Et les mois passaient.
On peut dire sans exagérer que
presque tout le village était attaché
à notre pasteur. Quelques-uns avaient peur
de le faire voir en public. Quelques-uns ne
pouvaient pas complètement saisir son
idée du Christianisme et
trouvaient qu'il était trop exigeant. Mais
tous le respectaient. Et la plupart comprenaient
aussi ce qu'il disait et, d'un dimanche à
l'autre, leur conviction évangélique
grandissait.
Dans les sermons, nous trouvions tout ce
dont nous avions besoin, ils donnaient
réponse à toutes nos questions
secrètes.
Celui qui savait écouter apprenait
les idées de l'Eglise sur l'autorité
et sur l'État, sur la délimitation
des deux, sur l'étendue du droit de
l'État et dans quelle mesure nous sommes
obligés de nous y soumettre.
Quant à l'Eglise, le pasteur nous a
démontré comment, parmi nous autres
humains et toujours à nouveau, elle est
prête à éclater l'ancienne
révolte de Pierre qui, lorsque le Christ
parlait de sa croix, a riposté :
« Que cela ne t'arrive
pas ! »
L'État croit avoir partie
gagnée en prétendant que chez lui
tout est grand et magnifique.
Mais, pour l'Eglise, il est entendu qu'elle
ne peut pas éviter la souffrance du Christ.
L'Eglise ne peut pas renier la croix du Christ et
nous demandons au peuple s'il accepte que l'Eglise
supporte l'avilissement, l'humiliation et la
souffrance dont la croix est le signe.
Si la croix est rejetée, le Christ
lui aussi est rejeté.
Le maire, qui était loin d'être
un homme supérieur comme notre pasteur, se
sentait de plus en plus mis à
l'écart. Le fossé entre lui et le
village grandissait. On n'obéissait que dans
les cas où il le fallait absolument, mais
partout le maire sentait la résistance
intérieure ; il remarquait qu'on ne lui
obéissait pas, comme le national-socialisme
le demande, sans hésitation ni murmure, mais
que les gens agissaient à contre-coeur,
parce qu'ils voyaient le fond des choses et ne se
laissaient plus facilement berner.
Ainsi le Kohler s'aigrissait de plus en plus
et il voulait absolument imposer son
autorité, coûte que coûte, mais
cela se serait passé plus facilement si, se
bornant à son devoir, il ne s'était
pas mêlé aux affaires de
l'Eglise.
Finalement, son désir de domination
l'a fait éclater.
Comme il voyait qu'il n'y arriverait pas
seul, il s'est abrité derrière
l'évêque des
chrétiens-allemands. Il est souvent
allé le voir à la ville, lui rompre
les oreilles jusqu'à ce qu'il arrive
à ses fins : mettre le feu aux
poudres.
Voici comment ça s'est
passé :
Un samedi après-midi, le vieux
Schmelzer, le sacristain, est sorti de chez lui en
criant.
Il faisait le bébé, geignait
avec sa petite voix de tête et tout d'abord
on n'a rien pu tirer de lui.
En fin de compte, nous avons appris que
Kohler, le maire, était venu chez lui,
accompagné d'un jeune homme en chemise brune
et avait demandé la clé de
l'église. Il avait dit au maire qu'il
n'avait pas le droit de livrer la clé sans
la permission du pasteur. Sur quoi, le maire
s'était mis en colère, l'avait
menacé et finalement Schmelzer n'avait pas
pu faire autrement que de sortir la
clé.
Le vieillard ne se calmait pas, il se
lamentait de n'avoir pu l'empêcher et il
demandait à tout le monde de ne pas lui en
vouloir.
On l'a ramené dans sa maison et on
lui a dit que ce n'était pas sa faute et
qu'il ne devait plus se tourmenter. Mais lui
était comme écroulé et on l'a
tout de suite mis au lit.
Alors nous, au village, nous avons su
où l'on en était.
Les voisins sont venus en courant chez moi
et m'ont tout raconté. J'ai envoyé
mon fils faire le tour des conseillers
presbytéraux et moi-même je me suis précipité chez
le
vieux Rocker pour discuter de la chose avec
lui.
En un clin d'oeil, tout le monde
était informé.
Plusieurs avaient vu monter de la gare le
jeune homme qui avait été chez le
maire ; on savait qu'il s'était
fourré chez Kohler et on se demandait qui
pouvait être celui-là.
Rocker et moi, nous avons supposé
qu'il s'agissait de quelqu'un de la police
secrète venu pour donner des instructions au
maire.
Ensuite, tous les deux nous nous sommes vite
rendus chez le pasteur qui était en train de
préparer son sermon, pour savoir ce qu'il
fallait faire.
Le pasteur Grund a dit :
- Puisqu'on est venu chercher la clé
de l'église, il doit être question de
m'empêcher de célébrer le culte
demain. Ce serait une atteinte portée par
l'État aux droits de l'Eglise, si cela vient
du maire. Mais si les chrétiens-allemands
sont là derrière, ce serait une
mainmise de leur part avec l'aide de la police. En
aucun cas je n'y consentirai. Si je cède, ce
sera par force.
Et le vieux Rocker demande :
- Mais qu'est-ce que la paroisse doit
faire ?
Le pasteur dit :
- Une seule chose : le conseil
presbytéral doit attester au nom de la
paroisse que je suis votre pasteur légitime
et que vous tenez absolument à ce que je
prêche demain.
- Ce sera fait à l'instant, dit le
vieux Rocker.
- Et puis, dit le pasteur, on ne devrait pas
tout simplement se laisser arracher la clé
de l'église. Il serait bon, à mon
avis, que vous envoyiez une
délégation en demander raison
à Kohler.
Le vieux Rocker répond:
- Nous allons réfléchir.
Et puis, nous avons tendu la main au
pasteur.
Tout d'abord, nous avons averti les autres
conseillers presbytéraux et, au bout d'une
heure, la déclaration que le pasteur avait
demandée était dans sa main, avec
toutes les signatures.
En attendant, le vieux Rocker et moi, nous
avions pris la résolution d'aller tous les
deux chez le maire et nous nous sommes mis en
route.
En arrivant au magasin de bicyclettes de
Kohler, nous n'avons trouvé que sa femme qui
est venue à notre rencontre dans le corridor
et qui nous a demandé sèchement ce
que nous cherchions.
Quand nous avons dit que c'était le
maire que nous cherchions, elle a dit :
- C'est samedi soir, il n'est plus
visible.
Mais comme nous insistions, elle a
grommelé :
- Mon mari est parti avec notre hôte
et je ne sais pas quand ils reviendront.
Le même soir encore, nous avons
raconté cela au pasteur. Tout de suite il a
rédigé une protestation à
l'adresse du maire, parce qu'il s'était
emparé des clés de l'église
sans la permission du pasteur et des conseillers
presbytéraux.
Mais la nouvelle de ce qui s'était
passé s'était vite, répandue
dans le village et tous étaient très
excités.
Le samedi soir, comme on sait, chacun balaie
la route devant sa maison ; alors les gens,
leurs balais à la main, ont formé des
groupes et ont oublié leur travail. Les
femmes, qui allaient chercher leurs gâteaux
chez le boulanger, se sont mises à se
lamenter et ont lancé cette nouvelle
à la tête des hommes qui revenaient
des champs et ceux-là ont
arrêté leurs voitures pour
écouter les discussions. Les conseillers
municipaux sont venus en petits groupes chez moi et
chez les autres conseillers presbytéraux.
Ils voulaient savoir quelque chose de plus
précis et tous étaient du même
avis : que la paroisse devait faire quelque
chose.
Et sans s'être entendus d'avance,
comme si l'on avait tout
préparé déjà depuis des
semaines, on a vu en un instant ce qu'il fallait
faire. Et cela aussi a fait le tour des maisons,
mais pas un de ceux qui n'aimaient pas le pasteur
n'en a rien su.
Quelques jeunes gens sont allés comme
à une partie de plaisir, au
crépuscule, vers le presbytère,
armés de faux et de fourches et toute la
nuit ils ont veillé pour que rien n'arrive
au pasteur. Mais rien ne s'est produit de ce
côté-là.
Puis dans l'obscurité, vers minuit,
des formes sont sorties furtivement d'une maison et
de l'autre et se sont glissées par
différents chemins au cimetière qui
entoure l'église. C'étaient dix ou
quinze paysans qui regardaient avec
précaution autour d'eux. Quand ils ont
constaté que l'horizon était net et
qu'il n'y avait personne près de
l'église, ils ont forcé la porte de
l'église ; deux ont pris position
à la porte, les autres se sont assis,
ratatinés, sur les bancs de l'église
où ils sont restés sans bouger et
tout s'est fait avec tant de précaution que
personne, sauf les nôtres, ne s'en est
aperçu.
Tôt le matin cependant, bien avant
l'heure où le culte devait commencer, le
village entier s'est mis en route. Tous ceux qui
pouvaient sortir se sont préparés
pour le culte et déjà une heure avant
l'appel des cloches l'église était
archi-pleine : sur la tribune et dans les
allées, les gens se serraient et la femme du
pasteur s'était déjà assise
à l'orgue parce qu'on ne pouvait pas compter
sur l'instituteur.
Un homme s'était caché
près de la mairie pour nous avertir si
quelque chose s'y montrait.
Le vieux Rocker s'est levé et il a
dit :
- En attendant le pasteur nous allons
chanter.
Et chaque fois il a indiqué le
numéro dans le livre de cantiques.
La femme du pasteur accompagnait à
l'orgue. Ces vieux chorals du temps de Luther nous
ont rempli le coeur de joie ; on aurait dit
que les paroles étaient écrites pour cette
heure-là. Tous les cantiques où on
prie que la parole de Dieu nous soit
conservée, que nous soyons gardés de
tomber dans des erreurs, que Dieu affermisse notre
confiance dans la juste cause du Christ. Nous, cela
nous l'avions appris comme
catéchumènes, puis oublié et
puis rappris pendant la lutte pour l'Eglise.
Maintenant, ces cantiques exprimaient ce qu'il y
avait dans nos coeurs.
- Vous qui croyez en Jésus-Christ,
- Donnez à Dieu l'honneur !
- Par la puissance de l'Esprit,
- Donnez à Dieu l'honneur !
- Anéantissez les idoles,
- N'aimez que Dieu et sa parole,
- Donnez à Dieu l'honneur !
Nos pères, nous le sentions bien, avaient
éprouvé la même chose, eux
aussi s'étaient serrés autour de la
Parole de Dieu pour qu'on ne la leur enlève
pas, eux aussi avaient lancé dans leurs
cantiques le défi aux ennemis de
l'Évangile.
Tant de siècles sont passés
depuis la Réforme, tant d'eau a coulé
depuis dans le ruisseau du moulin, des
épidémies et des guerres ont
passé sur notre village, des choses
nouvelles sont venues et beaucoup d'anciennes ont
été oubliées, mais la Parole
de Dieu n'était pas encore morte, tout au
contraire, on voyait à présent de
nouveau qu'elle était bien vivante.
Au milieu du chant, quelqu'un est venu dire
au vieux Rocker que le maire avec une troupe de
nazis et le jeune homme d'hier, qui avait mis la
robe (c'était donc un pasteur
chrétien-allemand), arrivaient par la rue
d'en haut.
À l'instant, on est allé
chercher notre pasteur et derrière lui on a
fermé à clé la porte de la
sacristie.
Il est tout de suite entré dans
l'église et à son entrée,
toute l'assemblée s'est levée.
Et juste au moment où le pasteur
Grund, monté en chaire, invitait
l'assemblée à s'asseoir et voulait
commencer à parler, quelqu'un dehors secoue
la porte de l'église en criant :
- Ouvrez !
Personne dans l'assemblée ne bouge.
On secoue la porte avec plus de force et on hurle
de nouveau
- Ouvrez !
Ils avaient probablement cru que nous ne
pourrions pas entrer, parce qu'ils avaient en main
les clés de l'église et ainsi ils
avaient pris tout leur temps.
Alors, pendant qu'on faisait tout ce bruit,
l'orgue a commencé à jouer et
après un prélude très court
l'assemblée a entonné :
C'est un rempart que notre Dieu !
Tout en chantant, nous nous sommes de
nouveau levés et il y avait une telle
émotion qu'on avait de la peine à ne
pas éclater en larmes.
Jamais dans notre village il n'y avait eu
une chose pareille : l'Évangile nous
dressait tous sur nos jambes, pour une fois on ne
se taisait pas, on s'opposait à la force,
parce que la foi était devenue la chose la
plus importante et que tous étaient unis
pour rendre témoignage à
l'Eglise.
Cela ne s'est pas non plus
répété dans la suite. Plus
d'un s'est écarté, cédant
à la pression et à la contrainte.
Mais, ce dimanche-là, tous ceux qui
voulaient faire partie de l'Eglise étaient
unis.
Puis le pasteur a parlé et pendant
son sermon on a entendu à plusieurs reprises
des voix au dehors et des coups contre la porte de
l'église. On a aussi essayé d'entrer
par la sacristie. Mais cela n'ayant pas
réussi non plus, ils sont partis.
Le pasteur Grund a prêché sur
le texte : « La parole de Dieu n'est
pas liée ».
Il a dit :
« On a voulu empêcher, par
les persécutions et la prison, les
apôtres d'annoncer l'Évangile ;
au cours de tous les siècles, les ennemis de
l'Évangile ont toujours cru réduire
le Christ au silence quand ils enchaînaient
ses messagers.
« Mais la parole de Dieu n'est pas
liée !
« Juste au moment où l'on
enchaîne la parole divine et ses messagers,
elle élève sa voix pour se faire
entendre plus clairement.
« L'Eglise de Lindenkopf, elle
aussi, a trouvé l'Évangile juste au
moment où elle était
persécutée et cela l'a
réveillée.
« Ici en haut, d'où l'on
voit tout le pays d'alentour, il y a une petite
église, rien que des gens simples qui ne
veulent pas abandonner leur foi au
Christ. »
Il croyait qu'à présent on
n'était pas loin de voir se réaliser
cette parole de la Bible qu'une ville ou bien un
village situés sur la montagne ne pouvaient
pas rester cachés.
Et il a continué :
« Si les choses tournent tout
à fait mal, si un jour vous croyez que tout
est perdu, alors rappelez-vous ceci et
retenez-le : que la Parole de Dieu n'est pas
liée.
« Mais elle n'est pas liée
non plus à des hommes !
« Et si pas un seul de nous ne
tient ferme jusqu'à la fin - ce qui, je
l'espère, n'arrivera pas - la Parole de Dieu
peut se passer de nous. Elle se fait
elle-même son chemin et elle demeurera
éternellement, car c'est la Parole de
Dieu ».
Cela nous a touchés jusqu'au fond du
coeur. Et nous nous sommes bien souvenus de ce
sermon dans la suite et nous ne l'oublierons pas de
sitôt.
Quand nous sommes sortis de l'église,
il n'y avait plus personne sur la place.
Mais le pasteur était à peine
rentré chez lui que Kohler, le maire est
venu, accompagné de ce même jeune
homme dont j'ai déjà parlé
à plusieurs reprises.
Alors il s'est démasqué :
c'était un vicaire
chrétien-allemand ; il a remis au
pasteur une lettre de son
évêque ; cette lettre disait que
le pasteur Grund était mis à pied et
que le vicaire (je ne me rappelle pas son nom)
devait à l'avenir occuper le poste de
pasteur de Lindenkopf.
Le vicaire a fait le fendant et le maire l'y
poussait. Mais notre pasteur ne s'est pas
laissé démonter et il a dit qu'il
n'avait rien à faire avec
l'évêque, que l'évêque
n'avait rien à lui ordonner, qu'il
était le pasteur consacré de
Lindenkopf et qu'il resterait à sa
place.
Sur ce, le maire s'est mis à tonner
contre le pasteur on le mènerait rondement,
il l'en prévenait et s'il faisait
opposition, c'est au pouvoir de l'État qu'il
aurait affaire et le pouvoir de l'État,
c'était lui qui le détenait à
Lindenkopf.
Le pasteur a répliqué que le
maire pouvait faire ce qu'il prenait pour son
devoir ; devant les juges on verrait bien
lequel des deux avait raison.
- Devant les juges ? a repris le maire
en tordant la bouche - ce qui voulait dire (et
personne ne s'y trompait) que la justice n'avait
plus grand'chose à dire.
On a causé pour et contre ;
finalement, le pasteur a montré les
signatures des conseillers presbytéraux et a
observé que d'après la
résolution de la paroisse il était le
pasteur légitime du village.
Alors, le maire s'est mis tellement en
colère que la femme du pasteur a
passé la tête par la porte pour
demander ce qui arrivait.
Là-dessus, le maire s'est
modéré et puis s'est
éloigné avec le vicaire.
En attendant, les nazis avaient fait mettre
une nouvelle serrure à la porte de
l'église et un poste pour la
surveiller.
L'après-midi, on a entendu sonner les
cloches, deux hommes du parti tiraient la corde et
le vicaire en robe a traversé le village
avec une escorte et a fait le culte. Mais la
poignée de gens qui y assistaient avaient
l'air d'être émiettés dans
l'église.
Le nouveau pasteur s'est installé
chez le maire, et comme l'église
était maintenant occupée par les
chrétiens-allemands, notre pasteur Grund a
fait le culte en plein air, sur la ruine du
château ; le village entier y accourait
et nos chorals et sa voix claire retentissaient
dans le pays.
Cela a duré quelques semaines.
Notre pasteur et l'Eglise ne cédaient
pas et le vicaire se sentait de plus en plus
gêné. Il avait probablement
espéré pouvoir faire intervenir la
police, mais l'État. semblait ne pas y faire
attention. Ainsi, le maire ne pouvait pas s'en
mêler : tout au contraire, avec les
réunions en plein air et l'esprit d'union
qui animait la paroisse, il se sentait mis encore
plus à l'écart ; et comme tout
le monde au village affectait d'ignorer le vicaire
et que les gens du parti remarquaient que cette
situation ne leur faisait que du tort, un beau jour
le vicaire est parti à la faveur de la nuit.
Il a disparu et plus jamais personne ne l'a vu.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |