Lorsque nous arrivâmes près
de la maison, Joanna entendit nos pas et,
reconnaissant celui de son père, se dirigea
sans hésiter vers lui. Depuis un an que je
me trouvais dans la maison de Jonathan, le fils
d'Ezra, comme son ouvrier, ou plutôt son
apprenti, - car je savais à peine manier la
plane et la scie lors de mon arrivée -
j'avais appris une chose : c'est que Dieu est
bon, ayant donné à Joanna une oreille
délicate. Elle entendait tout, même le
moindre son. Et grâce à ces bruits
subtils qu'elle comprenait et interprétait,
elle arrivait à converser avec ce qui
l'entourait, la nature, les bêtes et les
gens. Et elle était heureuse ! J'ai
été longtemps à comprendre
qu'on pût être heureux tout en vivant
continuellement dans la nuit. Mais Joanna m'a
souvent dit que la nuit a des
mystères ; que de ses profondeurs
viennent comme des voix étranges que les
autres hommes n'entendent pas, parce qu'ils n'ont
pas le calme nécessaire pour les recueillir
et les comprendre. Leurs yeux les conduisent
partout sauf en eux-mêmes ; et
l'éblouissement qui remplit leur tête
grâce à leurs yeux grands ouverts, et
toutes les choses de la terre qui entrent avec la
lumière jusqu'au fond d'eux-mêmes,
leur font oublier Dieu et la gloire de sa face que
les yeux ne peuvent point voir.
Lorsqu'elle tenait ces propos de sa voix
douce et chantante, son père
s'arrêtait de travailler ; son visage se
crispait dans une grande
perplexité, et ses yeux se faisaient aigus
de curiosité avide. Puis soudain, il
rejetait avec impatience les pensées qui
sans doute venaient le troubler et il disait d'une
voix irritée :
- Tais-toi, Joanna. C'est la
malédiction de Dieu qui s'est
arrêtée sur toi !
Et pourtant, je sais qu'il aimait sa
fille tendrement, passionnément aussi, avec
la violence que d'ailleurs, il mettait en tout ce
qu'il faisait. Mais une pensée le creusait,
le tourmentait, ainsi que je l'ai
déjà dit : il voyait en Joanna
un châtiment mystérieux. Il disait que
Dieu punit l'iniquité des pères sur
les enfants, mais il ne connaissait rien en lui qui
ait pu mériter cela. Alors, je l'ai souvent
remarqué, surtout le soir, lorsqu'il
contemplait longuement le visage de Joanna, son
front révélait que des pensées
de révolte bouillonnaient en sa
tête.
Donc, lorsque nous arrivâmes,
Joanna vint au-devant de son père et
l'embrassa. Puis, elle se mit à chanter.
Joanna était toute la joie de la maison de
Jonathan. Car sa mère était une femme
écrasée par le travail et par la peur
de son mari.
Peu d'après-midi me parurent
aussi longs que celui qui suivit notre rencontre
avec le vieillard Zébédée. il
avais hâte de voir le soir venir : car
je désirais courir dans la ville, la nuit
tombée, pour m'enquérir de ce qui
était advenu des fils de
Zébédée, des fils de Jona et
de Jésus qu'ils avaient pris pour chef et
avaient résolu de suivre.
Les hommes qui entrèrent en notre
atelier ce jour-là ne nous dirent rien.
C'était d'ailleurs des étrangers
venant du nord, des marchands en étoffes
venus de Damas. Ils s'en allaient vers la mer.
Leurs belles étoffes étaient
destinées aux femmes riches de Rome. Lorsqu'ils
nous dirent cela,
je
vis Jonathan couvrir d'un regard étincelant
de haine les énormes balles attachées
au bât des chameaux. Et comme nous avions
à réparer deux ou trois de ces
bâts, et qu'il avait fallu décharger
les bêtes de leurs fardeaux, je pus voir de
ces magnifiques étoffes de laine,
épaisses et molles et teintes de
merveilleuses couleurs. J'aurais voulu que Joanna
pût les voir aussi ; mais je n'osai
même pas l'appeler afin qu'elle les
touchât, car je remarquai que son père
était impatient et contenait mal des paroles
de colère.
- Vois, me dit-il, ces Gentils maudits
qui ont la puissance et l'argent, et qui drainent
en leur ville les richesses du monde ! Le jour
vient où le feu du ciel brûlera ces
trésors.
Et Jonathan ricanait à la
pensée que ces étoffes de prix
allaient bientôt être réduites
en cendres.
Lorsque le soleil fut couché,
nous posâmes nos outils. je me hâtai de
manger la galette que la mère de Joanna
avait fait cuire et je partis à la recherche
de Jean, le fils de
Zébédée.
J'aimais beaucoup Jean. Il n'avait que
deux années de plus que moi, mais je pense
que pour la sagesse de ses pensées, et la
splendeur des visions qu'il savait peindre en ses
paroles, à la façon des
prophètes, il avait au moins le double de
mon âge. je l'enviais à cause de cela,
je dois le dire : car mon esprit est toujours
demeuré lié aux choses quotidiennes
et vulgaires et incapable de s'en détacher.
Jean, lui, était comme Joseph, le fils de
Jacob, songeur et bâtisseur de rêves.
Il savait s'évader de cette prison
qu'était la vie dure et pénible de
son métier, à Capernaüm. Sa
pensée était libre. Et il savait
discerner dans les événements et dans
les gens, des choses qui ne se voient ni ne
s'entendent ordinairement. Mais il était
rare, pourtant, qu'il en
fît lui-même communication. Il les
conservait pour lui. Ou alors, il les mettait dans
l'oreille d'un autre, et c'était l'autre qui
les criait à tout venant, et en avait le
crédit. Simon était le confident de
Jean. Mais à moi aussi Jean confia bien des
choses, surtout après les
événements que j'entreprends de
raconter.
Ce n'était pourtant pas un timide
et un silencieux. Son enthousiasme éclatait
parfois en coups de tonnerre, et il en remontrait
à Simon lui-même. Alors sa voix grave
et profonde roulait comme l'orage sur les collines
de notre Galilée, et ses yeux
lançaient des éclairs. Oh ! il
méritait bien le surnom qu'on lui donnait -
n'était-ce pas Jésus lui-même
qui le lui avait donné en plaisantant ?
Fils du tonnerre ! Oui, tel il était au
temps de notre jeunesse. Mais maintenant que les
années en grand nombre se sont
écoulées, la voix splendide a perdu
ses éclats sauvages et grondants. Elle est
pourtant toujours la voix grave dont le parler est
comme un chant montant des profondeurs d'un
abîme mystérieux, ample, gonflé
d'émotions qui ne se peuvent exprimer, et
pleine d'un élan qui assurément doit
la porter jusqu'à Dieu.
Je rencontrai le fils de
Zébédée auprès de la
synagogue. Il était seul, et marchait
lentement, comme quelqu'un absorbé davantage
par sa pensée que par le but de sa course.
Il s'arrêta lorsque je l'interpellai.
- La paix soit avec toi, Elias, me
dit-il, en réponse à ma salutation.
Où cours-tu ainsi ?
- Je te cherche, Jean. Ton père
nous a dit que tu abandonnais barque et
filets !
- Oui et non, répondit-il en
souriant. Oui, parce que l'homme ne vivra pas de
pain seulement, mais de toute parole qui vient de
la bouche du Seigneur ! Non, parce que la loi
est la même pour tous, et Dieu n'en exempte
aucun :
celui qui ne
travaille pas ne doit pas manger.
- Tu parles en énigmes, Jean, et
ta pensée est toujours en travail.
- C'est vrai, et aujourd'hui plus que
jamais ; je me suis mis à
l'école de la meilleure des
pensées.
- Jésus ?
- Oui ! reprit-il avec
enthousiasme. Ses pensées sont les
pensées de Dieu, sa parole, parole
divine ! Tu ne peux pas savoir, si tu ne l'as
pas entendu. Je te le dis, il est plus grand que
Moïse et les prophètes !
- Oh ! oh ! Ton
enthousiasme
te fait perdre la tête, répondis-je.
Qui peut être plus grand que
Moïse ?
- Tu ne sais pas, Elias, tu ne peux pas
savoir, parce que tu ne l'as ni vu ni entendu. Et
puis ce sont des choses qui ne se peuvent pas
expliquer. Mais si tu te mettais à ses pieds
pour écouter, tu te rendrais compte que tout
comme Moïse jadis emmena nos ancêtres
esclaves hors de l'Egypte, celui-ci se saisit de
nos pensées captives et de nos désirs
prisonniers et les conduit, et toute l'âme
avec eux, dans un monde nouveau.
- Que veux-tu dire, nos pensées
captives ?
- Oui, nos traditions. Nos
pensées retombent toujours dans les
mêmes creux, dans les mêmes
vallées, et nous tiennent toujours dans les
mêmes endroits resserrés où le
troupeau de nos ancêtres a brouté.
Jésus nous conduit sur le sommet de l'Hermon
et nous fait contempler un horizon que jamais nul
regard n'avait découvert.
- On raconte, dis-je pour le taquiner,
tellement il était feu et flamme pour son
maître, que chez les Gentils, il y a des
rhéteurs et des poètes dont le parler
aussi éveille des mondes de pensées
nouvelles.
- Elias, reprit-il avec impatience, tu
ne comprends pas. S'il s'agissait seulement de
phrases plus belles que celles que nous employons,
nous, pêcheurs du lac, ou que celles des
scribes de notre synagogue, je comprendrais que tu
veuilles me mettre en garde contre
l'idolâtrie des belles sentences où
l'homme s'adore lui-même. Mais encore une
fois, tu ne l'as pas entendu et tu ne peux pas
comprendre. Cela se passe au dedans, dit-il en se
frappant la poitrine. Il parle, et c'est comme si
une aurore se levait. Ce n'est pas la pensée
qui prend un autre chemin, c'est le coeur, c'est
tout le flot de la vie qui bat ici ! C'est un
signe, je dis que c'est un signe ! Le
renouveau de Dieu commence ici. Bientôt il va
s'étendre sur toute la terre. C'est le jour
nouveau dont ont parlé les prophètes.
Assurément, Jésus est le plus grand
de tous ceux-là. Il ne promet pas le
printemps éternel : il le fait surgir
et étaler ses splendeurs.
- Jean, lui dis-je, tu es poète
et tu te laisses prendre encore au jeu de tes
mots.
- Tais-toi, cria-t-il brusquement de sa
voix de tonnerre, tais-toi, tu es un sot !
Comment peux-tu juger sans connaître ce que
nous, nous connaissons ? Tu demanderas
à Simon et à son frère, et
à mon frère aussi.
- Vous êtes quatre à le
suivre ?
- Mais nous serons plus. Nous allons
appeler toute la Galilée, toute la
Judée ! C'est le réveil
annoncé par nos prophètes.
Israël de nouveau va remonter dans sa gloire
antique, en plein ciel, comme le soleil au sommet
de sa course.
- Et les envahisseurs,
Jean ?
- Les Romains ? Comment
pourront-ils subsister ? Tu ne comprends pas,
Elias, qu'ils ne pourront pas durer sur le sol
d'Israël revenu à la vie ? La
sainteté du Dieu vivant les brûlera.
Je pensais à la réflexion
de Jonathan, cet après-midi
même.
- Et nos bonnes épées les
tailleront en pièces.
Le visage de Jean se rembrunit.
- Le Maître ne veut pas en
entendre parler. Peut-être a-t-il raison. Il
dit que la puissance de Dieu n'a que faire des
armes humaines. J'ai toujours pensé
ainsi : l'amour est plus fort que la
mort ! Mais je ne vois pas encore, dit-il
lentement, et comme s'il fouillait une
énigme, je ne vois pas encore comment
l'amour, même s'il peut vaincre et mettre en
déroute des hommes mauvais, peut exercer le
châtiment nécessaire et salutaire. Car
la justice divine ne peut être
bafouée. Le juge doit se lever au grand jour
de l'Éternel !
J'ai toujours frissonné quand la
pensée du grand jugement des peuples surgit
dans mon imagination et longtemps j'ai pensé
que Dieu se servirait des mêmes armes que les
Romains. N'avaient-ils pas, en plusieurs occasions,
massacré et crucifié de nos
Galiléens, serviteurs intrépides
d'une liberté, hélas, depuis
longtemps perdue ? Parfois, lorsque du haut de
la falaise abrupte de Nazareth, je contemplais la
plaine qui va jusqu'à la côte
orientée vers Rome, je m'imaginais que le
Messie amènerait ici, couverts de
chaînes, tous les hommes de la cohorte qui
est à Jérusalem, et les hommes de
tous les postes épars au travers du pays, et
tous ceux qui sont à leur service, et qu'il
les crucifierait en une longue ligne de croix. Et
dans mon imagination folle, je me
représentais tout le peuple de Dieu
convoqué pour défiler devant les
suppliciés, et je le voyais, riant et
chantant nos cantiques de la synagogue, marcher en
procession devant nos ennemis morfondus. Un jour je
racontai ce rêve à Jonathan ; je
vis ses yeux s'allumer. Et il me
dit, avec une sorte de rire aigu :
« Les charpentiers auront alors rude
besogne, et on verra que Jonathan, le fils d'Ezra,
sait manier la scie et le marteau. Je ferai la
croix de Ponce Pilate, et j'enfoncerai
moi-même les clous dans ses mains et dans ses
pieds, le maudit ! »
Jonathan m'a toujours fait grand'peur,
mais jamais sa figure ne m'impressionna autant que
lorsqu'il me dit de sa voix grinçante, cette
parole d'impitoyable haine.
- Crois-tu, demandai-je à Jean,
que Jésus le charpentier, - ah, j'aimerais
être à son service, plutôt
qu'à celui du fils d'Ezra, et je t'envie de
pouvoir le suivre - crois-tu qu'il est de taille
à rejeter les Romains dans le néant
et à purifier le pays de toute la
lèpre païenne qui s'étale
partout ?
- Je ne sais pas encore très
bien. Il a encore beaucoup de choses à nous
dire. Je sais qu'il proclame que le Royaume de Dieu
est tout proche et qu'il faut s'y préparer.
Et je te dis qu'il dit vrai ! À
l'entendre, toute mon âme et tout mon coeur
se dressent irrésistiblement et c'est
assurément un signe donné par Dieu.
Lorsque tout le pays l'aura entendu, il n'y aura
plus qu'un mouvement pour le suivre. Il y a en lui
une puissance mystérieuse qui subjugue le
coeur et la volonté. Ce n'est pas comme Jean
qui baptisait au désert. Lui, il nous
glaçait de crainte et
d'épouvante : et pourtant, il disait
vrai. Mais ici, il n'y a de place que pour
l'espérance et la joie ! Il semble que
toute la vie qui est en moi veuille
s'échapper de ma poitrine, comme nos
rivières, à la saison des pluies, se
gonflent et sortent de leur lit !
Elias, il te faudra venir l'entendre. Il
va aller partout, mais d'abord ici, sur les bords
du lac. Il veut aller vers les pauvres du peuple,
parce que ce sont eux surtout qui ont besoin
d'entendre la bonne nouvelle.
- Et c'est ici, dis-je, qu'il trouvera
ses meilleurs amis. Nous sommes simples, mais de
rudes compagnons. Je vais demander à
Jonathan de me permettre d'aller avec vous. Mais
Jonathan semble bien avoir votre maître en
haine !
- Il changera, tu verras ! Qui
peut
résister à sa parole ?
- Mais je te quitte ici, Elias, la lune
est déjà haute.
- J'essaierai de te voir demain encore,
Jean : car je veux que tu me dises d'autres
choses sur Jésus. Ah, si seulement tu disais
vrai, et si le jour était tout proche, du
triomphe de Dieu sur ses ennemis.
- Crois, et tu verras ! C'est ce
que le maître m'affirmait ce jour même,
alors que je lui disais toute notre
espérance.
Lorsque je rentrai à la maison de
Jonathan, il était dans la grande chambre,
avec quelques hommes que je savais être des
principaux de la synagogue. Ils étaient fort
animés dans leur conversation, et je compris
qu'il s'agissait de Jésus. Jonathan avait le
regard chargé d'éclairs ; les
autres au contraire, fort animés
assurément et passionnés dans leurs
discussions comme toujours, ne semblaient pas
être de son avis. Mon maître discourait
avec véhémence et sa voix
perçante venait jusqu'à moi, alors
que j'entrais dans la grande cour encombrée
de bancs, de charrues et de quelques autres objets
que nous avions à réparer.
- Quoi, disait-il, un homme parle bien
et vous dites tout de suite : c'est un
prophète ! Un homme qui parle bien est
un homme dangereux. Celui que Dieu enverra pour
instaurer son royaume en gloire et en puissance ne
fera pas de discours : il aura un fouet dans
sa main. Il chassera leurs troupeaux maudits vers
la mer ! Il brandira une
torche, et mettra le feu à leurs palais. Il
aura pour alliés le ciel et la terre, et le
ciel crachera sa flamme, et la terre
s'ébranlera sur ses fondements pour jeter
l'épouvante et la mort chez les ennemis du
Très-Haut ! Que me parlez-vous de ce
Jésus qui parle bien ? Le fils de
Zacharie parlait comme Elie qu'a-t-il fait ?
Une femme est plus puissante que lui !
- Je ne dis pas que c'est le
prophète, reprit quelqu'un du groupe qui
n'était autre que le chef de la synagogue,
celui dont Moïse a annoncé la
venue ! Mais je pense qu'il est cependant un
homme inspiré. Puis, ne m'a-t-on pas dit
aussi qu'il avait guéri une femme
malade ? Il est vrai que ce n'est qu'un
bruit.
- Oui, un conte de femme bavarde ou
lunatique. Et quand cela serait, combien y a-t-il
de malades qui reviennent de Jérusalem
guéris, lors des grands pèlerinages
de la fête des Tabernacles et de
Pâques !
- Mais Dieu guérirait-il par
quelqu'un qui n'est pas de lui ?
- Les démons parfois
accomplissent des prodiges.
- Jonathan, reprit le chef de la
synagogue, tu n'aimes pas le fils de Joseph, et
c'est ce qui te porte contre lui. Moi, je ne le
connais pas, ou à peine. S'il observe la loi
et fait du bien, que puis-je dire contre lui ?
Notre peuple a besoin que Dieu suscite des hommes
de vision et de puissance dans son sein. Notre
peuple souffre dans la misère et le
mépris où on le tient. Nos
prophètes inspirés nous ont
parlé de ce temps où les jeunes gens
auraient des visions et nos vieillards des songes.
Jésus, m'a-t-on dit, a été
à l'école de Jean, le fils de
Zacharie. Or, Jean est un prophète : la
main de Dieu le sortira des griffes du renard
couronné par Rome. Un disciple du
prophète ne peut-il pas être
prophète aussi ?
- Et moi, je te dis qu'il est fils de
son orgueil, et qu'il est de ces parleurs qui
amollissent le coeur des hommes
forts !
J'étais entré sur ces
entrefaites, mais on ne m'avait pas
remarqué. Joanna et sa mère
étaient dans un coin de la grande salle,
écoutant parler les hommes. je remarquai
combien le visage de la jeune fille
frémissait de curiosité et
d'étrange ardeur. Quant à sa
mère, elle avait le visage que je lui ai
toujours connu, fermé obstinément. Je
pense que la fatigue et la dureté de coeur
de Jonathan son mari, avaient, ensemble,
chassé la joie et l'espérance de son
âme. Elle disait souvent :
« Qu'il en soit ainsi, puisque Dieu le
veut ! » Mais j'ai toujours
pensé que le Seigneur ne demande pas de ses
enfants cette soumission morne qui est une
résignation sans espérance et sans
foi. La femme de Jonathan était malheureuse,
et je la plaignais. Et je crois que si Joanna
n'avait pas été aveugle, elle aurait,
elle aussi, été bien malheureuse.
Mais obligée, à cause de ses yeux
fermés à la lumière, de se
faire au dedans d'elle un monde pour elle toute
seule, elle l'avait fait de pensées joyeuses
et fraîches sur lesquelles le soleil
invisible de l'aurore de Dieu jetait ses rayons les
plus chauds et les plus caressants.
Je ne dis rien à Jonathan, ce
soir-là, de mon entrevue avec le fils de
Zébédée. Lorsque les autres
furent partis et que je vis que mon maître et
sa famille se disposaient à aller se
coucher, je me retirai moi aussi dans l'atelier et
installai mon grabat parmi les copeaux bruissants
et les planches parfumées qui me parlaient
toujours des forêts lointaines du
Liban.
Je m'endormis, pensant au
prophète que Dieu avait appelé en
notre petite ville de Capernaüm...
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