Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

I

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Je ne suis qu'un simple bûcheron et je ne sais pas parler comme quelqu'un qui aurait fréquenté des écoles supérieures, mais je veux raconter tout ce qui est arrivé à notre pasteur Stefan Grund, qu'ils ont emmené en prison, il y a deux mois.

Au printemps de 1932, notre pasteur précédent, il s'appelait Hochmuth, nous a quittés. Il avait soixante ans et il avait quelque chose à la poitrine, si bien qu'à la fin il ne pouvait plus monter jusqu'ici ; c'est que notre village de Lindenkopf se trouve sur une croupe rocheuse, à bien deux cents mètres au-dessus de la grand'route et nos chevaux ont rudement à suer pour tirer jusqu'en haut les chars lourds de moisson.

Le vieux Hochmuth avait beau souffler, il ne pouvait plus y arriver. Ce n'était pas un mauvais homme, mais il y avait encore ça qu'il n'était plus à la page : notre époque, la politique, tout semblait le dépasser ; alors il s'est caché derrière ses bouquins et on ne le voyait plus guère.

Des fois, le samedi soir, quand je ne travaillais pas dans la forêt, je lui ai coupé du bois. C'est ainsi qu'un jour, il est venu près de moi et m'a dit :
- Holzschuh (c'est mon nom de famille et on m'appelle Peter), Holzschuh, qu'est-ce qui peut encore arriver ? On dirait que le monde devient de plus en plus fou !
- Monsieur le pasteur, j'ai dit, on ne peut pas passer sa vie à ouvrir le bec, il faudra qu'on le ferme un jour ou l'autre, à moins de se décrocher la mâchoire.

Et puis, il a pris sa retraite, le vieux Hochmuth, et au mois de juin, juste comme on rentrait le premier foin, nous avons eu le pasteur Grund. Il est aussi du pays, de Franconie, de Holzhausen, à trois heures d'ici et je le connaissais bien. La dernière année de la guerre, il est venu comme jeune recrue nous rejoindre dans la tranchée, nous les vieux ; nous étions alors près de Saint-Quentin et il a encore bien vu le feu. Nous l'aimions tous, il n'était pas fier, il ne nous sortait pas ses études à tout bout de champ, mais on s'est tout de suite tutoyé et il faisait sa part sans rouspéter.
Puis, lorsqu'il est venu ici, il était encore jeune, dans la trentaine, il venait de se marier et il amenait sa jeune femme, qui est aussi énergique que lui : elle a des yeux gris, qu'elle vous plante dans les yeux et il n'y a pas moyen de se dérober.

Un soir - notre petite maison est juste derrière l'église, là où la rue haute descend vers les prés bossus - voilà qu'on frappe à la porte. J'étais à lire mon journal, en bras de chemise, et quelqu'un me tend la main :
- Bonjour, Peter
Je crie tout joyeux :
- Mon Dieu, mais c'est Stefan.

Aussitôt, je me reprends et je dis :
- Sauf votre respect, Monsieur le pasteur !
- Pour toi, je reste Stefan, il dit, cela ne change rien à notre camaraderie !
- Entendu, je lui dis.

Et je fais venir ma femme :
- Lisbeth, c'est le pasteur Grund.

Elle s'essuie les mains à son tablier ; elle savait bien qui c'était, car je lui avais souvent parlé du benjamin de la compagnie. Notre garçon, lui aussi, a dû se montrer, lui qui va déjà avec moi dans le bois, et aussi notre aînée ; et puis, quand le café a été servi, le pasteur a demandé :
- Maintenant, parle librement, Peter comment vont les choses ici, à Lindenkopf ? Tu es sur la liste des conseillers presbytéraux, donc tu dois être au courant. Si tout s'arrange comme au front, quand les Tommies nous grignotaient, il n'y a pas à s'en faire.
- Oui, je le dis, il y a bientôt dix ans que je suis du conseil ; mais je ne m'en suis pas aperçu. Car le vieux Hochmuth avait quelque chose à la poitrine et il était bien content s'il n'avait à faire qu'une fois par semaine le chemin du presbytère à la sacristie. Il voulait qu'on le laisse tranquille et, lui non plus, il ne nous dérangeait pas.
- Bon, bon, fait le pasteur en réfléchissant ; alors, vous êtes de vrais embusqués, vous autres, à Lindenkopf ; pourtant vous l'avez bâti si haut, votre village, qu'on devrait pouvoir lui appliquer la parole de l'Évangile : « Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. » Un village non plus, je pense.
- Stefan, je réponds, nos granges bourrées et nos greniers pleins jusqu'au toit ne se cachent pas, ils dominent le pays !
- Oh ! ta grange, il me dit, tu ne peux guère t'en vanter, il me semble ?
- Je suis satisfait de ce que j'ai, je dis.
- Ainsi, rien que des gens satisfaits ! il répond en fronçant les sourcils. Et votre église, vous n'en avez besoin que pour dormir, et moi, tout ce que je dois faire, c'est de vous chanter une berceuse du haut de la chaire ?

Moi je lui réplique :
- Je ne sais pas s'il y en a qui demandent cela, mais on n'aime pas renoncer aux choses à quoi on est habitué.

Alors, il a pris son ton bourru :
- Assez tourné autour du pot, Peter : j'ai appris à te connaître au front, où l'on se connaît mieux qu'en passant tous les dimanches ensemble à l'auberge à jouer aux cartes. Dis-moi ce que tu penses, - il allait toujours droit au but, - dis-moi ce que tu penses : pourquoi avez-vous votre église ici dans le village et pourquoi dépasse-t-elle de sa tour pointue les granges pleines et les larges toits ? Et pourquoi, dis-moi, y a-t-il là, chaque dimanche, un homme qui monte en chaire, ouvre un livre, en lit des passages et puis se lance dans des développements passionnés sur ce livre, sur ce qu'il contient et sur ce qu'il ordonne ?

Je savais bien où il voulait en venir, mais je me sentais poussé à faire la bête. Donc, je lui réponds :
- Vois-tu, Stefan, s'il n'y avait pas d'église, comment pourrait-on, dans ce village, fêter la kermesse avec du café et des gâteaux et avec la danse sur l'estrade de l'auberge et avec la bière qu'on avale à plein bec ? Et puis, aller à l'église le dimanche, c'est l'habitude ; combien de temps cela va durer, je ne sais pas ; la girouette du clocher tourne aussi avec le temps et si avant on disait noir, on pourrait peut-être bientôt dire rouge ou brun, depuis que les nazis, sont là. Mais, en attendant, c'est bien qu'il y ait un endroit où les jeunes filles montrent leurs nouvelles robes, où les jeunes gens leur lancent des regards et où les vieux peuvent un peu s'assoupir.

Alors, le pasteur bondit de sa chaise, me saisit aux épaules et me hurle presque dans les oreilles :
- Peter, tu fais de nouveau le Normand, tu n'as pas changé depuis dix-huit. Mais avec cette chose-là, il n'y a pas à plaisanter. Ce que j'ai à te dire, c'est que le clocher de notre église, c'est un doigt levé vers le ciel, vers Celui qui est là-haut assis à la droite du Père. Et ce qu'il y a dans la Bible, qui est ouverte sur la chaire, c'est la Parole de Dieu, Peter, tu comprends ? C'est la bataille qui recommence dans une autre tranchée. Et là encore, nous voulons rester camarades, n'est-ce pas?

J'opine du bonnet : tout était comme autrefois.
Puis il continue :
- Aussi vrai que j'aime mon peuple, je veux lui annoncer dans ce village la Parole de Dieu, comme je l'ai promis. Qu'il accepte ou qu'il refuse d'écouter la Parole de Dieu, le sort de notre peuple en dépend, son son salut ou sa perte !

Là-dessus, il s'en va ; ma femme remarque en le regardant partir :
- ça va donner un brin de travail !

Je lui dis :
- Anna, ce que ça donnera, nous n'en savons rien, mais peut-être que nous apprendrons de nouveau pourquoi il y a un pasteur au village !

Le lendemain, le vieux Schmelzer, le sacristain, vient me convoquer pour le conseil presbytéral. Un peu plus tard, je l'ai retrouvé devant la porte de la sacristie, lui qui avait presque septante ans, sérieux comme un pape et tout excité avec sa barbiche en pointe qui s'agitait. Il y avait beau temps qu'il ne voyait plus de réunion du conseil et il nous tendait la main à chacun, comme on fait à un enterrement.

Lorsque je suis arrivé, notre maire y était déjà, Johann Rocker, un homme vigoureux avec ses soixante-cinq. Puis Schlegel, le boulanger, un petit homme vif ; le meunier, le plus riche paysan du village, un homme scrupuleusement honnête ; et le fermier de la Tourbière, que ses maigres pâtures n'arrivent pas à engraisser.

Aucun de nous ne savait au juste à quoi s'en tenir. Celui de la Tourbière dit, avec un rire sec :
- Tout nouveau, tout beau.

Mais le meunier grommelle :
- Même si on n'enlève qu'une pelletée de crottin, ce sera toujours ça de fait.

Et puis, tout le monde s'est tu.
À huit heures sonnant, le pasteur arriva et nous nous assoyons des deux côtés de la sacristie dans les stalles de bois sculpté qui se trouvaient autrefois dans le choeur et le pasteur avance sa chaise vers le milieu, sous le portrait de Luther qui est au mur du fond.
- Si je ne me trompe, il dit en regardant autour de lui, vous êtes six ?
- Il manque Rautter Konrad, murmure celui de la Tourbière, c'est un socialiste.
- La politique ne nous regarde pas ici, fait le pasteur et il tire une liste :
- C'est Konrad Rautter, cantonnier ?

Le meunier ajoute :
- Oui, il habite rue du ruisseau.

Et le pasteur répond :
- C'est justement lui qui me manque.

Au même moment, on frappe à la porte, le sacristain va ouvrir et ramène par la main une fillette, la petite des Rautter. Le pasteur lui demande :
- Eh bien ! mon enfant, comment t'appelles-tu ?
- Margreth Rautter, chuchote la fillette et puis, tout aussitôt, elle ajoute :
- C'est mon papa qui m'envoie, cela ne l'arrange pas ce soir !

Et crac, la voilà partie.
- Qu'est-ce que vous diriez, fait le pasteur, si nous descendions chez lui, puisqu'il n'a pas le temps ? Combien faut-il pour y aller ?
- A peine dix minutes, je dis. Le pasteur hésite :
- Est-ce que ce ne sera pas trop fatigant pour vous ? il dit aux deux vieillards, le maire et le meunier.

Le maire répond :
- Pas pour nous, nous avons tous encore les jambes solides.

Et déjà il se met en marche. Les autres avaient l'air un peu mécontents, mais le maire avec sa tête blanche a passé devant, et les autres se sont mis à trottiner derrière.
Comme nous traversions le village, le pasteur sans chapeau à côté du vieux Rocker, par-ci par-là une tête se montrait à une fenêtre et ceux qui par hasard étaient assis sur le banc devant leur maison, saluaient d'un air ébahi. Mais c'est Konrad Rautter qui en a ouvert de grands yeux, lorsque nous lui sommes tombés dessus ! Il nous a menés à sa salle à manger, tandis que, sa femme et ses enfants restaient à la cuisine et comme il n'y avait pas assez de chaises, il en a été chercher encore une de cuisine et un escabeau.

Une fois tout le monde assis, le pasteur nous a regardés tous encore une fois et il a dit :
- Je suis bien content que cela ne prenne pas une tournure solennelle. Vous aviez sans doute peur du tableau de Luther, en haut de la sacristie, Rautter ? Ce n'est pas aux vieux tableaux que je tiens, mais à l'esprit. Pour une fois, j'ai voulu vous rassembler tous, pour entendre votre avis. On vous a élus au conseil presbytéral, il y a des années et vous avez accepté. Savez-vous ce que signifie cette charge ? Est-ce que vous êtes résolus à continuer à la porter sur vos épaules ?

Rautter répond :
- Moi, je me suis fait élire, parce qu'un ouvrier devait aussi en être. D'ailleurs, cela ne signifiait rien, j'ai donné mon nom, c'est tout. Puisque l'église est là au milieu du village, elle doit être en bon état, c'est ce que je me suis dit. Et si une fois il y a quelque chose à réparer au toit, je me suis dit, ou s'il est question de badigeonner le plafond, je veux bien dire mon mot. Aujourd'hui j'hésiterais peut-être à accepter, parce que l'église, est-ce que ça me regarde au fond ? Ça ne change rien aux choses et elles ne vont pas mieux pour ça et nous autres ouvriers, nous devons nous remuer nous-mêmes, sans quoi rien ne se fera.

Ici le meunier, avec sa voix rauque, intervient:
- Rautter, qu'est-ce que tu racontes ! Il faut de l'ordre, donc il faut aussi une église, pour qu'on sache que c'est dimanche et pour qu'il y ait des baptêmes, des mariages et des enterrements, tout ça fait partie de notre vie.

Alors il y a eu un petit moment de silence. Le boulanger était là, se tournant les pouces et celui de la Tourbière a tiré son mouchoir et s'est mouché ; le maire, lui, était penché en arrière et regardait dans le vide.
Finalement, le pasteur se tourne vers le maire :
- Moi, je suis le berger spirituel et vous, vous êtes le berger temporel. Aujourd'hui, nous ne voulons rien arrêter, rien décider. Mais je voudrais savoir ce qu'on pense ici à Lindenkopf. Le clocher, les cloches qui sonnent, la majesté du culte, les belles cérémonies, tout cela ce n'est pas encore l'Eglise. Il se peut que j'aie à faire mon chemin ici tout seul ; j'espère que je n'y serai pas obligé, mais que tous ceux qui sont ici m'accompagneront ; mais d'abord je voudrais qu'ils me disent comment vont les choses et à quoi je dois m'attendre.

Le maire passe la main sur sa barbiche blanche et dit :
- D'habitude, je ne parle pas beaucoup, ce n'est pas grand'chose non plus que j'aurais à dire. Voyez-vous, Monsieur le pasteur, je suis un vieux, mon père, mon grand-père, mon arrière grand-père et plus haut encore, ils sont tous enterrés ici ; nous, les Rocker. nous avons bien engraissé le sol du cimetière de Lindenkopf. Une génération après l'autre a passé sur cette terre, a labouré et semé et est descendue dans la terre, poussière tirée de la poussière et retournée en poussière. Je me suis gravé dans la mémoire cette parole : « Toute chair est comme l'herbe et toute la gloire de l'homme comme la fleur de l'herbe. L'herbe sèche et sa fleur tombe. » Qui ne sait pas que la vie c'est naître, travailler et mourir, n'est pas sage et ne connaît pas la vie. Mais celui qui le sait a faim de ce qui ne passe pas, de ce qui demeure et là la Bible dit : « La Parole du Seigneur demeure éternellement ». C'est tout ce que je voulais dire, rien de plus.
- Je vous remercie, Monsieur le maire, dit le pasteur, c'est très bien ce que vous avez dit. La faim dont vous parlez, la faim de ce qui est durable, de ce qui est véritable, de ce qui est éternel, on l'éprouve dans notre pays d'Allemagne tout entier. Tous ces cris qui nous viennent de gauche et de droite, ce n'est que cette faim. Tous crient justice, fraternité, union nationale, ordre, autorité de l'État, liberté et chacun frappe du poing sur la table et hurle : « C'est moi qui ai raison ! » Mais il n'y en a qu'un qui a raison.

« Quand je dis maintenant Église, vous faites la grimace, Rautter, car vous en avez assez du tintement des cloches et du gémissement de l'orgue et du verbiage de la chaire. Et vous avez bien raison, Rautter. Là, devant tous, je vous donne raison. Il vaudrait mieux qu'elle ne se dresse plus là-haut, la maison au clocher, si les choses ne changent pas parmi nous. Il faut absolument qu'elles changent. Dieu veut que cela change. La Parole de Dieu demeure éternellement. Mais il faut qu'on l'écoute, sans cela rien ne change. Mais maintenant, assez pour cette fois. Rien que ceci encore : un conseil presbytéral est une conspiration, une société secrète d'hommes qui veulent que cela change. Aujourd'hui, nous ne voulons rien fixer. Nous nous rassemblerons une autre fois et alors nous nous demanderons, le maire, Holzschuh, Rautter, Schlegel, le fermier de la Tourbière, le meunier et Stefan Grund, alors nous nous demanderons ensemble si nous commençons à voir clair. Rentrez chez vous et réfléchissez, moi je réfléchirai aussi.

Et puis, nous sommes tous rentrés.

Le lendemain soir, en rentrant du travail, je rencontre Rautter au carrefour, là où on descend à gauche vers le chemin de fer. Le temps était lourd et les taons s'accrochaient à vous. Nous montions en poussant nos bicyclettes et ni l'un ni l'autre ne soufflait mot, on n'entendait rien que le grincement des clous de nos souliers sur les cailloux. Au moment de nous séparer, Rautter m'a regardé bien en face et il m'a dit :
- Il faut que ça change !

Je lui ai répondu :
- Oui, il le faut.

Et nous nous sommes quittés.


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