Jonathan, le fils d'Ezra, était un homme
aux emportements faciles, et le ne pourrais mieux
le peindre qu'en le comparant à notre lac
qui change si facilement d'aspect d'un instant
à l'autre et où les tempêtes se
déchaînent et s'apaisent avec une
rapidité déconcertante.
Mais jamais je ne vis le fils d'Ezra
s'emporter avec autant de violence que ce jour
où nous rencontrâmes sur le rivage,
près de sa barque,
Zébédée, le vieux
pêcheur. Le vieillard venait d'apporter sur
la grève un panier plein de poissons, et il
se disposait à retourner à la barque.
Il avait retroussé les pans de sa tunique,
et ses longues jambes maigres plongeaient dans
l'eau jusqu'aux genoux.
Jonathan remarqua comme moi que
Zébédée était plus
courbé que d'ordinaire. Il me dit :
« Zébédée se fait
vieux. Il se courbe davantage. Vois son
dos ! »
De fait, l'homme maigre et plié en
deux qui lentement se dirigeait vers la barque
éloignée d'une vingtaine de
coudées de la terre sèche, avait
l'air d'un homme harassé.
Son dos faisait un arc. Sa maigreur se dessinait
sous sa tunique légère. Les
pêcheurs de notre lac travaillent presque
nus. Ainsi supportent-ils plus facilement la
chaleur du jour, et quand ils doivent se mettre
à l'eau pour traîner leur filet, ils
ne sont pas gênés dans leurs
mouvements. je pouvais donc deviner sous la mince
étoffe, le dos décharné du
vieillard ; les côtes et les autres os
saillaient.
Étant un enfant de Capernaüm, je
connaissais Zébédée depuis
longtemps comme aussi Jacques et Jean ses deux
fils, que je m'étonnais de ne pas voir avec
leur père. C'était une famille de
rudes travailleurs, même Jean qui pourtant
était un rêveur. Que de fois ne
l'ai-je pas vu se secouer comme pour se
débarrasser d'une pensée
obstinée et accapareuse, et se remettre au
travail avec violence, comme s'il voulait
échapper à un mystérieux
esprit qui l'assiégeait. je l'ai dit
plusieurs fois à Jonathan qui est mon
maître : « Jean pourrait
écrire des psaumes comme David le grand Roi,
s'il voulait ».
Jonathan m'avait répondu en
riant : « N'est pas inspiré
qui veut ! C'est Dieu qui met les mots sur les
lèvres et la flamme dans les
yeux ».
Jonathan qui n'était que charpentier
avait parfois de ces paroles profondes. Il est vrai
qu'il était très versé dans la
Loi et que nos scribes le respectaient
beaucoup.
Nous nous approchâmes donc de la
barque de Zébédée. je portais
le sac d'outils et quelques planches. Car nous
allions, mon maître et moi, réparer
une barque que la mer, la nuit
précédente, avait furieusement
endommagée. Il faut dire aussi, comme
m'expliquait Jonathan, que certains attendent trop
longtemps avant d'appeler le charpentier pour les
réparations qui s'imposent. Dès la
première brèche, il s'agit de faire
tout de suite le
nécessaire, autrement le prochain gros temps
aura vite achevé le désastre. Et les
tempêtes, sur notre lac, viennent sans se
faire annoncer !
- Eh bien, Zébédée, tu
es donc seul, aujourd'hui ? Où sont tes
deux fils ?
Le vieillard redressa l'échine
lorsqu'il entendit notre joyeux appel.
- La paix soit avec toi, Jonathan, et avec
toi aussi, Elias, ajouta-t-il, en se tournant vers
moi.
- La paix soit avec toi,
Zébédée, reprîmes-nous
en choeur.
Tout le monde, de Capernaüm à
Magdala, sur la côte, connaissait le vieux
pêcheur que nous avions devant les yeux.
C'était un de ces Israélites chers
à l'Éternel, et sur lesquels il
veille comme sur la prunelle de ses yeux, parce
qu'ils sont humbles, doux, patients, pieux. Toute
sa vie s'était passée entre ses
filets et la synagogue. Ma mère m'a dit,
à maintes reprises, lorsque j'étais
enfant, que la prière qu'elle faisait monter
souvent vers le Très-Haut était qu'un
jour je devinsse comme
Zébédée, un homme qui marche
humblement dans le chemin de la sainteté,
aimant la loi, et gagnant honnêtement son
pain quotidien. « Dieu aime les pauvres,
disait-elle, Il enverra un jour son
libérateur, et les pauvres seront assis sur
des trônes, et les riches leur laveront les
pieds ».
Ma mère ajoutait :
« Mais que Dieu te garde d'épouser
une femme comme celle de
Zébédée. Dieu a fait l'homme
pour être le seigneur de la femme. Mais en la
maison de Zébédée, c'est
Salomé qui gouverne. je la crois ambitieuse.
Il y a toujours un calcul derrière ses yeux.
Mais c'est une bonne femme quand même. Que
Dieu me pardonne si j'ai dit du mal d'elle
injustement ».
Ainsi était ma mère dont le
coeur était bon, mais la langue
involontairement vive et susceptible de porter des
jugements hâtifs. Nous avons, ma mère
et moi, aujourd'hui, une opinion très haute
de Salomé qui aida le Seigneur de ses biens,
jusqu'à sa mort. Mais qui n'a pas son
travers ?
Zébédée n'était
pas sans biens. Sa barque lui appartenait, et si
aujourd'hui il était seul à peiner
sur la grève, il avait avec lui d'ordinaire,
outre ses deux fils, des hommes dont il payait le
salaire, et qui partageaient avec lui les fatigues
de la pêche.
Il était d'ailleurs associé
aux deux fils de Jona, Simon et André. Je
m'étonnais de ne pas les voir eux non plus
à leur barque. D'ordinaire à pareille
heure, ils étaient les plus affairés
de toute la côte, autour de leurs filets.
Surtout Simon. Quel homme ! Toujours chantant,
criant, excitant les autres. Il est vrai que
lorsque la pêche était mauvaise, il
était aussi sombre qu'un ciel d'orage,
découragé et mou. Son frère
alors le plaisantait, disant que si le César
de Rome n'avait eu que des soldats comme lui,
brillants pour l'attaque, mais vite
démoralisés, il n'aurait jamais
touché aux rivages de Palestine, et encore
moins aux pierres de Jérusalem ! - ce
qui mettait Simon en grande colère. Avec un
chef qu'il aimerait, disait-il, il irait jusqu'aux
colonnes d'Hercule, au bout du monde ! Tout le
monde alors riait, parce qu'on savait bien que
Simon aimait ses filets, son lac et son foyer, et
que pour une fortune il n'aurait quitté tout
cela.
Zébédée nous regarda
venir, caressant sa barbe qu'il avait longue et
blanche, ce qui rendait plus maigre encore son
visage dont le soleil noircissait les creux.
- Seul au travail ? demanda mon
maître au vieillard. Tes fils sont donc
paresseux, aujourd'hui ? Tu deviens vieux,
Zébédée, tu as du bien,
repose-toi ! C'est aux
jeunes de reprendre le dur travail. Dieu t'a
donné deux fils solides et pieux. C'est ta
jeunesse qui revit en eux. Tu es béni. Moi,
hélas ! .....
Jonathan ne finit pas sa phrase, mais le
vieux Zébédée et moi
comprenions bien son chagrin. Le fils d'Ezra
n'avait qu'une fille de quinze ans, Joanna. Et un
démon mystérieux s'était
attaché à elle lorsqu'elle
était toute petite, et l'avait rendue
aveugle. Jonathan aurait donné, je pense,
toute sa richesse, que pourtant il aimait, pour
avoir à ses côtés un fils sur
qui il pût s'appuyer. Souvent, il me
regardait fixement, au point que j'en avais peur.
Je savais que tous les ans il allait à
Jérusalem offrir un sacrifice spécial
pour obtenir de Dieu la grâce de porter au
sacrificateur un enfant mâle, un jour. Il
n'avait jamais été exaucé. je
pense qu'il croyait que c'était parce qu'il
y avait dans sa vie quelque péché
secret et ignoré de lui-même.
C'était ce qui rendait son humeur aussi
terrible, ainsi que me l'avait expliqué
Joanna, un jour que Jonathan avait frappé un
ouvrier comme un fou, et pour rien !
- Abraham a été exaucé
en sa vieillesse, répondit
Zébédée, ainsi que le saint
homme Elkana qui engendra Samuel.
Mais Jonathan mit fin brusquement aux
paroles du vieillard par un geste d'impatience.
Alors celui-ci parla d'autre chose.
- Jacques et Jean, dit-il, m'ont
quitté. Il est venu les chercher.
- Ils t'ont quitté ! Et qui est
venu les enlever à leur devoir ?
Sûrement, ils n'ont pas pensé qu'ils
eussent quelque chose de plus grand et de plus
noble à faire que de travailler
auprès de leur vieux père !
- Ils m'ont quitté, et je les ai
laissés partir volontiers ! Ils
appartiennent à plus grand que moi. Il avait besoin
d'eux.
- Qui, il ?
- Jésus, le fils de Joseph.
- Le charpentier ?
- Oui, mais plus qu'un charpentier ! Un
prophète envoyé par Dieu, je suis
sûr !
- Lui, un prophète ? Tu te
moques, vieillard !
Le regard de Jonathan étincelait
alors que ces mots fusaient de sa bouche. Il
était devenu tout blanc. Le vieux
pêcheur n'y comprenait rien. Je voyais la
passion monter au front de mon maître :
je savais qu'il éclaterait bientôt en
violentes invectives et qu'il ne serait plus
maître de lui-même. Il se
maîtrisa cependant.
- Il est venu hier, reprit
Zébédée. Je le vois encore.
Nous venions d'accoster. La barque avait
touché le fond. L'ancre jetée, nos
hommes avec Jacques et Jean avaient sauté
dans l'eau et se passaient les corbeilles de
poissons jusqu'à la terre. Les fils de Jona
faisaient de même de leur côté.
Nous avions en effet gagné la terre en
même temps.
C'est à ce moment qu'il apparut,
venant sur le chemin qui longe la mer, du
côté du midi. Nos hommes
s'arrêtèrent de travailler lorsqu'ils
le virent s'approcher. C'est alors que Simon se
tourna vers son frère et mes deux fils. je
ne sais ce qu'il leur dit, mais tous quatre
allèrent vers lui, comme s'ils
s'étaient concertés.
Mais la voix du fils de Joseph est forte et
claire, et comme tous faisaient silence j'entendis
ses paroles. Car, dit Zébédée,
je suis vieux, et j'ai quelques menues
infirmités du vieil âge. Dieu me les a
données, sans doute, pour m'exercer à
la patience. Mais il m'a laissé l'ouïe
fine.
Jésus leur dit :
« Suivez-moi, et je vous ferai
pêcheurs d'hommes ! »
Je me suis demandé d'abord ce qu'il
voulait dire. Mais quand je vis comment par cette
seule parole il enleva à nos barques nos
quatre hommes, mes deux fils et ceux de Jona, comme
s'il avait jeté un invisible filet, je me
dis qu'avant peu de semaines, il aurait
amené tout le peuple à lui.
- Allons, interrompit Jonathan brusquement,
c'est parce que tes jeunes gens veulent se reposer
et jouer au rabbin pour un temps ! Jean, ton
plus jeune, est un rêveur, il a
été pris à la glu d'un autre
maître songeur.
- Je pense que tu te trompes, Jonathan,
répondit Zébédée.
J'allais me récrier, lorsque Jésus
s'est approché de moi. Et j'ai senti mes
protestations se fondre en moi, et mes
lèvres n'ont soufflé mot. Il a souri
et m'a dit : « Le Père a
besoin d'eux, et j'ai besoin d'eux. Le Royaume a
besoin d'eux ».
- Qu'a-t-il dit du Royaume ? demanda
Jonathan presque sauvagement.
- Il a dit que le Royaume avait besoin
d'eux.
- Ah ! ah ! ricana mon
maître. Quatre pêcheurs et un
charpentier. Ils vont jeter sans doute les Romains
maudits à la mer, à eux
cinq !
- Je ne sais ce qu'ils vont faire. Il m'a
demandé mes fils, je les ai donnés.
Ils appartiennent à Dieu d'abord.
- Et qui te dit qu'il est de
Dieu ?
La voix de Jonathan s'était faite
âpre et sifflante. Je n'avais garde de
l'interrompre, bien qu'il me semblât facile
de lui répondre. Car il était bien
évident qu'un homme ne pouvait parler comme
parlait Jésus de Nazareth, et accomplir des
prodiges comme il le faisait depuis quelque temps,
s'il n'était envoyé de Dieu.
Mais l'esprit de Jonathan était
fermé comme semblaient être
fermés ses yeux et ses oreilles. Et quand il était
la proie du
démon de sa colère, l'important
était de ne le point contrarier.
Le vieux pêcheur et moi le laissions
donc parler sans tenter d'arrêter son torrent
ni même de l'endiguer. Je pensais en
l'écoutant, aux ruisseaux de nos montagnes
qui se gonflent soudain à la saison des
pluies et qui balaient tout sur leur passage.
J'avais posé par terre le sac
d'outils qui me pesait et dont la lanière de
cuir me sciait l'épaule. Le vieillard
Zébédée, que son métier
avait dressé à une longue patience,
s'était assis sur une de ces grosses pierres
que l'eau claire du lac vient caresser en
clapotant. Nous écoutions tous les deux
Jonathan discourir. Il le faisait avec
véhémence.
- En quoi le fils de Joseph serait-il
supérieur à l'un ou l'autre d'entre
nous ? J'admets qu'il connaît bien la
Loi : mais a-t-il été à
l'école de nos rabbins ? Il n'a pas
étudié et il prétend faire
école ! Il parle du Royaume de Dieu
à tous ceux qui veulent l'entendre, comme si
c'était son affaire. Le Royaume
dépend de Dieu et de lui seul ! Il n'y
a que sa puissance qui puisse détruire nos
oppresseurs, et il le fera avec éclat, quand
son jour sera venu. Et ce sera bientôt, cria
mon maître avec plus de force, car
l'impudence des ennemis de Dieu, de ces chiens de
Romains, a dépassé la
mesure !
Et sur ces paroles, le fils d'Ezra cracha
par terre, marquant ainsi son dégoût
et son mépris.
- Jonathan, dit Zébédée
avec calme, je ne suis pas comme toi versé
dans la loi de Moïse et dans les
Prophètes. je puis te rendre ce
témoignage que tu es un bon charpentier et
que tu peux converser avec sagesse et profondeur
des choses de Dieu, suivant la Loi et notre
tradition. Mais moi qui ne sais rien je puis te
dire que le fils de Joseph est un saint de Dieu, et
que si Dieu l'a ainsi revêtu de grâce
et de puissance, c'est qu'il a en
réserve pour lui des travaux dont notre
peuple tirera profit.
Jonathan eut un mouvement d'impatience.
- Pourquoi Dieu se servirait-il d'hommes
faits de notre chair et de nos infirmités,
alors qu'il peut tonner du haut de son ciel et d'un
seul coup annihiler les idolâtres et les
méchants ? Les hommes
échouent.
Vois Jean, le fils de Zacharie !
- Oui, dit Zébédée
devenu sombre soudain, on dit qu'il est en
prison !
- Oui, il est en prison, grinça
Jonathan. Un de ses disciples en a averti le chef
de la synagogue il y a quelques jours.
- Oui, il a vu aussi mes fils, dit
Zébédée.
- Et Dieu n'a rien fait pour empêcher
l'odieuse conjuration. Tu ne lis donc pas les
signes ? Comprends donc ! Si un homme
pouvait faire les actes de Dieu, Jean était
cet homme. Il n'avait qu'à jeter le cri de
ralliement, nous nous levions tous comme un seul
homme !
- Je sais, mes fils étaient avec lui
au Jourdain, ainsi que Simon et André.
- Oui, ils ont quitté le lion pour
suivre ce Jésus qui est un
mouton !
Jonathan jeta ces mots avec un rire
brutal.
« Mais je disais : si Dieu
n'a rien fait pour Jean, c'est qu'il se
réserve. Il agira seul. Il n'a que faire des
hommes, même des meilleurs.
Et c'est ici un signe. Jézabel a fait
jeter Jean en prison. Il ne lui manquera plus que
de le faire mourir pour crier à Dieu le
blasphème suprême. C'est alors que
l'Éternel répondra. Et sa vengeance
sera terrible. Sa colère sera
aiguisée ».
- Jean, mon fils, dit que le baptiseur
était l'homme de la colère et que le
salut ne viendra que par l'amour.
- Ton Jean n'est qu'une femme, et Dieu a
besoin de héros. Lorsque le Messie
paraîtra, il sera un guerrier et nous nous
lèverons pour le suivre dans sa guerre. Le
fils de Zacharie n'était qu'une voix dans le
désert. Le Messie sera un conquérant,
et le pan de sa robe traînera dans le sang de
ses ennemis.
Le jour de la gloire de l'Éternel
sera un jour de vengeance.
Après, ce sera le règne de la
divine paix.
Ce Jésus...
Ici, je vis une flamme de malice poindre
dans l'oeil profond de
Zébédée. Quelle idée
avait germé au fond de la sagesse du
vieux ?
- Ce Jésus, dit-il soudain en
interrompant le discours de Jonathan, est aussi un
bon charpentier et nos pêcheurs du lac et les
chameliers qui passent devant sa demeure sont
contents de ses services.
- Que veux-tu dire ? demanda Jonathan,
apaisé, et regardant le vieux pêcheur
de côté.
- Oh, reprit celui-ci tout doucement, je me
demandais s'il n'était pas un peu ton rival,
dans ton métier, et si tu n'as pas quelque
sujet de te frotter les mains de joie, puisqu'il
quitte son atelier.
- Il ferme son atelier ?
- C'est ce qu'il m'a semblé
comprendre. Mes fils m'ont dit qu'il va se donner
tout entier à ses guérisons et
à son enseignement.
- Ah, il ferme son atelier !
C'est qu'il est fou, reprit-il après
un long silence.
- Allons, je vois bien lui répondit
calmement Zébédée, que quoi
qu'il fasse il trouvera toujours en toi quelqu'un
pour le condamner.
- C'est un orgueilleux !
Mais le vieux pêcheur s'était
levé. Des hommes venaient
du bourg, sans doute pour chercher les paniers de
poissons. Sur un signe de mon maître, je
repris les outils et les planches, et après
avoir salué Zébédée,
nous poursuivîmes notre chemin.
Nous avions à marcher encore la
longueur d'un mille avant d'atteindre l'endroit
où nous avions à faire notre travail.
Nous voyions de loin les hommes qui nous
attendaient. Ils devaient être de mauvaise
humeur : car nous nous trouvions deux bonnes
heures en retard. Sans doute diraient-ils à
Jonathan en manière de salutation :
« Une autre fois, nous irons chercher un
autre charpentier, celui qui est venu de
Nazareth ! »
Ce qui mettrait mon maître en belle
colère.
Car je dois bien dire que c'était
surtout pour cette raison-là que Jonathan
avait en haine Jésus, le fils de Joseph, et
le frère de Jacques, de Joses, de Jade et de
Simon, que nous connaissions bien : car ils
venaient parfois à Capernaüm, et nous
allions souvent à Nazareth, où
Jonathan avait encore son vieux père. Les
charpentiers n'ont pas beaucoup de travail à
Nazareth. Les caravanes n'y passent que bien
rarement et la population est restreinte. Il y
avait plusieurs années déjà
que Jonathan, mon maître, s'était
installé à Capernaüm. Ici
s'arrêtent régulièrement les
caravanes qui vont de Cesarée-de-la-mer
à Damas, ou vers Tyr et Jérusalem.
Puis, nos pêcheurs du lac ont souvent besoin
de l'art du charpentier. Il faut réparer les
barques et même en construire. Sans compter
que des hameaux voisins on vient ici pour faire
remettre en état les chars, les bâts
pour les mules, les jougs pour les boeufs.
Les bons charpentiers de l'intérieur
de la Galilée venaient donc vers la
côte. C'est pour cela sans doute que
Jésus et son frère Joses
étaient à leur tour venus se fixer en notre ville.
Il
fallait vivre. Et je me dis aussi, lorsque
Jésus commença à aller de
village en village pour prêcher sa parole,
que c'était une bonne chose qu'il fût
venu à Capernaüm, parce que d'ici, il
pouvait plus facilement rayonner dans le pays.
Mais sa venue à Capernaüm, dans
la maison qu'il bâtit avec son frère
sur le bord de la route et tout près du lac
- au point qu'on pouvait traîner des barques
jusque dans sa cour - avait mis Jonathan mon
maître dans une furieuse colère.
Zébédée avait vu juste.
Il n'avait pas dit avec ses lèvres la malice
que disaient ses yeux ; pour lui,
assurément, Jonathan haïssait
Jésus parce qu'il était jaloux de son
rival. On allait volontiers au fils de Joseph. Il
ne demandait que son dû, et souvent donnait
son travail aux pauvres au lieu de le vendre. Un
jour Joachim, un vieux laboureur de Cana que je
connaissais, et qui était venu à
Capernaüm uniquement pour se faire servir par
le fils de Joseph, m'avait dit en confidence que
personne de toute la Galilée ne faisait des
jougs comme Jésus. « C'est
à croire, m'avait-il dit, qu'il devine la
peine et la souffrance des bêtes lorsque le
joug s'ajuste mal. C'est comme les manches de
charrue ! Je suis sûr qu'il se met
à la place du laboureur, et qu'il pense que
pendant des heures durant, sous la chaleur
brûlante, ses mains se crispent sur le
manche. Alors, il les fait avec amour. Il n'y a de
charrue nulle part comme celles qu'il
façonne. Quand il demeurait à
Nazareth, j'y allais. Maintenant qu'il est à
Capernaüm, malgré la distance cinq fois
plus longue, je viens à
Capernaüm. »
Je n'oserais pas dire que Jonathan eût
en tête tant de pensées quand il
était en son atelier. Il gagnait son argent
à la sueur de son front, sans doute, mais il
se dépêchait, car il
consacrait plusieurs heures du jour à lire
dans les rouleaux de la Thora et à discuter
avec les rabbins de la synagogue. Quand le paysan
se fâchait parce que sa charrue était
trop lourde, ou mal équilibrée, il se
fâchait aussi, et il avait le dernier mot. Le
meilleur de son temps était pour
l'étude de la Loi, disait-il. Une fois
gagnés son pain et son vin, il n'avait cure
de rien d'autre, ayant accompli le commandement
divin suivant lequel l'homme doit manger son pain
à la sueur de son visage. Qu'avait-il
à s'occuper du bien-être du laboureur
ou du boeuf ? il n'était pas
payé pour cela, ni non plus ne connaissait
de commandement dans les livres sacrés lui
enjoignant de veiller à ce que le boeuf ne
saignât pas à la soudure du cou et de
l'épaule !
En attendant, les clients de Jonathan
partaient l'un après l'autre chez l'autre
charpentier. Et Jonathan entrait en rage folle, et
les pires démons déchaînaient
en lui leur tempête, lorsqu'il passait devant
la maison de Jésus de Nazareth.
Car c'est ainsi qu'on l'appelait à
Capernaüm.
Notre réparation fut vite
achevée, et nous rentrâmes à
Capernaüm alors que le soleil descendait
derrière les collines qui
s'élèvent à l'occident de
notre ville. De tout le trajet, Jonathan ne souffla
mot. Pourtant, malgré mes dix-sept
années, il me prenait parfois pour
confident. Seulement, lorsque nous arrivâmes
près de sa maison, et que de loin nous
pûmes voir la mince silhouette blanche de
Joanna l'aveugle debout contre la haie de tamaris,
il me dit brusquement :
- S'il s'en va vraiment, qu'il aille
à Jérusalem ! Plus il sera loin,
mieux cela vaudra pour notre contrée.
Et j'ajoutai en moi-même :
« Nous regagnerons notre
clientèle ».
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