Maintenant, l'histoire continue et
il faut que je me rappelle un peu dans quel ordre
tout cela s'est passé.
Il y a bien des dates que je n'ai pas
retenues ; et je ne pourrais pas non plus
réciter mot à mot cette
quantité de discours et de documents qu'on
nous a lus ; il n'y en a que quelques-uns dont
notre pasteur a fait des copies pour le conseil
presbytéral.
L'essentiel est, au fond, que l'on voie de
quoi il s'agissait dans cette lutte et quelle a
été l'attitude du pasteur et du
village.
Le commencement de la crise peut être
marqué par la première confirmation
que le pasteur a célébrée,
Pâques 1933. On en a parlé encore
longtemps après.
À ce moment-là, la paroisse
était encore unie en apparence.
Chez nous, la confirmation avait toujours
été une grande fête. Tous y
prenaient part, même les indifférents.
Ne pas faire confirmer ses enfants, cela n'existait
pas ; celui qui ne donnait pas un sens
chrétien à la cérémonie
la prenait pour une ancienne tradition et seuls
ceux qui étaient confirmés comptaient
dans le village.
Par ce que mon fils m'a raconté, j'ai
constaté que l'enseignement des
catéchumènes avait beaucoup
changé. Toutes les fois que je lui
demandais : « Qu'est-ce que le
pasteur vous a appris ? », il me
répondait :
« Le Christ », et quand
je lui disais Il doit avoir dit autre chose
encore »,
sa réponse était :
« Non, rien que le Christ, il n'a pas
parlé d'autre chose : le Christ, notre
seule consolation dans la vie et dans la
mort. » J'ai demandé si les autres
aussi avaient compris cela. « Oui, tous
l'ont compris. Maintenant nous savons pourquoi nous
avons été
baptisés. »
Je pensais : c'est bien mon
garçon, que tu le saches maintenant. Et je
ne voulais pas me mêler de ce que le pasteur
avait dit, je le connaissais assez, cet homme, pour
savoir qu'il était capable de
répondre de chaque mot.
La semaine de Pâques, il y a toujours
beaucoup de travail au village. On nettoie, on
balaie, on pend des rideaux neufs et on fait des
gâteaux.
On attend aussi beaucoup de monde ; les
enfants ont des parrains du dehors qu'on
invite ; et justement, à cette
confirmation dont je parle, il était venu
plus de gens que de coutume.
Le fils aîné de Kohler, le
nouveau maire, était aussi parmi les
catéchumènes et son parrain
était un gros bonnet du parti, je ne sais
pas au juste quel grade il avait, nous ne
connaissions pas encore bien les insignes, mais il
est arrivé en uniforme le Samedi saint et
s'est fait admirer partout, dans le village et
à l'auberge.
Et puis, dans l'église archi pleine,
toutes les allées étaient
remplies.
Et quel sermon ! Pas piqué des
vers, je vous assure.
Chez nous, on ne s'y attendait pas et le
pasteur n'avait peut-être pas pensé
qu'il se trouverait là tant de gens du
dehors.
J'essaierai de reconstruire tant bien que
mal ce qu'il a dit :
« Voilà déjà
dix mois que je suis, ici à Lindenkopf,
votre pasteur consacré et, si vous avez bien
écouté chaque dimanche la Parole de
Dieu, nous avons, vous et moi - car moi aussi je
suis un auditeur, je ne fais que transmettre ce que
j'ai entendu - nous avons tous, dis-je, eu une
révélation de la sainteté de
Dieu, de cette sainteté qui nous cite devant
son tribunal et de la grâce de Dieu qui nous
sauve, si nous nous soumettons à son
jugement.
« Le temps où l'on pouvait
être chrétien en toute
tranquillité est passé. Passé
aussi le temps où l'on pouvait esquiver la
décision. Aujourd'hui, on ne peut plus voir
le Christ et passer outre, mais il faut qu'on se
décide pour ou contre lui. Comment la
communauté évangélique de
Lindenkopf va-t-elle se décider ? Toute
la question est là ».
Ensuite, il a pris le texte de son sermon
dans l'évangile de Saint Luc et qui est
celui-ci : Pourquoi cherchez-vous parmi les
morts celui qui est vivant ? Il n'est point
ici, mais il est ressuscité. » Et
puis, il a continué :
« Je vous demande à tous,
vieillards qui êtes près de la tombe,
hommes et femmes en pleine activité et vous
catéchumènes que j'ai
instruits : recherchez-vous vraiment le Christ
vivant ou est-ce que pour vous il ne vit
plus ? Le cherchez-vous seulement dans le
passé, comme quelque chose de mort,
d'oublié, qui est resté dans le
tombeau et qui n'a plus de vie ? Ou est-ce que
Christ ressuscité agit sur votre vie,
oriente votre volonté, inspire vos
décisions et influe sur vos moindres
résolutions ?
« Vos sentiments et vos actions le
montreront. Mais là est votre point
faible : vous venez à l'église
parce que c'est la coutume et vous participez
à la Sainte Cène par simple habitude.
Il vaudrait mieux laisser tout ça ! Une
Église qui n'est ni chaude ni froide, mais
tiède, sera vomie. Et pour la vie de tous
les jours, que dire ? Vous vous jetez sur le
journal, parce que vous ne connaissez rien de plus
important dans la vie et que vous êtes avides
des nouvelles du jour, mais, quant à la
Parole de Dieu, vous êtes sourds.
« Les journaux et leurs nouvelles
sensationnelles vous attirent,
mais la Bible et sa vérité
éternelle est enterrée avec les
choses mortes et mises au rebut ; cependant la
Bible contient la parole du Dieu vivant !
« La T. S. F., vous la faites
marcher toute la journée, jusque tard dans
la nuit, comme si votre salut en dépendait,
mais le livre de cantiques, vous le rangez avec ce
qui est mort et enterré ; pourtant les
cantiques sont le témoignage que nos
ancêtres ont rendu au Dieu vivant.
« Église, est-ce que pour
toi le Christ vit ou est-ce qu'il est resté
dans le cercueil ? Vous qui êtes
indifférents à sa parole, c'est aussi
votre faute si le Ressuscité ne trouve plus
de foi dans notre peuple et s'il reste comme
enseveli et oublié ; oui, vous
êtes le couvercle et les clous de son
cercueil, vous les membres d'une Église
indifférente, indécise.
« Mais comment le Christ peut-il
être vivant pour vous, si un
péché non pardonné, non
avoué vous sépare de lui ?
« Examine-toi, Église,
réfléchis, regarde où tu en es
et retire de ton coeur les serpents, les
ténèbres, le reniement du Christ.
Dépose tous tes péchés au pied
de la Croix, alors seulement tu verras le tombeau
ouvert et Christ le Ressuscité se
révélera à
toi ! »
Cette allusion aux fautes cachées de
notre Église, où chacun reconnaissait
en particulier les haines politiques, il fallait
entendre le sermon pour en sentir toute la
force ; nous nous sentions visés,
touchés dans nos consciences, secoués
tout entiers et tous, bon gré mal
gré, étaient obligés de
l'entendre.
Après le culte, il y a eu un
bourdonnement, comme autour d'une ruche. Les gens
sont restés en groupes et on a
remarqué que partout on épluchait le
sermon. Et selon que les figures étaient
irritées ou sérieuses et songeuses,
on reconnaissait la façon dont il avait
été reçu.
Deux opinions se sont établies dans
le village. Les uns
disaient : « Le pasteur nous a
humiliés devant les autres, il a
blessé l'honneur du village, il nous a
jugés en présence de gens du
dehors ». En rentrant, il y a eu des
parrains qui ont demandé ce qui se passait
en réalité au village, si nous le
laissions aller comme le pasteur l'avait
prétendu dans son sermon. Ainsi, la mauvaise
humeur de ceux qui étaient
déjà mal disposés a
augmenté.
Dans la maison de Kohler, il a dû y
avoir un véritable orage. En tout cas, on
l'a entendu crier jusque dans la rue et le mot
« insolence » est revenu
à plusieurs reprises.
Mais, sur beaucoup de personnes, le sermon
avait fait une impression tout à fait
différente. Ceux-là se demandaient
sérieusement si on pouvait continuer comme
par le passé, si cette routine que l'on
tenait pour le christianisme était encore
admissible, s'il n'était pas urgent de
redresser bien des choses. C'était un appel
à la repentance qui avait été
fait le dimanche de Pâques et qui
plaçait pour la première fois depuis
longtemps l'Eglise devant le Seigneur vivant. Il
devait retentir ensuite longtemps dans les coeurs
et en faire réfléchir plus d'un. Si
le sermon avait fait scandale, cela prouvait qu'il
avait touché les gens au point sensible.
Mais, après coup, il n'est pas possible de
raconter exactement les choses. Ceux qui y
étaient s'en souviennent encore bien.
Et puis, ce sermon a causé la
première séparation dans
l'Eglise.
L'attitude courageuse du pasteur, bien des
paroles qu'il avait dites et bien des
lumières qu'il avait fait jaillir de la
Bible pour éclairer les choses terrestres
avaient rassemblé un petit groupe autour de
lui. Dans un village jusque-là
indifférent, où le pasteur
n'était qu'un ornement, comme une breloque
à une chaîne de montre, quelques-uns
maintenant s'étaient mis en branle, quelque
chose s'était éveillé en
eux ; ils avaient peut-être été
dans la détresse et maintenant ils sentaient
qu'il y avait là un homme qui pouvait leur
donner une réponse à bien des
questions qui leur paraissaient insolubles.
Pourtant, après le sermon de
Pâques, il y a eu comme une petite
révolte.
Dans la même maison, il pouvait y en
avoir qui approuvaient le pasteur et qui le
comprenaient et d'autres qui le blâmaient et
se sentaient offensés.
Il ne faut pas oublier non plus que le
revirement politique, avec ses conséquences
et ses duretés et tout ce qui heurtait les
esprits, avait créé chez certains un
sentiment d'insécurité ;
ceux-là cherchaient un appui, quelque chose
de solide qu'on ne pourrait pas leur enlever et ils
étaient bien contents de trouver un homme
comme le pasteur qui ne s'en laissait pas imposer.
C'est ce que tous pensaient de lui, même ses
adversaires.
Une autre chose avait également fait
impression tout de suite après le culte,
pendant que presque tous étaient encore
là, le vieux Rocker, qu'on estimait beaucoup
dans le village, s'était avancé vers
le pasteur et lui avait fortement serré la
main. Et, par la suite, il se rangeait visiblement
du côté du pasteur et le
fréquentait beaucoup ; cela faisait
réfléchir, surtout la vieille
génération.
Et même à partir de ce jour,
les jeunes qui n'étaient pas fanatiques
écoutaient et se laissaient guider.
Je me rappelle quelques bûcherons qui
étaient de la même équipe que
moi. Avant, ils ne connaissaient que filles et
cinéma. Mais un mot du sermon que je n'avais
pas remarqué les avait impressionnés.
Ce n'est que peu à peu que j'ai
découvert la chose, car ils n'en parlaient
guère. Le pasteur avait certainement dit
quelque chose de ce genre : « Celui
qui se scandalise de la Bible et qui a des doutes,
et qui croit devoir rejeter tout, m'est plus cher
que celui qui vient tous les dimanches, mais qui
est trop paresseux
et
trop indifférent pour
réfléchir. »
Cette sincérité leur en avait
imposé et c'est ainsi que plus tard
quelques-uns des jeunes gens, et justement les plus
fortes têtes, se sont comportés comme
des hommes.
On avait soulevé de la
poussière et certains en avaient pris dans
l'oeil. On a pu s'en apercevoir à une
réunion du conseil municipal. Moi, je n'en
étais pas, car je ne suis pas membre du
conseil municipal ; mais un de ceux qui y
étaient nous l'a raconté.
Dans cette réunion, il s'agissait de
la location d'un champ communal et celui de la
Tourbière l'avait demandé. Mais
Kohler a déclaré qu'un conseiller
presbytéral ne recevrait pas de terre
communale :
- Ah ! Ah ! nous allons serrer la
vis à ces cléricaux.
Et puis, de tous côtés, on
s'est attaqué au pasteur. On disait que
jusqu'alors on avait eu la paix dans le village,
mais que le pasteur troublait l'union du peuple.
À la fin, le nouveau maire a tapé du
poing sur la table et s'est
exclamé :
- Il faut nous débarrasser de cet
homme !
Et naturellement, cela aussi a
été rapporté au pasteur, mais
il ne s'est pas laissé
déconcerter : pourtant la division
existait, on ne pouvait plus la cacher.
Parmi les nazis qui auparavant allaient
régulièrement à
l'église il n'en venait plus à
présent qu'un seul, pour moucharder. On
espionnait le pasteur, on donnait une
interprétation politique à tout ce
qu'il disait et plus encore à ce qu'il ne
disait pas. Les gens du parti n'attendaient rien de
l'Eglise que des flagorneries à l'adresse de
l'État. Pour tout ce qu'on faisait, on
voulait la bénédiction de l'Eglise,
afin d'en tirer l'orgueilleuse satisfaction de
s'être présenté devant Dieu
avec ses exploits et d'avoir obtenu son
approbation.
Mais, avec notre pasteur, ils pouvaient bien
courir pour récolter les coups
d'encensoir ; au lieu de cela, il leur a lancé
une fois dans
un sermon cette parole des Psaumes :
« Ce n'est pas une grande
armée qui sauve le roi, Ce n'est pas une
grande force qui délivre le héros, Le
cheval est impuissant pour assurer le salut, Et
toute sa vigueur ne donne pas la délivrance.
Voici, l'oeil de l'Éternel est sur ceux qui
le craignent.
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