Je pense qu'autant que je vivrai, je
conserverai en ma mémoire le souvenir du
sabbat qui suivit mon entrevue avec Jean, le fils
de Zébédée. Pour la
première fois, je vis Jésus de
près. je l'avais aperçu à
plusieurs reprises de loin, dans la cour de son
atelier, s'affairant ainsi que Joses, son
frère, aux travaux de son métier.
Mais jamais je ne lui avais parlé,
épousant, sans m'en rendre compte, la sourde
rancoeur de mon maître Jonathan.
Mais ce jour-là, je ne vis que
lui. Il entra pour ainsi dire dans ma vie comme un
torrent envahirait un champ et par sa violence y
creuserait un lit, et pour toujours.
Pourtant, il ne me parla pas, et je ne
lui parlai point non plus. Je n'en aurais pas eu
l'audace, et je n'osais non plus déplaire
à Jonathan, mon maître
coléreux.
Je m'étais demandé
quelques jours plus tôt, comment il avait pu
enlever à leur barque et à leur
travail Simon et André, Jacques et Jean,
tous quatre de rudes besogneurs, chacun à sa
façon, et des hommes de notre Galilée
qui ont une tête solide sur les
épaules et qu'on ne met pas facilement
à l'envers !
Mais ce soir-là, je savais. Et
quand Simon me raconta, plus tard, comment
Jésus l'avait pris en son filet, je ne
m'étonnai pas.
J'étais venu avec le fils d'Ezra,
mon maître, et plusieurs
autres ouvriers de notre maison, ainsi que le
commande la Loi, au culte de notre synagogue.
Depuis ma plus tendre enfance, ma mère
m'avait appris à aimer Dieu et à le
servir de tout mon coeur et de toute ma
pensée, ainsi que cela se doit pour tout bon
Israélite. Aussi allais-je toujours à
la synagogue d'un coeur content. Mais j'aimais
particulièrement aller à la synagogue
de Capernaüm. Bien plus grande que celle de
Cana ou de Nazareth que le connaissais bien, elle
était aussi infiniment plus belle. Le
centurion romain qui aimait notre peuple l'avait
fait bâtir, je ne sais pour quelle raison.
Sans doute adorait-il en secret notre Dieu et
voulait-il ainsi lui rendre hommage ! Ou bien
était-ce uniquement par désir de
rendre service à notre petit peuple de
Capernaüm dont la synagogue était sans
doute ou trop petite, ou délabrée
après un long usage ? je ne saurais
dire. Il n'y avait pas bien longtemps que
l'édifice était construit, mais
c'était cependant depuis un certain nombre
d'années ; J'étais trop jeune
pour pouvoir me souvenir de l'ancien.
L'édifice s'élevait avec
majesté au coeur même de notre ville.
Sa pierre blanche étincelait au soleil comme
un marbre éclatant. Ses colonnes, que
l'acanthe terminait en gracieux chapiteaux,
supportaient le fronton et formaient un porche sous
lequel j'aimais m'arrêter pour voir venir,
solennels, raides et sanctifies, les anciens de la
synagogue qu'attendaient, à
l'intérieur, leurs bancs faits de pierre
taillée.
Au dedans, de chaque côté,
une rangée de fortes colonnes supportait la
galerie des femmes ; je savais où,
chaque sabbat, se plaçaient Joanna et sa
mère.
Lorsque, ce jour-là, je me
rangeai avec les hommes dans le bas de
l'édifice qui nous était
réservé, le cherchai du regard les
deux femmes, et je remarquai combien le visage de
la
jeune
fille était grave et pensif. Quelles
pensées s'agitaient en sa tête
privée de ses deux lumières ?
Les yeux sont un don de Dieu : pourquoi Joanna
avait-elle les siens vides de vie et de joie ?
Chaque fois qu'elle venait à la synagogue,
je le savais, elle priait le Seigneur de lui donner
accès dans ce monde de lumière, de
couleur et d'harmonieuses lignes dont nous
jouissons sans reconnaissance. je ne pouvais jamais
regarder le visage de Joanna, appuyé ainsi
qu'elle en avait la coutume, contre le piller de
l'angle, sans sentir monter en moi une profonde
tristesse, et, pour elle et comme si j'étais
à sa place, un irrépressible
désir, un élan douloureux vers la
lumière.
Le chef de la synagogue avait
achevé de lire dans la loi et le serviteur
avait replacé le rouleau dans le coffre de
cèdre situé tout près de lui.
Tout était silence en la grande salle, et
nous avions les yeux fixés sur le rabbin que
nous avions tous en haute estime et
vénération car il avait une sagesse
et une connaissance parfaites de la Loi et des
Prophètes, comme aussi de la
Tradition ; il savait se mouvoir dans
l'Écriture comme un bûcheron dans sa
forêt natale.
Il se leva et se tourna vers un homme
qui était assis non loin de lui. Je le
reconnus tout de suite. Nous le reconnûmes
tous. C'était le charpentier de Nazareth.
Tous nous fixâmes nos regards sur lui avec
avidité et curiosité et dans une
attente anxieuse. Depuis quelques jours ne
bouleversait-il pas notre ville par ses audacieux
discours ? On ne causait de toutes parts que
de lui. La rumeur s'était confirmée
qu'il avait guéri plusieurs malades :
mais de cela je n'avais pas pu m'assurer.
Une chose était certaine. Tout le
monde était prodigieusement curieux à
Capernaüm des allées et venues de cet
homme mystérieux, et tout naturellement,
notre sympathie, la mienne en
tout cas, montait tumultueusement vers lui.
Mais il ne parla pas longtemps. À
peine eut-il crié quelques mots, de sa voix
riche, gonflée d'un souffle puissant, qu'un
hurlement éclata derrière nous.
C'était si inattendu, c'était aussi
un cri si rauque, si déchirant, qu'une
véritable peur s'empara de chacun de nous,
alors que nous nous retournions, et que, le cou
tendu, nous essayions de voir qui l'avait
jeté.
Un nom courut vite parmi nous, dans un
murmure. Nous connaissions l'homme. C'était
Tsadok. Il venait souvent à la maison de
Jonathan en quête d'un morceau de
pain.
J'avais toujours eu peur de Tsadok.
À la maison de Jonathan tout le monde en
avait peur, sauf Joanna. C'était toujours
elle qui lui donnait son morceau de pain. Elle
l'appelait, et il s'asseyait sur le sol devant
elle, et la regardait avec un regard qui
était presque de l'adoration ; et
pendant un instant son visage se transfigurait. Il
se détendait, étant d'ordinaire comme
crispé dans une grande angoisse. J'ai
toujours cru que le démon de Tsadok, quel
qu'il fût, était un démon
peureux. Le malheureux semblait toujours en proie
à une épouvante indicible, et
agissait comme un homme traqué. Et comme je
pense que tout le monde avait peur de lui, parce
qu'il était possédé, Tsadok
s'imaginait que tous lui voulaient du mal. Il n'en
devenait que plus sauvage et plus violent. Son
visage alors se faisait effrayant. Souvent, il
s'enfuyait dès qu'il voyait quelqu'un
approcher. je suis sûr que la maison de
Jonathan était la seule où il
aimât venir, parce que la jeune fille qui ne
le pouvait voir, lui mettait toujours la main sur
le visage comme pour le caresser. Elle devinait un
malheureux comme elle, mais plus malheureux encore parce
que personne ne
l'aimait.
Elle disait : « C'est mon compagnon
de nuit. je sens qu'il y a en lui une sorte de
souffrance qui ne sait pas s'exprimer et qui se
cogne partout dans sa poitrine comme le
léopard qu'on a amené jadis à
Capernaüm dans une cage et qui hurlait de
terreur et de rage en se jetant contre les barreaux
de sa prison. Moi, je comprends que Tsadok souffre,
parce que je souffre aussi d'être
prisonnière de la nuit ». Nous
étions toujours très
étonnés des paroles de Joanna que
nous étions toujours prêts à
considérer comme porteuse d'une sagesse qui
venait de Dieu et qu'il lui avait
réservée parce qu'elle était
aveugle. Et il semblait bien qu'elle eût
raison : car lorsque Tsadok était
à ses pieds, à entendre la voix douce
et caressante de Joanna, son visage revêtait
un instant la paix qui était sur le visage
de la jeune fille.
Mais bientôt, la torture des
rides, de la bouche, des yeux, des mains,
reparaissait, dans de violentes contractions. C'est
que Jonathan arrivait qui criait de sa voix
aiguë : « Encore toi ici,
maudit ! Prends ton pain, être impur, et
sauve-toi ! »
Et Tsadok s'enfuyait en grande
épouvante.
Je sais pourquoi mon maître
appelait Tsadok être impur.
« Ne vois-tu pas, me dit-il un
jour qu'il venait de chasser Tsadok au grand effroi
de Joanna, qu'il est sous l'empire de Satan ?
Quelque affreux péché l'a mis dans
cet état. Il est retranché du peuple
des élus : heureux encore qu'il soit
des vivants ! Ces sortes d'hommes ne devraient
plus vivre. Dieu devrait les rayer
complètement du livre de la vie. Ils sont
ici-bas comme une plaie, une lèpre, un
affreux joug sur nos épaules. Je ne
comprends pas pourquoi Dieu permet cela.
Puis, il habite dans des trous et dans
des tombeaux.
Souillé il appartient à la
souillure. Joanna, je te défends toujours de
le toucher !
- Il est malheureux, mon père.
C'est la colère des hommes qui le rend
sauvage comme cela. Il croit que l'enfer est en lui
parce que vous le lui avez dit et
redit !
- Tais-toi ! avait fait Jonathan
avec rudesse.
Il n'aurait pas osé frapper sa
fille, mais il en avait fait le geste.
C'était cet homme qui, soudain,
avait fait irruption dans la synagogue. Tous
s'étaient écartés de lui pour
ne le point toucher, si bien qu'il put avancer vers
celui qui, de son siège de pierre, avait
commencé à nous parler.
Je m'étonnais que Tsadok ait
osé ainsi venir en ce lieu dont sa
présence avait été
jusqu'à ce jour soigneusement proscrite.
Car, comment le maudit de Dieu, ainsi que disait
Jonathan, pouvait-il entrer dans la maison de
Dieu ?
Mais j'ai toujours entendu dire que la
plus grande audace est proche parente de la plus
grande panique, et qu'il est possible d'aller de
l'une à l'autre en un instant, et dans le
même élan de passion.
Lorsque Tsadok fut à quelques pas
de Jésus, il s'écria :
« Qu'y a-t-il entre nous et toi,
Jésus de Nazareth ? Tu es venu pour
nous perdre. je sais qui tu es : le saint de
Dieu ! »
Un grand silence était
tombé sur l'assemblée. Tsadok
s'était arrêté, et tremblait de
tous ses membres. Les hommes qui m'entouraient, et
je reconnus parmi eux Jonathan, avaient le visage
assombri de lourds nuages. J'entendis une voix
murmurer non loin de moi : « Le
charpentier, le saint de Dieu ? Tsadok a
blasphémé. Il a bien un démon
en lui ! »
Mais je sentais que ces hommes
étaient fortement troublés, parce que nous
savions tous que les possédés disent
parfois, dans l'incohérence de leurs phrases
tourmentées, des paroles
prophétiques, comme s'ils voyaient des
choses que l'homme ordinaire ne peut point
contempler.
Mais d'instinct, nos regards à
tous s'étaient tournés vers
Jésus qui n'avait pas bougé du
siège où, sur l'invitation du chef de
la synagogue, il avait pris place quelques instants
auparavant.
Lui seul, de toute l'assemblée,
avait le visage souriant. Rien en lui, de toute
évidence, de ce qui causait notre crainte
irraisonnée. je le voyais maintenant de
près car, à la faveur de
l'émotion de l'assemblée, je
m'étais glissé au premier
rang.
Un moment, il sembla ne pas comprendre
que le démon qui tourmentait Tsadok lui
avait jeté une sorte de défi. Il
regardait le possédé comme on regarde
un ami. À moins qu'à
considérer le malheureux qui tremblait de
tous ses membres devant lui, il n'ait eu le
pressentiment de sa victoire prochaine, de la
délivrance d'une âme hors d'une
geôle effroyable, et que cette pensée
déjà, lui fît le coeur joyeux
et exultant. Il souriait.
L'attente se prolongeant, le silence
tendu devint douloureux pour nous tous. Le visage
du démoniaque était crispé
dans une grimace à faire peur. La sueur
ruisselait de son visage. J'entendis des sanglots.
C'étaient des femmes qui pleuraient, dans la
galerie au-dessus de nos têtes. À ce
moment-là je vis le visage de Joanna. Il
était tout blanc, et il me semblait le voir
frémir d'une curiosité angoissante.
La fille de Jonathan était debout,
penchée au-dessus de la balustrade. Elle
voulait voir ! Pauvre fille ! Pauvres
yeux fermés !
À ce moment, un long
frémissement de l'assemblée me fit détacher mes
regards du visage de Joanna. Jésus
s'était levé et avait fait quelques
pas en avant.
Comme il me sembla grand, alors !
Est-ce parce que tout à coup, il avait
levé les deux bras ? Ou bien
s'était-il dressé sur la pointe des
pieds pour se tendre dans l'effort d'une lutte
invisible ? Je pense plutôt qu'il
était grandi par l'exaltation qui se
peignait sur son visage étincelant de
lumière et d'une vie qui semblait surgir de
ses yeux et de sa bouche ; visage
embrasé, que rendaient plus lumineux encore
ses cheveux et sa barbe d'un noir
d'ébène, et que portait sa mince
silhouette toute blanche.
Qu'allait-il se passer ? Mon
coeur
battait à tout rompre. Je ne pouvais
détacher mes regards de Jésus. il
avais oublié qu'il y eût en ce lieu
d'autres personnes que lui ; je ne voyais plus
que cette vie qui jaillissait dans l'élan de
son corps, de ses bras, de son visage, et de sa
parole qui tout à coup éclata comme
un coup de tonnerre, vibrante,
irrésistible : « Sors de cet
homme ! »
À cette parole répondit un
hurlement sauvage. Tsadok l'avait poussé, un
hurlement de bête traquée.
Ceux qui étaient le plus
près de lui s'écartèrent
encore davantage. C'est que le malheureux se
débattait comme s'il était aux prises
avec un ennemi invisible. Nous étions tous
glacés de terreur. Tsadok maintenant se
roulait sur le sol. Dans la galerie, des femmes
poussaient des cris perçants.
Mais Jésus s'était
approché. On s'écarta devant lui,
comme si une sorte de crainte nous faisait refluer
loin du vainqueur comme du vaincu.
Tsadok ne bougeait plus. Vivait-il
encore seulement ? Je me haussai sur la pointe
des pieds pour voir au-dessus des têtes et
des épaules de mes voisins. Jésus était maintenant
près de lui. Il s'assit à ses
côtés, par terre, et lentement, lui
essuya le visage afin d'en enlever la sueur et
l'écume qui entourait la bouche.
Puis il se releva et avec lui se releva
aussi Tsadok.
Un murmure d'étonnement courut
alors dans la foule et un véritable
mouvement de stupeur nous pressa davantage les uns
contre les autres. Tsadok n'avait plus le
même visage. Tout était
détendu, apaisé. Nous ne voyions plus
au fond de ses prunelles cette espèce de
regard de bête peureuse qui nous faisait peur
à nous aussi. Il regardait tous ceux qui se
pressaient autour de lui comme jadis il regardait
Joanna seule, en ces instants fugitifs où il
pouvait la contempler avant que n'arrivât
Jonathan pour le chasser dehors ! Tsadok, sans
contredit, était guéri. La paix et
une sorte de joie plaisante à voir, parce
que c'était comme une joie d'enfant,
s'étalaient sur son visage. Il se
précipita soudain sur les mains de
Jésus pour les baiser. Mais celui-ci ne se
laissa pas faire. Alors, tout riant de sa joie
toute neuve, il étreignit dans ses bras
robustes - Tsadok était grand et puissant de
carrure - quelques-uns de ceux qui étaient
auprès de Jésus. C'est alors que je
reconnus Jean, le fils de
Zébédée et Jacques son
frère, et un peu plus loin, quelques-uns de
ceux dont on disait qu'ils étaient devenus
disciples de Jésus. Je vis Simon en
conversation animée avec Jonathan mon
maître. je me hâtai de ce
côté, pour entendre quels propos ils
échangeaient : car il me semblait que
Jonathan avait le visage de ses grandes
colères. Comment pouvait-il être
furieux ? Cet homme-là était-il
donc condamné par Dieu à être
toujours coléreux ? Voyons, pouvait-on
avoir en son coeur, en cette heure, autre chose
qu'un chant de joie ? J'aurais crié
tout haut d'allégresse et de triomphe
à voir Tsadok causer maintenant avec ceux qui
l'entouraient comme s'il avait été
toujours, ainsi qu'en ce moment, calme,
intelligent, équilibré. Pourquoi donc
Jonathan conservait-il son visage
d'orage ?
Je ne pus m'approcher, car le groupe qui
entourait Jonathan et le fils de Jona se faisait
dense autour d'eux. Mais je pus entendre la voix
sifflante de Jonathan, qui me toucha comme une
pointe acérée : « Que
m'importe que Tsadok ait été
guéri ou non ! je sais une chose :
le Sabbat a été profané ce ne
peut être l'oeuvre de
Dieu ! »
Je n'entendis pas la réponse de
Simon. Mais je me détournai, comme si
quelque chose m'avait mordu.
Je sortis de la synagogue, poussé
par je ne sais quel besoin de me sentir seul. Je
n'aurais certes pas pu continuer à suivre le
service, car mon esprit ne pouvait plus s'attacher
aux discours et aux prières. Pour une raison
que je ne comprenais pas, tous les visages
familiers de la synagogue prenaient en ce moment,
dans mon imagination, les traits durs, inflexibles,
aigus, de Jonathan mon maître. Il me semblait
les voir tous figés dans une sorte
d'écorce immuable. Je me mis alors à
dire que ces gens-là étaient vieux,
tous terriblement vieux, bien que certains, comme
Jonathan lui-même, eussent encore les cheveux
et la barbe noirs. Tous vieux, comme Moïse,
tous lents et pesants - hors de la vie.
C'est que je venais de voir
Jésus. Je venais de voir un jet de jeunesse
vivante, irrésistible, surgir de la vieille
souche d'humanité racornie dans ses
habitudes toujours les mêmes. J'avais grand
respect et quelque crainte devant Jonathan, et le
chef de la synagogue et quelques-uns de nos
docteurs et scribes, solennels et raides comme
s'ils portaient
en
leurs poitrines les rouleaux de la Loi ! Mais
maintenant, je ne pouvais que me dire que ces
gens-là étaient du passé.
Ainsi que fait la sève en notre jardin
après l'hiver, la vie avait
éclaté soudain en un homme
nouveau.
J'en étais étourdi.
Peut-être mes pensées n'allaient-elles
pas aussi loin ni aussi profond qu'aujourd'hui. Je
revois toutes ces scènes à un grand
nombre d'années de distance, et je
m'explique aujourd'hui certaines de mes actions,
que je fis alors instinctivement, et sans leur
chercher en moi des raisons. Mais je me revois,
courant presque à travers Capernaüm,
malgré les prescriptions rigoureuses
relatives au sabbat. Il me fallait être seul.
J'allai vers la mer, le long de laquelle j'aimai
à marcher, quand le travail ne me tenait pas
dans la cour de Jonathan, auprès de quelque
char ou de quelque carène de bateau.
Et quand je fus face à face avec
la mer, dans le silence et la paix que
berçait le murmure cadencé du lac
clapotant contre les pierres de la grève, je
repassai en ma mémoire tout ce dont je
venais d'être témoin.
Puis je ne vis plus - je ne pouvais plus
voir autre chose - que cet homme tout blanc en sa
robe de lin, et tout rayonnant d'une lumière
qui lui venait assurément de l'âme,
frémissant d'une puissance de vie qu'il
semblait avoir peine à conserver pour lui
seul tellement elle débordait de lui,
dressé au-dessus des visages inquiets et
peureux, comme un éclatant jet de
lumière surgit soudain de derrière
les nuages sombres, au-dessus du lac, et
transfigure l'horizon.
Il était jeune, il était
beau, il était fort, il était
vivant !
Mon coeur, encore aujourd'hui, bat
d'allégresse triomphale au souvenir de cette
première vision de celui dont ma
pensée dès lors ne devait plus se
détacher.
Je ne rentrai à la maison de
Jonathan que le soir. Je rencontrai sur mon chemin
plusieurs hommes que que je connaissais et dont le
visage trahissait une grande animation et un grand
enthousiasme.
- Qu'y a-t-il ?
demandai-je.
- C'est Jésus de Nazareth, le
charpentier. Il a encore fait d'autres miracles.
Tous courent vers lui avec leurs malades. Dieu est
avec lui. C'est un grand prophète !
Pouvions-nous croire cela à le voir
travailler dans la cour de sa maison auprès
du lac, d'autant plus qu'il vient de
Nazareth ! A-t-on jamais entendu dire que
quelque chose de bon pût venir de
Nazareth ?
Quel homme ! Ce n'est pas comme
nos
scribes ! Quelle autorité quand il
parle !
Les remarques venaient ainsi, drues
comme la pluie que chasse le vent, et sans qu'il
fût nécessaire de poser des questions.
je me pris à regretter de m'être enfui
au bord du lac, à la recherche de la
solitude et du calme dans la tête. J'avais
manqué des spectacles merveilleux.
Je rentrai chez Jonathan, le coeur
sautant de joie en ma poitrine. Je fus
frappé de la tristesse qui y régnait.
Mon maître était assis sur un
escabeau, sans mot dire. À peine bougea-t-il
quand je rentrai. Je sus qu'il était
resté ainsi toute la journée, depuis
son retour de la synagogue. C'était son
habitude, à chaque sabbat, de rechercher un
repos aussi complet que possible. Mais d'ordinaire,
il parlait, discourait sur la Thora, parlait du
Royaume à venir et de la place qu'y
tiendraient les hommes de son état, pauvres,
sans doute, mais fort versés dans les choses
de Dieu, de la Loi et des Prophètes.
Aujourd'hui, il n'avait soufflé
mot. Personne n'était venu le voir, chacun
s'occupant surtout à suivre Jésus dans sa tournée
miséricordieuse au long des rues pleines de
soleil de notre Capernaüm. Il était
sombre, et je voyais bien qu'il se retenait pour ne
pas éclater en sarcasmes et en paroles de
colère. Car il était évident
que l'événement du matin était
à l'origine de son humeur
noire !
Dans le fond de la chambre, Joanna et sa
mère étaient accroupies sur leurs
nattes, immobiles, silencieuses. Quand je
pénétrai dans la chambre, la femme de
Jonathan mit un doigt sur ses lèvres pour me
recommander le silence. J'eus grand soin de lui
obéir. Je n'avais nullement le souci de
réveiller le lion qui sommeillait toujours
en Jonathan. Et pour plus de sûreté,
je sortis et me dirigeai vers le fond de la
cour.
La nuit était tombée.
Comme elles sont belles, nos nuits de
Galilée ! J'aspirai l'air
parfumé et tendis l'oreille aux rumeurs
lointaines de la ville.
Je tressaillis soudain. Un homme
était tout près de moi, que je
n'avais pas vu approcher.
- Tsadok ! dis-je tout bas en le
reconnaissant ; par Jacob notre père,
que viens-tu faire ici ?
- Dis-moi, je voudrais voir
Jonathan.
- Garde-t-en bien, malheureux, il
lâcherait ses deux grands chiens sur
toi ! Que veux-tu lui dire ? Viens lui
parler un autre jour, mais pas aujourd'hui.
- Bon, je reviendrai.
- Que voulais-tu lui dire ?
- Ce que je voulais lui dire ?
C'est que Jésus de Nazareth peut
guérir Joanna ! je l'ai vu tout
à l'heure guérir un autre
aveugle !
- Ah !
Déjà Tsadok,
obéissant à ma suggestion,
était parti. Je l'entendis qui
s'enfonçait dans la nuit en chantant.
Pour moi, je demeurai tout interdit, et
le coeur battant à coups
précipités. Joanna
guérie ? Était-ce
possible ? Je ne vous l'ai pas dit encore,
mais j'aimais en secret Joanna, la fille de
Jonathan mon maître.
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