Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PREMIÈRE PARTIE

JOANNA

I

AU BORD DU LAC

-------

Jonathan, le fils d'Ezra, était un homme aux emportements faciles, et le ne pourrais mieux le peindre qu'en le comparant à notre lac qui change si facilement d'aspect d'un instant à l'autre et où les tempêtes se déchaînent et s'apaisent avec une rapidité déconcertante.

Mais jamais je ne vis le fils d'Ezra s'emporter avec autant de violence que ce jour où nous rencontrâmes sur le rivage, près de sa barque, Zébédée, le vieux pêcheur. Le vieillard venait d'apporter sur la grève un panier plein de poissons, et il se disposait à retourner à la barque. Il avait retroussé les pans de sa tunique, et ses longues jambes maigres plongeaient dans l'eau jusqu'aux genoux.
Jonathan remarqua comme moi que Zébédée était plus courbé que d'ordinaire. Il me dit : « Zébédée se fait vieux. Il se courbe davantage. Vois son dos ! »
De fait, l'homme maigre et plié en deux qui lentement se dirigeait vers la barque éloignée d'une vingtaine de coudées de la terre sèche, avait l'air d'un homme harassé. Son dos faisait un arc. Sa maigreur se dessinait sous sa tunique légère. Les pêcheurs de notre lac travaillent presque nus. Ainsi supportent-ils plus facilement la chaleur du jour, et quand ils doivent se mettre à l'eau pour traîner leur filet, ils ne sont pas gênés dans leurs mouvements. je pouvais donc deviner sous la mince étoffe, le dos décharné du vieillard ; les côtes et les autres os saillaient.

Étant un enfant de Capernaüm, je connaissais Zébédée depuis longtemps comme aussi Jacques et Jean ses deux fils, que je m'étonnais de ne pas voir avec leur père. C'était une famille de rudes travailleurs, même Jean qui pourtant était un rêveur. Que de fois ne l'ai-je pas vu se secouer comme pour se débarrasser d'une pensée obstinée et accapareuse, et se remettre au travail avec violence, comme s'il voulait échapper à un mystérieux esprit qui l'assiégeait. je l'ai dit plusieurs fois à Jonathan qui est mon maître : « Jean pourrait écrire des psaumes comme David le grand Roi, s'il voulait ».

Jonathan m'avait répondu en riant : « N'est pas inspiré qui veut ! C'est Dieu qui met les mots sur les lèvres et la flamme dans les yeux ».
Jonathan qui n'était que charpentier avait parfois de ces paroles profondes. Il est vrai qu'il était très versé dans la Loi et que nos scribes le respectaient beaucoup.

Nous nous approchâmes donc de la barque de Zébédée. je portais le sac d'outils et quelques planches. Car nous allions, mon maître et moi, réparer une barque que la mer, la nuit précédente, avait furieusement endommagée. Il faut dire aussi, comme m'expliquait Jonathan, que certains attendent trop longtemps avant d'appeler le charpentier pour les réparations qui s'imposent. Dès la première brèche, il s'agit de faire tout de suite le nécessaire, autrement le prochain gros temps aura vite achevé le désastre. Et les tempêtes, sur notre lac, viennent sans se faire annoncer !
- Eh bien, Zébédée, tu es donc seul, aujourd'hui ? Où sont tes deux fils ?

Le vieillard redressa l'échine lorsqu'il entendit notre joyeux appel.
- La paix soit avec toi, Jonathan, et avec toi aussi, Elias, ajouta-t-il, en se tournant vers moi.
- La paix soit avec toi, Zébédée, reprîmes-nous en choeur.

Tout le monde, de Capernaüm à Magdala, sur la côte, connaissait le vieux pêcheur que nous avions devant les yeux. C'était un de ces Israélites chers à l'Éternel, et sur lesquels il veille comme sur la prunelle de ses yeux, parce qu'ils sont humbles, doux, patients, pieux. Toute sa vie s'était passée entre ses filets et la synagogue. Ma mère m'a dit, à maintes reprises, lorsque j'étais enfant, que la prière qu'elle faisait monter souvent vers le Très-Haut était qu'un jour je devinsse comme Zébédée, un homme qui marche humblement dans le chemin de la sainteté, aimant la loi, et gagnant honnêtement son pain quotidien. « Dieu aime les pauvres, disait-elle, Il enverra un jour son libérateur, et les pauvres seront assis sur des trônes, et les riches leur laveront les pieds ».

Ma mère ajoutait : « Mais que Dieu te garde d'épouser une femme comme celle de Zébédée. Dieu a fait l'homme pour être le seigneur de la femme. Mais en la maison de Zébédée, c'est Salomé qui gouverne. je la crois ambitieuse. Il y a toujours un calcul derrière ses yeux. Mais c'est une bonne femme quand même. Que Dieu me pardonne si j'ai dit du mal d'elle injustement ».

Ainsi était ma mère dont le coeur était bon, mais la langue involontairement vive et susceptible de porter des jugements hâtifs. Nous avons, ma mère et moi, aujourd'hui, une opinion très haute de Salomé qui aida le Seigneur de ses biens, jusqu'à sa mort. Mais qui n'a pas son travers ?

Zébédée n'était pas sans biens. Sa barque lui appartenait, et si aujourd'hui il était seul à peiner sur la grève, il avait avec lui d'ordinaire, outre ses deux fils, des hommes dont il payait le salaire, et qui partageaient avec lui les fatigues de la pêche.
Il était d'ailleurs associé aux deux fils de Jona, Simon et André. Je m'étonnais de ne pas les voir eux non plus à leur barque. D'ordinaire à pareille heure, ils étaient les plus affairés de toute la côte, autour de leurs filets. Surtout Simon. Quel homme ! Toujours chantant, criant, excitant les autres. Il est vrai que lorsque la pêche était mauvaise, il était aussi sombre qu'un ciel d'orage, découragé et mou. Son frère alors le plaisantait, disant que si le César de Rome n'avait eu que des soldats comme lui, brillants pour l'attaque, mais vite démoralisés, il n'aurait jamais touché aux rivages de Palestine, et encore moins aux pierres de Jérusalem ! - ce qui mettait Simon en grande colère. Avec un chef qu'il aimerait, disait-il, il irait jusqu'aux colonnes d'Hercule, au bout du monde ! Tout le monde alors riait, parce qu'on savait bien que Simon aimait ses filets, son lac et son foyer, et que pour une fortune il n'aurait quitté tout cela.

Zébédée nous regarda venir, caressant sa barbe qu'il avait longue et blanche, ce qui rendait plus maigre encore son visage dont le soleil noircissait les creux.
- Seul au travail ? demanda mon maître au vieillard. Tes fils sont donc paresseux, aujourd'hui ? Tu deviens vieux, Zébédée, tu as du bien, repose-toi ! C'est aux jeunes de reprendre le dur travail. Dieu t'a donné deux fils solides et pieux. C'est ta jeunesse qui revit en eux. Tu es béni. Moi, hélas ! .....

Jonathan ne finit pas sa phrase, mais le vieux Zébédée et moi comprenions bien son chagrin. Le fils d'Ezra n'avait qu'une fille de quinze ans, Joanna. Et un démon mystérieux s'était attaché à elle lorsqu'elle était toute petite, et l'avait rendue aveugle. Jonathan aurait donné, je pense, toute sa richesse, que pourtant il aimait, pour avoir à ses côtés un fils sur qui il pût s'appuyer. Souvent, il me regardait fixement, au point que j'en avais peur. Je savais que tous les ans il allait à Jérusalem offrir un sacrifice spécial pour obtenir de Dieu la grâce de porter au sacrificateur un enfant mâle, un jour. Il n'avait jamais été exaucé. je pense qu'il croyait que c'était parce qu'il y avait dans sa vie quelque péché secret et ignoré de lui-même. C'était ce qui rendait son humeur aussi terrible, ainsi que me l'avait expliqué Joanna, un jour que Jonathan avait frappé un ouvrier comme un fou, et pour rien !
- Abraham a été exaucé en sa vieillesse, répondit Zébédée, ainsi que le saint homme Elkana qui engendra Samuel.

Mais Jonathan mit fin brusquement aux paroles du vieillard par un geste d'impatience. Alors celui-ci parla d'autre chose.
- Jacques et Jean, dit-il, m'ont quitté. Il est venu les chercher.
- Ils t'ont quitté ! Et qui est venu les enlever à leur devoir ? Sûrement, ils n'ont pas pensé qu'ils eussent quelque chose de plus grand et de plus noble à faire que de travailler auprès de leur vieux père !

- Ils m'ont quitté, et je les ai laissés partir volontiers ! Ils appartiennent à plus grand que moi. Il avait besoin d'eux.
- Qui, il ?
- Jésus, le fils de Joseph.
- Le charpentier ?
- Oui, mais plus qu'un charpentier ! Un prophète envoyé par Dieu, je suis sûr !
- Lui, un prophète ? Tu te moques, vieillard !

Le regard de Jonathan étincelait alors que ces mots fusaient de sa bouche. Il était devenu tout blanc. Le vieux pêcheur n'y comprenait rien. Je voyais la passion monter au front de mon maître : je savais qu'il éclaterait bientôt en violentes invectives et qu'il ne serait plus maître de lui-même. Il se maîtrisa cependant.
- Il est venu hier, reprit Zébédée. Je le vois encore. Nous venions d'accoster. La barque avait touché le fond. L'ancre jetée, nos hommes avec Jacques et Jean avaient sauté dans l'eau et se passaient les corbeilles de poissons jusqu'à la terre. Les fils de Jona faisaient de même de leur côté. Nous avions en effet gagné la terre en même temps.

C'est à ce moment qu'il apparut, venant sur le chemin qui longe la mer, du côté du midi. Nos hommes s'arrêtèrent de travailler lorsqu'ils le virent s'approcher. C'est alors que Simon se tourna vers son frère et mes deux fils. je ne sais ce qu'il leur dit, mais tous quatre allèrent vers lui, comme s'ils s'étaient concertés.
Mais la voix du fils de Joseph est forte et claire, et comme tous faisaient silence j'entendis ses paroles. Car, dit Zébédée, je suis vieux, et j'ai quelques menues infirmités du vieil âge. Dieu me les a données, sans doute, pour m'exercer à la patience. Mais il m'a laissé l'ouïe fine.
Jésus leur dit : « Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d'hommes ! »

Je me suis demandé d'abord ce qu'il voulait dire. Mais quand je vis comment par cette seule parole il enleva à nos barques nos quatre hommes, mes deux fils et ceux de Jona, comme s'il avait jeté un invisible filet, je me dis qu'avant peu de semaines, il aurait amené tout le peuple à lui.
- Allons, interrompit Jonathan brusquement, c'est parce que tes jeunes gens veulent se reposer et jouer au rabbin pour un temps ! Jean, ton plus jeune, est un rêveur, il a été pris à la glu d'un autre maître songeur.
- Je pense que tu te trompes, Jonathan, répondit Zébédée. J'allais me récrier, lorsque Jésus s'est approché de moi. Et j'ai senti mes protestations se fondre en moi, et mes lèvres n'ont soufflé mot. Il a souri et m'a dit : « Le Père a besoin d'eux, et j'ai besoin d'eux. Le Royaume a besoin d'eux ».
- Qu'a-t-il dit du Royaume ? demanda Jonathan presque sauvagement.
- Il a dit que le Royaume avait besoin d'eux.
- Ah ! ah ! ricana mon maître. Quatre pêcheurs et un charpentier. Ils vont jeter sans doute les Romains maudits à la mer, à eux cinq !
- Je ne sais ce qu'ils vont faire. Il m'a demandé mes fils, je les ai donnés. Ils appartiennent à Dieu d'abord.
- Et qui te dit qu'il est de Dieu ?

La voix de Jonathan s'était faite âpre et sifflante. Je n'avais garde de l'interrompre, bien qu'il me semblât facile de lui répondre. Car il était bien évident qu'un homme ne pouvait parler comme parlait Jésus de Nazareth, et accomplir des prodiges comme il le faisait depuis quelque temps, s'il n'était envoyé de Dieu.
Mais l'esprit de Jonathan était fermé comme semblaient être fermés ses yeux et ses oreilles. Et quand il était la proie du démon de sa colère, l'important était de ne le point contrarier.

Le vieux pêcheur et moi le laissions donc parler sans tenter d'arrêter son torrent ni même de l'endiguer. Je pensais en l'écoutant, aux ruisseaux de nos montagnes qui se gonflent soudain à la saison des pluies et qui balaient tout sur leur passage.

J'avais posé par terre le sac d'outils qui me pesait et dont la lanière de cuir me sciait l'épaule. Le vieillard Zébédée, que son métier avait dressé à une longue patience, s'était assis sur une de ces grosses pierres que l'eau claire du lac vient caresser en clapotant. Nous écoutions tous les deux Jonathan discourir. Il le faisait avec véhémence.
- En quoi le fils de Joseph serait-il supérieur à l'un ou l'autre d'entre nous ? J'admets qu'il connaît bien la Loi : mais a-t-il été à l'école de nos rabbins ? Il n'a pas étudié et il prétend faire école ! Il parle du Royaume de Dieu à tous ceux qui veulent l'entendre, comme si c'était son affaire. Le Royaume dépend de Dieu et de lui seul ! Il n'y a que sa puissance qui puisse détruire nos oppresseurs, et il le fera avec éclat, quand son jour sera venu. Et ce sera bientôt, cria mon maître avec plus de force, car l'impudence des ennemis de Dieu, de ces chiens de Romains, a dépassé la mesure !

Et sur ces paroles, le fils d'Ezra cracha par terre, marquant ainsi son dégoût et son mépris.
- Jonathan, dit Zébédée avec calme, je ne suis pas comme toi versé dans la loi de Moïse et dans les Prophètes. je puis te rendre ce témoignage que tu es un bon charpentier et que tu peux converser avec sagesse et profondeur des choses de Dieu, suivant la Loi et notre tradition. Mais moi qui ne sais rien je puis te dire que le fils de Joseph est un saint de Dieu, et que si Dieu l'a ainsi revêtu de grâce et de puissance, c'est qu'il a en réserve pour lui des travaux dont notre peuple tirera profit.

Jonathan eut un mouvement d'impatience.
- Pourquoi Dieu se servirait-il d'hommes faits de notre chair et de nos infirmités, alors qu'il peut tonner du haut de son ciel et d'un seul coup annihiler les idolâtres et les méchants ? Les hommes échouent.
Vois Jean, le fils de Zacharie !
- Oui, dit Zébédée devenu sombre soudain, on dit qu'il est en prison !
- Oui, il est en prison, grinça Jonathan. Un de ses disciples en a averti le chef de la synagogue il y a quelques jours.
- Oui, il a vu aussi mes fils, dit Zébédée.
- Et Dieu n'a rien fait pour empêcher l'odieuse conjuration. Tu ne lis donc pas les signes ? Comprends donc ! Si un homme pouvait faire les actes de Dieu, Jean était cet homme. Il n'avait qu'à jeter le cri de ralliement, nous nous levions tous comme un seul homme !
- Je sais, mes fils étaient avec lui au Jourdain, ainsi que Simon et André.
- Oui, ils ont quitté le lion pour suivre ce Jésus qui est un mouton !

Jonathan jeta ces mots avec un rire brutal.
« Mais je disais : si Dieu n'a rien fait pour Jean, c'est qu'il se réserve. Il agira seul. Il n'a que faire des hommes, même des meilleurs.
Et c'est ici un signe. Jézabel a fait jeter Jean en prison. Il ne lui manquera plus que de le faire mourir pour crier à Dieu le blasphème suprême. C'est alors que l'Éternel répondra. Et sa vengeance sera terrible. Sa colère sera aiguisée ».
- Jean, mon fils, dit que le baptiseur était l'homme de la colère et que le salut ne viendra que par l'amour.
- Ton Jean n'est qu'une femme, et Dieu a besoin de héros. Lorsque le Messie paraîtra, il sera un guerrier et nous nous lèverons pour le suivre dans sa guerre. Le fils de Zacharie n'était qu'une voix dans le désert. Le Messie sera un conquérant, et le pan de sa robe traînera dans le sang de ses ennemis.
Le jour de la gloire de l'Éternel sera un jour de vengeance.
Après, ce sera le règne de la divine paix.
Ce Jésus...

Ici, je vis une flamme de malice poindre dans l'oeil profond de Zébédée. Quelle idée avait germé au fond de la sagesse du vieux ?
- Ce Jésus, dit-il soudain en interrompant le discours de Jonathan, est aussi un bon charpentier et nos pêcheurs du lac et les chameliers qui passent devant sa demeure sont contents de ses services.
- Que veux-tu dire ? demanda Jonathan, apaisé, et regardant le vieux pêcheur de côté.
- Oh, reprit celui-ci tout doucement, je me demandais s'il n'était pas un peu ton rival, dans ton métier, et si tu n'as pas quelque sujet de te frotter les mains de joie, puisqu'il quitte son atelier.
- Il ferme son atelier ?
- C'est ce qu'il m'a semblé comprendre. Mes fils m'ont dit qu'il va se donner tout entier à ses guérisons et à son enseignement.
- Ah, il ferme son atelier !
C'est qu'il est fou, reprit-il après un long silence.
- Allons, je vois bien lui répondit calmement Zébédée, que quoi qu'il fasse il trouvera toujours en toi quelqu'un pour le condamner.
- C'est un orgueilleux !

Mais le vieux pêcheur s'était levé. Des hommes venaient du bourg, sans doute pour chercher les paniers de poissons. Sur un signe de mon maître, je repris les outils et les planches, et après avoir salué Zébédée, nous poursuivîmes notre chemin.

Nous avions à marcher encore la longueur d'un mille avant d'atteindre l'endroit où nous avions à faire notre travail. Nous voyions de loin les hommes qui nous attendaient. Ils devaient être de mauvaise humeur : car nous nous trouvions deux bonnes heures en retard. Sans doute diraient-ils à Jonathan en manière de salutation : « Une autre fois, nous irons chercher un autre charpentier, celui qui est venu de Nazareth ! »
Ce qui mettrait mon maître en belle colère.
Car je dois bien dire que c'était surtout pour cette raison-là que Jonathan avait en haine Jésus, le fils de Joseph, et le frère de Jacques, de Joses, de Jade et de Simon, que nous connaissions bien : car ils venaient parfois à Capernaüm, et nous allions souvent à Nazareth, où Jonathan avait encore son vieux père. Les charpentiers n'ont pas beaucoup de travail à Nazareth. Les caravanes n'y passent que bien rarement et la population est restreinte. Il y avait plusieurs années déjà que Jonathan, mon maître, s'était installé à Capernaüm. Ici s'arrêtent régulièrement les caravanes qui vont de Cesarée-de-la-mer à Damas, ou vers Tyr et Jérusalem. Puis, nos pêcheurs du lac ont souvent besoin de l'art du charpentier. Il faut réparer les barques et même en construire. Sans compter que des hameaux voisins on vient ici pour faire remettre en état les chars, les bâts pour les mules, les jougs pour les boeufs.

Les bons charpentiers de l'intérieur de la Galilée venaient donc vers la côte. C'est pour cela sans doute que Jésus et son frère Joses étaient à leur tour venus se fixer en notre ville. Il fallait vivre. Et je me dis aussi, lorsque Jésus commença à aller de village en village pour prêcher sa parole, que c'était une bonne chose qu'il fût venu à Capernaüm, parce que d'ici, il pouvait plus facilement rayonner dans le pays.
Mais sa venue à Capernaüm, dans la maison qu'il bâtit avec son frère sur le bord de la route et tout près du lac - au point qu'on pouvait traîner des barques jusque dans sa cour - avait mis Jonathan mon maître dans une furieuse colère.

Zébédée avait vu juste. Il n'avait pas dit avec ses lèvres la malice que disaient ses yeux ; pour lui, assurément, Jonathan haïssait Jésus parce qu'il était jaloux de son rival. On allait volontiers au fils de Joseph. Il ne demandait que son dû, et souvent donnait son travail aux pauvres au lieu de le vendre. Un jour Joachim, un vieux laboureur de Cana que je connaissais, et qui était venu à Capernaüm uniquement pour se faire servir par le fils de Joseph, m'avait dit en confidence que personne de toute la Galilée ne faisait des jougs comme Jésus. « C'est à croire, m'avait-il dit, qu'il devine la peine et la souffrance des bêtes lorsque le joug s'ajuste mal. C'est comme les manches de charrue ! Je suis sûr qu'il se met à la place du laboureur, et qu'il pense que pendant des heures durant, sous la chaleur brûlante, ses mains se crispent sur le manche. Alors, il les fait avec amour. Il n'y a de charrue nulle part comme celles qu'il façonne. Quand il demeurait à Nazareth, j'y allais. Maintenant qu'il est à Capernaüm, malgré la distance cinq fois plus longue, je viens à Capernaüm. »

Je n'oserais pas dire que Jonathan eût en tête tant de pensées quand il était en son atelier. Il gagnait son argent à la sueur de son front, sans doute, mais il se dépêchait, car il consacrait plusieurs heures du jour à lire dans les rouleaux de la Thora et à discuter avec les rabbins de la synagogue. Quand le paysan se fâchait parce que sa charrue était trop lourde, ou mal équilibrée, il se fâchait aussi, et il avait le dernier mot. Le meilleur de son temps était pour l'étude de la Loi, disait-il. Une fois gagnés son pain et son vin, il n'avait cure de rien d'autre, ayant accompli le commandement divin suivant lequel l'homme doit manger son pain à la sueur de son visage. Qu'avait-il à s'occuper du bien-être du laboureur ou du boeuf ? il n'était pas payé pour cela, ni non plus ne connaissait de commandement dans les livres sacrés lui enjoignant de veiller à ce que le boeuf ne saignât pas à la soudure du cou et de l'épaule !
En attendant, les clients de Jonathan partaient l'un après l'autre chez l'autre charpentier. Et Jonathan entrait en rage folle, et les pires démons déchaînaient en lui leur tempête, lorsqu'il passait devant la maison de Jésus de Nazareth.
Car c'est ainsi qu'on l'appelait à Capernaüm.

Notre réparation fut vite achevée, et nous rentrâmes à Capernaüm alors que le soleil descendait derrière les collines qui s'élèvent à l'occident de notre ville. De tout le trajet, Jonathan ne souffla mot. Pourtant, malgré mes dix-sept années, il me prenait parfois pour confident. Seulement, lorsque nous arrivâmes près de sa maison, et que de loin nous pûmes voir la mince silhouette blanche de Joanna l'aveugle debout contre la haie de tamaris, il me dit brusquement :
- S'il s'en va vraiment, qu'il aille à Jérusalem ! Plus il sera loin, mieux cela vaudra pour notre contrée.
Et j'ajoutai en moi-même : « Nous regagnerons notre clientèle ».

- Table des matières Chapitre suivant