Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

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Maintenant, l'histoire continue et il faut que je me rappelle un peu dans quel ordre tout cela s'est passé.
Il y a bien des dates que je n'ai pas retenues ; et je ne pourrais pas non plus réciter mot à mot cette quantité de discours et de documents qu'on nous a lus ; il n'y en a que quelques-uns dont notre pasteur a fait des copies pour le conseil presbytéral.
L'essentiel est, au fond, que l'on voie de quoi il s'agissait dans cette lutte et quelle a été l'attitude du pasteur et du village.

Le commencement de la crise peut être marqué par la première confirmation que le pasteur a célébrée, Pâques 1933. On en a parlé encore longtemps après.
À ce moment-là, la paroisse était encore unie en apparence.
Chez nous, la confirmation avait toujours été une grande fête. Tous y prenaient part, même les indifférents. Ne pas faire confirmer ses enfants, cela n'existait pas ; celui qui ne donnait pas un sens chrétien à la cérémonie la prenait pour une ancienne tradition et seuls ceux qui étaient confirmés comptaient dans le village.
Par ce que mon fils m'a raconté, j'ai constaté que l'enseignement des catéchumènes avait beaucoup changé. Toutes les fois que je lui demandais : « Qu'est-ce que le pasteur vous a appris ? », il me répondait :
« Le Christ », et quand je lui disais Il doit avoir dit autre chose encore », sa réponse était : « Non, rien que le Christ, il n'a pas parlé d'autre chose : le Christ, notre seule consolation dans la vie et dans la mort. » J'ai demandé si les autres aussi avaient compris cela. « Oui, tous l'ont compris. Maintenant nous savons pourquoi nous avons été baptisés. »

Je pensais : c'est bien mon garçon, que tu le saches maintenant. Et je ne voulais pas me mêler de ce que le pasteur avait dit, je le connaissais assez, cet homme, pour savoir qu'il était capable de répondre de chaque mot.

La semaine de Pâques, il y a toujours beaucoup de travail au village. On nettoie, on balaie, on pend des rideaux neufs et on fait des gâteaux.
On attend aussi beaucoup de monde ; les enfants ont des parrains du dehors qu'on invite ; et justement, à cette confirmation dont je parle, il était venu plus de gens que de coutume.

Le fils aîné de Kohler, le nouveau maire, était aussi parmi les catéchumènes et son parrain était un gros bonnet du parti, je ne sais pas au juste quel grade il avait, nous ne connaissions pas encore bien les insignes, mais il est arrivé en uniforme le Samedi saint et s'est fait admirer partout, dans le village et à l'auberge.
Et puis, dans l'église archi pleine, toutes les allées étaient remplies.
Et quel sermon ! Pas piqué des vers, je vous assure.
Chez nous, on ne s'y attendait pas et le pasteur n'avait peut-être pas pensé qu'il se trouverait là tant de gens du dehors.
J'essaierai de reconstruire tant bien que mal ce qu'il a dit :

« Voilà déjà dix mois que je suis, ici à Lindenkopf, votre pasteur consacré et, si vous avez bien écouté chaque dimanche la Parole de Dieu, nous avons, vous et moi - car moi aussi je suis un auditeur, je ne fais que transmettre ce que j'ai entendu - nous avons tous, dis-je, eu une révélation de la sainteté de Dieu, de cette sainteté qui nous cite devant son tribunal et de la grâce de Dieu qui nous sauve, si nous nous soumettons à son jugement.
« Le temps où l'on pouvait être chrétien en toute tranquillité est passé. Passé aussi le temps où l'on pouvait esquiver la décision. Aujourd'hui, on ne peut plus voir le Christ et passer outre, mais il faut qu'on se décide pour ou contre lui. Comment la communauté évangélique de Lindenkopf va-t-elle se décider ? Toute la question est là ».

Ensuite, il a pris le texte de son sermon dans l'évangile de Saint Luc et qui est celui-ci : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Il n'est point ici, mais il est ressuscité. » Et puis, il a continué :

« Je vous demande à tous, vieillards qui êtes près de la tombe, hommes et femmes en pleine activité et vous catéchumènes que j'ai instruits : recherchez-vous vraiment le Christ vivant ou est-ce que pour vous il ne vit plus ? Le cherchez-vous seulement dans le passé, comme quelque chose de mort, d'oublié, qui est resté dans le tombeau et qui n'a plus de vie ? Ou est-ce que Christ ressuscité agit sur votre vie, oriente votre volonté, inspire vos décisions et influe sur vos moindres résolutions ?

« Vos sentiments et vos actions le montreront. Mais là est votre point faible : vous venez à l'église parce que c'est la coutume et vous participez à la Sainte Cène par simple habitude. Il vaudrait mieux laisser tout ça ! Une Église qui n'est ni chaude ni froide, mais tiède, sera vomie. Et pour la vie de tous les jours, que dire ? Vous vous jetez sur le journal, parce que vous ne connaissez rien de plus important dans la vie et que vous êtes avides des nouvelles du jour, mais, quant à la Parole de Dieu, vous êtes sourds.

« Les journaux et leurs nouvelles sensationnelles vous attirent, mais la Bible et sa vérité éternelle est enterrée avec les choses mortes et mises au rebut ; cependant la Bible contient la parole du Dieu vivant !
« La T. S. F., vous la faites marcher toute la journée, jusque tard dans la nuit, comme si votre salut en dépendait, mais le livre de cantiques, vous le rangez avec ce qui est mort et enterré ; pourtant les cantiques sont le témoignage que nos ancêtres ont rendu au Dieu vivant.

« Église, est-ce que pour toi le Christ vit ou est-ce qu'il est resté dans le cercueil ? Vous qui êtes indifférents à sa parole, c'est aussi votre faute si le Ressuscité ne trouve plus de foi dans notre peuple et s'il reste comme enseveli et oublié ; oui, vous êtes le couvercle et les clous de son cercueil, vous les membres d'une Église indifférente, indécise.
« Mais comment le Christ peut-il être vivant pour vous, si un péché non pardonné, non avoué vous sépare de lui ?

« Examine-toi, Église, réfléchis, regarde où tu en es et retire de ton coeur les serpents, les ténèbres, le reniement du Christ. Dépose tous tes péchés au pied de la Croix, alors seulement tu verras le tombeau ouvert et Christ le Ressuscité se révélera à toi ! »

Cette allusion aux fautes cachées de notre Église, où chacun reconnaissait en particulier les haines politiques, il fallait entendre le sermon pour en sentir toute la force ; nous nous sentions visés, touchés dans nos consciences, secoués tout entiers et tous, bon gré mal gré, étaient obligés de l'entendre.

Après le culte, il y a eu un bourdonnement, comme autour d'une ruche. Les gens sont restés en groupes et on a remarqué que partout on épluchait le sermon. Et selon que les figures étaient irritées ou sérieuses et songeuses, on reconnaissait la façon dont il avait été reçu.

Deux opinions se sont établies dans le village. Les uns disaient : « Le pasteur nous a humiliés devant les autres, il a blessé l'honneur du village, il nous a jugés en présence de gens du dehors ». En rentrant, il y a eu des parrains qui ont demandé ce qui se passait en réalité au village, si nous le laissions aller comme le pasteur l'avait prétendu dans son sermon. Ainsi, la mauvaise humeur de ceux qui étaient déjà mal disposés a augmenté.

Dans la maison de Kohler, il a dû y avoir un véritable orage. En tout cas, on l'a entendu crier jusque dans la rue et le mot « insolence » est revenu à plusieurs reprises.
Mais, sur beaucoup de personnes, le sermon avait fait une impression tout à fait différente. Ceux-là se demandaient sérieusement si on pouvait continuer comme par le passé, si cette routine que l'on tenait pour le christianisme était encore admissible, s'il n'était pas urgent de redresser bien des choses. C'était un appel à la repentance qui avait été fait le dimanche de Pâques et qui plaçait pour la première fois depuis longtemps l'Eglise devant le Seigneur vivant. Il devait retentir ensuite longtemps dans les coeurs et en faire réfléchir plus d'un. Si le sermon avait fait scandale, cela prouvait qu'il avait touché les gens au point sensible. Mais, après coup, il n'est pas possible de raconter exactement les choses. Ceux qui y étaient s'en souviennent encore bien.
Et puis, ce sermon a causé la première séparation dans l'Eglise.

L'attitude courageuse du pasteur, bien des paroles qu'il avait dites et bien des lumières qu'il avait fait jaillir de la Bible pour éclairer les choses terrestres avaient rassemblé un petit groupe autour de lui. Dans un village jusque-là indifférent, où le pasteur n'était qu'un ornement, comme une breloque à une chaîne de montre, quelques-uns maintenant s'étaient mis en branle, quelque chose s'était éveillé en eux ; ils avaient peut-être été dans la détresse et maintenant ils sentaient qu'il y avait là un homme qui pouvait leur donner une réponse à bien des questions qui leur paraissaient insolubles.
Pourtant, après le sermon de Pâques, il y a eu comme une petite révolte.
Dans la même maison, il pouvait y en avoir qui approuvaient le pasteur et qui le comprenaient et d'autres qui le blâmaient et se sentaient offensés.

Il ne faut pas oublier non plus que le revirement politique, avec ses conséquences et ses duretés et tout ce qui heurtait les esprits, avait créé chez certains un sentiment d'insécurité ; ceux-là cherchaient un appui, quelque chose de solide qu'on ne pourrait pas leur enlever et ils étaient bien contents de trouver un homme comme le pasteur qui ne s'en laissait pas imposer. C'est ce que tous pensaient de lui, même ses adversaires.

Une autre chose avait également fait impression tout de suite après le culte, pendant que presque tous étaient encore là, le vieux Rocker, qu'on estimait beaucoup dans le village, s'était avancé vers le pasteur et lui avait fortement serré la main. Et, par la suite, il se rangeait visiblement du côté du pasteur et le fréquentait beaucoup ; cela faisait réfléchir, surtout la vieille génération.
Et même à partir de ce jour, les jeunes qui n'étaient pas fanatiques écoutaient et se laissaient guider.

Je me rappelle quelques bûcherons qui étaient de la même équipe que moi. Avant, ils ne connaissaient que filles et cinéma. Mais un mot du sermon que je n'avais pas remarqué les avait impressionnés. Ce n'est que peu à peu que j'ai découvert la chose, car ils n'en parlaient guère. Le pasteur avait certainement dit quelque chose de ce genre : « Celui qui se scandalise de la Bible et qui a des doutes, et qui croit devoir rejeter tout, m'est plus cher que celui qui vient tous les dimanches, mais qui est trop paresseux et trop indifférent pour réfléchir. »
Cette sincérité leur en avait imposé et c'est ainsi que plus tard quelques-uns des jeunes gens, et justement les plus fortes têtes, se sont comportés comme des hommes.

On avait soulevé de la poussière et certains en avaient pris dans l'oeil. On a pu s'en apercevoir à une réunion du conseil municipal. Moi, je n'en étais pas, car je ne suis pas membre du conseil municipal ; mais un de ceux qui y étaient nous l'a raconté.
Dans cette réunion, il s'agissait de la location d'un champ communal et celui de la Tourbière l'avait demandé. Mais Kohler a déclaré qu'un conseiller presbytéral ne recevrait pas de terre communale :
- Ah ! Ah ! nous allons serrer la vis à ces cléricaux.

Et puis, de tous côtés, on s'est attaqué au pasteur. On disait que jusqu'alors on avait eu la paix dans le village, mais que le pasteur troublait l'union du peuple. À la fin, le nouveau maire a tapé du poing sur la table et s'est exclamé :
- Il faut nous débarrasser de cet homme !

Et naturellement, cela aussi a été rapporté au pasteur, mais il ne s'est pas laissé déconcerter : pourtant la division existait, on ne pouvait plus la cacher.

Parmi les nazis qui auparavant allaient régulièrement à l'église il n'en venait plus à présent qu'un seul, pour moucharder. On espionnait le pasteur, on donnait une interprétation politique à tout ce qu'il disait et plus encore à ce qu'il ne disait pas. Les gens du parti n'attendaient rien de l'Eglise que des flagorneries à l'adresse de l'État. Pour tout ce qu'on faisait, on voulait la bénédiction de l'Eglise, afin d'en tirer l'orgueilleuse satisfaction de s'être présenté devant Dieu avec ses exploits et d'avoir obtenu son approbation.
Mais, avec notre pasteur, ils pouvaient bien courir pour récolter les coups d'encensoir ; au lieu de cela, il leur a lancé une fois dans un sermon cette parole des Psaumes :
« Ce n'est pas une grande armée qui sauve le roi, Ce n'est pas une grande force qui délivre le héros, Le cheval est impuissant pour assurer le salut, Et toute sa vigueur ne donne pas la délivrance. Voici, l'oeil de l'Éternel est sur ceux qui le craignent.




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