Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VI

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Mais l'on ne se contentait pas de s'agiter. On s'est mis à poser des questions et à chercher.
La Bible qui jusque-là restait couverte de poussière sur la commode, on l'a ouverte de nouveau.

Quand le pasteur venait dans les maisons, on ne parlait pas uniquement de la pluie ou du beau temps, mais ici ou là on voulait en savoir davantage : quelle était la situation de l'Eglise de la région, celle des autres Églises, ce que voulaient les chrétiens allemands, etc. ; surtout on demandait l'explication de choses dont jusqu'ici très peu de gens s'étaient souciés, on voulait savoir ce qui au fond était écrit dans la Bible, s'il fallait croire tout cela, si bien des récits n'étaient pas vieux jeu ?

Souvent on a abordé le pasteur dans la rue. Il était toujours prêt à répondre et parfois un de ses sermons était plus discuté dans le village que les discours officiels du parti. On les comparait et les discussions continuaient jusque dans l'auberge. Restait à savoir si c'était un feu de paille, ou si ça allait durer, si ça tiendrait bon ?
En cassant la croûte dans la forêt, on m'a souvent pressé de dire quelque chose :
- Tu es dans le Conseil presbytéral et tu tutoies le pasteur, sors quelque chose, raconte !

Ce n'était pas chose facile pour moi, les questions me pleuvaient dessus, je ne pouvais même pas répondre à tout et je voyais aussi à quel point je connaissais mal la Bible, quels efforts je devais faire pour ne pas m'empêtrer.




Et puis, le pasteur a remarqué que les sermons du dimanche ne suffisaient pas, que les gens voulaient en entendre davantage.
Alors il a essayé de faire des études bibliques.

Pendant tout l'hiver, une fois par semaine, ceux qui voulaient se réunissaient à l'église. Il y avait là un poêle bien chauffé.
Bien des gens y venaient ; beaucoup de femmes, mais aussi des paysans, des ouvriers et aussi des jeunes gens et des jeunes filles.
C'était quelque chose de pas habituel pour nous tous que de nous trouver sur ces bancs en dehors des heures du culte. Le pasteur avait avancé une chaise tout près des marches de l'autel et, comme ça, il était pour ainsi dire tout au milieu de nous et sa femme était là aussi.

Quand le pasteur racontait quelque chose, il n'avait plus la même voix que du haut de la chaire. Elle était plus calme, comme quand on parle à des enfants. Il semblait qu'elle passait de l'un à l'autre, s'approchait doucement de chacun et chacun avait l'impression qu'elle s'adressait à lui personnellement.

Nous n'avions plus l'habitude d'une telle voix. Nous ne connaissions plus rien que commandements, propagande et cris assourdissants ; mais cette parole paternelle et bienveillante de la part d'un homme jeune qui ne voulait nullement en tirer profit, c'est ce que nous ne connaissions plus. Il y avait des femmes que l'homme plus que le pasteur attirait ; il y avait des hommes et des femmes qui étaient venus par curiosité ; il y avait des jeunes gens qui ne savaient pas au juste pourquoi, au fond, ils étaient venus : ils s'étaient laissé entraîner par les autres ; mais il y en avait aussi parmi les vieux et les jeunes qui voulaient s'instruire, des hommes avec dans le coeur une étincelle en quête de quelques copeaux secs pour prendre flamme et il y en avait quelques-uns qui avaient gardé leur foi et qui voulaient entendre parler de Dieu.

Des gens comme nous, de ce seul village, tous les mains usées par le travail, beaucoup le dos courbé, des mères, des ouvriers maigris par les économies, de petites vieilles accroupies, des curieux, des indifférents, des affamés de vérité, bref, une véritable communauté, telle que celle qui certainement se rassemblait autour de Jésus. L'Évangile y était vraiment à sa place et devait prouver s'il était encore une force, s'il n'était pas encore mort sous les décombres et la poussière des siècles.
Quelques-uns n'ont pas été satisfaits des premières réunions bibliques et ne sont plus revenus.
Les curieux en ont vite eu assez et ont fait l'école buissonnière.
Mais un noyau restait, un groupe de gens, et parmi eux des jeunes, qui ne pouvaient plus se séparer. Par leur moyen, il se répandait dans le village quelque chose des réunions bibliques, peut-être pas plus que quelques mots ou que quelques idées, mais le village entier y avait part.

À cette époque, la politique devenait de plus en plus puissante. C'était comme des averses qui l'une après l'autre tombaient sur nous. Chose étonnante, on avait encore le temps et le désir d'aller à l'église. Mais nous étions peut-être au même point que des enfants qui se sont gâté l'estomac avec des sucreries et qui demandent un morceau de pain sec.

Quant à la politique, les choses en étaient là, chez nous du moins, car je ne sais pas comment cela se passait ailleurs : pendant toutes ces années, je ne suis pas allé à deux heures de distance de Lindenkopf ; mais je dois encore ajouter ceci :
Nous voyions qu'Hitler remportait succès après succès. Nous ne les lui avons pas enviés et nous avons pensé : pourvu que les affaires ne marchent pas un jour de travers !
Il y avait bien des choses peu rassurantes. Tant de pouvoir et tant de succès et tout cela proclamé à grand tam-tam deux et trois fois, cela nous avait un air nouveau-riche que dans notre simplicité nous ne pouvions pas digérer.

Au village, on avait toujours été modeste. Chacun voulait vivre tranquille et les quelques jours de fête que nous avions, Noël, Pâques, la Pentecôte, la Kermesse et un ou deux autres, nous suffisaient.
Chacun pouvait faire ce qu'il voulait, il était maître chez lui et, en fin de compte, il s'adaptait à l'ensemble.
Mais maintenant, avec ces nombreux discours, on nous a presque assommés. Fête sur fête. Dans les rues, on se serait cru à la foire. Il n'y avait que les drapeaux qui n'étaient pas multicolores leur rouge vif ressemblait à des flaques de sang.

Et puis, chacun se sentait comme dans un étau et la vis se serrait de plus en plus : on était forcé de marcher et de crier avec les autres, de payer des impôts de plus en plus lourds, d'entrer dans les organisations officielles, d'acheter chaque semaine des insignes pour le secours d'hiver et à côté de cela de se laisser enlever une bonne partie de son salaire. Librement, comme on disait, de force quand même.
On n'avait plus le droit non plus d'ouvrir la bouche pour dire un mot franc ; il fallait ou se taire ou faire semblant, sinon : la prison.
Et quand on voyait le nouveau maire et qu'on lui comparait le vieux Rocker, quand on voyait le chef des paysans, une cruche, faire la loi et les prophètes, tandis que les vrais paysans qui valaient quelque chose devraient faire le beau devant lui et quand on voyait comme les gens du parti et leur clique, le garde-forestier et le chef de gare se gonflaient à chaque succès, comme de la pâte, et tâchaient d'imiter Hitler dans leurs gestes et leurs discours, tout cela nous paraissait du dernier grotesque, mais aussi profondément pénible, à nous donner la nausée.

Ainsi, nous en avions gros sur le coeur et souvent nous pensions que nous renoncerions volontiers à tous ces succès et à toutes ces fêtes, si nous pouvions être de nouveau des hommes.

Plus les choses avançaient, plus il devenait clair que, dans l'Eglise, c'était la liberté. Là, il y avait quelqu'un qui n'avait pas peur et qui parlait franchement, tandis que tous les autres avaient un bâillon sur la bouche.
Là était un homme qui ne cherchait ni à séduire, ni à exciter, mais qui disait ce qu'il avait à dire.
Aujourd'hui, nous comprenons parfaitement que l'État ne pouvait tolérer une parole aussi franche, qu'un homme qui prenait une telle attitude devait disparaître en fin de compte. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'on l'ait supporté si longtemps.




Avançons : dans les réunions bibliques de cet hiver-là, le pasteur n'a parlé que de l'Eglise. On sentait quelle importance il mettait à nous faire comprendre ce que c'était que l'Eglise.
Il a dit :
« L'Eglise que je veux faire connaître n'est pas l'endroit où nous sommes maintenant. Il y a eu des églises plus belles que celle-ci, fières et hautes et je n'ai rien à dire là contre. Pourquoi ne pas embellir la maison de Dieu ? Mais là seulement est l'Eglise où deux ou trois sont rassemblés au nom du Christ et s'il y en a davantage, tant mieux, mais cela peut se faire sous un toit de paille.
« Et quand je vous montrerai l'Eglise, vous ne verrez ni drapeaux, ni étendards, ni splendeur, ni grand décorum : celui qui cherche ces choses-là en trouvera dehors autant qu'il veut et beaucoup mieux qu'ici.
« Et celui qui prétend qu'il faut tout de même des choses magnifiques, qu'on peut montrer avec fierté, celui-là doit apprendre que l'Eglise n'a pas droit à la splendeur du monde et qu'elle a la misère pour partage.
« Et tant mieux pour celui qui s'en effraie, car ainsi il trouve peut-être le chemin de l'Eglise qui, autrement, lui était barré.
« Bienheureux, vous les pauvres, dit le Sauveur, et il veut dire l'Eglise.
« Il y en a parmi vous qui ont cédé leur ferme et qui vivent seuls dans une petite pièce. Il y a parmi vous des manoeuvres qui habitent une pièce misérable avec leur femme et leurs enfants. Il y a parmi vous des ouvriers que la pauvreté guette par la fenêtre.
« C'est pour ceux-là que l'Eglise est faite ; ceux-là doivent s'y sentir chez eux.
« Et il y a parmi vous des paysans qui ont du bien, acquis honnêtement par le travail de leurs mains. On n'est pas condamné pour être riche ; mais il faut qu'ils descendent de leur ferme et qu'ils entrent à l'étable où l'enfant est dans la crèche, car c'est là, dans cette pauvreté, qu'ils trouveront l'Eglise ».

Et puis, le pasteur, sortant de la Bible passage après passage, nous démontrait quel est le caractère de l'Eglise.
Il a dit :
- Dans la lutte qui a commencé au sujet de l'Eglise, il s'agit de sa pauvreté. Son humilité sur cette terre est l'humilité du Seigneur que personne n'a le droit de lui enlever.
« Les chemins de Dieu vont autrement que les chemins des grands de cette terre. Là où est la croix, là est Dieu. Cela veut dire : là nous voyons le vrai visage du monde, là nous voyons son apostasie, son éloignement de Dieu. Là nous voyons que tout notre faste, orgueil de la force et du pouvoir, ne vaut rien devant Dieu et qu'il est déjà condamné.
« Nous en sommes là, nous autres hommes, si bien que Dieu lui-même a dû venir chez nous sur la terre, entrer dans l'existence humaine la plus pauvre et souffrir la haine et la condamnation que nous avions nous méritées. Sans quoi, le monde entier était perdu.
« Et l'Eglise est un symbole de cette pauvreté.

« L'Eglise, c'est un tas de gens qui se rangent du côté de celui qui a pris sur lui leurs péchés et leurs maladies, qui ne prétendent pas être meilleurs et plus glorieux que leur Maître, qui a marché un jour parmi nous, comme un pauvre.
« Ainsi, l'Eglise n'a aucune part à la gloire de ce monde, mais un jour elle aura part à la gloire du Ressuscité.
« Tout cela est bien insignifiant, il est vrai, aux yeux de ceux qui ne veulent pas croire. Comment admettre, disent-ils, qu'un livre aussi misérable, écrit par des hommes, que cette Bible est la Parole de Dieu ? Qu'un homme faible et frappé jusqu'au sang, qui est mort pendu, pour parler le langage d'aujourd'hui, est notre Rédempteur ? Que l'Eglise, abandonnée et sans pouvoir sur cette terre, a pourtant les promesses de Dieu tout entières, jusque dans sa faiblesse ? » Tout cela, le monde ne peut pas le comprendre ; bien plus, cela le fâche, cela gêne sa conscience, cela ébranle ses plans de domination, cela le tracasse en lui rappelant que tout ce qu'on fait et projette dans ce monde est vain.
« Et comme le monde s'irrite que l'Eglise s'attache à l'invisible et non au visible, qu'elle soit forte quand elle est faible, que sa gloire ne soit pas le pouvoir et la grandeur, mais Celui qui est mort sur la croix, alors il faut à toute force qu'on enlève sa vigueur à l'Eglise.
« Ou bien elle doit falsifier son message, pour qu'elle perde la saveur du sel, ou bien elle doit s'inféoder à ce monde, à l'État, à la gloire du monde et devenir inoffensive.
« Mais comme nous n'admettons pas cela, nous nous appelons « Église confessante » ; nous confessons que nous sommes la propriété du Christ et que nous vivons de sa grâce seule, non de la grâce de l'État.

« Pendant longtemps, l'Eglise n'a plus su quelle était sa mission ; elle a cédé et s'est laissé enlever sa couronne. Mais maintenant, elle se réveille, elle descend du siège où le monde l'a installée pour l'endormir, elle s'asseoit à côté des bergers, aux pieds de l'enfant dans l'étable et à côté des disciples au pied de la croix.
« Le monde est plein d'injustice, nous le sentons et nous en souffrons. Là, l'Eglise dit le seul mot qui sauve : elle annonce la justice de Dieu.
« Le monde est plein de haine et de violence, plein de cruauté et d'oppression. Là, l'Eglise dit le seul mot qui sauve : elle annonce la justice de Dieu.
« Le monde est plein de haine et de violence, plein de cruauté et d'oppression. Là, l'Eglise dit le seul mot qui soulage : elle annonce l'amour de Dieu.
« Le monde est plein de gigantesques tentatives pour établir un paradis sur terre. Tout ce que nous voyons en Russie et aussi chez nous, tous ces projets et toutes ces idées qui souvent sont réalisés au prix de tant de contrainte et d'oppression, nous mènent encore davantage à la misère et l'asservissement, asservissement par les hommes, par les organisations, par Mammon et autres puissances. Là, l'Eglise annonce le seul espoir : le Royaume de Dieu.

« Si cependant l'Eglise dit la vérité, comme nous voulons la dire, si elle dévoile toute l'impuissance humaine, on ne peut plus la supporter, on la persécute, on décide de l'extirper, comme on a persécuté et tué le Christ, parce qu'il était la vérité.
« Jésus a dit une fois : « Le serviteur n'est pas plus grand que le maître. S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. »
« Nous ne devons pas craindre les persécutions et nous ne pouvons les supporter que si nous ne craignons plus les hommes, mais Dieu seul.
« Comment Jésus a-t-il envoyé ses disciples ? « Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni sac pour le voyage, ni deux tuniques, ni souliers, ni bâton. »
« Cela choque nos oreilles. Faut-il donc que nous renoncions à notre ferme, à notre petite propriété, à toute la beauté et à la joie de la vie et que nous courions dans le monde pieds nus ?
« Non. Mais nous ne devons pas en tirer gloire, ne pas y mettre notre confiance. Nous devons être ce que nous sommes en réalité devant Dieu, et nous reconnaître tels que Dieu nous voit : des pauvres.
« Sans bâton emprunté au monde, car c'est le Seigneur notre bâton et notre soutien.
« Alors seulement nous sommes l'Eglise. »

Comment pourrais-je répéter tout ce que le pasteur a étalé devant nous ces soirs d'hiver ? Il n'en est resté qu'un tout petit peu en nous, mais assez pour nous nourrir, assez pour que nous commencions à comprendre ; que l'Eglise n'est pas encore au bout de son rouleau, qu'elle a encore un mot à dire.

Là, nous pouvons déposer le fardeau qui nous accable ; là, l'avancement dans le parti et l'insigne ne sont rien ; là, nous avons tous la même richesse et la même pauvreté ; là, il n'y a pas de contrainte, pas d'ambition de dominer, là est la liberté.




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