Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IX

-------

Et les mois passaient.
On peut dire sans exagérer que presque tout le village était attaché à notre pasteur. Quelques-uns avaient peur de le faire voir en public. Quelques-uns ne pouvaient pas complètement saisir son idée du Christianisme et trouvaient qu'il était trop exigeant. Mais tous le respectaient. Et la plupart comprenaient aussi ce qu'il disait et, d'un dimanche à l'autre, leur conviction évangélique grandissait.

Dans les sermons, nous trouvions tout ce dont nous avions besoin, ils donnaient réponse à toutes nos questions secrètes.
Celui qui savait écouter apprenait les idées de l'Eglise sur l'autorité et sur l'État, sur la délimitation des deux, sur l'étendue du droit de l'État et dans quelle mesure nous sommes obligés de nous y soumettre.

Quant à l'Eglise, le pasteur nous a démontré comment, parmi nous autres humains et toujours à nouveau, elle est prête à éclater l'ancienne révolte de Pierre qui, lorsque le Christ parlait de sa croix, a riposté : « Que cela ne t'arrive pas ! »

L'État croit avoir partie gagnée en prétendant que chez lui tout est grand et magnifique.
Mais, pour l'Eglise, il est entendu qu'elle ne peut pas éviter la souffrance du Christ. L'Eglise ne peut pas renier la croix du Christ et nous demandons au peuple s'il accepte que l'Eglise supporte l'avilissement, l'humiliation et la souffrance dont la croix est le signe.
Si la croix est rejetée, le Christ lui aussi est rejeté.

Le maire, qui était loin d'être un homme supérieur comme notre pasteur, se sentait de plus en plus mis à l'écart. Le fossé entre lui et le village grandissait. On n'obéissait que dans les cas où il le fallait absolument, mais partout le maire sentait la résistance intérieure ; il remarquait qu'on ne lui obéissait pas, comme le national-socialisme le demande, sans hésitation ni murmure, mais que les gens agissaient à contre-coeur, parce qu'ils voyaient le fond des choses et ne se laissaient plus facilement berner.
Ainsi le Kohler s'aigrissait de plus en plus et il voulait absolument imposer son autorité, coûte que coûte, mais cela se serait passé plus facilement si, se bornant à son devoir, il ne s'était pas mêlé aux affaires de l'Eglise.
Finalement, son désir de domination l'a fait éclater.

Comme il voyait qu'il n'y arriverait pas seul, il s'est abrité derrière l'évêque des chrétiens-allemands. Il est souvent allé le voir à la ville, lui rompre les oreilles jusqu'à ce qu'il arrive à ses fins : mettre le feu aux poudres.
Voici comment ça s'est passé :
Un samedi après-midi, le vieux Schmelzer, le sacristain, est sorti de chez lui en criant.
Il faisait le bébé, geignait avec sa petite voix de tête et tout d'abord on n'a rien pu tirer de lui.
En fin de compte, nous avons appris que Kohler, le maire, était venu chez lui, accompagné d'un jeune homme en chemise brune et avait demandé la clé de l'église. Il avait dit au maire qu'il n'avait pas le droit de livrer la clé sans la permission du pasteur. Sur quoi, le maire s'était mis en colère, l'avait menacé et finalement Schmelzer n'avait pas pu faire autrement que de sortir la clé.
Le vieillard ne se calmait pas, il se lamentait de n'avoir pu l'empêcher et il demandait à tout le monde de ne pas lui en vouloir.
On l'a ramené dans sa maison et on lui a dit que ce n'était pas sa faute et qu'il ne devait plus se tourmenter. Mais lui était comme écroulé et on l'a tout de suite mis au lit.
Alors nous, au village, nous avons su où l'on en était.
Les voisins sont venus en courant chez moi et m'ont tout raconté. J'ai envoyé mon fils faire le tour des conseillers presbytéraux et moi-même je me suis précipité chez le vieux Rocker pour discuter de la chose avec lui.
En un clin d'oeil, tout le monde était informé.

Plusieurs avaient vu monter de la gare le jeune homme qui avait été chez le maire ; on savait qu'il s'était fourré chez Kohler et on se demandait qui pouvait être celui-là.
Rocker et moi, nous avons supposé qu'il s'agissait de quelqu'un de la police secrète venu pour donner des instructions au maire.
Ensuite, tous les deux nous nous sommes vite rendus chez le pasteur qui était en train de préparer son sermon, pour savoir ce qu'il fallait faire.
Le pasteur Grund a dit :
- Puisqu'on est venu chercher la clé de l'église, il doit être question de m'empêcher de célébrer le culte demain. Ce serait une atteinte portée par l'État aux droits de l'Eglise, si cela vient du maire. Mais si les chrétiens-allemands sont là derrière, ce serait une mainmise de leur part avec l'aide de la police. En aucun cas je n'y consentirai. Si je cède, ce sera par force.

Et le vieux Rocker demande :
- Mais qu'est-ce que la paroisse doit faire ?

Le pasteur dit :
- Une seule chose : le conseil presbytéral doit attester au nom de la paroisse que je suis votre pasteur légitime et que vous tenez absolument à ce que je prêche demain.
- Ce sera fait à l'instant, dit le vieux Rocker.
- Et puis, dit le pasteur, on ne devrait pas tout simplement se laisser arracher la clé de l'église. Il serait bon, à mon avis, que vous envoyiez une délégation en demander raison à Kohler.

Le vieux Rocker répond:
- Nous allons réfléchir.

Et puis, nous avons tendu la main au pasteur.
Tout d'abord, nous avons averti les autres conseillers presbytéraux et, au bout d'une heure, la déclaration que le pasteur avait demandée était dans sa main, avec toutes les signatures.
En attendant, le vieux Rocker et moi, nous avions pris la résolution d'aller tous les deux chez le maire et nous nous sommes mis en route.
En arrivant au magasin de bicyclettes de Kohler, nous n'avons trouvé que sa femme qui est venue à notre rencontre dans le corridor et qui nous a demandé sèchement ce que nous cherchions.
Quand nous avons dit que c'était le maire que nous cherchions, elle a dit :
- C'est samedi soir, il n'est plus visible.

Mais comme nous insistions, elle a grommelé :
- Mon mari est parti avec notre hôte et je ne sais pas quand ils reviendront.

Le même soir encore, nous avons raconté cela au pasteur. Tout de suite il a rédigé une protestation à l'adresse du maire, parce qu'il s'était emparé des clés de l'église sans la permission du pasteur et des conseillers presbytéraux.
Mais la nouvelle de ce qui s'était passé s'était vite, répandue dans le village et tous étaient très excités.

Le samedi soir, comme on sait, chacun balaie la route devant sa maison ; alors les gens, leurs balais à la main, ont formé des groupes et ont oublié leur travail. Les femmes, qui allaient chercher leurs gâteaux chez le boulanger, se sont mises à se lamenter et ont lancé cette nouvelle à la tête des hommes qui revenaient des champs et ceux-là ont arrêté leurs voitures pour écouter les discussions. Les conseillers municipaux sont venus en petits groupes chez moi et chez les autres conseillers presbytéraux. Ils voulaient savoir quelque chose de plus précis et tous étaient du même avis : que la paroisse devait faire quelque chose.
Et sans s'être entendus d'avance, comme si l'on avait tout préparé déjà depuis des semaines, on a vu en un instant ce qu'il fallait faire. Et cela aussi a fait le tour des maisons, mais pas un de ceux qui n'aimaient pas le pasteur n'en a rien su.

Quelques jeunes gens sont allés comme à une partie de plaisir, au crépuscule, vers le presbytère, armés de faux et de fourches et toute la nuit ils ont veillé pour que rien n'arrive au pasteur. Mais rien ne s'est produit de ce côté-là.
Puis dans l'obscurité, vers minuit, des formes sont sorties furtivement d'une maison et de l'autre et se sont glissées par différents chemins au cimetière qui entoure l'église. C'étaient dix ou quinze paysans qui regardaient avec précaution autour d'eux. Quand ils ont constaté que l'horizon était net et qu'il n'y avait personne près de l'église, ils ont forcé la porte de l'église ; deux ont pris position à la porte, les autres se sont assis, ratatinés, sur les bancs de l'église où ils sont restés sans bouger et tout s'est fait avec tant de précaution que personne, sauf les nôtres, ne s'en est aperçu.

Tôt le matin cependant, bien avant l'heure où le culte devait commencer, le village entier s'est mis en route. Tous ceux qui pouvaient sortir se sont préparés pour le culte et déjà une heure avant l'appel des cloches l'église était archi-pleine : sur la tribune et dans les allées, les gens se serraient et la femme du pasteur s'était déjà assise à l'orgue parce qu'on ne pouvait pas compter sur l'instituteur.
Un homme s'était caché près de la mairie pour nous avertir si quelque chose s'y montrait.
Le vieux Rocker s'est levé et il a dit :
- En attendant le pasteur nous allons chanter.

Et chaque fois il a indiqué le numéro dans le livre de cantiques.
La femme du pasteur accompagnait à l'orgue. Ces vieux chorals du temps de Luther nous ont rempli le coeur de joie ; on aurait dit que les paroles étaient écrites pour cette heure-là. Tous les cantiques où on prie que la parole de Dieu nous soit conservée, que nous soyons gardés de tomber dans des erreurs, que Dieu affermisse notre confiance dans la juste cause du Christ. Nous, cela nous l'avions appris comme catéchumènes, puis oublié et puis rappris pendant la lutte pour l'Eglise. Maintenant, ces cantiques exprimaient ce qu'il y avait dans nos coeurs.

Vous qui croyez en Jésus-Christ,
Donnez à Dieu l'honneur !
Par la puissance de l'Esprit,
Donnez à Dieu l'honneur !
Anéantissez les idoles,
N'aimez que Dieu et sa parole,
Donnez à Dieu l'honneur !

Nos pères, nous le sentions bien, avaient éprouvé la même chose, eux aussi s'étaient serrés autour de la Parole de Dieu pour qu'on ne la leur enlève pas, eux aussi avaient lancé dans leurs cantiques le défi aux ennemis de l'Évangile.

Tant de siècles sont passés depuis la Réforme, tant d'eau a coulé depuis dans le ruisseau du moulin, des épidémies et des guerres ont passé sur notre village, des choses nouvelles sont venues et beaucoup d'anciennes ont été oubliées, mais la Parole de Dieu n'était pas encore morte, tout au contraire, on voyait à présent de nouveau qu'elle était bien vivante.

Au milieu du chant, quelqu'un est venu dire au vieux Rocker que le maire avec une troupe de nazis et le jeune homme d'hier, qui avait mis la robe (c'était donc un pasteur chrétien-allemand), arrivaient par la rue d'en haut.

À l'instant, on est allé chercher notre pasteur et derrière lui on a fermé à clé la porte de la sacristie.
Il est tout de suite entré dans l'église et à son entrée, toute l'assemblée s'est levée.
Et juste au moment où le pasteur Grund, monté en chaire, invitait l'assemblée à s'asseoir et voulait commencer à parler, quelqu'un dehors secoue la porte de l'église en criant :
- Ouvrez !

Personne dans l'assemblée ne bouge. On secoue la porte avec plus de force et on hurle de nouveau
- Ouvrez !

Ils avaient probablement cru que nous ne pourrions pas entrer, parce qu'ils avaient en main les clés de l'église et ainsi ils avaient pris tout leur temps.
Alors, pendant qu'on faisait tout ce bruit, l'orgue a commencé à jouer et après un prélude très court l'assemblée a entonné :
C'est un rempart que notre Dieu !
Tout en chantant, nous nous sommes de nouveau levés et il y avait une telle émotion qu'on avait de la peine à ne pas éclater en larmes.

Jamais dans notre village il n'y avait eu une chose pareille : l'Évangile nous dressait tous sur nos jambes, pour une fois on ne se taisait pas, on s'opposait à la force, parce que la foi était devenue la chose la plus importante et que tous étaient unis pour rendre témoignage à l'Eglise.
Cela ne s'est pas non plus répété dans la suite. Plus d'un s'est écarté, cédant à la pression et à la contrainte. Mais, ce dimanche-là, tous ceux qui voulaient faire partie de l'Eglise étaient unis.

Puis le pasteur a parlé et pendant son sermon on a entendu à plusieurs reprises des voix au dehors et des coups contre la porte de l'église. On a aussi essayé d'entrer par la sacristie. Mais cela n'ayant pas réussi non plus, ils sont partis.

Le pasteur Grund a prêché sur le texte : « La parole de Dieu n'est pas liée ».
Il a dit :
« On a voulu empêcher, par les persécutions et la prison, les apôtres d'annoncer l'Évangile ; au cours de tous les siècles, les ennemis de l'Évangile ont toujours cru réduire le Christ au silence quand ils enchaînaient ses messagers.
« Mais la parole de Dieu n'est pas liée !
« Juste au moment où l'on enchaîne la parole divine et ses messagers, elle élève sa voix pour se faire entendre plus clairement.
« L'Eglise de Lindenkopf, elle aussi, a trouvé l'Évangile juste au moment où elle était persécutée et cela l'a réveillée.
« Ici en haut, d'où l'on voit tout le pays d'alentour, il y a une petite église, rien que des gens simples qui ne veulent pas abandonner leur foi au Christ. »

Il croyait qu'à présent on n'était pas loin de voir se réaliser cette parole de la Bible qu'une ville ou bien un village situés sur la montagne ne pouvaient pas rester cachés.
Et il a continué :
« Si les choses tournent tout à fait mal, si un jour vous croyez que tout est perdu, alors rappelez-vous ceci et retenez-le : que la Parole de Dieu n'est pas liée.
« Mais elle n'est pas liée non plus à des hommes !
« Et si pas un seul de nous ne tient ferme jusqu'à la fin - ce qui, je l'espère, n'arrivera pas - la Parole de Dieu peut se passer de nous. Elle se fait elle-même son chemin et elle demeurera éternellement, car c'est la Parole de Dieu ».

Cela nous a touchés jusqu'au fond du coeur. Et nous nous sommes bien souvenus de ce sermon dans la suite et nous ne l'oublierons pas de sitôt.
Quand nous sommes sortis de l'église, il n'y avait plus personne sur la place.
Mais le pasteur était à peine rentré chez lui que Kohler, le maire est venu, accompagné de ce même jeune homme dont j'ai déjà parlé à plusieurs reprises.
Alors il s'est démasqué : c'était un vicaire chrétien-allemand ; il a remis au pasteur une lettre de son évêque ; cette lettre disait que le pasteur Grund était mis à pied et que le vicaire (je ne me rappelle pas son nom) devait à l'avenir occuper le poste de pasteur de Lindenkopf.
Le vicaire a fait le fendant et le maire l'y poussait. Mais notre pasteur ne s'est pas laissé démonter et il a dit qu'il n'avait rien à faire avec l'évêque, que l'évêque n'avait rien à lui ordonner, qu'il était le pasteur consacré de Lindenkopf et qu'il resterait à sa place.
Sur ce, le maire s'est mis à tonner contre le pasteur on le mènerait rondement, il l'en prévenait et s'il faisait opposition, c'est au pouvoir de l'État qu'il aurait affaire et le pouvoir de l'État, c'était lui qui le détenait à Lindenkopf.
Le pasteur a répliqué que le maire pouvait faire ce qu'il prenait pour son devoir ; devant les juges on verrait bien lequel des deux avait raison.
- Devant les juges ? a repris le maire en tordant la bouche - ce qui voulait dire (et personne ne s'y trompait) que la justice n'avait plus grand'chose à dire.

On a causé pour et contre ; finalement, le pasteur a montré les signatures des conseillers presbytéraux et a observé que d'après la résolution de la paroisse il était le pasteur légitime du village.
Alors, le maire s'est mis tellement en colère que la femme du pasteur a passé la tête par la porte pour demander ce qui arrivait.
Là-dessus, le maire s'est modéré et puis s'est éloigné avec le vicaire.
En attendant, les nazis avaient fait mettre une nouvelle serrure à la porte de l'église et un poste pour la surveiller.

L'après-midi, on a entendu sonner les cloches, deux hommes du parti tiraient la corde et le vicaire en robe a traversé le village avec une escorte et a fait le culte. Mais la poignée de gens qui y assistaient avaient l'air d'être émiettés dans l'église.

Le nouveau pasteur s'est installé chez le maire, et comme l'église était maintenant occupée par les chrétiens-allemands, notre pasteur Grund a fait le culte en plein air, sur la ruine du château ; le village entier y accourait et nos chorals et sa voix claire retentissaient dans le pays.
Cela a duré quelques semaines.

Notre pasteur et l'Eglise ne cédaient pas et le vicaire se sentait de plus en plus gêné. Il avait probablement espéré pouvoir faire intervenir la police, mais l'État. semblait ne pas y faire attention. Ainsi, le maire ne pouvait pas s'en mêler : tout au contraire, avec les réunions en plein air et l'esprit d'union qui animait la paroisse, il se sentait mis encore plus à l'écart ; et comme tout le monde au village affectait d'ignorer le vicaire et que les gens du parti remarquaient que cette situation ne leur faisait que du tort, un beau jour le vicaire est parti à la faveur de la nuit. Il a disparu et plus jamais personne ne l'a vu.




Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant