Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

III

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Comment les choses ont marché ensuite en Allemagne, tout le monde le sait. Le 30 janvier de l'année suivante, le Troisième Reich a été proclamé et institué et un sentiment de soulagement a envahi la plupart des esprits, après la tension des mois précédents pendant lesquels la crainte d'une guerre civile était devenue de plus en plus forte. Ici je ne dirai pas grand-chose du fouillis de la politique, quoiqu'elle joue aussi son rôle dans mon histoire et je ne veux pas porter de jugement. Nous sommes encore trop proches de tout cela et nous n'avons pas pu comprendre pourquoi tout s'est passé comme ça. Cette pompe éclatante, ces drapeaux, ces grands discours, ces choses nous ont remués tous, il faut bien l'avouer. C'est humain ; on se laisse guider par ce qu'on voit et ce qu'on entend et si l'on promet à un peuple qu'il deviendra de nouveau grand et puissant, on marche.

Dans notre village aussi, les choses allaient grand train. On a fêté le 30 janvier et, pour la première fois, on a accroché le drapeau avec la croix gammée au haut du vieux château en ruine et aussi ça et là sur les maisons les premiers drapeaux ont fait leur apparition. Il y a eu une retraite aux flambeaux et des discours et l'instituteur a prononcé une allocution. Il a dit que c'était la plus grande joie de sa vie de voir qu'après toutes ces années de misère, la véritable force allemande s'était fait jour. Chacun de nous avait ses idées là-dessus et quelqu'un a dit que rien ne vaut un homme stable qui ne tourne pas avec le vent. L'instituteur est un type à part. Jusqu'à la guerre c'était un national-allemand pur sang, qui sortait à toute occasion son empereur et son Bismarck et son 1870 et qui tonnait contre ces marxistes qui pervertissent le peuple. Ensuite, quand nous avons eu perdu la guerre et qu'il y a eu la révolution, il s'est découvert tout à coup une âme de social-démocrate. Vous savez, je le connais depuis mon enfance, nous sommes à peu près du même âge et il sort du village d'à côté. Partout, on a pu entendre cette grande perche à barbe noire qui faisait l'orateur populaire. Ou bien, il allait en tapinois à travers le village et distribuait des prospectus. Chez lui, il a toute une nichée d'enfants et des dettes pardessus la tête. Et le dimanche, quand il joue de l'orgue, il traîne tellement que l'auditoire est prêt à s'endormir.

Mais déjà pendant l'hiver précédent on l'avait vu s'accointer avec les nazis et lorsque l'ère nouvelle est venue, il s'est promené tout à coup avec l'insigne du parti et s'est donné l'air de n'avoir jamais rien fait de sa vie que se battre dans les salles de réunion.

Après le 30 janvier, l'opinion publique de notre village pouvait se traduire d'un mot : attendre. Les paysans disaient : « Tous les hommes sont pareils, donc attendons, nous verrons ce que les nouveaux savent faire ».

Au travail, entre camarades, on parlait peu. Ici, les gens sont réservés, ils ne disent pas facilement ce qu'ils ont dans la tête. Tout ce qu'on pouvait entendre, c'était cette remarque sur les chefs du parti : « Si au moins c'étaient d'autres gens ». Heinrich Kohler avait été fait chef du groupe local du parti. Il avait été d'abord plombier, puis il avait ouvert un magasin d'électricité qui a fait faillite et puis il s'est occupé de vélos et ça n'a pas duré non plus et partout il avait la réputation d'être une brute. Les paysans ne tenaient pas non plus en grande estime Franz Pfeiffer qui avait été bombardé chef des paysans du village. Il ne réussissait pas dans ses affaires, parce qu'avec cette politique il négligeait sa ferme et on ne le croyait pas capable de faire mieux dans sa nouvelle fonction. Le garde-forestier Wichtel, qui n'était pas du pays, mais qu'on nous avait envoyé de Prusse, est devenu trésorier.

Jusque là, un village comme le nôtre avait toujours formé un corps, même si on n'était pas toujours du même avis. On se connaît tous, on a usé ses fonds de culotte sur les bancs de la même école, ou bien on est parents ou alliés. On est liés les uns aux autres. Même la politique n'a pas causé de grandes divisions dans le village, jusqu'à ces derniers temps. Les paysans ont toujours formé la majorité et eux n'ont jamais été pour les nouveautés : tout devait se faire comme chez l'arrière-grand-père ; et les quelques ouvriers qui habitent parmi eux ont chacun un petit jardin ou un bout de champ et sont à moitié paysans. Et leurs envies de corriger le monde n'ont guère été plus loin que des questions de prés communaux, ils n'ont pas oublié de qui ils descendent.

Avec l'église, même chose. Les paysans y allaient parce que c'était la coutume et parce qu'il y avait peut-être bien là quelque chose de vrai. Le temps, beau ou mauvais, ne dépendait pas d'eux, n'est-ce pas ? Pour cela, ils devaient toujours s'en remettre à Celui qui règne là-haut.

Des bûcherons et des cheminots, bien peu allaient encore à l'église. Elle ne leur donnait rien et puis, trop d'idées à la mode leur étaient venues de la ville. Sous l'ancien régime, beaucoup de pasteurs n'avaient pas non plus l'air d'être prêts à donner leur vie pour ce qu'ils prêchaient. C'était une religion trop commode, celle d'un bon Dieu en robe de chambre et avec une longue pipe. Les politiciens fanatiques, à la bonne heure, ça c'étaient des hommes ! Ils mouraient sur les barricades et se laissaient tuer pour leurs convictions.
Mais, en somme, on s'entendait bien entre nous et avec le pasteur. Chacun avait sa liberté et respectait celle des autres.

1933 a tout changé. Un balai de fer est entré au village plus personne n'avait la liberté de faire ce qu'il voulait chacun devait obéir. Quand on donnait l'ordre de pavoiser, gare à celui qui ne sortait pas un drapeau ! Quand la consigne était de se mettre en rang, tous s'alignaient et restaient au garde à vous. Quand on commandait : « Salut allemand ! », tous levaient le bras en l'air comme des automates. Et on supportait cela, parce qu'on pensait qu'il y avait maintenant une seule volonté, qu'on n'avait que faire de cette ribambelle de partis, que tous nous étions des Allemands. Cela paraissait très bien ; sauf que ceux qui jusqu'alors n'avaient rien à dire, décidaient maintenant de tout.

L'esprit de tolérance d'autrefois n'avait plus cours non plus. Pour un paysan, un social-démocrate avait toujours été un homme un peu toqué qui aurait besoin d'être traité par le docteur. Mais on le supportait et on pensait qu'avec le temps il ferait peau neuve. On ne les aurait jamais exclus de la communauté, ils étaient du village, donc ils en faisaient partie.
Mais, dans la première année déjà, il s'est passé quelque chose qui a mis tout le monde à l'envers.

Une nuit, un camion arrive d'un autre endroit, plein de jeunes gens en chemises brunes. Ils s'arrêtent devant la maison d'August Brenner, le social-démocrate et frappent rudement à la porte. Et comme celui-ci n'ouvre pas tout de suite, ils enfoncent la porte avec les talons de leurs bottes, le sortent de son lit, le rossent au point qu'il ne peut presque plus bouger et l'entraînent tel que en chemise ; et plus tard sa femme a su qu'on l'avait mis dans un camp de concentration.

Personne au village n'y a rien compris. Alors déjà on n'osait plus parler ouvertement, mais tous, même les paysans les plus entêtés, étaient hors des gonds. On avait promis de faire l'union du peuple et d'oublier tout le passé et voilà qu'on tirait tout de même vengeance d'un homme d'une autre opinion et par-dessus le marché d'un homme de bien !
Le seul qui ait osé dire quelque chose est le vieux Rocker, un homme droit et qui n'a peur de rien. Il va chez Kohler, le chef du groupe local, pour se plaindre ; il lui dit aussi qu'on ne devait pas traiter ainsi les gens ; si quelqu'un s'était rendu coupable, il fallait le citer devant les juges, mais ce n'était pas franc d'agir de la sorte, contre toute justice.
Alors, comme un gamin, Kohler engueule (passez-moi le mot) cet homme aux cheveux blancs : que cela ne le regardait pas, qu'on se débarrassait des hommes qui pervertissent le peuple et que lui n'avait pas à s'en mêler.
Le maire écoute tranquillement et attend que l'autre ait fini de gueuler. Puis il dit :
- En conséquence, je me démets de ma charge de maire.

Et il quitte la chambre.
Mais personne au village ne voulait croire qu'il avait vraiment démissionné. Chacun essayait de le faire changer de décision, on lui courait après, on le poursuivait jusque dans sa maison, les ouvriers venaient lui dire qu'il devait tenir bon. Il avait inspiré du respect à tout le monde et toujours il savait mettre tout le monde d'accord.

Le vieux Rocker n'a donné que cette simple explication : « Si je ne peux plus protéger le droit dans ma commune, c'est que je suis trop vieux et que je dois m'en aller ».
Peu après, on a appris qu'il était cassé de sa fonction et que Kohler, le chef du groupe local, avait pris la charge de maire. Et comme on rouspétait de toutes parts, surtout du côté ouvrier, le garde-forestier et le chef de gare ont fait dire : « Dans le Troisième Reich, tout le monde doit obéir. Celui qui n'obéit pas est renvoyé de son travail ». Et comme personne ne tenait à être renvoyé, on a fermé le bec, on n'a plus osé lever le doigt.
Depuis ce moment, l'instituteur a été le lieutenant du nouveau maire et lui a fait toute sa paperasserie.




Pour l'Eglise aussi le temps avait changé, on l'a bientôt senti.
Le dimanche après le 30 janvier, le pasteur a dit dans son sermon qu'il était content de ce qu'à Postdam le chancelier Adolf Hitler s'était prononcé ouvertement pour le maintien des Églises chrétiennes d'Allemagne.

Cette parole du Führer avait éclairci la situation. L'Eglise n'avait pas besoin d'être protégée par l'État. L'Eglise était sous les ordres de son Seigneur qui en disposait à sa volonté. Lui n'avait jamais été de ceux qui voulaient que l'Eglise et l'État ne fassent qu'un, puisque l'Eglise et l'État avaient des tâches différentes. Le rôle de l'Eglise n'était pas de confectionner des franges pour le manteau de l'empereur, ni de prêcher la morale pour le bien de l'État.

Mais si l'État reconnaissait qu'il recevait sa fonction de Dieu, il reconnaissait en même temps au-dessus de lui le Christ devant lequel il était responsable. L'État portait le glaive pour protéger les bons et pour punir les méchants et pour maintenir l'ordre dans le monde.

L'Eglise, par contre, devait annoncer l'Évangile de la rédemption, car toutes choses terrestres, donc l'État et le peuple eux aussi, étaient passagères et seul le royaume de Dieu était un royaume éternel.

Après le sermon, il y avait quelques éclairs à l'horizon que nous n'avons pas pris au sérieux. Mais à présent, quand on regarde en arrière, on voit qu'alors déjà un orage se préparait.
Car immédiatement après le culte, le chef du groupe accompagné de l'instituteur est venu au presbytère apostropher le pasteur. Il a dit que le pasteur avait fait un sermon politique que lui, fonctionnaire du parti, ne pouvait tolérer, qu'il avait attaqué l'État et rabaissé le peuple allemand.
- D'où vous vient ce savoir ? demande le pasteur avec son sang-froid.

Sur quoi le maître d'école prend son tour et commence à débiter des boniments compliqués sur la révolution nationale qui est une oeuvre de Dieu et sur le Führer que Dieu a établi dans sa charge.
- Je n'en doute pas, dit le pasteur, rien n'arrive sans la volonté de Dieu !
- Non, insiste l'instituteur, ce n'est pas ce que je voulais dire, la révolution allemande ne s'est pas produite comme les autres événements, il faut y reconnaître une manifestation de Dieu. Avec Hitler, la rédemption est venue pour l'Allemagne, il est le créateur du Reich éternel et indestructible des Allemands.
- C'est ce que nous verrons, répond le pasteur, il faut en avoir la preuve.

Alors le chef du groupe local s'emporte et hurle :
- Vous doutez peut-être que le Führer soit l'homme appelé par Dieu ?

Le pasteur répond :
- Certes, Adolf Hitler a été établi dans sa charge par Dieu, puisqu'il n'y a pas d'autorité qui ne vienne de Dieu.
- Si c'est ça que vous croyez, répond Keller, faites-moi le plaisir de vous abstenir d'attaquer l'État. Quel aurait été le sort de l'Eglise, d'après votre opinion, si les bolchéviks s'étaient emparés du pouvoir ?

Le pasteur réplique qu'il avait déjà répondu à cette question : que l'Eglise était dans la main du Seigneur.

Alors Kohler, furieux :
- Votre travail, c'est de consoler les âmes et de les préparer pour l'au-delà, le reste ne vous regarde pas !

À quoi le pasteur riposte qu'il espérait que le nouveau maire viendrait assidûment à ses sermons, pour apprendre quelle était la fonction du pasteur, car il n'avait pas encore l'air de le savoir trop bien.
Avant de partir, l'instituteur a encore dit ceci :
- Nous n'avons pas besoin d'instruction de votre part et si vous n'êtes pas content, quelqu'un d'autre peut jouer de l'orgue à ma place.

Le pasteur n'a plus rien répondu.
Dans le conseil presbytéral suivant, on nous a mis au courant, c'est pourquoi je sais si bien ce qui s'est passé.

Depuis ce moment-là, le pasteur nous a renseignés sur tous les événements importants du village et du dehors. Mais jamais une parole hostile ne s'est fait entendre. Le pasteur a fait taire toutes les critiques dirigées contre la nouvelle administration du village. Il s'est borné à dire que tout ce que nous avions à faire, c'était de devenir une véritable Église.

Au mois de mars, un garçon est né chez le pasteur et quinze jours après, il a été baptisé devant la commune rassemblée et le nom de Konrad Peter lui a été donné. Le pasteur et sa femme avaient prié Konrad Rautter et moi d'être parrains et nous avons accepté bien volontiers.

Ma femme portait l'enfant, mais la femme du pasteur était là aussi. Elle était assise, encore un peu pâle, sur le siège du pasteur près de la chaire. Et ç'a été une vraie pluie de cadeaux au presbytère, des provisions, des fleurs. Notre pasteur et sa femme s'étaient déjà fait bien des amis en peu de temps.

Si, jusqu'alors, je n'ai pas beaucoup parlé de Madame Grund, c'est qu'elle n'a pas joué de rôle en public. Mais, sans faire de bruit, elle a fait beaucoup de bien et bien des malades, bien des femmes relevant de couches peuvent le dire.
Ce n'est que plus tard, quand les choses ont tout à fait mal tourné, que nous nous sommes rendu compte de tout ce qu'il y avait en elle.




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