Comment les choses ont marché
ensuite en Allemagne, tout le monde le sait. Le
30 janvier de l'année suivante, le
Troisième Reich a été
proclamé et institué et un sentiment
de soulagement a envahi la plupart des esprits,
après la tension des mois
précédents pendant lesquels la
crainte d'une guerre civile était devenue de
plus en plus forte. Ici je ne dirai pas grand-chose
du fouillis de la politique, quoiqu'elle joue aussi
son rôle dans mon histoire et je ne veux pas
porter de jugement. Nous sommes encore trop proches
de tout cela et nous n'avons pas pu comprendre
pourquoi tout s'est passé comme ça.
Cette pompe éclatante, ces drapeaux, ces
grands discours, ces choses nous ont remués
tous, il faut bien l'avouer. C'est humain ; on
se laisse guider par ce qu'on voit et ce qu'on
entend et si l'on promet à un peuple qu'il
deviendra de nouveau grand et puissant, on
marche.
Dans notre village aussi, les choses
allaient grand train. On a fêté le 30
janvier et, pour la première fois, on a
accroché le drapeau avec la croix
gammée au haut du vieux château en
ruine et aussi ça et là sur les
maisons les premiers drapeaux ont fait leur
apparition. Il y a eu une retraite aux flambeaux et
des discours et l'instituteur a prononcé une
allocution. Il a dit que c'était la plus
grande joie de sa vie de voir qu'après
toutes ces années de misère, la
véritable force allemande s'était
fait jour. Chacun de nous avait ses idées
là-dessus et quelqu'un a dit que rien ne
vaut un homme stable qui ne
tourne pas avec le vent. L'instituteur est un type
à part. Jusqu'à la guerre
c'était un national-allemand pur sang, qui
sortait à toute occasion son empereur et son
Bismarck et son 1870 et qui tonnait contre ces
marxistes qui pervertissent le peuple. Ensuite,
quand nous avons eu perdu la guerre et qu'il y a eu
la révolution, il s'est découvert
tout à coup une âme de
social-démocrate. Vous savez, je le connais
depuis mon enfance, nous sommes à peu
près du même âge et il sort du
village d'à côté. Partout, on a
pu entendre cette grande perche à barbe
noire qui faisait l'orateur populaire. Ou bien, il
allait en tapinois à travers le village et
distribuait des prospectus. Chez lui, il a toute
une nichée d'enfants et des dettes pardessus
la tête. Et le dimanche, quand il joue de
l'orgue, il traîne tellement que l'auditoire
est prêt à s'endormir.
Mais déjà pendant l'hiver
précédent on l'avait vu s'accointer
avec les nazis et lorsque l'ère nouvelle est
venue, il s'est promené tout à coup
avec l'insigne du parti et s'est donné l'air
de n'avoir jamais rien fait de sa vie que se battre
dans les salles de réunion.
Après le 30 janvier, l'opinion
publique de notre village pouvait se traduire d'un
mot : attendre. Les paysans disaient :
« Tous les hommes sont pareils, donc
attendons, nous verrons ce que les nouveaux savent
faire ».
Au travail, entre camarades, on parlait peu.
Ici, les gens sont réservés, ils ne
disent pas facilement ce qu'ils ont dans la
tête. Tout ce qu'on pouvait entendre,
c'était cette remarque sur les chefs du
parti : « Si au moins
c'étaient d'autres gens ».
Heinrich Kohler avait été fait chef
du groupe local du parti. Il avait
été d'abord plombier, puis il avait
ouvert un magasin d'électricité qui a
fait faillite et puis il s'est occupé de
vélos et ça n'a pas duré non
plus et partout il avait la réputation
d'être une brute. Les paysans ne tenaient pas
non plus en grande estime Franz Pfeiffer qui avait
été bombardé chef des paysans du village.
Il
ne réussissait pas dans ses affaires, parce
qu'avec cette politique il négligeait sa
ferme et on ne le croyait pas capable de faire
mieux dans sa nouvelle fonction. Le garde-forestier
Wichtel, qui n'était pas du pays, mais qu'on
nous avait envoyé de Prusse, est devenu
trésorier.
Jusque là, un village comme le
nôtre avait toujours formé un corps,
même si on n'était pas toujours du
même avis. On se connaît tous, on a
usé ses fonds de culotte sur les bancs de la
même école, ou bien on est parents ou
alliés. On est liés les uns aux
autres. Même la politique n'a pas
causé de grandes divisions dans le village,
jusqu'à ces derniers temps. Les paysans ont
toujours formé la majorité et eux
n'ont jamais été pour les
nouveautés : tout devait se faire comme
chez l'arrière-grand-père ; et
les quelques ouvriers qui habitent parmi eux ont
chacun un petit jardin ou un bout de champ et sont
à moitié paysans. Et leurs envies de
corriger le monde n'ont guère
été plus loin que des questions de
prés communaux, ils n'ont pas oublié
de qui ils descendent.
Avec l'église, même chose. Les
paysans y allaient parce que c'était la
coutume et parce qu'il y avait peut-être bien
là quelque chose de vrai. Le temps, beau ou
mauvais, ne dépendait pas d'eux, n'est-ce
pas ? Pour cela, ils devaient toujours s'en
remettre à Celui qui règne
là-haut.
Des bûcherons et des cheminots, bien
peu allaient encore à l'église. Elle
ne leur donnait rien et puis, trop d'idées
à la mode leur étaient venues de la
ville. Sous l'ancien régime, beaucoup de
pasteurs n'avaient pas non plus l'air d'être
prêts à donner leur vie pour ce qu'ils
prêchaient. C'était une religion trop
commode, celle d'un bon Dieu en robe de chambre et
avec une longue pipe. Les politiciens fanatiques,
à la bonne heure, ça c'étaient
des hommes ! Ils mouraient sur les barricades
et se laissaient tuer pour leurs convictions.
Mais, en somme, on s'entendait bien entre
nous et avec le pasteur. Chacun avait sa
liberté et respectait celle des autres.
1933 a tout changé. Un balai de fer
est entré au village plus personne n'avait
la liberté de faire ce qu'il voulait chacun
devait obéir. Quand on donnait l'ordre de
pavoiser, gare à celui qui ne sortait pas un
drapeau ! Quand la consigne était de se
mettre en rang, tous s'alignaient et restaient au
garde à vous. Quand on commandait :
« Salut allemand ! », tous
levaient le bras en l'air comme des automates. Et
on supportait cela, parce qu'on pensait qu'il y
avait maintenant une seule volonté, qu'on
n'avait que faire de cette ribambelle de partis,
que tous nous étions des Allemands. Cela
paraissait très bien ; sauf que ceux
qui jusqu'alors n'avaient rien à dire,
décidaient maintenant de tout.
L'esprit de tolérance d'autrefois
n'avait plus cours non plus. Pour un paysan, un
social-démocrate avait toujours
été un homme un peu toqué qui
aurait besoin d'être traité par le
docteur. Mais on le supportait et on pensait
qu'avec le temps il ferait peau neuve. On ne les
aurait jamais exclus de la communauté, ils
étaient du village, donc ils en faisaient
partie.
Mais, dans la première année
déjà, il s'est passé quelque
chose qui a mis tout le monde à
l'envers.
Une nuit, un camion arrive d'un autre
endroit, plein de jeunes gens en chemises brunes.
Ils s'arrêtent devant la maison d'August
Brenner, le social-démocrate et frappent
rudement à la porte. Et comme celui-ci
n'ouvre pas tout de suite, ils enfoncent la porte
avec les talons de leurs bottes, le sortent de son
lit, le rossent au point qu'il ne peut presque plus
bouger et l'entraînent tel que en
chemise ; et plus tard sa femme a su qu'on
l'avait mis dans un camp de concentration.
Personne au village n'y a rien compris.
Alors déjà on
n'osait plus parler ouvertement, mais tous,
même les paysans les plus
entêtés, étaient hors des
gonds. On avait promis de faire l'union du peuple
et d'oublier tout le passé et voilà
qu'on tirait tout de même vengeance d'un
homme d'une autre opinion et par-dessus le
marché d'un homme de bien !
Le seul qui ait osé dire quelque
chose est le vieux Rocker, un homme droit et qui
n'a peur de rien. Il va chez Kohler, le chef du
groupe local, pour se plaindre ; il lui dit
aussi qu'on ne devait pas traiter ainsi les
gens ; si quelqu'un s'était rendu
coupable, il fallait le citer devant les juges,
mais ce n'était pas franc d'agir de la
sorte, contre toute justice.
Alors, comme un gamin, Kohler engueule
(passez-moi le mot) cet homme aux cheveux
blancs : que cela ne le regardait pas, qu'on
se débarrassait des hommes qui pervertissent
le peuple et que lui n'avait pas à s'en
mêler.
Le maire écoute tranquillement et
attend que l'autre ait fini de gueuler. Puis il
dit :
- En conséquence, je me démets
de ma charge de maire.
Et il quitte la chambre.
Mais personne au village ne voulait croire
qu'il avait vraiment démissionné.
Chacun essayait de le faire changer de
décision, on lui courait après, on le
poursuivait jusque dans sa maison, les ouvriers
venaient lui dire qu'il devait tenir bon. Il avait
inspiré du respect à tout le monde et
toujours il savait mettre tout le monde
d'accord.
Le vieux Rocker n'a donné que cette
simple explication : « Si je ne peux
plus protéger le droit dans ma commune,
c'est que je suis trop vieux et que je dois m'en
aller ».
Peu après, on a appris qu'il
était cassé de sa fonction et que
Kohler, le chef du groupe local, avait pris la
charge de maire. Et comme on rouspétait de
toutes parts, surtout du
côté ouvrier, le garde-forestier et le
chef de gare ont fait dire : « Dans
le Troisième Reich, tout le monde doit
obéir. Celui qui n'obéit pas est
renvoyé de son travail ». Et comme
personne ne tenait à être
renvoyé, on a fermé le bec, on n'a
plus osé lever le doigt.
Depuis ce moment, l'instituteur a
été le lieutenant du nouveau maire et
lui a fait toute sa paperasserie.
Pour l'Eglise aussi le temps avait
changé, on l'a bientôt senti.
Le dimanche après le 30 janvier, le
pasteur a dit dans son sermon qu'il était
content de ce qu'à Postdam le chancelier
Adolf Hitler s'était prononcé
ouvertement pour le maintien des Églises
chrétiennes d'Allemagne.
Cette parole du Führer avait
éclairci la situation. L'Eglise n'avait pas
besoin d'être protégée par
l'État. L'Eglise était sous les
ordres de son Seigneur qui en disposait à sa
volonté. Lui n'avait jamais
été de ceux qui voulaient que
l'Eglise et l'État ne fassent qu'un, puisque
l'Eglise et l'État avaient des tâches
différentes. Le rôle de l'Eglise
n'était pas de confectionner des franges
pour le manteau de l'empereur, ni de prêcher
la morale pour le bien de l'État.
Mais si l'État reconnaissait qu'il
recevait sa fonction de Dieu, il reconnaissait en
même temps au-dessus de lui le Christ devant
lequel il était responsable. L'État
portait le glaive pour protéger les bons et
pour punir les méchants et pour maintenir
l'ordre dans le monde.
L'Eglise, par contre, devait annoncer
l'Évangile de la rédemption, car
toutes choses terrestres, donc l'État et le
peuple eux aussi, étaient passagères
et seul le royaume de Dieu était un royaume
éternel.
Après le sermon, il y avait quelques
éclairs à l'horizon que nous n'avons
pas pris au sérieux. Mais à
présent, quand on regarde
en arrière, on voit qu'alors
déjà un orage se
préparait.
Car immédiatement après le
culte, le chef du groupe accompagné de
l'instituteur est venu au presbytère
apostropher le pasteur. Il a dit que le pasteur
avait fait un sermon politique que lui,
fonctionnaire du parti, ne pouvait tolérer,
qu'il avait attaqué l'État et
rabaissé le peuple allemand.
- D'où vous vient ce savoir ?
demande le pasteur avec son sang-froid.
Sur quoi le maître d'école
prend son tour et commence à débiter
des boniments compliqués sur la
révolution nationale qui est une oeuvre de
Dieu et sur le Führer que Dieu a établi
dans sa charge.
- Je n'en doute pas, dit le pasteur, rien
n'arrive sans la volonté de Dieu !
- Non, insiste l'instituteur, ce n'est pas
ce que je voulais dire, la révolution
allemande ne s'est pas produite comme les autres
événements, il faut y
reconnaître une manifestation de Dieu. Avec
Hitler, la rédemption est venue pour
l'Allemagne, il est le créateur du Reich
éternel et indestructible des
Allemands.
- C'est ce que nous verrons, répond
le pasteur, il faut en avoir la preuve.
Alors le chef du groupe local s'emporte et
hurle :
- Vous doutez peut-être que le
Führer soit l'homme appelé par
Dieu ?
Le pasteur répond :
- Certes, Adolf Hitler a été
établi dans sa charge par Dieu, puisqu'il
n'y a pas d'autorité qui ne vienne de
Dieu.
- Si c'est ça que vous croyez,
répond Keller, faites-moi le plaisir de vous
abstenir d'attaquer l'État. Quel aurait
été le sort de l'Eglise,
d'après votre opinion, si les
bolchéviks s'étaient emparés
du pouvoir ?
Le pasteur réplique qu'il avait
déjà répondu à cette
question : que l'Eglise était dans la main
du Seigneur.
Alors Kohler, furieux :
- Votre travail, c'est de consoler les
âmes et de les préparer pour
l'au-delà, le reste ne vous regarde
pas !
À quoi le pasteur riposte qu'il
espérait que le nouveau maire viendrait
assidûment à ses sermons, pour
apprendre quelle était la fonction du
pasteur, car il n'avait pas encore l'air de le
savoir trop bien.
Avant de partir, l'instituteur a encore dit
ceci :
- Nous n'avons pas besoin d'instruction de
votre part et si vous n'êtes pas content,
quelqu'un d'autre peut jouer de l'orgue à ma
place.
Le pasteur n'a plus rien
répondu.
Dans le conseil presbytéral suivant,
on nous a mis au courant, c'est pourquoi je sais si
bien ce qui s'est passé.
Depuis ce moment-là, le pasteur nous
a renseignés sur tous les
événements importants du village et
du dehors. Mais jamais une parole hostile ne s'est
fait entendre. Le pasteur a fait taire toutes les
critiques dirigées contre la nouvelle
administration du village. Il s'est borné
à dire que tout ce que nous avions à
faire, c'était de devenir une
véritable Église.
Au mois de mars, un garçon est
né chez le pasteur et quinze jours
après, il a été baptisé
devant la commune rassemblée et le nom de
Konrad Peter lui a été donné.
Le pasteur et sa femme avaient prié Konrad
Rautter et moi d'être parrains et nous avons
accepté bien volontiers.
Ma femme portait l'enfant, mais la femme du
pasteur était là aussi. Elle
était assise, encore un peu pâle, sur
le siège du pasteur près de la
chaire. Et ç'a été une vraie
pluie de cadeaux au presbytère, des
provisions, des fleurs. Notre pasteur et sa femme
s'étaient déjà fait bien des
amis en peu de temps.
Si, jusqu'alors, je n'ai pas beaucoup
parlé de Madame Grund,
c'est qu'elle n'a pas joué de rôle en
public. Mais, sans faire de bruit, elle a fait
beaucoup de bien et bien des malades, bien des
femmes relevant de couches peuvent le dire.
Ce n'est que plus tard, quand les choses ont
tout à fait mal tourné, que nous nous
sommes rendu compte de tout ce qu'il y avait en
elle.
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