui mettait toujours la main sur le visage comme pour le caresser. Elle devinait un malheureux comme elle, mais plus malheureux encore parce que personne ne l'aimait. Elle disait : « C'est mon compagnon de nuit. je sens qu'il y a en lui une sorte de souffrance qui ne sait pas s'exprimer et qui se cogne partout dans sa poitrine comme le léopard qu'on a amené jadis à Capernaüm dans une cage et qui hurlait de terreur et de rage en se jetant contre les barreaux de sa prison. Moi, je comprends que Tsadok souffre, parce que je souffre aussi d'être prisonnière de la nuit ». Nous étions toujours très étonnés des paroles de Joanna que nous étions toujours prêts à considérer comme porteuse d'une sagesse qui venait de Dieu et qu'il lui avait réservée parce qu'elle était aveugle. Et il semblait bien qu'elle eût raison : car lorsque Tsadok était à ses pieds, à entendre la voix douce et caressante de Joanna, son visage revêtait un instant la paix qui était sur le visage de la jeune fille.

Mais bientôt, la torture des rides, de la bouche, des yeux, des mains, reparaissait, dans de violentes contractions. C'est que Jonathan arrivait qui criait de sa voix aiguë : « Encore toi ici, maudit ! Prends ton pain, être impur, et sauve-toi ! »
Et Tsadok s'enfuyait en grande épouvante.
Je sais pourquoi mon maître appelait Tsadok être impur.
« Ne vois-tu pas, me dit-il un jour qu'il venait de chasser Tsadok au grand effroi de Joanna, qu'il est sous l'empire de Satan ? Quelque affreux péché l'a mis dans cet état. Il est retranché du peuple des élus : heureux encore qu'il soit des vivants ! Ces sortes d'hommes ne devraient plus vivre. Dieu devrait les rayer complètement du livre de la vie. Ils sont ici-bas comme une plaie, une lèpre, un affreux joug sur nos épaules. Je ne comprends pas pourquoi Dieu permet cela.
Puis, il habite dans des trous et dans des tombeaux.
Souillé il appartient à la souillure. Joanna, je te défends toujours de le toucher !

- Il est malheureux, mon père. C'est la colère des hommes qui le rend sauvage comme cela. Il croit que l'enfer est en lui parce que vous le lui avez dit et redit !
- Tais-toi ! avait fait Jonathan avec rudesse.

Il n'aurait pas osé frapper sa fille, mais il en avait fait le geste.
C'était cet homme qui, soudain, avait fait irruption dans la synagogue. Tous s'étaient écartés de lui pour ne le point toucher, si bien qu'il put avancer vers celui qui, de son siège de pierre, avait commencé à nous parler.
Je m'étonnais que Tsadok ait osé ainsi venir en ce lieu dont sa présence avait été jusqu'à ce jour soigneusement proscrite. Car, comment le maudit de Dieu, ainsi que disait Jonathan, pouvait-il entrer dans la maison de Dieu ?
Mais j'ai toujours entendu dire que la plus grande audace est proche parente de la plus grande panique, et qu'il est possible d'aller de l'une à l'autre en un instant, et dans le même élan de passion.

Lorsque Tsadok fut à quelques pas de Jésus, il s'écria : « Qu'y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth ? Tu es venu pour nous perdre. je sais qui tu es : le saint de Dieu ! »
Un grand silence était tombé sur l'assemblée. Tsadok s'était arrêté, et tremblait de tous ses membres. Les hommes qui m'entouraient, et je reconnus parmi eux Jonathan, avaient le visage assombri de lourds nuages. J'entendis une voix murmurer non loin de moi : « Le charpentier, le saint de Dieu ? Tsadok a blasphémé. Il a bien un démon en lui ! »
Mais je sentais que ces hommes étaient fortement troublés, parce que nous savions tous que les possédés disent parfois, dans l'incohérence de leurs phrases tourmentées, des paroles prophétiques, comme s'ils voyaient des choses que l'homme ordinaire ne peut point contempler.
Mais d'instinct, nos regards à tous s'étaient tournés vers Jésus qui n'avait pas bougé du siège où, sur l'invitation du chef de la synagogue, il avait pris place quelques instants auparavant.
Lui seul, de toute l'assemblée, avait le visage souriant. Rien en lui, de toute évidence, de ce qui causait notre crainte irraisonnée. je le voyais maintenant de près car, à la faveur de l'émotion de l'assemblée, je m'étais glissé au premier rang.

Un moment, il sembla ne pas comprendre que le démon qui tourmentait Tsadok lui avait jeté une sorte de défi. Il regardait le possédé comme on regarde un ami. À moins qu'à considérer le malheureux qui tremblait de tous ses membres devant lui, il n'ait eu le pressentiment de sa victoire prochaine, de la délivrance d'une âme hors d'une geôle effroyable, et que cette pensée déjà, lui fît le coeur joyeux et exultant. Il souriait.

L'attente se prolongeant, le silence tendu devint douloureux pour nous tous. Le visage du démoniaque était crispé dans une grimace à faire peur. La sueur ruisselait de son visage. J'entendis des sanglots. C'étaient des femmes qui pleuraient, dans la galerie au-dessus de nos têtes. À ce moment-là je vis le visage de Joanna. Il était tout blanc, et il me semblait le voir frémir d'une curiosité angoissante. La fille de Jonathan était debout, penchée au-dessus de la balustrade. Elle voulait voir ! Pauvre fille ! Pauvres yeux fermés !
À ce moment, un long frémissement de l'assemblée me fit détacher mes regards du visage de Joanna. Jésus s'était levé et avait fait quelques pas en avant.

Comme il me sembla grand, alors ! Est-ce parce que tout à coup, il avait levé les deux bras ? Ou bien s'était-il dressé sur la pointe des pieds pour se tendre dans l'effort d'une lutte invisible ? Je pense plutôt qu'il était grandi par l'exaltation qui se peignait sur son visage étincelant de lumière et d'une vie qui semblait surgir de ses yeux et de sa bouche ; visage embrasé, que rendaient plus lumineux encore ses cheveux et sa barbe d'un noir d'ébène, et que portait sa mince silhouette toute blanche.

Qu'allait-il se passer ? Mon coeur battait à tout rompre. Je ne pouvais détacher mes regards de Jésus. il avais oublié qu'il y eût en ce lieu d'autres personnes que lui ; je ne voyais plus que cette vie qui jaillissait dans l'élan de son corps, de ses bras, de son visage, et de sa parole qui tout à coup éclata comme un coup de tonnerre, vibrante, irrésistible : « Sors de cet homme ! »
À cette parole répondit un hurlement sauvage. Tsadok l'avait poussé, un hurlement de bête traquée.

Ceux qui étaient le plus près de lui s'écartèrent encore davantage. C'est que le malheureux se débattait comme s'il était aux prises avec un ennemi invisible. Nous étions tous glacés de terreur. Tsadok maintenant se roulait sur le sol. Dans la galerie, des femmes poussaient des cris perçants.
Mais Jésus s'était approché. On s'écarta devant lui, comme si une sorte de crainte nous faisait refluer loin du vainqueur comme du vaincu.

Tsadok ne bougeait plus. Vivait-il encore seulement ? Je me haussai sur la pointe des pieds pour voir au-dessus des têtes et des épaules de mes voisins. Jésus était maintenant près de lui. Il s'assit à ses côtés, par terre, et lentement, lui essuya le visage afin d'en enlever la sueur et l'écume qui entourait la bouche.
Puis il se releva et avec lui se releva aussi Tsadok.

Un murmure d'étonnement courut alors dans la foule et un véritable mouvement de stupeur nous pressa davantage les uns contre les autres. Tsadok n'avait plus le même visage. Tout était détendu, apaisé. Nous ne voyions plus au fond de ses prunelles cette espèce de regard de bête peureuse qui nous faisait peur à nous aussi. Il regardait tous ceux qui se pressaient autour de lui comme jadis il regardait Joanna seule, en ces instants fugitifs où il pouvait la contempler avant que n'arrivât Jonathan pour le chasser dehors ! Tsadok, sans contredit, était guéri. La paix et une sorte de joie plaisante à voir, parce que c'était comme une joie d'enfant, s'étalaient sur son visage. Il se précipita soudain sur les mains de Jésus pour les baiser. Mais celui-ci ne se laissa pas faire. Alors, tout riant de sa joie toute neuve, il étreignit dans ses bras robustes - Tsadok était grand et puissant de carrure - quelques-uns de ceux qui étaient auprès de Jésus. C'est alors que je reconnus Jean, le fils de Zébédée et Jacques son frère, et un peu plus loin, quelques-uns de ceux dont on disait qu'ils étaient devenus disciples de Jésus. Je vis Simon en conversation animée avec Jonathan mon maître. je me hâtai de ce côté, pour entendre quels propos ils échangeaient : car il me semblait que Jonathan avait le visage de ses grandes colères. Comment pouvait-il être furieux ? Cet homme-là était-il donc condamné par Dieu à être toujours coléreux ? Voyons, pouvait-on avoir en son coeur, en cette heure, autre chose qu'un chant de joie ? J'aurais crié tout haut d'allégresse et de triomphe à voir Tsadok causer maintenant avec ceux qui l'entouraient comme s'il avait été toujours, ainsi qu'en ce moment, calme, intelligent, équilibré. Pourquoi donc Jonathan conservait-il son visage d'orage ?

Je ne pus m'approcher, car le groupe qui entourait Jonathan et le fils de Jona se faisait dense autour d'eux. Mais je pus entendre la voix sifflante de Jonathan, qui me toucha comme une pointe acérée : « Que m'importe que Tsadok ait été guéri ou non ! je sais une chose : le Sabbat a été profané ce ne peut être l'oeuvre de Dieu ! »
Je n'entendis pas la réponse de Simon. Mais je me détournai, comme si quelque chose m'avait mordu.

Je sortis de la synagogue, poussé par je ne sais quel besoin de me sentir seul. Je n'aurais certes pas pu continuer à suivre le service, car mon esprit ne pouvait plus s'attacher aux discours et aux prières. Pour une raison que je ne comprenais pas, tous les visages familiers de la synagogue prenaient en ce moment, dans mon imagination, les traits durs, inflexibles, aigus, de Jonathan mon maître. Il me semblait les voir tous figés dans une sorte d'écorce immuable. Je me mis alors à dire que ces gens-là étaient vieux, tous terriblement vieux, bien que certains, comme Jonathan lui-même, eussent encore les cheveux et la barbe noirs. Tous vieux, comme Moïse, tous lents et pesants - hors de la vie.

C'est que je venais de voir Jésus. Je venais de voir un jet de jeunesse vivante, irrésistible, surgir de la vieille souche d'humanité racornie dans ses habitudes toujours les mêmes. J'avais grand respect et quelque crainte devant Jonathan, et le chef de la synagogue et quelques-uns de nos docteurs et scribes, solennels et raides comme s'ils portaient en leurs poitrines les rouleaux de la Loi ! Mais maintenant, je ne pouvais que me dire que ces gens-là étaient du passé. Ainsi que fait la sève en notre jardin après l'hiver, la vie avait éclaté soudain en un homme nouveau.

J'en étais étourdi. Peut-être mes pensées n'allaient-elles pas aussi loin ni aussi profond qu'aujourd'hui. Je revois toutes ces scènes à un grand nombre d'années de distance, et je m'explique aujourd'hui certaines de mes actions, que je fis alors instinctivement, et sans leur chercher en moi des raisons. Mais je me revois, courant presque à travers Capernaüm, malgré les prescriptions rigoureuses relatives au sabbat. Il me fallait être seul. J'allai vers la mer, le long de laquelle j'aimai à marcher, quand le travail ne me tenait pas dans la cour de Jonathan, auprès de quelque char ou de quelque carène de bateau.
Et quand je fus face à face avec la mer, dans le silence et la paix que berçait le murmure cadencé du lac clapotant contre les pierres de la grève, je repassai en ma mémoire tout ce dont je venais d'être témoin.
Puis je ne vis plus - je ne pouvais plus voir autre chose - que cet homme tout blanc en sa robe de lin, et tout rayonnant d'une lumière qui lui venait assurément de l'âme, frémissant d'une puissance de vie qu'il semblait avoir peine à conserver pour lui seul tellement elle débordait de lui, dressé au-dessus des visages inquiets et peureux, comme un éclatant jet de lumière surgit soudain de derrière les nuages sombres, au-dessus du lac, et transfigure l'horizon.
Il était jeune, il était beau, il était fort, il était vivant !

Mon coeur, encore aujourd'hui, bat d'allégresse triomphale au souvenir de cette première vision de celui dont ma pensée dès lors ne devait plus se détacher.
Je ne rentrai à la maison de Jonathan que le soir. Je rencontrai sur mon chemin plusieurs hommes que que je connaissais et dont le visage trahissait une grande animation et un grand enthousiasme.
- Qu'y a-t-il ? demandai-je.
- C'est Jésus de Nazareth, le charpentier. Il a encore fait d'autres miracles. Tous courent vers lui avec leurs malades. Dieu est avec lui. C'est un grand prophète ! Pouvions-nous croire cela à le voir travailler dans la cour de sa maison auprès du lac, d'autant plus qu'il vient de Nazareth ! A-t-on jamais entendu dire que quelque chose de bon pût venir de Nazareth ?
Quel homme ! Ce n'est pas comme nos scribes ! Quelle autorité quand il parle !

Les remarques venaient ainsi, drues comme la pluie que chasse le vent, et sans qu'il fût nécessaire de poser des questions. je me pris à regretter de m'être enfui au bord du lac, à la recherche de la solitude et du calme dans la tête. J'avais manqué des spectacles merveilleux.

Je rentrai chez Jonathan, le coeur sautant de joie en ma poitrine. Je fus frappé de la tristesse qui y régnait. Mon maître était assis sur un escabeau, sans mot dire. À peine bougea-t-il quand je rentrai. Je sus qu'il était resté ainsi toute la journée, depuis son retour de la synagogue. C'était son habitude, à chaque sabbat, de rechercher un repos aussi complet que possible. Mais d'ordinaire, il parlait, discourait sur la Thora, parlait du Royaume à venir et de la place qu'y tiendraient les hommes de son état, pauvres, sans doute, mais fort versés dans les choses de Dieu, de la Loi et des Prophètes.

Aujourd'hui, il n'avait soufflé mot. Personne n'était venu le voir, chacun s'occupant surtout à suivre Jésus dans sa tournée miséricordieuse au long des rues pleines de soleil de notre Capernaüm. Il était sombre, et je voyais bien qu'il se retenait pour ne pas éclater en sarcasmes et en paroles de colère. Car il était évident que l'événement du matin était à l'origine de son humeur noire !

Dans le fond de la chambre, Joanna et sa mère étaient accroupies sur leurs nattes, immobiles, silencieuses. Quand je pénétrai dans la chambre, la femme de Jonathan mit un doigt sur ses lèvres pour me recommander le silence. J'eus grand soin de lui obéir. Je n'avais nullement le souci de réveiller le lion qui sommeillait toujours en Jonathan. Et pour plus de sûreté, je sortis et me dirigeai vers le fond de la cour.

La nuit était tombée. Comme elles sont belles, nos nuits de Galilée ! J'aspirai l'air parfumé et tendis l'oreille aux rumeurs lointaines de la ville.
Je tressaillis soudain. Un homme était tout près de moi, que je n'avais pas vu approcher.
- Tsadok ! dis-je tout bas en le reconnaissant ; par Jacob notre père, que viens-tu faire ici ?
- Dis-moi, je voudrais voir Jonathan.
- Garde-t-en bien, malheureux, il lâcherait ses deux grands chiens sur toi ! Que veux-tu lui dire ? Viens lui parler un autre jour, mais pas aujourd'hui.
- Bon, je reviendrai.
- Que voulais-tu lui dire ?
- Ce que je voulais lui dire ? C'est que Jésus de Nazareth peut guérir Joanna ! je l'ai vu tout à l'heure guérir un autre aveugle !
- Ah !

Déjà Tsadok, obéissant à ma suggestion, était parti. Je l'entendis qui s'enfonçait dans la nuit en chantant.
Pour moi, je demeurai tout interdit, et le coeur battant à coups précipités. Joanna guérie ? Était-ce possible ? Je ne vous l'ai pas dit encore, mais j'aimais en secret Joanna, la fille de Jonathan mon maître.

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