Mais l'on ne se contentait pas de
s'agiter. On s'est mis à poser des
questions et à chercher.
La Bible qui jusque-là restait
couverte de poussière sur la commode, on l'a
ouverte de nouveau.
Quand le pasteur venait dans les maisons, on
ne parlait pas uniquement de la pluie ou du beau
temps, mais ici ou là on voulait en savoir
davantage : quelle était la situation
de l'Eglise de la région, celle des autres
Églises, ce que voulaient les
chrétiens allemands, etc. ; surtout on
demandait l'explication de choses dont jusqu'ici
très peu de gens s'étaient
souciés, on voulait savoir ce qui au fond
était écrit dans la Bible, s'il
fallait croire tout cela, si bien des récits
n'étaient pas vieux jeu ?
Souvent on a abordé le pasteur dans
la rue. Il était toujours prêt
à répondre et parfois un de ses
sermons était plus
discuté dans le village que les discours
officiels du parti. On les comparait et les
discussions continuaient jusque dans l'auberge.
Restait à savoir si c'était un feu de
paille, ou si ça allait durer, si ça
tiendrait bon ?
En cassant la croûte dans la
forêt, on m'a souvent pressé de dire
quelque chose :
- Tu es dans le Conseil presbytéral
et tu tutoies le pasteur, sors quelque chose,
raconte !
Ce n'était pas chose facile pour moi,
les questions me pleuvaient dessus, je ne pouvais
même pas répondre à tout et je
voyais aussi à quel point je connaissais mal
la Bible, quels efforts je devais faire pour ne pas
m'empêtrer.
Et puis, le pasteur a remarqué que les
sermons du dimanche ne suffisaient pas, que les
gens voulaient en entendre davantage.
Alors il a essayé de faire des
études bibliques.
Pendant tout l'hiver, une fois par semaine,
ceux qui voulaient se réunissaient à
l'église. Il y avait là un
poêle bien chauffé.
Bien des gens y venaient ; beaucoup de
femmes, mais aussi des paysans, des ouvriers et
aussi des jeunes gens et des jeunes filles.
C'était quelque chose de pas habituel
pour nous tous que de nous trouver sur ces bancs en
dehors des heures du culte. Le pasteur avait
avancé une chaise tout près des
marches de l'autel et, comme ça, il
était pour ainsi dire tout au milieu de nous
et sa femme était là aussi.
Quand le pasteur racontait quelque chose, il
n'avait plus la même voix que du haut de la
chaire. Elle était plus calme, comme quand
on parle à des enfants. Il semblait qu'elle
passait de l'un à l'autre, s'approchait
doucement de chacun et chacun avait l'impression
qu'elle s'adressait à lui personnellement.
Nous n'avions plus l'habitude d'une telle
voix. Nous ne connaissions plus rien que
commandements, propagande et cris
assourdissants ; mais cette parole paternelle
et bienveillante de la part d'un homme jeune qui ne
voulait nullement en tirer profit, c'est ce que
nous ne connaissions plus. Il y avait des femmes
que l'homme plus que le pasteur attirait ; il
y avait des hommes et des femmes qui étaient
venus par curiosité ; il y avait des
jeunes gens qui ne savaient pas au juste pourquoi,
au fond, ils étaient venus : ils
s'étaient laissé entraîner par
les autres ; mais il y en avait aussi parmi
les vieux et les jeunes qui voulaient s'instruire,
des hommes avec dans le coeur une étincelle
en quête de quelques copeaux secs pour
prendre flamme et il y en avait quelques-uns qui
avaient gardé leur foi et qui voulaient
entendre parler de Dieu.
Des gens comme nous, de ce seul village,
tous les mains usées par le travail,
beaucoup le dos courbé, des mères,
des ouvriers maigris par les économies, de
petites vieilles accroupies, des curieux, des
indifférents, des affamés de
vérité, bref, une véritable
communauté, telle que celle qui certainement
se rassemblait autour de Jésus.
L'Évangile y était vraiment à
sa place et devait prouver s'il était encore
une force, s'il n'était pas encore mort sous
les décombres et la poussière des
siècles.
Quelques-uns n'ont pas été
satisfaits des premières réunions
bibliques et ne sont plus revenus.
Les curieux en ont vite eu assez et ont fait
l'école buissonnière.
Mais un noyau restait, un groupe de gens, et
parmi eux des jeunes, qui ne pouvaient plus se
séparer. Par leur moyen, il se
répandait dans le village quelque chose des
réunions bibliques, peut-être pas plus
que quelques mots ou que quelques idées,
mais le village entier y avait part.
À cette époque, la politique
devenait de plus en plus puissante. C'était
comme des averses qui l'une après l'autre tombaient
sur nous.
Chose
étonnante, on avait encore le temps et le
désir d'aller à l'église. Mais
nous étions peut-être au même
point que des enfants qui se sont gâté
l'estomac avec des sucreries et qui demandent un
morceau de pain sec.
Quant à la politique, les choses en
étaient là, chez nous du moins, car
je ne sais pas comment cela se passait
ailleurs : pendant toutes ces années,
je ne suis pas allé à deux heures de
distance de Lindenkopf ; mais je dois encore
ajouter ceci :
Nous voyions qu'Hitler remportait
succès après succès. Nous ne
les lui avons pas enviés et nous avons
pensé : pourvu que les affaires ne
marchent pas un jour de travers !
Il y avait bien des choses peu rassurantes.
Tant de pouvoir et tant de succès et tout
cela proclamé à grand tam-tam deux et
trois fois, cela nous avait un air nouveau-riche
que dans notre simplicité nous ne pouvions
pas digérer.
Au village, on avait toujours
été modeste. Chacun voulait vivre
tranquille et les quelques jours de fête que
nous avions, Noël, Pâques, la
Pentecôte, la Kermesse et un ou deux autres,
nous suffisaient.
Chacun pouvait faire ce qu'il voulait, il
était maître chez lui et, en fin de
compte, il s'adaptait à l'ensemble.
Mais maintenant, avec ces nombreux discours,
on nous a presque assommés. Fête sur
fête. Dans les rues, on se serait cru
à la foire. Il n'y avait que les drapeaux
qui n'étaient pas multicolores leur rouge
vif ressemblait à des flaques de sang.
Et puis, chacun se sentait comme dans un
étau et la vis se serrait de plus en
plus : on était forcé de marcher
et de crier avec les autres, de payer des
impôts de plus en plus lourds, d'entrer dans
les organisations officielles, d'acheter chaque
semaine des insignes pour le secours d'hiver et
à côté de cela de se laisser
enlever une bonne partie de son
salaire. Librement, comme on disait, de force quand
même.
On n'avait plus le droit non plus d'ouvrir
la bouche pour dire un mot franc ; il fallait
ou se taire ou faire semblant, sinon : la
prison.
Et quand on voyait le nouveau maire et qu'on
lui comparait le vieux Rocker, quand on voyait le
chef des paysans, une cruche, faire la loi et les
prophètes, tandis que les vrais paysans qui
valaient quelque chose devraient faire le beau
devant lui et quand on voyait comme les gens du
parti et leur clique, le garde-forestier et le chef
de gare se gonflaient à chaque
succès, comme de la pâte, et
tâchaient d'imiter Hitler dans leurs gestes
et leurs discours, tout cela nous paraissait du
dernier grotesque, mais aussi profondément
pénible, à nous donner la
nausée.
Ainsi, nous en avions gros sur le coeur et
souvent nous pensions que nous renoncerions
volontiers à tous ces succès et
à toutes ces fêtes, si nous pouvions
être de nouveau des hommes.
Plus les choses avançaient, plus il
devenait clair que, dans l'Eglise, c'était
la liberté. Là, il y avait quelqu'un
qui n'avait pas peur et qui parlait franchement,
tandis que tous les autres avaient un bâillon
sur la bouche.
Là était un homme qui ne
cherchait ni à séduire, ni à
exciter, mais qui disait ce qu'il avait à
dire.
Aujourd'hui, nous comprenons parfaitement
que l'État ne pouvait tolérer une
parole aussi franche, qu'un homme qui prenait une
telle attitude devait disparaître en fin de
compte. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'on
l'ait supporté si longtemps.
Avançons : dans les
réunions bibliques de cet hiver-là,
le pasteur n'a parlé que de l'Eglise. On
sentait quelle importance il
mettait à nous faire comprendre ce que
c'était que l'Eglise.
Il a dit :
« L'Eglise que je veux faire
connaître n'est pas l'endroit où nous
sommes maintenant. Il y a eu des églises
plus belles que celle-ci, fières et hautes
et je n'ai rien à dire là contre.
Pourquoi ne pas embellir la maison de Dieu ?
Mais là seulement est l'Eglise où
deux ou trois sont rassemblés au nom du
Christ et s'il y en a davantage, tant mieux, mais
cela peut se faire sous un toit de paille.
« Et quand je vous montrerai
l'Eglise, vous ne verrez ni drapeaux, ni
étendards, ni splendeur, ni grand
décorum : celui qui cherche ces
choses-là en trouvera dehors autant qu'il
veut et beaucoup mieux qu'ici.
« Et celui qui prétend
qu'il faut tout de même des choses
magnifiques, qu'on peut montrer avec fierté,
celui-là doit apprendre que l'Eglise n'a pas
droit à la splendeur du monde et qu'elle a
la misère pour partage.
« Et tant mieux pour celui qui
s'en effraie, car ainsi il trouve peut-être
le chemin de l'Eglise qui, autrement, lui
était barré.
« Bienheureux, vous les pauvres,
dit le Sauveur, et il veut dire l'Eglise.
« Il y en a parmi vous qui ont
cédé leur ferme et qui vivent seuls
dans une petite pièce. Il y a parmi vous des
manoeuvres qui habitent une pièce
misérable avec leur femme et leurs enfants.
Il y a parmi vous des ouvriers que la
pauvreté guette par la fenêtre.
« C'est pour ceux-là que
l'Eglise est faite ; ceux-là doivent
s'y sentir chez eux.
« Et il y a parmi vous des paysans
qui ont du bien, acquis honnêtement par le
travail de leurs mains. On n'est pas
condamné pour être riche ; mais
il faut qu'ils descendent de leur ferme et qu'ils
entrent à l'étable où l'enfant
est dans la crèche, car c'est là,
dans cette pauvreté, qu'ils trouveront
l'Eglise ».
Et puis, le pasteur, sortant de la Bible
passage après passage, nous
démontrait quel est le caractère de
l'Eglise.
Il a dit :
- Dans la lutte qui a commencé au
sujet de l'Eglise, il s'agit de sa pauvreté.
Son humilité sur cette terre est
l'humilité du Seigneur que personne n'a le
droit de lui enlever.
« Les chemins de Dieu vont
autrement que les chemins des grands de cette
terre. Là où est la croix, là
est Dieu. Cela veut dire : là nous
voyons le vrai visage du monde, là nous
voyons son apostasie, son éloignement de
Dieu. Là nous voyons que tout notre faste,
orgueil de la force et du pouvoir, ne vaut rien
devant Dieu et qu'il est déjà
condamné.
« Nous en sommes là, nous
autres hommes, si bien que Dieu lui-même a
dû venir chez nous sur la terre, entrer dans
l'existence humaine la plus pauvre et souffrir la
haine et la condamnation que nous avions nous
méritées. Sans quoi, le monde entier
était perdu.
« Et l'Eglise est un symbole de
cette pauvreté.
« L'Eglise, c'est un tas de gens
qui se rangent du côté de celui qui a
pris sur lui leurs péchés et leurs
maladies, qui ne prétendent pas être
meilleurs et plus glorieux que leur Maître,
qui a marché un jour parmi nous, comme un
pauvre.
« Ainsi, l'Eglise n'a aucune part
à la gloire de ce monde, mais un jour elle
aura part à la gloire du Ressuscité.
« Tout cela est bien insignifiant,
il est vrai, aux yeux de ceux qui ne veulent pas
croire. Comment admettre, disent-ils, qu'un livre
aussi misérable, écrit par des
hommes, que cette Bible est la Parole de
Dieu ? Qu'un homme faible et frappé
jusqu'au sang, qui est mort pendu, pour parler le
langage d'aujourd'hui, est notre
Rédempteur ? Que l'Eglise,
abandonnée et sans pouvoir sur cette terre,
a pourtant les promesses de Dieu tout entières,
jusque dans sa
faiblesse ? » Tout cela, le monde ne
peut pas le comprendre ; bien plus, cela le
fâche, cela gêne sa conscience, cela
ébranle ses plans de domination, cela le
tracasse en lui rappelant que tout ce qu'on fait et
projette dans ce monde est vain.
« Et comme le monde s'irrite que
l'Eglise s'attache à l'invisible et non au
visible, qu'elle soit forte quand elle est faible,
que sa gloire ne soit pas le pouvoir et la
grandeur, mais Celui qui est mort sur la croix,
alors il faut à toute force qu'on
enlève sa vigueur à l'Eglise.
« Ou bien elle doit falsifier son
message, pour qu'elle perde la saveur du sel, ou
bien elle doit s'inféoder à ce monde,
à l'État, à la gloire du monde
et devenir inoffensive.
« Mais comme nous n'admettons pas
cela, nous nous appelons « Église
confessante » ; nous confessons que
nous sommes la propriété du Christ et
que nous vivons de sa grâce seule, non de la
grâce de l'État.
« Pendant longtemps, l'Eglise n'a
plus su quelle était sa mission ; elle
a cédé et s'est laissé enlever
sa couronne. Mais maintenant, elle se
réveille, elle descend du siège
où le monde l'a installée pour
l'endormir, elle s'asseoit à
côté des bergers, aux pieds de
l'enfant dans l'étable et à
côté des disciples au pied de la
croix.
« Le monde est plein d'injustice,
nous le sentons et nous en souffrons. Là,
l'Eglise dit le seul mot qui sauve : elle
annonce la justice de Dieu.
« Le monde est plein de haine et
de violence, plein de cruauté et
d'oppression. Là, l'Eglise dit le seul mot
qui sauve : elle annonce la justice de
Dieu.
« Le monde est plein de haine et
de violence, plein de cruauté et
d'oppression. Là, l'Eglise dit le seul mot
qui soulage : elle annonce l'amour de
Dieu.
« Le monde est plein de
gigantesques tentatives pour établir un
paradis sur terre. Tout ce que nous voyons en
Russie et aussi chez nous, tous ces projets et
toutes ces idées qui souvent sont
réalisés au prix de tant de contrainte et
d'oppression, nous mènent encore davantage
à la misère et l'asservissement,
asservissement par les hommes, par les
organisations, par Mammon et autres puissances.
Là, l'Eglise annonce le seul espoir :
le Royaume de Dieu.
« Si cependant l'Eglise dit la
vérité, comme nous voulons la dire,
si elle dévoile toute l'impuissance humaine,
on ne peut plus la supporter, on la
persécute, on décide de l'extirper,
comme on a persécuté et tué le
Christ, parce qu'il était la
vérité.
« Jésus a dit une
fois : « Le serviteur n'est pas plus
grand que le maître. S'ils m'ont
persécuté, ils vous
persécuteront aussi. »
« Nous ne devons pas craindre les
persécutions et nous ne pouvons les
supporter que si nous ne craignons plus les hommes,
mais Dieu seul.
« Comment Jésus a-t-il
envoyé ses disciples ? « Ne
prenez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos
ceintures, ni sac pour le voyage, ni deux tuniques,
ni souliers, ni bâton. »
« Cela choque nos oreilles.
Faut-il donc que nous renoncions à notre
ferme, à notre petite
propriété, à toute la
beauté et à la joie de la vie et que
nous courions dans le monde pieds nus ?
« Non. Mais nous ne devons pas en
tirer gloire, ne pas y mettre notre confiance. Nous
devons être ce que nous sommes en
réalité devant Dieu, et nous
reconnaître tels que Dieu nous voit :
des pauvres.
« Sans bâton emprunté
au monde, car c'est le Seigneur notre bâton
et notre soutien.
« Alors seulement nous sommes
l'Eglise. »
Comment pourrais-je répéter
tout ce que le pasteur a étalé devant
nous ces soirs d'hiver ? Il n'en est
resté qu'un tout petit peu en nous, mais
assez pour nous nourrir, assez pour que nous
commencions à comprendre ; que l'Eglise
n'est pas encore au bout de son rouleau, qu'elle a
encore un mot à dire.
Là, nous pouvons déposer le
fardeau qui nous accable ; là,
l'avancement dans le parti et l'insigne ne sont
rien ; là, nous avons tous la
même richesse et la même
pauvreté ; là, il n'y a pas de
contrainte, pas d'ambition de dominer, là
est la liberté.
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