Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V

-------

Les sermons d'après Pâques m'ont laissé un souvenir inoubliable et pourtant il ne s'est rien produit de sensationnel. Mais c'est à ce moment-là que notre conseil presbytéral a fait de tels progrès dans l'unité qu'il est devenu une communauté véritable.
Le pasteur nous a dit :
- Vous êtes mes auxiliaires, vous qui voulez porter avec moi la responsabilité de faire entendre la parole de Dieu dans la commune de Lindenkopf.

Il a dit qu'il voulait éviter tout désordre extérieur, que nous étions tous Allemands et que nous aimions notre patrie, que nous devions obéir à l'autorité établie par Dieu et non critiquer ses ordres, qu'il ne devait protester que si l'on s'attaquait aux commandements de Dieu.
Il a dit en outre que c'est avec nous d'abord qu'il voulait tout discuter, que dans l'Eglise on manquait encore de résolution et de clarté, que plus tard peut-être on comprendrait mieux là aussi ce qui était en jeu.

Nous nous sommes réunis à peu près tous les quinze jours et avons constaté combien le pasteur prenait sa fonction au sérieux, par quelles luttes intérieures il passait, examinant sans cesse si ce qu'il disait et faisait était juste.

Le curieux de la chose, c'est que l'attaque dirigée contre l'Eglise a eu pour conséquence immédiate que ses membres sont devenus conscients de leur responsabilité. On avait subi le sermon chaque dimanche, peut-être parfois emporté quelques bonnes idées, mais pour le reste, les affaires du monde allaient leur petit train. Que l'Eglise est le sel de la terre et la lumière du monde, on n'y pensait plus du tout, pas plus qu'à ce mot de Luther que le pasteur a cité une fois : « La prière de l'Eglise empêche que le monde ne s'écroule ! »

Nous étions donc là, nous les sept du conseil presbytéral, réunis avec le pasteur et nous rapprenions tout à partir des premiers éléments, nous faisions notre apprentissage auprès du Christ ; oui, nous étions comme les écoliers qui pour la première fois ont l'abécédaire en main et se mettent à épeler.

Moi aussi, j'avais quelque chose de la foi chrétienne. Ma mère était une femme pieuse ; nous, les enfants, nous avions grandi aux enseignements de la Bible et aux chants du livre de cantiques et je ne m'étais jamais lassé d'en feuilleter toujours à nouveau les pages jaunies et usées.
Comment, du reste, aurais-je pu vivre sans cette lumière sur mon sentier dans les dures épreuves de chaque jour ? On tâtonne comme un aveugle quand on n'a pas cette lumière.

Mais ce n'était guère qu'une lanterne de bicyclette, une mauvaise chandelle qui ne faisait qu'une petite tache lumineuse devant moi. Ce qui me manquait, ce qui nous manque à tous, c'était de voir plus loin, devant nous, de savoir pourquoi le monde est comme il est, de reconnaître la délivrance que Dieu tient prête pour nous et pour le monde entier.
Car tout a complètement changé. Jusqu'ici, nous vivions bien tranquilles, dans une paix de cimetière et le monde extérieur ne se souciait pas de troubler notre tranquillité ; mais voilà que le monde pénètre chez nous, franchit les murs, veut tout prendre et nous prendre aussi notre paix et notre tranquillité. Alors les tombeaux reprennent vie, ils se réveillent.
Qu'est-ce que nous savions, en somme ? Bien peu de chose : que le travail rend les mains calleuses, qu'il n'y a pas de justice au monde et qu'on n'y peut rien changer, qu'enfin l'essentiel était pour chacun d'obtenir le salut pour soi-même.
Mais, à présent, tout prenait un autre sens. Quand je me représente les figures de ceux qui étaient rassemblés pendant ces heures-là, quel réveil je constate. Quelle germination dans nos caboches jusqu'alors si dures ! Que d'aperçus nouveaux sur la vie et le monde, pour nous qui étions à peine sortis de notre village, sauf pendant la guerre !

Voilà la Bible qui bouleversait toutes les opinions et toutes les formules, même celles de la politique et les remplaçait par le jugement de Dieu sur le monde.
Même pour Rautter, son socialisme avait tout à coup l'air râpé. Il disait :
- Aime ton prochain comme toi-même, voilà le vrai socialisme :

À quoi le pasteur répondait :
- D'accord, mais pourquoi donc ne le faites-vous pas ? Pourquoi ne commencez-vous pas ?
- Qui peut le faire ? disait Rautter songeur. Il faudrait être des hommes différents, des hommes nouveaux !

Une fois, le meunier s'est gratté derrière l'oreille et a dit :
- Je croyais savoir comment marchent les choses du monde et m'entendre à mes affaires : dans ce village, il n'y a pas de ferme comme la mienne ; tout de même, je n'en sais pas plus qu'un catéchumène et je dois tout recommencer.

C'était la même chose pour nous tous. Le pasteur nous a bien dressés et nous avons constaté que la Bible est un maître merveilleux et entrevu ce que serait une Église qui ne s'inclinerait que devant la Parole de Dieu.
Bientôt, on a entendu parler de ce mouvement qui se développait à l'intérieur de l'Eglise et qui prenait le nom de « chrétien allemand ».

Il nous semblait qu'il n'y avait rien là de nouveau, car, nous aussi, nous étions des Allemands et des chrétiens. Mais ensuite, le pasteur nous a raconté ce que ces gens voulaient et nous a lu un passage d'une feuille de propagande. Voici ce qui y était écrit (je l'ai encore) : « Notre base est le Christianisme positif : nous professons la foi en Christ, affirmative et conforme à notre mentalité, comme il convient à l'esprit luthérien allemand et à une piété héroïque. Nous voulons que notre Église participe au réveil de l'âme allemande. »
Nous ne comprenions pas du tout que cela ne devait rien donner de bon.
Le meunier a dit :
- Je peux signer sans hésiter ce qui est écrit là. Nous, les paysans, nous sommes tous d'ici, aussi haut que remonte notre registre paroissial : et vous aussi, Holzschuh et Rautter, vous êtes des enfants de Lindenkopf et pas d'hier ; toujours ce pays a été allemand et nous nous sentons aussi des Allemands.

Et le vieux Rocker :
- Ils parlent donc dans leur programme du parti du Christianisme positif ; cela ne peut pas être quelque chose de mauvais, pourvu qu'ils s'y tiennent. Il n'existe qu'un seul Christianisme, n'est-ce pas, et « positif », je ne sais pas au juste ce que ça veut dire, mais je crois que ça signifie « Christianisme véritable ou légitime ».

Chacun a donné son avis, Rautter comme les autres. Il a dit :
- Si on ne parlait pas tant d'être Allemands ! nous autres ouvriers, nous sommes des Allemands, on l'a bien vu en 1914 et pourtant on nous a toujours traités comme des parias. Je ne comprends pas pourquoi on fait un tel foin du mot Allemand, surtout dans un appel de l'Eglise.
- Voilà justement, a répondu le pasteur, par où ils laissent passer le bout de l'oreille !

« Pour qui me prenez-vous, dites ? Pour un Hottentot ? Moi aussi, je suis Allemand, mais je ne veux pas en parler tout le temps. Le caractère allemand, c'est quelque chose de profond, de secret au fond du coeur, il n'est pas nécessaire de discuter là-dessus, il est comme il est et personne ne peut nous l'enlever. Je n'ai rien à dire si l'État y insiste dans des discours et dans toutes les occasions possibles. Peut-être que beaucoup ont oublié qu'ils sont Allemands et on le leur rappelle : mais l'Eglise ?
« Cet appel, c'est un piège dans lequel beaucoup vont tomber.
« Ils croient que si partout maintenant le patriotisme est le mot d'ordre, l'Eglise elle aussi doit emboîter le pas !
« Toujours on a dit que l'Eglise devait emboîter le pas : on l'a dit à propos de l'empire, du socialisme et, à présent, du national-socialisme. Toutes les fois que quelque chose de nouveau apparaît, l'Eglise elle aussi doit changer de couleur.
« Vous pouvez me croire : moi aussi, je me suis laissé prendre à cet appel ; moi non plus, je n'ai rien soupçonné. Mais, tout à coup, il m'est venu à l'idée : L'Eglise, qu'est-ce qu'elle a fait au fond pendant ces vingt dernières années et depuis beaucoup plus longtemps ? Elle s'est mise à la remorque de toutes sortes de puissances. Elle a toujours ajouté un peu d'encens à tout ce qui se passait dans le monde et avec cela elle a manqué de dire avec une entière franchise ce que son Maître lui a ordonné.
« Peu à peu, en examinant de près cet appel, on découvre ce qui se cache derrière ces mots : un christianisme conforme à notre mentalité, qui convient au génie allemand. Comprenez-vous ce que cela veut dire ? Cela veut dire que le Christ, à qui toute puissance a été donnée dans le ciel et sur la terre, doit se conformer au génie allemand, que sa parole ne vaut que dans la mesure où le bonhomme Michel peut s'en servir, que nous autres Allemands, nous voulons prendre dans l'Évangile ce qui nous plaît, que « l'âme allemande », comme ils disent là, doit dominer sur le Maître du monde.
« Nous devons être parfaitement d'accord et affermir nos convictions quant au véritable caractère de l'Eglise.
« Autrefois nous pensions que lorsque les peuples et les États voulaient entreprendre quelque chose ou accomplir quelque chose de grand, il suffisait d'en appeler à l'Eglise pour forcer Dieu en quelque sorte à donner sa bénédiction et que tout irait bien. Aide-toi, le Ciel t'aidera ! L'homme ordonnait, Dieu devait obéir.
« Puis est venue la grande guerre et la révolution et à présent une autre révolution, mais aucun n'en a tiré la moindre leçon, tout au contraire : maintenant plus que jamais, on veut que l'Eglise participe au réveil de l'âme allemande, on va chercher le sang et le sol ou je ne sais quoi pour en pétrir un Dieu allemand, un Dieu fait de notre chair et de notre sang.

Mais ne vous y trompez pas, on ne se moque pas de Dieu ! Vous vous rappelez encore, Rautter, que j'ai dit une fois qu'il fallait que les choses changent ?

Rautter opine du bonnet :
- Oui, Monsieur le pasteur, vous l'avez dit.

Le pasteur continue :
Jusqu'ici, c'est nous qui avons parlé et nous n'avons pas laissé la parole à Dieu. À présent, nous voulons écouter ce que Dieu veut nous dire. Car les choses ne peuvent changer que si nous faisons Dieu notre Seigneur, que si nous l'écoutons, si nous lui obéissons et si nous le croyons capable, lui, de produire ce changement.
« Croyez-moi, l'Allemagne entière soupire maintenant après la véritable Église, une Église qui ne parle plus pour plaire aux hommes, mais qui proclame les hauts faits et les promesses de Dieu. Beaucoup sont las des mots humains et veulent entendre la Parole de Dieu.
« Voilà qu'un professeur de Bonn a lancé un court appel d'où ressort clairement ceci : l'Évangile est la force de Dieu, c'est Jésus-Christ et il est aussi libre que Dieu lui-même et n'admet pas d'autres dieux à côté de lui. L'Eglise évangélique sert cet Évangile-là et n'attend de secours à toutes les misères que de ce seul Dieu.
« Est-ce que vous pouvez me suivre ? Est-ce que vous sentez la différence d'avec le passé ? Est-ce que vous comprenez que là est la liberté, l'indépendance à l'égard de tout être humain ?
« Donc, vous savez ce que je veux faire ici à Lindenkopf. Non me mêler des affaires de l'État, ni ériger un régime clérical comme on dit, mais donner à notre peuple le secours éternel qui seul peut l'aider : la Parole de Dieu. Voulez-vous en être ? »

J'ai essayé de reconstruire à peu près ce qui a été dit à ce moment-là.
Cela a secoué notre torpeur et, malgré nos différences, nous a unis, nous les conseillers presbytéraux, comme le mortier joint les briques.
Plus d'une fois, quand nous avions fini, le pasteur nous a emmenés au lit de son fils.
Là, sa femme nous accueillait, nous serrait la main et nous remerciait de tenir bon à côté de son mari.
Mais nous refusions les remerciements, nous disions que c'était tout naturel. Une fois, elle a dit qu'elle croyait qu'on n'en était qu'au début, qu'il lui semblait sentir des menaces dans l'air.
Alors nous avons répondu :
- Ce qui doit arriver arrivera !

Mais le pasteur et sa femme n'avaient pas peur.




Et puis, encore un été, encore un automne ont passé. Dans notre village, il ne pénétrait pas grand'chose du dehors. Chez nous aussi, bien entendu, les haut-parleurs criaient et les discours enflammés créaient une atmosphère fiévreuse dans les maisons, on affichait de nouvelles lois, les uniformes poussaient comme ça du pavé et celui qui voulait se faire bien voir du parti allait le soir faire l'exercice et faisait demi-tour à droite, demi-tour à gauche, comme les recrues. Mais, parmi nous, tout cela trouvait peu d'amateurs. On faisait son travail comme d'habitude. Les paysans ne se laissaient pas griser et se tenaient à l'écart de tout ; et de nous autres bûcherons et cheminots, il n'y en a que quelques-uns qui ont été volontaires, par peur de perdre leur place.

Pour nous, les bûcherons, quand nous étions dehors au travail, que les haches résonnaient, que les scies grinçaient et que nos courtes pipes fumaient, nous oubliions toutes ces histoires : nous étions des hommes libres.

Quant aux choses qui se passaient dans l'Eglise allemande, le pasteur en gardait le souci pour lui seul en général. Il disait qu'il ne voulait pas nous tourmenter sans nécessité et il laissait seulement entrevoir que les chrétiens-allemands s'étaient emparés par la ruse et par la force des positions les plus importantes dans l'Eglise et qu'ils y avaient été aidés par de hauts fonctionnaires officiels.
Et il a dit encore qu'on avait installé un évêque d'Empire, que celui-ci aussi était pris parmi les chrétiens-allemands et qu'il essayait de l'emporter par tous les moyens, mais qu'il rencontrait de l'opposition.




Un dimanche de novembre, la chose suivante s'est passée à l'église, chose qui nous a étonnés, nous aussi, vu que le pasteur avait fait exprès de ne pas avertir le conseil presbytéral.
Après le culte, il a prié l'assemblée de rester encore un moment et il a dit :
« Jusqu'à présent, je n'ai pas voulu que notre Église soit mêlée à des affaires qui ne regardent que notre village et j'ai aussi cru que ce n'était que passager et que tout se calmerait.
« Mais maintenant il faut que je vous dise qu'au sein de notre Église évangélique, partout dans le pays, des gens se sont levés qui tâchent d'introduire un autre esprit dans notre Église, ce n'est plus le Christ qui doit être maître, mais pour citer l'un d'entr'eux, « l'esprit du national-socialisme et sa volonté ».
« Je vous le dis franchement : Je n'ai rien contre le national-socialisme qui veut apporter une vie nouvelle à notre peuple et ce qui se passe dans le gouvernement ne me regarde pas. Mais ici, dans l'Eglise, je n'admettrai pas, tant que j'occuperai cette chaire qu'on remplace, ici même et par je ne sais quoi, notre Seigneur Jésus-Christ. Et beaucoup de pasteurs sont de mon côté. Ils ont formé une association pour sauver l'Eglise du péril menaçant, avec ce mot d'ordre : « Nous avons à prêcher le Christ et rien d'autre ».

Une rumeur a parcouru les bancs de l'église et le pasteur s'est arrêté un peu, enveloppant l'assemblée du regard. Puis il a continué.

« Jusqu'à ce jour, je croyais que ceux qui propagent des erreurs et qui s'appellent « chrétiens-allemands » criaient beaucoup, mais qu'il n'y avait pas grand'chose là-derrière. Mais maintenant il y a eu une grande manifestation dans le Palais des Sports à Berlin, où des milliers d'hommes sont accourus, parmi lesquels beaucoup de chefs des chrétiens-allemands.
« Dans cette assemblée, on s'est attaqué à la Bible.
« On a appelé l'Ancien Testament un livre juif de morale intéressée, plein « d'histoire de maquignons et d'entremetteurs », et on a réclamé que l'Ancien Testament disparaisse de l'Eglise.
« Ensuite, on a demandé qu'on corrige le Nouveau-Testament lui aussi « en enlevant toutes les falsifications et les récits superstitieux que le rabbin Paul y a fait entrer ».
« On a entendu des propos tels que celui-ci : « Si nous, les nationaux-socialistes, nous avons honte d'acheter une cravate chez le juif, nous devrions être d'autant plus honteux de lui emprunter notre religion intime.
« Je dois protester contre ces affirmations : la Bible n'est pas un livre juif, mais la base indestructible de notre Église. L'Ancien Testament est la Parole de Dieu, comme le Nouveau Testament.
« Si les prétentions des chrétiens-allemands réussissent, nous ne sommes plus chrétiens, mais pire que des païens.
« Je dois vous dire ce qui est en jeu. Ils veulent que l'État mette l'Eglise au pas, comme une société de gymnastique. On veut lui refuser le droit d'annoncer l'Évangile tout entier, mais lui faire prêcher ce que la politique lui ordonne.
« Mais je te dis ceci, paroisse de Lindenkopf : je ne me soumettrai pas, même si aucun de vous n'est avec moi ; je ne laisserai pas entrer ces erreurs dans notre Église !

À ces mots, il s'est tourné, est descendu de chaire et l'orgue a joué la sortie.
Alors il y a eu une grande émotion dans le village. La commune était vraiment troublée dans sa paix. Même les indifférents se sont rendu compte qu'on s'était attaqué à d'anciennes traditions et il n'y a eu qu'une seule voix dans le village ; les gens du parti se taisaient complètement.
On se pressait à la porte du presbytère, beaucoup de gens se sont fait montrer le texte même du discours du Palais des Sports et dans toutes les maisons on ne parlait que de ça.

On voyait maintenant combien de ce Christianisme, que chacun tenait de son père et de sa mère, restait dormant dans les âmes et plus d'un se rappelait ce qu'il avait entendu dire dans son enfance. Mais on voyait aussi, comme c'est souvent le cas dans les villages, que d'autres défendaient la tradition simplement parce que c'était la tradition, parce qu'ils en avaient l'habitude et qu'ils se méfiaient des nouveautés.




Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant