Je ne suis qu'un simple bûcheron et
je ne sais pas parler comme quelqu'un qui aurait
fréquenté des écoles
supérieures, mais je veux raconter tout ce
qui est arrivé à notre pasteur Stefan
Grund, qu'ils ont emmené en prison, il y a
deux mois.
Au printemps de 1932, notre pasteur
précédent, il s'appelait Hochmuth,
nous a quittés. Il avait soixante ans et il
avait quelque chose à la poitrine, si bien
qu'à la fin il ne pouvait plus monter
jusqu'ici ; c'est que notre village de
Lindenkopf se trouve sur une croupe rocheuse,
à bien deux cents mètres au-dessus de
la grand'route et nos chevaux ont rudement à
suer pour tirer jusqu'en haut les chars lourds de
moisson.
Le vieux Hochmuth avait beau souffler, il ne
pouvait plus y arriver. Ce n'était pas un
mauvais homme, mais il y avait encore ça
qu'il n'était plus à la page :
notre époque, la politique, tout semblait le
dépasser ; alors il s'est caché
derrière ses bouquins et on ne le voyait
plus guère.
Des fois, le samedi soir, quand je ne
travaillais pas dans la forêt, je lui ai
coupé du bois. C'est ainsi qu'un jour, il
est venu près de moi et m'a dit :
- Holzschuh (c'est mon nom de famille et on
m'appelle Peter), Holzschuh, qu'est-ce qui peut
encore arriver ? On dirait que le monde
devient de plus en plus fou !
- Monsieur le pasteur, j'ai dit, on ne peut
pas passer sa vie à ouvrir le bec, il faudra
qu'on le ferme un jour ou l'autre, à moins
de se décrocher la mâchoire.
Et puis, il a pris sa retraite, le vieux
Hochmuth, et au mois de juin, juste comme on
rentrait le premier foin, nous avons eu le pasteur
Grund. Il est aussi du pays, de Franconie, de
Holzhausen, à trois heures d'ici et je le
connaissais bien. La dernière année
de la guerre, il est venu comme jeune recrue nous
rejoindre dans la tranchée, nous les
vieux ; nous étions alors près
de Saint-Quentin et il a encore bien vu le feu.
Nous l'aimions tous, il n'était pas fier, il
ne nous sortait pas ses études à tout
bout de champ, mais on s'est tout de suite
tutoyé et il faisait sa part sans
rouspéter.
Puis, lorsqu'il est venu ici, il
était encore jeune, dans la trentaine, il
venait de se marier et il amenait sa jeune femme,
qui est aussi énergique que lui : elle
a des yeux gris, qu'elle vous plante dans les yeux
et il n'y a pas moyen de se dérober.
Un soir - notre petite maison est juste
derrière l'église, là
où la rue haute descend vers les prés
bossus - voilà qu'on frappe à la
porte. J'étais à lire mon journal, en
bras de chemise, et quelqu'un me tend la
main :
- Bonjour, Peter
Je crie tout joyeux :
- Mon Dieu, mais c'est Stefan.
Aussitôt, je me reprends et je
dis :
- Sauf votre respect, Monsieur le
pasteur !
- Pour toi, je reste Stefan, il dit, cela ne
change rien à notre camaraderie !
- Entendu, je lui dis.
Et je fais venir ma femme :
- Lisbeth, c'est le pasteur Grund.
Elle s'essuie les mains à son
tablier ; elle savait bien qui c'était,
car je lui avais souvent parlé du benjamin
de la compagnie. Notre garçon, lui aussi, a
dû se montrer, lui qui va déjà
avec moi dans le bois, et aussi notre
aînée ; et puis, quand le café
a été servi, le pasteur a
demandé :
- Maintenant, parle librement, Peter comment
vont les choses ici, à Lindenkopf ? Tu
es sur la liste des conseillers
presbytéraux, donc tu dois être au
courant. Si tout s'arrange comme au front, quand
les Tommies nous grignotaient, il n'y a pas
à s'en faire.
- Oui, je le dis, il y a bientôt dix
ans que je suis du conseil ; mais je ne m'en
suis pas aperçu. Car le vieux Hochmuth avait
quelque chose à la poitrine et il
était bien content s'il n'avait à
faire qu'une fois par semaine le chemin du
presbytère à la sacristie. Il voulait
qu'on le laisse tranquille et, lui non plus, il ne
nous dérangeait pas.
- Bon, bon, fait le pasteur en
réfléchissant ; alors, vous
êtes de vrais embusqués, vous autres,
à Lindenkopf ; pourtant vous l'avez
bâti si haut, votre village, qu'on devrait
pouvoir lui appliquer la parole de
l'Évangile : « Une ville
située sur une montagne ne peut être
cachée. » Un village non plus, je
pense.
- Stefan, je réponds, nos granges
bourrées et nos greniers pleins jusqu'au
toit ne se cachent pas, ils dominent le
pays !
- Oh ! ta grange, il me dit, tu ne peux
guère t'en vanter, il me semble ?
- Je suis satisfait de ce que j'ai, je
dis.
- Ainsi, rien que des gens satisfaits !
il répond en fronçant les sourcils.
Et votre église, vous n'en avez besoin que
pour dormir, et moi, tout ce que je dois faire,
c'est de vous chanter une berceuse du haut de la
chaire ?
Moi je lui réplique :
- Je ne sais pas s'il y en a qui demandent
cela, mais on n'aime pas renoncer aux choses
à quoi on est habitué.
Alors, il a pris son ton bourru :
- Assez tourné autour du pot, Peter :
j'ai appris à te connaître au front,
où l'on se connaît mieux qu'en passant
tous les dimanches ensemble à l'auberge
à jouer aux cartes.
Dis-moi ce que tu penses, - il allait toujours
droit au but, - dis-moi ce que tu penses :
pourquoi avez-vous votre église ici dans le
village et pourquoi dépasse-t-elle de sa
tour pointue les granges pleines et les larges
toits ? Et pourquoi, dis-moi, y a-t-il
là, chaque dimanche, un homme qui monte en
chaire, ouvre un livre, en lit des passages et puis
se lance dans des développements
passionnés sur ce livre, sur ce qu'il
contient et sur ce qu'il ordonne ?
Je savais bien où il voulait en
venir, mais je me sentais poussé à
faire la bête. Donc, je lui
réponds :
- Vois-tu, Stefan, s'il n'y avait pas
d'église, comment pourrait-on, dans ce
village, fêter la kermesse avec du
café et des gâteaux et avec la danse
sur l'estrade de l'auberge et avec la bière
qu'on avale à plein bec ? Et puis,
aller à l'église le dimanche, c'est
l'habitude ; combien de temps cela va durer,
je ne sais pas ; la girouette du clocher
tourne aussi avec le temps et si avant on disait
noir, on pourrait peut-être bientôt
dire rouge ou brun, depuis que les nazis, sont
là. Mais, en attendant, c'est bien qu'il y
ait un endroit où les jeunes filles montrent
leurs nouvelles robes, où les jeunes gens
leur lancent des regards et où les vieux
peuvent un peu s'assoupir.
Alors, le pasteur bondit de sa chaise, me
saisit aux épaules et me hurle presque dans
les oreilles :
- Peter, tu fais de nouveau le Normand, tu
n'as pas changé depuis dix-huit. Mais avec
cette chose-là, il n'y a pas à
plaisanter. Ce que j'ai à te dire, c'est que
le clocher de notre église, c'est un doigt
levé vers le ciel, vers Celui qui est
là-haut assis à la droite du
Père. Et ce qu'il y a dans la Bible, qui est
ouverte sur la chaire, c'est la Parole de Dieu,
Peter, tu comprends ? C'est la bataille qui
recommence dans une autre tranchée. Et
là encore, nous voulons rester camarades,
n'est-ce pas?
J'opine du bonnet : tout était
comme autrefois.
Puis il continue :
- Aussi vrai que j'aime mon peuple, je veux
lui annoncer dans ce village la Parole de Dieu,
comme je l'ai promis. Qu'il accepte ou qu'il refuse
d'écouter la Parole de Dieu, le sort de
notre peuple en dépend, son son salut ou sa
perte !
Là-dessus, il s'en va ; ma femme
remarque en le regardant partir :
- ça va donner un brin de
travail !
Je lui dis :
- Anna, ce que ça donnera, nous n'en
savons rien, mais peut-être que nous
apprendrons de nouveau pourquoi il y a un pasteur
au village !
Le lendemain, le vieux Schmelzer, le
sacristain, vient me convoquer pour le conseil
presbytéral. Un peu plus tard, je l'ai
retrouvé devant la porte de la sacristie,
lui qui avait presque septante ans, sérieux
comme un pape et tout excité avec sa
barbiche en pointe qui s'agitait. Il y avait beau
temps qu'il ne voyait plus de réunion du
conseil et il nous tendait la main à chacun,
comme on fait à un enterrement.
Lorsque je suis arrivé, notre maire y
était déjà, Johann Rocker, un
homme vigoureux avec ses soixante-cinq. Puis
Schlegel, le boulanger, un petit homme vif ;
le meunier, le plus riche paysan du village, un
homme scrupuleusement honnête ; et le
fermier de la Tourbière, que ses maigres
pâtures n'arrivent pas à
engraisser.
Aucun de nous ne savait au juste à
quoi s'en tenir. Celui de la Tourbière dit,
avec un rire sec :
- Tout nouveau, tout beau.
Mais le meunier grommelle :
- Même si on n'enlève qu'une
pelletée de crottin, ce sera toujours
ça de fait.
Et puis, tout le monde s'est tu.
À huit heures sonnant, le pasteur
arriva et nous nous assoyons des deux
côtés de la sacristie dans les stalles de bois
sculpté
qui se trouvaient autrefois dans le choeur et le
pasteur avance sa chaise vers le milieu, sous le
portrait de Luther qui est au mur du fond.
- Si je ne me trompe, il dit en regardant
autour de lui, vous êtes six ?
- Il manque Rautter Konrad, murmure celui de
la Tourbière, c'est un socialiste.
- La politique ne nous regarde pas ici, fait
le pasteur et il tire une liste :
- C'est Konrad Rautter,
cantonnier ?
Le meunier ajoute :
- Oui, il habite rue du ruisseau.
Et le pasteur répond :
- C'est justement lui qui me manque.
Au même moment, on frappe à la
porte, le sacristain va ouvrir et ramène par
la main une fillette, la petite des Rautter. Le
pasteur lui demande :
- Eh bien ! mon enfant, comment
t'appelles-tu ?
- Margreth Rautter, chuchote la fillette et
puis, tout aussitôt, elle ajoute :
- C'est mon papa qui m'envoie, cela ne
l'arrange pas ce soir !
Et crac, la voilà partie.
- Qu'est-ce que vous diriez, fait le
pasteur, si nous descendions chez lui, puisqu'il
n'a pas le temps ? Combien faut-il pour y
aller ?
- A peine dix minutes, je dis. Le pasteur
hésite :
- Est-ce que ce ne sera pas trop fatigant
pour vous ? il dit aux deux vieillards, le
maire et le meunier.
Le maire répond :
- Pas pour nous, nous avons tous encore les
jambes solides.
Et déjà il se met en marche.
Les autres avaient l'air un peu mécontents,
mais le maire avec sa tête blanche a
passé devant, et les autres se sont mis
à trottiner derrière.
Comme nous traversions le village, le
pasteur sans chapeau à côté du
vieux Rocker, par-ci par-là une tête
se montrait à une fenêtre et ceux qui
par hasard étaient assis sur le banc devant
leur maison, saluaient d'un air ébahi. Mais
c'est Konrad Rautter qui en a ouvert de grands
yeux, lorsque nous lui sommes tombés
dessus ! Il nous a menés à sa
salle à manger, tandis que, sa femme et ses
enfants restaient à la cuisine et comme il
n'y avait pas assez de chaises, il en a
été chercher encore une de cuisine et
un escabeau.
Une fois tout le monde assis, le pasteur
nous a regardés tous encore une fois et il a
dit :
- Je suis bien content que cela ne prenne
pas une tournure solennelle. Vous aviez sans doute
peur du tableau de Luther, en haut de la sacristie,
Rautter ? Ce n'est pas aux vieux tableaux que
je tiens, mais à l'esprit. Pour une fois,
j'ai voulu vous rassembler tous, pour entendre
votre avis. On vous a élus au conseil
presbytéral, il y a des années et
vous avez accepté. Savez-vous ce que
signifie cette charge ? Est-ce que vous
êtes résolus à continuer
à la porter sur vos
épaules ?
Rautter répond :
- Moi, je me suis fait élire, parce
qu'un ouvrier devait aussi en être.
D'ailleurs, cela ne signifiait rien, j'ai
donné mon nom, c'est tout. Puisque
l'église est là au milieu du village,
elle doit être en bon état, c'est ce
que je me suis dit. Et si une fois il y a quelque
chose à réparer au toit, je me suis
dit, ou s'il est question de badigeonner le
plafond, je veux bien dire mon mot. Aujourd'hui
j'hésiterais peut-être à
accepter, parce que l'église, est-ce que
ça me regarde au fond ? Ça ne
change rien aux choses et elles ne vont pas mieux
pour ça et nous autres ouvriers, nous devons
nous remuer nous-mêmes, sans quoi rien ne se
fera.
Ici le meunier, avec sa voix rauque,
intervient:
- Rautter, qu'est-ce que tu racontes !
Il faut de l'ordre, donc il faut aussi une
église, pour qu'on sache que c'est dimanche et pour
qu'il
y ait des baptêmes, des mariages et des
enterrements, tout ça fait partie de notre
vie.
Alors il y a eu un petit moment de silence.
Le boulanger était là, se tournant
les pouces et celui de la Tourbière a
tiré son mouchoir et s'est
mouché ; le maire, lui, était
penché en arrière et regardait dans
le vide.
Finalement, le pasteur se tourne vers le
maire :
- Moi, je suis le berger spirituel et vous,
vous êtes le berger temporel. Aujourd'hui,
nous ne voulons rien arrêter, rien
décider. Mais je voudrais savoir ce qu'on
pense ici à Lindenkopf. Le clocher, les
cloches qui sonnent, la majesté du culte,
les belles cérémonies, tout cela ce
n'est pas encore l'Eglise. Il se peut que j'aie
à faire mon chemin ici tout seul ;
j'espère que je n'y serai pas obligé,
mais que tous ceux qui sont ici
m'accompagneront ; mais d'abord je voudrais
qu'ils me disent comment vont les choses et
à quoi je dois m'attendre.
Le maire passe la main sur sa barbiche
blanche et dit :
- D'habitude, je ne parle pas beaucoup, ce
n'est pas grand'chose non plus que j'aurais
à dire. Voyez-vous, Monsieur le pasteur, je
suis un vieux, mon père, mon
grand-père, mon arrière
grand-père et plus haut encore, ils sont
tous enterrés ici ; nous, les Rocker.
nous avons bien engraissé le sol du
cimetière de Lindenkopf. Une
génération après l'autre a
passé sur cette terre, a labouré et
semé et est descendue dans la terre,
poussière tirée de la
poussière et retournée en
poussière. Je me suis gravé dans la
mémoire cette parole :
« Toute chair est comme l'herbe et toute
la gloire de l'homme comme la fleur de l'herbe.
L'herbe sèche et sa fleur tombe. »
Qui ne sait pas que la vie c'est naître,
travailler et mourir, n'est pas sage et ne
connaît pas la vie. Mais celui qui le sait a
faim de ce qui ne passe pas, de ce qui demeure et
là la Bible dit : « La Parole
du Seigneur demeure
éternellement ». C'est tout ce que
je voulais dire, rien de plus.
- Je vous remercie, Monsieur le maire, dit
le pasteur, c'est très bien ce que vous avez
dit. La faim dont vous parlez, la faim de ce qui
est durable, de ce qui est véritable, de ce
qui est éternel, on l'éprouve dans
notre pays d'Allemagne tout entier. Tous ces cris
qui nous viennent de gauche et de droite, ce n'est
que cette faim. Tous crient justice,
fraternité, union nationale, ordre,
autorité de l'État, liberté et
chacun frappe du poing sur la table et hurle :
« C'est moi qui ai
raison ! » Mais il n'y en a qu'un
qui a raison.
« Quand je dis maintenant
Église, vous faites la grimace, Rautter, car
vous en avez assez du tintement des cloches et du
gémissement de l'orgue et du verbiage de la
chaire. Et vous avez bien raison, Rautter.
Là, devant tous, je vous donne raison. Il
vaudrait mieux qu'elle ne se dresse plus
là-haut, la maison au clocher, si les choses
ne changent pas parmi nous. Il faut absolument
qu'elles changent. Dieu veut que cela change. La
Parole de Dieu demeure éternellement. Mais
il faut qu'on l'écoute, sans cela rien ne
change. Mais maintenant, assez pour cette fois.
Rien que ceci encore : un conseil
presbytéral est une conspiration, une
société secrète d'hommes qui
veulent que cela change. Aujourd'hui, nous ne
voulons rien fixer. Nous nous rassemblerons une
autre fois et alors nous nous demanderons, le
maire, Holzschuh, Rautter, Schlegel, le fermier de
la Tourbière, le meunier et Stefan Grund,
alors nous nous demanderons ensemble si nous
commençons à voir clair. Rentrez chez
vous et réfléchissez, moi je
réfléchirai aussi.
Et puis, nous sommes tous
rentrés.
Le lendemain soir, en rentrant du travail,
je rencontre Rautter au carrefour, là
où on descend à gauche vers le chemin
de fer. Le temps était lourd et les taons
s'accrochaient à
vous. Nous montions en poussant nos bicyclettes et
ni l'un ni l'autre ne soufflait mot, on n'entendait
rien que le grincement des clous de nos souliers
sur les cailloux. Au moment de nous séparer,
Rautter m'a regardé bien en face et il m'a
dit :
- Il faut que ça change !
Je lui ai répondu :
- Oui, il le faut.
Et nous nous sommes quittés.
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