Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

II

LE FILS DE ZÉBÉDÉE

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 Lorsque nous arrivâmes près de la maison, Joanna entendit nos pas et, reconnaissant celui de son père, se dirigea sans hésiter vers lui. Depuis un an que je me trouvais dans la maison de Jonathan, le fils d'Ezra, comme son ouvrier, ou plutôt son apprenti, - car je savais à peine manier la plane et la scie lors de mon arrivée - j'avais appris une chose : c'est que Dieu est bon, ayant donné à Joanna une oreille délicate. Elle entendait tout, même le moindre son. Et grâce à ces bruits subtils qu'elle comprenait et interprétait, elle arrivait à converser avec ce qui l'entourait, la nature, les bêtes et les gens. Et elle était heureuse ! J'ai été longtemps à comprendre qu'on pût être heureux tout en vivant continuellement dans la nuit. Mais Joanna m'a souvent dit que la nuit a des mystères ; que de ses profondeurs viennent comme des voix étranges que les autres hommes n'entendent pas, parce qu'ils n'ont pas le calme nécessaire pour les recueillir et les comprendre. Leurs yeux les conduisent partout sauf en eux-mêmes ; et l'éblouissement qui remplit leur tête grâce à leurs yeux grands ouverts, et toutes les choses de la terre qui entrent avec la lumière jusqu'au fond d'eux-mêmes, leur font oublier Dieu et la gloire de sa face que les yeux ne peuvent point voir.

Lorsqu'elle tenait ces propos de sa voix douce et chantante, son père s'arrêtait de travailler ; son visage se crispait dans une grande perplexité, et ses yeux se faisaient aigus de curiosité avide. Puis soudain, il rejetait avec impatience les pensées qui sans doute venaient le troubler et il disait d'une voix irritée :
- Tais-toi, Joanna. C'est la malédiction de Dieu qui s'est arrêtée sur toi !

Et pourtant, je sais qu'il aimait sa fille tendrement, passionnément aussi, avec la violence que d'ailleurs, il mettait en tout ce qu'il faisait. Mais une pensée le creusait, le tourmentait, ainsi que je l'ai déjà dit : il voyait en Joanna un châtiment mystérieux. Il disait que Dieu punit l'iniquité des pères sur les enfants, mais il ne connaissait rien en lui qui ait pu mériter cela. Alors, je l'ai souvent remarqué, surtout le soir, lorsqu'il contemplait longuement le visage de Joanna, son front révélait que des pensées de révolte bouillonnaient en sa tête.
Donc, lorsque nous arrivâmes, Joanna vint au-devant de son père et l'embrassa. Puis, elle se mit à chanter. Joanna était toute la joie de la maison de Jonathan. Car sa mère était une femme écrasée par le travail et par la peur de son mari.

Peu d'après-midi me parurent aussi longs que celui qui suivit notre rencontre avec le vieillard Zébédée. il avais hâte de voir le soir venir : car je désirais courir dans la ville, la nuit tombée, pour m'enquérir de ce qui était advenu des fils de Zébédée, des fils de Jona et de Jésus qu'ils avaient pris pour chef et avaient résolu de suivre.

Les hommes qui entrèrent en notre atelier ce jour-là ne nous dirent rien. C'était d'ailleurs des étrangers venant du nord, des marchands en étoffes venus de Damas. Ils s'en allaient vers la mer. Leurs belles étoffes étaient destinées aux femmes riches de Rome. Lorsqu'ils nous dirent cela, je vis Jonathan couvrir d'un regard étincelant de haine les énormes balles attachées au bât des chameaux. Et comme nous avions à réparer deux ou trois de ces bâts, et qu'il avait fallu décharger les bêtes de leurs fardeaux, je pus voir de ces magnifiques étoffes de laine, épaisses et molles et teintes de merveilleuses couleurs. J'aurais voulu que Joanna pût les voir aussi ; mais je n'osai même pas l'appeler afin qu'elle les touchât, car je remarquai que son père était impatient et contenait mal des paroles de colère.
- Vois, me dit-il, ces Gentils maudits qui ont la puissance et l'argent, et qui drainent en leur ville les richesses du monde ! Le jour vient où le feu du ciel brûlera ces trésors.

Et Jonathan ricanait à la pensée que ces étoffes de prix allaient bientôt être réduites en cendres.
Lorsque le soleil fut couché, nous posâmes nos outils. je me hâtai de manger la galette que la mère de Joanna avait fait cuire et je partis à la recherche de Jean, le fils de Zébédée.

J'aimais beaucoup Jean. Il n'avait que deux années de plus que moi, mais je pense que pour la sagesse de ses pensées, et la splendeur des visions qu'il savait peindre en ses paroles, à la façon des prophètes, il avait au moins le double de mon âge. je l'enviais à cause de cela, je dois le dire : car mon esprit est toujours demeuré lié aux choses quotidiennes et vulgaires et incapable de s'en détacher. Jean, lui, était comme Joseph, le fils de Jacob, songeur et bâtisseur de rêves. Il savait s'évader de cette prison qu'était la vie dure et pénible de son métier, à Capernaüm. Sa pensée était libre. Et il savait discerner dans les événements et dans les gens, des choses qui ne se voient ni ne s'entendent ordinairement. Mais il était rare, pourtant, qu'il en fît lui-même communication. Il les conservait pour lui. Ou alors, il les mettait dans l'oreille d'un autre, et c'était l'autre qui les criait à tout venant, et en avait le crédit. Simon était le confident de Jean. Mais à moi aussi Jean confia bien des choses, surtout après les événements que j'entreprends de raconter.

Ce n'était pourtant pas un timide et un silencieux. Son enthousiasme éclatait parfois en coups de tonnerre, et il en remontrait à Simon lui-même. Alors sa voix grave et profonde roulait comme l'orage sur les collines de notre Galilée, et ses yeux lançaient des éclairs. Oh ! il méritait bien le surnom qu'on lui donnait - n'était-ce pas Jésus lui-même qui le lui avait donné en plaisantant ? Fils du tonnerre ! Oui, tel il était au temps de notre jeunesse. Mais maintenant que les années en grand nombre se sont écoulées, la voix splendide a perdu ses éclats sauvages et grondants. Elle est pourtant toujours la voix grave dont le parler est comme un chant montant des profondeurs d'un abîme mystérieux, ample, gonflé d'émotions qui ne se peuvent exprimer, et pleine d'un élan qui assurément doit la porter jusqu'à Dieu.

Je rencontrai le fils de Zébédée auprès de la synagogue. Il était seul, et marchait lentement, comme quelqu'un absorbé davantage par sa pensée que par le but de sa course. Il s'arrêta lorsque je l'interpellai.
- La paix soit avec toi, Elias, me dit-il, en réponse à ma salutation. Où cours-tu ainsi ?
- Je te cherche, Jean. Ton père nous a dit que tu abandonnais barque et filets !
- Oui et non, répondit-il en souriant. Oui, parce que l'homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui vient de la bouche du Seigneur ! Non, parce que la loi est la même pour tous, et Dieu n'en exempte aucun : celui qui ne travaille pas ne doit pas manger.
- Tu parles en énigmes, Jean, et ta pensée est toujours en travail.
- C'est vrai, et aujourd'hui plus que jamais ; je me suis mis à l'école de la meilleure des pensées.
- Jésus ?
- Oui ! reprit-il avec enthousiasme. Ses pensées sont les pensées de Dieu, sa parole, parole divine ! Tu ne peux pas savoir, si tu ne l'as pas entendu. Je te le dis, il est plus grand que Moïse et les prophètes !
- Oh ! oh ! Ton enthousiasme te fait perdre la tête, répondis-je. Qui peut être plus grand que Moïse ?
- Tu ne sais pas, Elias, tu ne peux pas savoir, parce que tu ne l'as ni vu ni entendu. Et puis ce sont des choses qui ne se peuvent pas expliquer. Mais si tu te mettais à ses pieds pour écouter, tu te rendrais compte que tout comme Moïse jadis emmena nos ancêtres esclaves hors de l'Egypte, celui-ci se saisit de nos pensées captives et de nos désirs prisonniers et les conduit, et toute l'âme avec eux, dans un monde nouveau.
- Que veux-tu dire, nos pensées captives ?
- Oui, nos traditions. Nos pensées retombent toujours dans les mêmes creux, dans les mêmes vallées, et nous tiennent toujours dans les mêmes endroits resserrés où le troupeau de nos ancêtres a brouté. Jésus nous conduit sur le sommet de l'Hermon et nous fait contempler un horizon que jamais nul regard n'avait découvert.
- On raconte, dis-je pour le taquiner, tellement il était feu et flamme pour son maître, que chez les Gentils, il y a des rhéteurs et des poètes dont le parler aussi éveille des mondes de pensées nouvelles.
- Elias, reprit-il avec impatience, tu ne comprends pas. S'il s'agissait seulement de phrases plus belles que celles que nous employons, nous, pêcheurs du lac, ou que celles des scribes de notre synagogue, je comprendrais que tu veuilles me mettre en garde contre l'idolâtrie des belles sentences où l'homme s'adore lui-même. Mais encore une fois, tu ne l'as pas entendu et tu ne peux pas comprendre. Cela se passe au dedans, dit-il en se frappant la poitrine. Il parle, et c'est comme si une aurore se levait. Ce n'est pas la pensée qui prend un autre chemin, c'est le coeur, c'est tout le flot de la vie qui bat ici ! C'est un signe, je dis que c'est un signe ! Le renouveau de Dieu commence ici. Bientôt il va s'étendre sur toute la terre. C'est le jour nouveau dont ont parlé les prophètes. Assurément, Jésus est le plus grand de tous ceux-là. Il ne promet pas le printemps éternel : il le fait surgir et étaler ses splendeurs.
- Jean, lui dis-je, tu es poète et tu te laisses prendre encore au jeu de tes mots.
- Tais-toi, cria-t-il brusquement de sa voix de tonnerre, tais-toi, tu es un sot ! Comment peux-tu juger sans connaître ce que nous, nous connaissons ? Tu demanderas à Simon et à son frère, et à mon frère aussi.
- Vous êtes quatre à le suivre ?
- Mais nous serons plus. Nous allons appeler toute la Galilée, toute la Judée ! C'est le réveil annoncé par nos prophètes. Israël de nouveau va remonter dans sa gloire antique, en plein ciel, comme le soleil au sommet de sa course.
- Et les envahisseurs, Jean ?
- Les Romains ? Comment pourront-ils subsister ? Tu ne comprends pas, Elias, qu'ils ne pourront pas durer sur le sol d'Israël revenu à la vie ? La sainteté du Dieu vivant les brûlera.

Je pensais à la réflexion de Jonathan, cet après-midi même.
- Et nos bonnes épées les tailleront en pièces.

Le visage de Jean se rembrunit.
- Le Maître ne veut pas en entendre parler. Peut-être a-t-il raison. Il dit que la puissance de Dieu n'a que faire des armes humaines. J'ai toujours pensé ainsi : l'amour est plus fort que la mort ! Mais je ne vois pas encore, dit-il lentement, et comme s'il fouillait une énigme, je ne vois pas encore comment l'amour, même s'il peut vaincre et mettre en déroute des hommes mauvais, peut exercer le châtiment nécessaire et salutaire. Car la justice divine ne peut être bafouée. Le juge doit se lever au grand jour de l'Éternel !

J'ai toujours frissonné quand la pensée du grand jugement des peuples surgit dans mon imagination et longtemps j'ai pensé que Dieu se servirait des mêmes armes que les Romains. N'avaient-ils pas, en plusieurs occasions, massacré et crucifié de nos Galiléens, serviteurs intrépides d'une liberté, hélas, depuis longtemps perdue ? Parfois, lorsque du haut de la falaise abrupte de Nazareth, je contemplais la plaine qui va jusqu'à la côte orientée vers Rome, je m'imaginais que le Messie amènerait ici, couverts de chaînes, tous les hommes de la cohorte qui est à Jérusalem, et les hommes de tous les postes épars au travers du pays, et tous ceux qui sont à leur service, et qu'il les crucifierait en une longue ligne de croix. Et dans mon imagination folle, je me représentais tout le peuple de Dieu convoqué pour défiler devant les suppliciés, et je le voyais, riant et chantant nos cantiques de la synagogue, marcher en procession devant nos ennemis morfondus. Un jour je racontai ce rêve à Jonathan ; je vis ses yeux s'allumer. Et il me dit, avec une sorte de rire aigu : « Les charpentiers auront alors rude besogne, et on verra que Jonathan, le fils d'Ezra, sait manier la scie et le marteau. Je ferai la croix de Ponce Pilate, et j'enfoncerai moi-même les clous dans ses mains et dans ses pieds, le maudit ! »

Jonathan m'a toujours fait grand'peur, mais jamais sa figure ne m'impressionna autant que lorsqu'il me dit de sa voix grinçante, cette parole d'impitoyable haine.
- Crois-tu, demandai-je à Jean, que Jésus le charpentier, - ah, j'aimerais être à son service, plutôt qu'à celui du fils d'Ezra, et je t'envie de pouvoir le suivre - crois-tu qu'il est de taille à rejeter les Romains dans le néant et à purifier le pays de toute la lèpre païenne qui s'étale partout ?
- Je ne sais pas encore très bien. Il a encore beaucoup de choses à nous dire. Je sais qu'il proclame que le Royaume de Dieu est tout proche et qu'il faut s'y préparer. Et je te dis qu'il dit vrai ! À l'entendre, toute mon âme et tout mon coeur se dressent irrésistiblement et c'est assurément un signe donné par Dieu. Lorsque tout le pays l'aura entendu, il n'y aura plus qu'un mouvement pour le suivre. Il y a en lui une puissance mystérieuse qui subjugue le coeur et la volonté. Ce n'est pas comme Jean qui baptisait au désert. Lui, il nous glaçait de crainte et d'épouvante : et pourtant, il disait vrai. Mais ici, il n'y a de place que pour l'espérance et la joie ! Il semble que toute la vie qui est en moi veuille s'échapper de ma poitrine, comme nos rivières, à la saison des pluies, se gonflent et sortent de leur lit !
Elias, il te faudra venir l'entendre. Il va aller partout, mais d'abord ici, sur les bords du lac. Il veut aller vers les pauvres du peuple, parce que ce sont eux surtout qui ont besoin d'entendre la bonne nouvelle.
- Et c'est ici, dis-je, qu'il trouvera ses meilleurs amis. Nous sommes simples, mais de rudes compagnons. Je vais demander à Jonathan de me permettre d'aller avec vous. Mais Jonathan semble bien avoir votre maître en haine !
- Il changera, tu verras ! Qui peut résister à sa parole ?
- Mais je te quitte ici, Elias, la lune est déjà haute.
- J'essaierai de te voir demain encore, Jean : car je veux que tu me dises d'autres choses sur Jésus. Ah, si seulement tu disais vrai, et si le jour était tout proche, du triomphe de Dieu sur ses ennemis.
- Crois, et tu verras ! C'est ce que le maître m'affirmait ce jour même, alors que je lui disais toute notre espérance.

Lorsque je rentrai à la maison de Jonathan, il était dans la grande chambre, avec quelques hommes que je savais être des principaux de la synagogue. Ils étaient fort animés dans leur conversation, et je compris qu'il s'agissait de Jésus. Jonathan avait le regard chargé d'éclairs ; les autres au contraire, fort animés assurément et passionnés dans leurs discussions comme toujours, ne semblaient pas être de son avis. Mon maître discourait avec véhémence et sa voix perçante venait jusqu'à moi, alors que j'entrais dans la grande cour encombrée de bancs, de charrues et de quelques autres objets que nous avions à réparer.
- Quoi, disait-il, un homme parle bien et vous dites tout de suite : c'est un prophète ! Un homme qui parle bien est un homme dangereux. Celui que Dieu enverra pour instaurer son royaume en gloire et en puissance ne fera pas de discours : il aura un fouet dans sa main. Il chassera leurs troupeaux maudits vers la mer ! Il brandira une torche, et mettra le feu à leurs palais. Il aura pour alliés le ciel et la terre, et le ciel crachera sa flamme, et la terre s'ébranlera sur ses fondements pour jeter l'épouvante et la mort chez les ennemis du Très-Haut ! Que me parlez-vous de ce Jésus qui parle bien ? Le fils de Zacharie parlait comme Elie qu'a-t-il fait ? Une femme est plus puissante que lui !
- Je ne dis pas que c'est le prophète, reprit quelqu'un du groupe qui n'était autre que le chef de la synagogue, celui dont Moïse a annoncé la venue ! Mais je pense qu'il est cependant un homme inspiré. Puis, ne m'a-t-on pas dit aussi qu'il avait guéri une femme malade ? Il est vrai que ce n'est qu'un bruit.
- Oui, un conte de femme bavarde ou lunatique. Et quand cela serait, combien y a-t-il de malades qui reviennent de Jérusalem guéris, lors des grands pèlerinages de la fête des Tabernacles et de Pâques !
- Mais Dieu guérirait-il par quelqu'un qui n'est pas de lui ?
- Les démons parfois accomplissent des prodiges.
- Jonathan, reprit le chef de la synagogue, tu n'aimes pas le fils de Joseph, et c'est ce qui te porte contre lui. Moi, je ne le connais pas, ou à peine. S'il observe la loi et fait du bien, que puis-je dire contre lui ? Notre peuple a besoin que Dieu suscite des hommes de vision et de puissance dans son sein. Notre peuple souffre dans la misère et le mépris où on le tient. Nos prophètes inspirés nous ont parlé de ce temps où les jeunes gens auraient des visions et nos vieillards des songes. Jésus, m'a-t-on dit, a été à l'école de Jean, le fils de Zacharie. Or, Jean est un prophète : la main de Dieu le sortira des griffes du renard couronné par Rome. Un disciple du prophète ne peut-il pas être prophète aussi ?
- Et moi, je te dis qu'il est fils de son orgueil, et qu'il est de ces parleurs qui amollissent le coeur des hommes forts !

J'étais entré sur ces entrefaites, mais on ne m'avait pas remarqué. Joanna et sa mère étaient dans un coin de la grande salle, écoutant parler les hommes. je remarquai combien le visage de la jeune fille frémissait de curiosité et d'étrange ardeur. Quant à sa mère, elle avait le visage que je lui ai toujours connu, fermé obstinément. Je pense que la fatigue et la dureté de coeur de Jonathan son mari, avaient, ensemble, chassé la joie et l'espérance de son âme. Elle disait souvent : « Qu'il en soit ainsi, puisque Dieu le veut ! » Mais j'ai toujours pensé que le Seigneur ne demande pas de ses enfants cette soumission morne qui est une résignation sans espérance et sans foi. La femme de Jonathan était malheureuse, et je la plaignais. Et je crois que si Joanna n'avait pas été aveugle, elle aurait, elle aussi, été bien malheureuse. Mais obligée, à cause de ses yeux fermés à la lumière, de se faire au dedans d'elle un monde pour elle toute seule, elle l'avait fait de pensées joyeuses et fraîches sur lesquelles le soleil invisible de l'aurore de Dieu jetait ses rayons les plus chauds et les plus caressants.

Je ne dis rien à Jonathan, ce soir-là, de mon entrevue avec le fils de Zébédée. Lorsque les autres furent partis et que je vis que mon maître et sa famille se disposaient à aller se coucher, je me retirai moi aussi dans l'atelier et installai mon grabat parmi les copeaux bruissants et les planches parfumées qui me parlaient toujours des forêts lointaines du Liban.
Je m'endormis, pensant au prophète que Dieu avait appelé en notre petite ville de Capernaüm...

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