Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VIII

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Grâce aux annonces du haut de la chaire, nous avons pris part, depuis ce moment-là, à tous les événements de la lutte pour l'Eglise.
Nous voyions que l'Eglise se redressait, qu'elle s'opposait aux chrétiens-allemands par son courage à confesser sa foi et qu'elle ne redoutait pas d'adresser des protestations au Gouvernement, si la vérité l'exigeait.
Nous entendions les messages des synodes. Le pasteur nous expliquait tout et il nous montrait que ces messages constituaient un fondement nouveau pour une véritable Église.

Je n'ai pas besoin d'en parler davantage. La plupart des choses se trouvaient déjà dans les sermons et dans les études bibliques du pasteur Grund.
Je ne suis pas pasteur, n'est-ce pas, et je ne peux parler de ces choses-là que d'une façon simplette. J'espère que tout de même on comprendra de quoi il s'agissait.

Au cours de cette lutte, on a redécouvert ce que Luther a donné à l'Eglise. Et on a cherché dans la Bible les raisons pour lesquelles on ne devait pas laisser pénétrer ces nouvelles erreurs dans l'Eglise.

Le pasteur nous a aussi passé, à nous autres conseillers presbytéraux, les feuilles de propagande qu'il avait lues du haut de la chaire. Comme il les expliquait toujours, nous sommes arrivés à les comprendre.
Mais, comme je l'ai dit tout à l'heure, je ne suis pas assez intelligent pour répéter tout ça. Tous ceux qui ont entendu parler de la lutte pour l'Eglise en Allemagne savent à quoi s'en tenir. Et pour ceux qui ne sont pas au courant, je vais essayer de résumer en quelques mots la cause de cette lutte : il s'agissait de décider si l'Eglise voulait reconnaître dans le Christ son Maître, ou si elle voulait admettre encore d'autres maîtres.

Dans la suite, nous avons fait bien des expériences, il est vrai : l'État s'en prenait à l'Eglise avec une violence toujours plus grande, les droits de l'Eglise étaient de plus en plus réduits, sous la pression de l'État l'unité dans l'Eglise confessante était menacée, l'État excitait les différents groupes de notre Église les uns contre les autres.
En fin de compte, tout avait l'air de tomber en ruines.

Quelques-uns étaient épuisés par la lutte, d'autres découragés et on a souvent cru que tout était perdu.
Mais nous n'avons pas le droit d'être des gens de si petite foi et d'oublier que Dieu continue d'avoir tout en ses mains.

Une fois, le pasteur a dit :
L'Eglise n'est pas une démonstration de foules qui crient hourra ! l'Eglise est le peuple des croyants et Dieu seul sait qui en fait partie. Lui les a comptés, ils sont dispersés dans tous les peuples et nous pouvons être sûrs qu'ils persévéreront et ne disparaîtront pas.
« Il faudra peut-être que l'Eglise connaisse des douleurs plus grandes. Il faudra peut-être qu'elle soit passée au crible jusqu'à ce qu'elle ait été lâchée par tous ceux qui lui font escorte et qui peut-être n'en font partie que pour des raisons politiques, parce qu'ils croient qu'ils pourront comme cela narguer l'État.
« Mais ceci est évident : la lutte pour l'Eglise n'a pas été vaine. Il y a déjà un résultat, c'est que l'Eglise est revenue à elle-même et en fin de compte il aura aussi de l'importance pour l'Allemagne entière ce fait qu'au milieu de notre peuple, l'Évangile ne s'est pas complètement tu ».

Maintenant, je vais encore citer quelques événements qui ont fait parmi nous une impression toute particulière.
Un jour d'automne, on nous a annoncé que les évêques du Würtemberg et de Bavière étaient aux arrêts dans leurs appartements et privés de toute communication avec l'extérieur.
Cette nouvelle a parcouru l'Allemagne en coup de vent et soulevé des nuages de poussière. Partout l'Eglise confessante a organisé des services. Alors les yeux de plusieurs se sont ouverts pour la première fois.

Lindenkopf n'est pas loin de la Bavière et nous avons pu avoir des nouvelles toutes fraîches venant tout droit de la source. La poste, alors, était déjà soumise à la censure et bien des informations étaient interceptées.
Mais ces particularités ne sont pas à leur place ici.
Il y avait eu une descente de police au conseil d'Eglise régional de Munich, comme s'il s'agissait d'arrêter des criminels, alors qu'officiellement on ne prétendait que rétablir l'ordre dans l'Eglise.

Après une dispute violente, on avait renvoyé les conseillers d'Eglise, l'évêque en tête, bien entendu et on les avait remplacés par des commissaires chrétiens-allemands.
Mais à ce moment les paroisses ont bougé. Des groupes de paysans de Franconie sont allés chez le Statthalter de Munich et ils ont frappé du poing sur la table de cette manière grossière et indépendante qui est celle de nos paysans. Et c'étaient des Franconiens qui avaient été les premiers à voter pour Hitler. Dans les villes et la campagne de Franconie, de Souabe et du Haut-Palatinat, les églises se sont remplies. Les gens sont accourus de loin en masse et quand on a défendu à l'évêque de Bavière d'assister au culte du dimanche, une grande foule s'est réunie dans la cour devant ses fenêtres et elle a chanté des chorals.
C'était un véritable mouvement populaire dont les remous se faisaient sentir aussi chez nous.

Par l'exemple de ce coup de force en Bavière et au Würtemberg, notre pasteur nous a démontré que le droit dans l'Eglise évangélique allemande était détruit et que la vie spirituelle de l'Eglise, elle aussi, était ruinée par les chrétiens-allemands.
Puis il nous a annoncé qu'aussi longtemps que les évêques seraient en captivité, on ne sonnerait plus le dimanche la cloche du « Notre Père » en signe d'affliction.

On pourrait croire que ce n'est rien, si une petite cloche ne tinte plus. Mais celui qui a toujours vécu au village sait la sensation que ça donne ; depuis des générations, on est habitué à cette sonnerie de cloches et si on ne l'entend plus, cela fait un vide autour de nous, il nous manque quelque chose ; c'est que depuis l'enfance on a eu ce son dans l'oreille.
Et puis ceux qui sont obligés de rester chez eux, à cause du travail à l'étable et à la maison, ont l'habitude d'écouter ces cloches et de dire à voix basse le « Notre Père » avec les autres.
Même une cloche peut nous parler.

Après le coup de force en Bavière, il y a eu un synode de l'Eglise confessante. On y a exposé au grand jour les abus de pouvoir de l'évêque d'empire et les atteintes à la liberté de l'Eglise et l'on a pris des mesures exceptionnelles pour le salut de l'Eglise.
Le synode déclarait que la constitution de l'Eglise était détruite, que les chrétiens-allemands, par leurs procédés, s'étaient séparés de l'Eglise chrétienne et qu'en conséquence l'Eglise confessante se donnait à elle-même son propre gouvernement, son gouvernement légitime.




Le dimanche après le synode, c'était la fête de la Réformation. Je dois parler de ce dimanche en particulier, parce que le village en a retenu un souvenir clair et parce que ça a été un grand événement.

Un jour gris de novembre. On sentait déjà l'hiver. Les pommes de terre étaient arrachées et, le matin, tout était blanc de givre. Les feuilles étaient presque entièrement tombées, les jardins avec leurs dernières tiges de choux avaient l'air d'avoir été pillés.
L'église était pleine, on sentait qu'il y avait quelque chose dans l'air.
Notre pasteur a fait son sermon sur l'importance de la Réforme. Il a posé, la question : Qu'est-ce que la Réforme a apporté ?

1. Elle nous a fait redécouvrir l'Écriture Sainte. Et nous ne permettons pas qu'on nous enlève de nouveau la Bible ou qu'on nous en détourne.

2. Elle nous a donné la clé de l'Écriture Sainte : la justification par la foi seule. Et nous protestons si on veut nous faire croire que nos oeuvres et nos succès, ou bien notre sang ou notre race, servent de justification devant Dieu.

3. Elle nous a apporté l'indépendance de la Parole de Dieu. Et nous n'admettons pas que la Parole de Dieu soit de nouveau liée à l'État ou à d'autres puissances temporelles.

Donc, une fois de plus, nous avions entendu, par la bouche d'un homme, le message que des oreilles humaines ne peuvent pas saisir. Et il fallait de nouveau commencer la semaine, avec, comme nourriture, ce morceau de pain spirituel qui devait suffire huit jours ; mais ce n'était jamais que la faim la plus pressante qui pouvait être assouvie, c'était juste assez pour ne pas faiblir.

Et puis, le pasteur s'est tenu auprès de l'autel et nous avons attendu la liturgie finale.
Mais il est resté longtemps sans rien dire, ça nous étonnait et d'inquiétude nous commencions déjà à remuer un peu.
Alors le pasteur a dit :
« Vous voyez sur l'autel que tout est prêt pour la Sainte Cène, puisque c'est le dimanche de la Réformation et que ce jour-là c'est l'habitude que tous ceux qui le désirent s'approchent de la table du Seigneur.
« Moi aussi, je vous invite aujourd'hui de nouveau à la Sainte Cène. Mais réfléchissons une fois et demandons-nous pourquoi nous nous rassemblons pour cela.
« Depuis les temps anciens, c'est un bel usage dans notre village de célébrer la Cène en signe de solidarité avec toute la région.

« Tout s'est passé jusqu'à présent d'après des coutumes anciennes et nous ne voulons pas non plus rompre avec elles. C'est pour quelque chose que chacun vient en vêtements de cérémonie et que les différents âges prennent le sacrement l'un après l'autre. C'est que cette fête a entièrement pénétré l'âme du peuple, c'est que le peuple en fait sa propre fête, c'est que le Christianisme est étroitement lié à l'âme du peuple.
« Un tel village, surtout un tel village fortifié comme Lindenkopf l'était autrefois, c'était aussi une commune unie pour se défendre, elle a dû aussi faire corps dans bien des calamités et, qu'elle l'ait fait sous le signe du Christ, cela allait de soi bien souvent, puisque nous autres Allemands nous étions un peuple chrétien.
« Mais, aujourd'hui, nous vivons dans d'autres temps. Aujourd'hui l'union du peuple se fait sous un autre signe que celui du Christ. Aujourd'hui, elle croit pouvoir se passer de lui.

« Si nous nous rassemblons pour la Sainte Cène uniquement pour affirmer que nous sommes une union d'hommes du même peuple, le véritable sens de la Cène nous échapperait.
« L'union que crée la Sainte Cène est encore plus profonde que celle du peuple ; elle peut même, il faut que je le dise ici en toute clarté, dépasser les limites d'un peuple, car le corps du Christ, c'est-à-dire des croyants, embrasse des hommes de toutes les nations et de tous les peuples.
« Dans l'épître aux Romains, l'apôtre Paul parle du saint baptême et dit : « Nous tous qui sommes baptisés en Jésus-Christ, nous sommes baptisés dans sa mort. »
« Et dans la première épître aux Corinthiens, l'apôtre Paul parle de la Sainte Cène et dit : « Toutes les fois que vous mangez de ce pain et buvez de cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne. »
« Nous ne nous unissons donc pas dans la Sainte Cène pour la vie et la prospérité terrestres de la communauté du village, mais par la mort d'un homme nous sommes unis les uns aux autres dans ce pain et ce vin.
« Et je crois que pour notre village est venue l'heure où nous devons aussi confirmer par notre confession ce que nous avons vécu ensemble pendant les mois passés.

« À chaque paroisse évangélique d'Allemagne, on demande aujourd'hui de se décider. Vous savez de quoi il retourne. Vous avez pris part à toutes ces luttes pour notre Église qui se sont élevées sans qu'elle l'ait voulu. Rangeons-nous donc aussi officiellement du côté de la véritable Église du Christ, pour démontrer ainsi que nous refusons l'erreur.
« L'Eglise évangélique confessante d'Allemagne lance un appel à l'union. Elle vous adresse les paroles suivantes... »

Alors, le pasteur nous a lu l'appel aux paroisses dont le passage suivant nous a particulièrement encouragés. Vous le trouvez aussi dans la feuille imprimée que voici :
« La véritable union de l'Eglise évangélique allemande n'est plus un rêve ; de nos jours elle se réalise. Partout dans le pays allemand, tous ceux qui veulent vraiment être chrétiens et former une véritable Église se sont levés. Avec toute la ferveur de leurs coeurs ils soutiennent la lutte pour l'Eglise. Ils lèvent des mains suppliantes vers Dieu, le Seigneur, pour qu'il sauve notre Église des grandes misères qui l'ont frappée. La faim de la Parole de Dieu s'est réveillée. Les paroisses s'assemblent autour de la Parole de Dieu et sont prêtes au service et au sacrifice. Notre prière est exaucée : la Parole de Dieu court parmi nous, elle croît, elle est prêchée avec joie comme il convient et la communauté chrétienne en est améliorée. Dieu a fait pour nous de grandes choses. À lui la gloire et la reconnaissance ! »

Nous étions si contents de cet appel. Il contenait tant de bonnes choses, en plus du passage que j'ai cité. Il y a une année il nous aurait pris complètement au dépourvu. Mais, à présent, nous étions vraiment dans l'Eglise. Et c'était aussi de la reconnaissance qui nous remplissait, parce que nous ne nous étions pas laissé entraîner sur une fausse route et nous avions aussi une confiance tranquille dans le secours qui nous serait accordé à l'avenir.

Le pasteur ne s'est pas borné à faire une simple lecture de l'appel : chaque mot avait du poids. On voyait comme le pasteur vivait dans tout cela lui-même et comme il était heureux de ce qu'il y avait de nouveau dans l'Eglise une autorité légitime sur laquelle il pouvait s'appuyer.

Et quand il a eu fini de lire, il a dit :
« Vous avez entendu tout cela. Et maintenant, je vous invite à décider si vous aussi, vous voulez être une paroisse confessante, si vous aussi, vous voulez vous décider pour l'Eglise du Christ. Que ceux qui sont résolus à suivre cette voie, restent ici, et par la Sainte Cène que nous allons célébrer ensemble, chacun confessera que nous voulons être des membres fidèles de notre Église et que nous voulons prier Dieu de nous y aider. »

Alors, il y a eu un mouvement dans les rangs. Jamais on n'avait fait comme ça appel aux gens, pour qu'ils aient à se décider eux-mêmes. Il était si commode d'être assis dans les bancs de l'église et de tout laisser passer sur soi, sauf le cantique et les réponses de la liturgie.
Mais à présent, l'Eglise les avait pris tout entiers, ils ne pouvaient plus rester neutres.
C'était un plaisir de voir comme la paroisse l'avait compris. On lisait ça sur les figures. Pour qui connaît son Lindenkopf, tout se voit sur les visages : si quelque chose les travaille ou les secoue, ou bien si ce qu'on leur dit ne les touche pas.

Quand notre pasteur a demandé que seuls restent assis ceux qui voulaient entrer complètement dans l'Eglise confessante, plus personne n'a bougé.
Et c'est seulement quand le pasteur a répété que nul n'était forcé de rester et que si l'un ou l'autre ne restait pas, personne ne lui en voudrait, mais que celui qui participait à la cérémonie, confessait ainsi sa foi, c'est alors seulement qu'il est sorti à peu près dix personnes, leurs noms importent peu. Mais voilà que l'instituteur descend de l'orgue et déclare au pasteur que ce qui allait suivre ne faisait plus partie de son devoir d'organiste et que par conséquent cela ne le regardait plus ; et il s'en va.

Et le pasteur a encore dit ceci : « Pendant que nous chantons, je fais circuler une liste. Que ceux qui ont le courage de rendre officiellement témoignage à leur Église signent ici. Mais là non plus personne n'est contraint. Je ne veux que des signatures volontaires. Les autres peuvent passer la feuille au voisin sans rien dire. »

Sur cette feuille on lisait :
« Nous soussignés déclarons ici que nous reconnaissons comme légitime « la Direction provisoire de l'Eglise évangélique allemande » qui a été instituée par l'Eglise confessante. Nous nous inscrivons donc comme membres de l'Eglise confessante ».

Une cérémonie comme je n'en avais jamais vu. On était comme des frères et soeurs serrés les uns contre les autres autour du poêle familial.
Tout ce qu'il y avait comme divergences d'opinions dans le village avait été emporté par le vent. Il a dû en être ainsi dans l'ancienne Église : les cloisons entre les hommes étaient enlevées, puisque Dieu s'installait au milieu de nous.
Cela s'entendait déjà dans le chant. Le choral était tout changé, il résonnait pleinement et avec joie malgré le silence de l'orgue. Et puis, le pasteur a béni le vin et le pain, et s'est fait servir le premier le sacrement par le vieux Rocker.

Alors les groupes se sont approchés de l'autel, d'abord les hommes, puis les femmes, d'après l'âge, comme c'est l'habitude.
Ainsi tous ont reçu le corps et le sang du Seigneur et c'était le silence dans l'église. Ça et là, on entendait quelqu'un se moucher et on voyait des larmes dans les yeux de quelques-uns.

Tout de suite après le culte et pendant toute l'après-midi du dimanche, presque tous les adultes du village qui n'avaient pas été le matin à l'église sont venus au presbytère pour inscrire leur nom sur la liste. Très peu se sont tenus à l'écart.

Dans le village entier, c'était l'atmosphère d'une noce à laquelle tout le monde aurait été convié.
On se saluait tout autrement que d'ordinaire, on se rendait visite dans les maisons. C'était une union telle qu'elle ne peut pas se constituer par la chair et le sang. Elle ne s'était pas faite non plus avec des drapeaux et des discours à la T. S. F., mais c'était un cadeau venu d'un autre monde.
Et elle a porté des fruits jusqu'à cette heure.

Le soir, le pasteur Grund est allé à la ville pour donner la liste au comité fraternel et il a passé la nuit là-bas, parce que, lundi matin, il avait une réunion.

Le lundi, de très bonne heure, Kohler, le maire, est venu avec un gendarme au presbytère et il a demandé à parler au pasteur.
La femme du pasteur a dit : Mon mari est en voyage. Où est-ce qu'il est allé ?
C'est ce que le maire voulait savoir. Mais elle a répondu :
- J'ai bien le droit de ne pas donner des renseignements là-dessus.

Le maire a insisté :
- Alors, je veux avoir la liste qui a circulé hier à l'église.
- Ce ne sont que des affaires d'Eglise ; vous n'avez pas le droit de vous en mêler.

Et elle lui a fermé la porte au nez.

Jusqu'à ce temps-là, le Kohler s'était contenu. Ce n'est que de temps en temps, dans le conseil municipal ou aux réunions du parti, qu'il avait fait voir sa fureur et essayé de monter le village contre le pasteur.
Mais, dès maintenant, il a commencé la lutte ouverte.
À l'occasion d'un appel des chemises brunes, il a déclaré qu'on devrait emprisonner le pasteur, parce qu'il s'opposait à l'État et à l'autorité de son Église.
Puis, à chaque occasion, dans toutes les réunions, aux fêtes nationales où le village entier participait, on a dit du mal de notre pasteur.
On a aussi parlé contre l'Eglise confessante, toujours avec les mêmes clichés, qu'elle soutenait chez nous la réaction, qu'elle faisait cause commune avec les Juifs.
Le maire envoyait à l'évêque chrétien-allemand toutes les paroles du pasteur, en les dénaturant le plus souvent.
Et puis, l'instituteur a commencé ouvertement en classe à bourrer le crâne des enfants avec des erreurs chrétiennes-allemandes.
Ceux qui passaient devant l'école au moment de la classe de religion pouvaient entendre la phrase suivante prononcée en choeur par les écoliers :
« Avec Hitler, les temps sont accomplis pour le peuple allemand ; car avec Hitler, le Christ, notre Dieu Sauveur et Rédempteur, est devenu puissant parmi nous. »

C'est une des thèses des chrétiens-allemands.
Nous avons même entendu dire que ça et là, dans leurs églises, les chrétiens-allemands mettaient des portraits de Hitler sur l'autel.
Quel manque de bon sens ! Comment peut-on rendre des honneurs divins à un homme, même si c'est un homme d'État très important ?

Ici, ça été le fait d'un instituteur qui ne savait sans doute pas au juste quel mal il préparait, un homme qui ne croyait pas et qui, pour cela, répétait comme un perroquet ce que d'autres disaient.
Tout de même, les gens parmi nous qui réfléchissaient prenaient en horreur tous ces grands mots officiels à la gloire de ce seul homme ; cela se faisait sur l'ordre du ministère de la propagande et cela prenait un ton de vantardise de plus en plus exagéré et beaucoup s'en grisaient. Mais quelques-uns hochaient la tête.

C'est à cette époque-là que le pasteur Grund est venu parfois me voir dans la soirée.
Il cherchait un homme à qui il pourrait parler ; tout de même, il est resté souvent silencieux à côté de moi, sur le banc devant la maison.
Nous sentions tous deux que quelque chose que nous avions aimé se perdait dans notre pays. Un je ne sais quoi fait de simplicité et de patience que le peuple avait retenu jusque-là commençait à s'effriter, et à sa place, quelque chose qui nous était étranger et qui nous causait des soucis entrait dans les âmes, un caractère bruyant, vantard, brutal.
Je me demande si cela a toujours été au fond de notre peuple sans que nous nous en doutions ?
Là où on sait qu'au-dessus de nous il y a Dieu le Père et le Juge, on se rend compte de l'impuissance humaine, on reconnaît que la présomption et la déification des hommes n'ont aucune valeur. Autrement, nous sommes pareils aux enfants qui croient que le monde est leur joujou qu'ils peuvent traiter comme bon leur semble.
Et si l'on craint Dieu, on sait également qu'il faut se justifier devant lui, qu'il y a quelqu'un au-dessus de nous à qui nous avons à rendre compte.
Mais si l'on fait d'un homme un dieu, celui-ci veut aussi fixer ce qui est juste et injuste ; ainsi, on a dit d'Hitler que seule sa volonté importait, bien plus, qu'on devait lui obéir sans réserve, sans même tenir compte des commandements de Dieu.

Ce qu'on trouvait jusqu'alors dans le peuple, c'était une certaine modestie, un travail tranquille et courageux, chacun dans le petit espace qui lui était donné. Là, nul ne se faisait une haute idée de soi-même, chacun connaissait les limites de sa force et tâchait de rester honnête.
Cela entretenait dans le peuple une sorte de piété, même chez ceux qui ne voulaient plus de l'Eglise ; c'était encore un héritage du temps où les ancêtres déchiraient leur chemise pour offrir leur poitrine aux coups et où ils préféraient se laisser tuer ou chasser de leur pays plutôt que de trahir l'Évangile. Un peu de cela vivait encore en Allemagne, cela avait donné son caractère à notre peuple.
Mais maintenant on l'arrachait de son coeur et on encourageait la foule à regarder justement la simplicité et la modestie comme mauvaises et viles, comme une stupidité, qui l'empêchait de s'élever.
Et puis ceci : tout ce qu'on avait fait et réussi, pendant les années précédentes, ne valait plus rien. Mais ce qu'on faisait et ce qu'on offrait maintenant, c'était la plus grande, la plus belle, la meilleure, la plus splendide des affaires du monde ; on n'avait cure de choses plus modestes.
Les têtes devaient vraiment fumer d'orgueil et celui qui avait encore de légers doutes finissait fatalement par être emporté dans le tourbillon général, puisqu'on le lui criait aux oreilles heure par heure.

Notre peuple a beaucoup souffert depuis la guerre. Nous nous sommes demandé si toutes ces peines et ces agitations l'avaient rendu malade.
Mais, d'autre part, nous l'avons vu dans notre village, il y avait encore des oreilles qui écoutaient l'Évangile, ce qui voulait dire que Dieu n'avait pas encore abandonné le peuple, que Dieu lui donnait encore un délai.
Nos pensées tournaient souvent autour de cette parole de la Bible : « Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier, s'il perdait son âme ? »

Le pasteur m'a dit :
« Je ne sais pas combien de temps m'est encore donné. Toi aussi, tu sens la corde nous serrer de plus en plus le cou. Si l'on veut conquérir le monde entier, il faut se débarrasser d'un homme aussi ennuyeux que moi, un homme qui met toujours en garde contre ce qui ruine les âmes.
« Mais j'ai le devoir de ne pas me taire.
« Et si peut-être un jour je ne suis plus ici, vous ne devez non plus vous taire. Et si vous n'avez plus le droit de parler, vous devez chanter, et si vous n'avez plus le droit de chanter, vous devez rendre témoignage par votre silence.
« Il faut rendre témoignage, personne ne peut nous en dispenser ».

Et puis, le pasteur Grund a discuté avec moi quelques sermons. Il voulait savoir si tout le monde pouvait les comprendre, s'il n'avait pas, par crainte de l'État, supprimé certaines choses, s'il avait été franc.
Mais ce qu'il disait du haut de la chaire était toujours modéré et tranquille, tout en étant toujours très clair.

Il réfutait par la Bible tous les reproches du maire et du parti. C'est ce qui les a peut-être rendus d'autant plus furieux. Ils auraient préféré de beaucoup le voir devenir agressif lui aussi, pour lui porter un coup. Mais le pasteur ne se laissait pas toucher.
Et, parfois, ça ne lui était pas facile.

Tout le temps, le presbytère était surveillé. On observait qui venait et qui s'en allait, ce qu'on y apportait et ce qu'on en sortait, quand le pasteur allait en voyage et quand il rentrait.
Lorsqu'il passait dans le village, les nazis lui tournaient le dos ou le regardaient avec de grands yeux, mais ne le saluaient pas.
On essayait de surprendre si, une fois, il ne ferait pas, le bras levé, le « salut allemand », ce qui passe pour de la rébellion : celui qui ne s'y soumet pas est considéré comme ennemi de l'État.
Mais s'il rencontrait une petite vieille, si un enfant lui tendait la main, il disait toujours en toute tranquillité : « Bonjour », et il ne se soumettait que dans les cas tout à fait officiels, où l'État pouvait l'exiger.
Le maire et l'instituteur ont aussi essayé de monter les catéchumènes contre le pasteur et il y a même eu des gamins qui ont fait les impertinents, jusqu'au jour où quelques gifles administrées par les parents ont rétabli d'ordre.
Une nuit, on a cassé les vitres du presbytère, mais heureusement personne n'a été atteint.
Et deux fois, on a perquisitionné chez le pasteur.
Pour cela, on ne s'est pas servi du gendarme du village, qui était un homme calme et qui aurait été trop doux, mais le maire avait fait venir la police politique de la ville et les deux fois, ce sont deux jeunes gaillards, nouvellement dressés par le parti, qui sont venus. Ils étaient brusques et raides et ils ont fouillé la maison de fond en comble. Ils ont ouvert toutes les armoires et tous les tiroirs, ils ont fourgonné dans le bureau du pasteur et répandu le contenu sur le plancher. À la fin, l'intérieur de la maison était comme après une attaque aérienne.
Mais personne n'a su ce que la police avait cherché. Finalement, elle n'a emporté que deux livres du cabinet de travail.




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