Grâce aux annonces du haut de la
chaire, nous avons pris part, depuis ce
moment-là, à tous les
événements de la lutte pour
l'Eglise.
Nous voyions que l'Eglise se redressait,
qu'elle s'opposait aux chrétiens-allemands
par son courage à confesser sa foi et
qu'elle ne redoutait pas d'adresser des
protestations au Gouvernement, si la
vérité l'exigeait.
Nous entendions les messages des synodes. Le
pasteur nous expliquait tout et il nous montrait
que ces messages constituaient un fondement nouveau
pour une véritable Église.
Je n'ai pas besoin d'en parler davantage. La
plupart des choses se trouvaient déjà
dans les sermons et dans les études
bibliques du pasteur Grund.
Je ne suis pas pasteur, n'est-ce pas, et je
ne peux parler de ces choses-là que d'une
façon simplette. J'espère que tout de
même on comprendra de quoi il
s'agissait.
Au cours de cette lutte, on a
redécouvert ce que Luther
a donné à l'Eglise. Et on a
cherché dans la Bible les raisons pour
lesquelles on ne devait pas laisser
pénétrer ces nouvelles erreurs dans
l'Eglise.
Le pasteur nous a aussi passé,
à nous autres conseillers
presbytéraux, les feuilles de propagande
qu'il avait lues du haut de la chaire. Comme il les
expliquait toujours, nous sommes arrivés
à les comprendre.
Mais, comme je l'ai dit tout à
l'heure, je ne suis pas assez intelligent pour
répéter tout ça. Tous ceux qui
ont entendu parler de la lutte pour l'Eglise en
Allemagne savent à quoi s'en tenir. Et pour
ceux qui ne sont pas au courant, je vais essayer de
résumer en quelques mots la cause de cette
lutte : il s'agissait de décider si
l'Eglise voulait reconnaître dans le Christ
son Maître, ou si elle voulait admettre
encore d'autres maîtres.
Dans la suite, nous avons fait bien des
expériences, il est vrai :
l'État s'en prenait à l'Eglise avec
une violence toujours plus grande, les droits de
l'Eglise étaient de plus en plus
réduits, sous la pression de l'État
l'unité dans l'Eglise confessante
était menacée, l'État excitait
les différents groupes de notre
Église les uns contre les autres.
En fin de compte, tout avait l'air de tomber
en ruines.
Quelques-uns étaient
épuisés par la lutte, d'autres
découragés et on a souvent cru que
tout était perdu.
Mais nous n'avons pas le droit d'être
des gens de si petite foi et d'oublier que Dieu
continue d'avoir tout en ses mains.
Une fois, le pasteur a dit :
L'Eglise n'est pas une démonstration
de foules qui crient hourra ! l'Eglise est le
peuple des croyants et Dieu seul sait qui en fait
partie. Lui les a comptés, ils sont
dispersés dans tous les peuples et nous
pouvons être sûrs qu'ils
persévéreront et ne
disparaîtront pas.
« Il faudra peut-être que
l'Eglise connaisse des douleurs plus grandes. Il
faudra peut-être qu'elle soit passée au crible
jusqu'à ce qu'elle ait été
lâchée par tous ceux qui lui font
escorte et qui peut-être n'en font partie que
pour des raisons politiques, parce qu'ils croient
qu'ils pourront comme cela narguer
l'État.
« Mais ceci est
évident : la lutte pour l'Eglise n'a
pas été vaine. Il y a
déjà un résultat, c'est que
l'Eglise est revenue à elle-même et en
fin de compte il aura aussi de l'importance pour
l'Allemagne entière ce fait qu'au milieu de
notre peuple, l'Évangile ne s'est pas
complètement tu ».
Maintenant, je vais encore citer quelques
événements qui ont fait parmi nous
une impression toute particulière.
Un jour d'automne, on nous a annoncé
que les évêques du Würtemberg et
de Bavière étaient aux arrêts
dans leurs appartements et privés de toute
communication avec l'extérieur.
Cette nouvelle a parcouru l'Allemagne en
coup de vent et soulevé des nuages de
poussière. Partout l'Eglise confessante a
organisé des services. Alors les yeux de
plusieurs se sont ouverts pour la première
fois.
Lindenkopf n'est pas loin de la
Bavière et nous avons pu avoir des nouvelles
toutes fraîches venant tout droit de la
source. La poste, alors, était
déjà soumise à la censure et
bien des informations étaient
interceptées.
Mais ces particularités ne sont pas
à leur place ici.
Il y avait eu une descente de police au
conseil d'Eglise régional de Munich, comme
s'il s'agissait d'arrêter des criminels,
alors qu'officiellement on ne prétendait que
rétablir l'ordre dans l'Eglise.
Après une dispute violente, on avait
renvoyé les conseillers d'Eglise,
l'évêque en tête, bien entendu
et on les avait remplacés
par des commissaires chrétiens-allemands.
Mais à ce moment les paroisses ont
bougé. Des groupes de paysans de Franconie
sont allés chez le Statthalter de Munich et
ils ont frappé du poing sur la table de
cette manière grossière et
indépendante qui est celle de nos paysans.
Et c'étaient des Franconiens qui avaient
été les premiers à voter pour
Hitler. Dans les villes et la campagne de
Franconie, de Souabe et du Haut-Palatinat, les
églises se sont remplies. Les gens sont
accourus de loin en masse et quand on a
défendu à l'évêque de
Bavière d'assister au culte du dimanche, une
grande foule s'est réunie dans la cour
devant ses fenêtres et elle a chanté
des chorals.
C'était un véritable mouvement
populaire dont les remous se faisaient sentir aussi
chez nous.
Par l'exemple de ce coup de force en
Bavière et au Würtemberg, notre pasteur
nous a démontré que le droit dans
l'Eglise évangélique allemande
était détruit et que la vie
spirituelle de l'Eglise, elle aussi, était
ruinée par les chrétiens-allemands.
Puis il nous a annoncé qu'aussi
longtemps que les évêques seraient en
captivité, on ne sonnerait plus le dimanche
la cloche du « Notre
Père » en signe d'affliction.
On pourrait croire que ce n'est rien, si une
petite cloche ne tinte plus. Mais celui qui a
toujours vécu au village sait la sensation
que ça donne ; depuis des
générations, on est habitué
à cette sonnerie de cloches et si on ne
l'entend plus, cela fait un vide autour de nous, il
nous manque quelque chose ; c'est que depuis
l'enfance on a eu ce son dans l'oreille.
Et puis ceux qui sont obligés de
rester chez eux, à cause du travail à
l'étable et à la maison, ont
l'habitude d'écouter ces cloches et de dire
à voix basse le « Notre
Père » avec les autres.
Même une cloche peut nous parler.
Après le coup de force en
Bavière, il y a eu un synode de l'Eglise
confessante. On y a exposé au grand jour les
abus de pouvoir de l'évêque d'empire
et les atteintes à la liberté de
l'Eglise et l'on a pris des mesures exceptionnelles
pour le salut de l'Eglise.
Le synode déclarait que la
constitution de l'Eglise était
détruite, que les
chrétiens-allemands, par leurs
procédés, s'étaient
séparés de l'Eglise chrétienne
et qu'en conséquence l'Eglise confessante se
donnait à elle-même son propre
gouvernement, son gouvernement légitime.
Le dimanche après le synode,
c'était la fête de la
Réformation. Je dois parler de ce
dimanche en particulier, parce que le village en a
retenu un souvenir clair et parce que ça a
été un grand
événement.
Un jour gris de novembre. On sentait
déjà l'hiver. Les pommes de terre
étaient arrachées et, le matin, tout
était blanc de givre. Les feuilles
étaient presque entièrement
tombées, les jardins avec leurs
dernières tiges de choux avaient l'air
d'avoir été pillés.
L'église était pleine, on
sentait qu'il y avait quelque chose dans
l'air.
Notre pasteur a fait son sermon sur
l'importance de la Réforme. Il a
posé, la question : Qu'est-ce que la
Réforme a apporté ?
1. Elle nous a fait redécouvrir l'Écriture Sainte. Et nous ne permettons pas qu'on nous enlève de nouveau la Bible ou qu'on nous en détourne.
2. Elle nous a donné la clé de l'Écriture Sainte : la justification par la foi seule. Et nous protestons si on veut nous faire croire que nos oeuvres et nos succès, ou bien notre sang ou notre race, servent de justification devant Dieu.
3. Elle nous a apporté l'indépendance de la Parole de Dieu. Et nous n'admettons pas que la Parole de Dieu soit de nouveau liée à l'État ou à d'autres puissances temporelles.
Donc, une fois de plus, nous avions entendu, par
la bouche d'un homme, le message que des oreilles
humaines ne peuvent pas saisir. Et il fallait de
nouveau commencer la semaine, avec, comme
nourriture, ce morceau de pain spirituel qui devait
suffire huit jours ; mais ce n'était
jamais que la faim la plus pressante qui pouvait
être assouvie, c'était juste assez
pour ne pas faiblir.
Et puis, le pasteur s'est tenu auprès
de l'autel et nous avons attendu la liturgie
finale.
Mais il est resté longtemps sans rien
dire, ça nous étonnait et
d'inquiétude nous commencions
déjà à remuer un peu.
Alors le pasteur a dit :
« Vous voyez sur l'autel que tout
est prêt pour la Sainte Cène, puisque
c'est le dimanche de la Réformation et que
ce jour-là c'est l'habitude que tous ceux
qui le désirent s'approchent de la table du
Seigneur.
« Moi aussi, je vous invite
aujourd'hui de nouveau à la Sainte
Cène. Mais réfléchissons une
fois et demandons-nous pourquoi nous nous
rassemblons pour cela.
« Depuis les temps anciens, c'est
un bel usage dans notre village de
célébrer la Cène en signe de
solidarité avec toute la région.
« Tout s'est passé
jusqu'à présent d'après des
coutumes anciennes et nous ne voulons pas non plus
rompre avec elles. C'est pour quelque chose que
chacun vient en vêtements de
cérémonie et que les
différents âges prennent le sacrement
l'un après l'autre. C'est que cette
fête a entièrement
pénétré l'âme du peuple,
c'est que le peuple en fait sa propre fête,
c'est que le Christianisme est étroitement
lié à l'âme du peuple.
« Un tel village, surtout un tel
village fortifié comme Lindenkopf
l'était autrefois, c'était aussi une
commune unie pour se défendre, elle a
dû aussi faire corps dans bien des
calamités et, qu'elle l'ait fait sous le
signe du Christ, cela allait de soi bien souvent,
puisque nous autres Allemands nous étions un
peuple chrétien.
« Mais, aujourd'hui, nous vivons
dans d'autres temps. Aujourd'hui l'union du peuple
se fait sous un autre signe que celui du Christ.
Aujourd'hui, elle croit pouvoir se passer de
lui.
« Si nous nous rassemblons pour la
Sainte Cène uniquement pour affirmer que
nous sommes une union d'hommes du même
peuple, le véritable sens de la Cène
nous échapperait.
« L'union que crée la
Sainte Cène est encore plus profonde que
celle du peuple ; elle peut même, il
faut que je le dise ici en toute clarté,
dépasser les limites d'un peuple, car le
corps du Christ, c'est-à-dire des croyants,
embrasse des hommes de toutes les nations et de
tous les peuples.
« Dans l'épître aux
Romains, l'apôtre Paul parle du saint
baptême et dit : « Nous tous
qui sommes baptisés en Jésus-Christ,
nous sommes baptisés dans sa
mort. »
« Et dans la première
épître aux Corinthiens, l'apôtre
Paul parle de la Sainte Cène et dit :
« Toutes les fois que vous mangez de ce
pain et buvez de cette coupe, vous annoncez la mort
du Seigneur jusqu'à ce qu'il
vienne. »
« Nous ne nous unissons donc pas
dans la Sainte Cène pour la vie et la
prospérité terrestres de la
communauté du village, mais par la mort d'un
homme nous sommes unis les uns aux autres dans ce
pain et ce vin.
« Et je crois que pour notre
village est venue l'heure où nous devons
aussi confirmer par notre confession ce que nous
avons
vécu ensemble pendant les mois
passés.
« À chaque paroisse
évangélique d'Allemagne, on demande
aujourd'hui de se décider. Vous savez de
quoi il retourne. Vous avez pris part à
toutes ces luttes pour notre Église qui se
sont élevées sans qu'elle l'ait
voulu. Rangeons-nous donc aussi officiellement du
côté de la véritable
Église du Christ, pour démontrer
ainsi que nous refusons l'erreur.
« L'Eglise
évangélique confessante d'Allemagne
lance un appel à l'union. Elle vous adresse
les paroles suivantes... »
Alors, le pasteur nous a lu l'appel aux
paroisses dont le passage suivant nous a
particulièrement encouragés. Vous le
trouvez aussi dans la feuille imprimée que
voici :
« La véritable union de
l'Eglise évangélique allemande n'est
plus un rêve ; de nos jours elle se
réalise. Partout dans le pays allemand, tous
ceux qui veulent vraiment être
chrétiens et former une véritable
Église se sont levés. Avec toute la
ferveur de leurs coeurs ils soutiennent la lutte
pour l'Eglise. Ils lèvent des mains
suppliantes vers Dieu, le Seigneur, pour qu'il
sauve notre Église des grandes
misères qui l'ont frappée. La faim de
la Parole de Dieu s'est réveillée.
Les paroisses s'assemblent autour de la Parole de
Dieu et sont prêtes au service et au
sacrifice. Notre prière est
exaucée : la Parole de Dieu court parmi
nous, elle croît, elle est
prêchée avec joie comme il convient et
la communauté chrétienne en est
améliorée. Dieu a fait pour nous de
grandes choses. À lui la gloire et la
reconnaissance ! »
Nous étions si contents de cet appel.
Il contenait tant de bonnes choses, en plus du
passage que j'ai cité. Il y a une
année il nous aurait pris
complètement au dépourvu. Mais,
à présent, nous étions
vraiment dans l'Eglise. Et c'était aussi de
la reconnaissance qui nous remplissait, parce que
nous ne nous étions pas laissé entraîner sur une
fausse
route et nous avions aussi une confiance tranquille
dans le secours qui nous serait accordé
à l'avenir.
Le pasteur ne s'est pas borné
à faire une simple lecture de l'appel :
chaque mot avait du poids. On voyait comme le
pasteur vivait dans tout cela lui-même et
comme il était heureux de ce qu'il y avait
de nouveau dans l'Eglise une autorité
légitime sur laquelle il pouvait
s'appuyer.
Et quand il a eu fini de lire, il a
dit :
« Vous avez entendu tout cela. Et
maintenant, je vous invite à décider
si vous aussi, vous voulez être une paroisse
confessante, si vous aussi, vous voulez vous
décider pour l'Eglise du Christ. Que ceux
qui sont résolus à suivre cette voie,
restent ici, et par la Sainte Cène que nous
allons célébrer ensemble, chacun
confessera que nous voulons être des membres
fidèles de notre Église et que nous
voulons prier Dieu de nous y
aider. »
Alors, il y a eu un mouvement dans les
rangs. Jamais on n'avait fait comme ça appel
aux gens, pour qu'ils aient à se
décider eux-mêmes. Il était si
commode d'être assis dans les bancs de
l'église et de tout laisser passer sur soi,
sauf le cantique et les réponses de la
liturgie.
Mais à présent, l'Eglise les
avait pris tout entiers, ils ne pouvaient plus
rester neutres.
C'était un plaisir de voir comme la
paroisse l'avait compris. On lisait ça sur
les figures. Pour qui connaît son Lindenkopf,
tout se voit sur les visages : si quelque
chose les travaille ou les secoue, ou bien si ce
qu'on leur dit ne les touche pas.
Quand notre pasteur a demandé que
seuls restent assis ceux qui voulaient entrer
complètement dans l'Eglise confessante, plus
personne n'a bougé.
Et c'est seulement quand le pasteur a
répété que nul n'était
forcé de rester et que si l'un ou l'autre ne restait
pas, personne ne lui
en
voudrait, mais que celui qui participait à
la cérémonie, confessait ainsi sa
foi, c'est alors seulement qu'il est sorti à
peu près dix personnes, leurs noms importent
peu. Mais voilà que l'instituteur descend de
l'orgue et déclare au pasteur que ce qui
allait suivre ne faisait plus partie de son devoir
d'organiste et que par conséquent cela ne le
regardait plus ; et il s'en va.
Et le pasteur a encore dit ceci :
« Pendant que nous chantons, je fais
circuler une liste. Que ceux qui ont le courage de
rendre officiellement témoignage à
leur Église signent ici. Mais là non
plus personne n'est contraint. Je ne veux que des
signatures volontaires. Les autres peuvent passer
la feuille au voisin sans rien
dire. »
Sur cette feuille on lisait :
« Nous soussignés
déclarons ici que nous reconnaissons comme
légitime « la Direction provisoire
de l'Eglise évangélique
allemande » qui a été
instituée par l'Eglise confessante. Nous
nous inscrivons donc comme membres de l'Eglise
confessante ».
Une cérémonie comme je n'en
avais jamais vu. On était comme des
frères et soeurs serrés les uns
contre les autres autour du poêle
familial.
Tout ce qu'il y avait comme divergences
d'opinions dans le village avait été
emporté par le vent. Il a dû en
être ainsi dans l'ancienne
Église : les cloisons entre les hommes
étaient enlevées, puisque Dieu
s'installait au milieu de nous.
Cela s'entendait déjà dans le
chant. Le choral était tout changé,
il résonnait pleinement et avec joie
malgré le silence de l'orgue. Et puis, le
pasteur a béni le vin et le pain, et s'est
fait servir le premier le sacrement par le vieux
Rocker.
Alors les groupes se sont approchés
de l'autel, d'abord les hommes, puis les femmes,
d'après l'âge, comme c'est l'habitude.
Ainsi tous ont reçu le corps et le
sang du Seigneur et c'était le silence dans
l'église. Ça et là, on
entendait quelqu'un se moucher et on voyait des
larmes dans les yeux de quelques-uns.
Tout de suite après le culte et
pendant toute l'après-midi du dimanche,
presque tous les adultes du village qui n'avaient
pas été le matin à
l'église sont venus au presbytère
pour inscrire leur nom sur la liste. Très
peu se sont tenus à l'écart.
Dans le village entier, c'était
l'atmosphère d'une noce à laquelle
tout le monde aurait été
convié.
On se saluait tout autrement que
d'ordinaire, on se rendait visite dans les maisons.
C'était une union telle qu'elle ne peut pas
se constituer par la chair et le sang. Elle ne
s'était pas faite non plus avec des drapeaux
et des discours à la T. S. F., mais
c'était un cadeau venu d'un autre monde.
Et elle a porté des fruits
jusqu'à cette heure.
Le soir, le pasteur Grund est allé
à la ville pour donner la liste au
comité fraternel et il a passé la
nuit là-bas, parce que, lundi matin, il
avait une réunion.
Le lundi, de très bonne heure,
Kohler, le maire, est venu avec un gendarme au
presbytère et il a demandé à
parler au pasteur.
La femme du pasteur a dit : Mon mari
est en voyage. Où est-ce qu'il est
allé ?
C'est ce que le maire voulait savoir. Mais
elle a répondu :
- J'ai bien le droit de ne pas donner des
renseignements là-dessus.
Le maire a insisté :
- Alors, je veux avoir la liste qui a
circulé hier à l'église.
- Ce ne sont que des affaires
d'Eglise ; vous n'avez pas le droit de vous en
mêler.
Et elle lui a fermé la porte au nez.
Jusqu'à ce temps-là, le Kohler
s'était contenu. Ce n'est que de temps en
temps, dans le conseil municipal ou aux
réunions du parti, qu'il avait fait voir sa
fureur et essayé de monter le village contre
le pasteur.
Mais, dès maintenant, il a
commencé la lutte ouverte.
À l'occasion d'un appel des chemises
brunes, il a déclaré qu'on devrait
emprisonner le pasteur, parce qu'il s'opposait
à l'État et à
l'autorité de son Église.
Puis, à chaque occasion, dans toutes
les réunions, aux fêtes nationales
où le village entier participait, on a dit
du mal de notre pasteur.
On a aussi parlé contre l'Eglise
confessante, toujours avec les mêmes
clichés, qu'elle soutenait chez nous la
réaction, qu'elle faisait cause commune avec
les Juifs.
Le maire envoyait à
l'évêque chrétien-allemand
toutes les paroles du pasteur, en les
dénaturant le plus souvent.
Et puis, l'instituteur a commencé
ouvertement en classe à bourrer le
crâne des enfants avec des erreurs
chrétiennes-allemandes.
Ceux qui passaient devant l'école au
moment de la classe de religion pouvaient entendre
la phrase suivante prononcée en choeur par
les écoliers :
« Avec Hitler, les temps sont
accomplis pour le peuple allemand ; car avec
Hitler, le Christ, notre Dieu Sauveur et
Rédempteur, est devenu puissant parmi
nous. »
C'est une des thèses des
chrétiens-allemands.
Nous avons même entendu dire que
ça et là, dans leurs églises,
les chrétiens-allemands mettaient des
portraits de Hitler sur l'autel.
Quel manque de bon sens ! Comment
peut-on rendre des honneurs divins à un
homme, même si c'est un homme d'État
très important ?
Ici, ça été le fait
d'un instituteur qui ne savait sans doute pas au
juste quel mal il préparait, un homme qui ne
croyait pas et qui,
pour
cela, répétait comme un perroquet ce
que d'autres disaient.
Tout de même, les gens parmi nous qui
réfléchissaient prenaient en horreur
tous ces grands mots officiels à la gloire
de ce seul homme ; cela se faisait sur l'ordre
du ministère de la propagande et cela
prenait un ton de vantardise de plus en plus
exagéré et beaucoup s'en grisaient.
Mais quelques-uns hochaient la tête.
C'est à cette époque-là
que le pasteur Grund est venu parfois me voir dans
la soirée.
Il cherchait un homme à qui il
pourrait parler ; tout de même, il est
resté souvent silencieux à
côté de moi, sur le banc devant la
maison.
Nous sentions tous deux que quelque chose
que nous avions aimé se perdait dans notre
pays. Un je ne sais quoi fait de simplicité
et de patience que le peuple avait retenu
jusque-là commençait à
s'effriter, et à sa place, quelque chose qui
nous était étranger et qui nous
causait des soucis entrait dans les âmes, un
caractère bruyant, vantard, brutal.
Je me demande si cela a toujours
été au fond de notre peuple sans que
nous nous en doutions ?
Là où on sait qu'au-dessus de
nous il y a Dieu le Père et le Juge, on se
rend compte de l'impuissance humaine, on
reconnaît que la présomption et la
déification des hommes n'ont aucune valeur.
Autrement, nous sommes pareils aux enfants qui
croient que le monde est leur joujou qu'ils peuvent
traiter comme bon leur semble.
Et si l'on craint Dieu, on sait
également qu'il faut se justifier devant
lui, qu'il y a quelqu'un au-dessus de nous à
qui nous avons à rendre compte.
Mais si l'on fait d'un homme un dieu,
celui-ci veut aussi fixer ce qui est juste et
injuste ; ainsi, on a dit d'Hitler que seule
sa volonté importait, bien plus, qu'on
devait lui obéir sans réserve, sans
même tenir compte des commandements de Dieu.
Ce qu'on trouvait jusqu'alors dans le
peuple, c'était une certaine modestie, un
travail tranquille et courageux, chacun dans le
petit espace qui lui était donné.
Là, nul ne se faisait une haute idée
de soi-même, chacun connaissait les limites
de sa force et tâchait de rester
honnête.
Cela entretenait dans le peuple une sorte de
piété, même chez ceux qui ne
voulaient plus de l'Eglise ; c'était
encore un héritage du temps où les
ancêtres déchiraient leur chemise pour
offrir leur poitrine aux coups et où ils
préféraient se laisser tuer ou
chasser de leur pays plutôt que de trahir
l'Évangile. Un peu de cela vivait encore en
Allemagne, cela avait donné son
caractère à notre peuple.
Mais maintenant on l'arrachait de son coeur
et on encourageait la foule à regarder
justement la simplicité et la modestie comme
mauvaises et viles, comme une stupidité, qui
l'empêchait de s'élever.
Et puis ceci : tout ce qu'on avait fait
et réussi, pendant les années
précédentes, ne valait plus rien.
Mais ce qu'on faisait et ce qu'on offrait
maintenant, c'était la plus grande, la plus
belle, la meilleure, la plus splendide des affaires
du monde ; on n'avait cure de choses plus
modestes.
Les têtes devaient vraiment fumer
d'orgueil et celui qui avait encore de
légers doutes finissait fatalement par
être emporté dans le tourbillon
général, puisqu'on le lui criait aux
oreilles heure par heure.
Notre peuple a beaucoup souffert depuis la
guerre. Nous nous sommes demandé si toutes
ces peines et ces agitations l'avaient rendu
malade.
Mais, d'autre part, nous l'avons vu dans
notre village, il y avait encore des oreilles qui
écoutaient l'Évangile, ce qui voulait
dire que Dieu n'avait pas encore abandonné
le peuple, que Dieu lui donnait encore un
délai.
Nos pensées tournaient souvent autour
de cette parole de la
Bible : « Que servirait-il à
un homme de gagner le monde entier, s'il perdait
son âme ? »
Le pasteur m'a dit :
« Je ne sais pas combien de temps
m'est encore donné. Toi aussi, tu sens la
corde nous serrer de plus en plus le cou. Si l'on
veut conquérir le monde entier, il faut se
débarrasser d'un homme aussi ennuyeux que
moi, un homme qui met toujours en garde contre ce
qui ruine les âmes.
« Mais j'ai le devoir de ne pas me
taire.
« Et si peut-être un jour je
ne suis plus ici, vous ne devez non plus vous
taire. Et si vous n'avez plus le droit de parler,
vous devez chanter, et si vous n'avez plus le droit
de chanter, vous devez rendre témoignage par
votre silence.
« Il faut rendre
témoignage, personne ne peut nous en
dispenser ».
Et puis, le pasteur Grund a discuté
avec moi quelques sermons. Il voulait savoir si
tout le monde pouvait les comprendre, s'il n'avait
pas, par crainte de l'État, supprimé
certaines choses, s'il avait été
franc.
Mais ce qu'il disait du haut de la chaire
était toujours modéré et
tranquille, tout en étant toujours
très clair.
Il réfutait par la Bible tous les
reproches du maire et du parti. C'est ce qui les a
peut-être rendus d'autant plus furieux. Ils
auraient préféré de beaucoup
le voir devenir agressif lui aussi, pour lui porter
un coup. Mais le pasteur ne se laissait pas
toucher.
Et, parfois, ça ne lui était
pas facile.
Tout le temps, le presbytère
était surveillé. On observait qui
venait et qui s'en allait, ce qu'on y apportait et
ce qu'on en sortait, quand le pasteur allait en
voyage et quand il rentrait.
Lorsqu'il passait dans le village, les nazis
lui tournaient le dos ou le regardaient avec de
grands yeux, mais ne le saluaient pas.
On essayait de surprendre si, une fois, il
ne ferait pas, le bras levé, le
« salut allemand », ce qui
passe pour de la rébellion : celui qui
ne s'y soumet pas est considéré comme
ennemi de l'État.
Mais s'il rencontrait une petite vieille, si
un enfant lui tendait la main, il disait toujours
en toute tranquillité :
« Bonjour », et il ne se
soumettait que dans les cas tout à fait
officiels, où l'État pouvait
l'exiger.
Le maire et l'instituteur ont aussi
essayé de monter les
catéchumènes contre le pasteur et il
y a même eu des gamins qui ont fait les
impertinents, jusqu'au jour où quelques
gifles administrées par les parents ont
rétabli d'ordre.
Une nuit, on a cassé les vitres du
presbytère, mais heureusement personne n'a
été atteint.
Et deux fois, on a perquisitionné
chez le pasteur.
Pour cela, on ne s'est pas servi du gendarme
du village, qui était un homme calme et qui
aurait été trop doux, mais le maire
avait fait venir la police politique de la ville et
les deux fois, ce sont deux jeunes gaillards,
nouvellement dressés par le parti, qui sont
venus. Ils étaient brusques et raides et ils
ont fouillé la maison de fond en comble. Ils
ont ouvert toutes les armoires et tous les tiroirs,
ils ont fourgonné dans le bureau du pasteur
et répandu le contenu sur le plancher.
À la fin, l'intérieur de la maison
était comme après une attaque
aérienne.
Mais personne n'a su ce que la police avait
cherché. Finalement, elle n'a emporté
que deux livres du cabinet de travail.
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