Mon coeur se serre, de penser à ce
garçon. Quand ils l'emmenèrent pour
en faire un soldat, c'était presque un
enfant encore. Il a sa tombe quelque part en
Russie, vers Leningrad. Qu'importait d'ailleurs une
vie humaine aux yeux des puissants
d'alors !... Un grain de blé
broyé entre de dures meules, telle
m'apparaît sa mort.
Rien ne le disposait - Dieu
sait !
- aux cruautés de la guerre. Il se destinait
à la musique. C'est en elle que vivait son
âme et souvent, lorsque vous causiez avec
lui, il donnait l'impression d'avoir l'esprit
très loin et comme aux écoutes de
sons que vous n'entendiez pas.
La nouvelle de sa mort fut
annoncée à la fin de 1944 dans le
style à la fois insensible et grandiloquent
des formules d'usage. Sa dernière lettre
était encore toute récente et
contenait le récit de sa veillée de
Noël. C'est un tableau si saisissant de la
brutalité de l'époque, de la solitude du jeune
homme
rendant témoignage à la gloire de
l'Évangile, que je me sens contraint de
passer outre à la secrète
réserve qui m'a retenu jusqu'ici d'en livrer
le récit.
Comme la Sainte Nuit approchait, le
capitaine du jeune soldat fit venir celui-ci et lui
dit : « Écoutez-moi
bien ! Nous allons passer Noël ici, dans
la petite ville russe où nous sommes
à présent. je trouve qu'on pourrait
arranger quelque chose de joli pour fêter
ça... Qu'en pensez-vous ?
- Oui, mon capitaine.
- J'ai entendu dire que vous
étiez musicien. C'est pas rien,
ça ! Comme métier, bien
sûr... Enfin passons : vous êtes
en tout cas l'homme qu'il faut pour prendre
ça en mains, pas vrai ?
- Oui, mon capitaine.
- Allez-y à votre idée,
vous êtes entièrement libre. Nous
avons une salle à disposition, avec un
piano. Réunissez une chorale, faites-lui
exercer quelque chose de joli... enfin... qui aille
bien pour l'occasion, hein ? Vous voyez ce que
j'entends ? Vous avez compris ?
- Oui, mon capitaine. »
Tâche bienvenue ! Quel
bonheur de pouvoir s'évader, pour
l'accomplir, de l'horrible monotonie de la vie
d'étape ! La joie du jeune soldat
souleva l'apathie de ses camarades et leurs
âmes, asphyxiées qu'elles étaient par le drill
quotidien, les conversations cyniques et l'alcool,
en furent peu à peu ranimées.
Noël venu, la compagnie assista
à une fête magnifique au centre de
laquelle dominait le récit
évangélique de la divine naissance,
de l'Enfant couché dans la crèche,
des choeurs d'anges planant sur la campagne de
Bethléem et des bergers surpris dans leur
sommeil, puis émerveillés et
attentifs au céleste message. Les plus
endurcis parmi les hommes étaient
émus et se taisaient. On eût dit que
leurs âmes tout à l'heure encore
ensevelies dans leur fosse s'élevaient
silencieusement à la rencontre de la
Lumière...
Cette heure s'achevait et une paix
profonde et recueillie régnait encore dans
la salle, lorsqu'elle fut soudainement rompue par
un ordre du capitaine : les portes s'ouvrirent
sous une violente poussée et des ordonnances
surgirent, chargées de bouteilles de vin et
d'eau-de-vie.
Brusquement, les pensées
naissantes de chacun furent comme recouvertes par
le fracas qui fondait sur elles. Toutes les voix ne
firent plus qu'un cri, suivi d'une première
plaisanterie ordurière et d'une
bordée d'éclats de rire. Et la
beuverie commença, où ces hommes
tentèrent de noyer toute leur misère,
toute leur tristesse et leur mal du pays...
Le jeune musicien s'esquiva,
bouleversé. Au dehors plane le mystère de la
Sainte Nuit. Et il voit monter du fond de son
être l'image de la patrie absente, de ses
parents, de ses frères et soeurs. Il se
plonge dans le souvenir du bonheur vécu au
milieu d'eux, des veillées de Noël
célébrées dans la communion
familiale.
Puis telle une bête
blessée, il va se blottir sous les
couvertures de sa dure couchette et s'endort.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, une aube
grise collait aux fenêtres et suintait dans
le dortoir. Ses camarades rentraient, ivres et
chancelants, remplissant l'espace de leurs rires
abrutis, empestant l'air de leurs haleines et de
leurs propos.
Lui, rejette ses couvertures et sort
sans mot dire, le coeur déchiré de
nostalgie, loin de la vile
grossièreté qui l'entoure.
Noël !... Sans penser
où il va, il retourne dans la salle
où la fête s'était
déroulée. Quel spectacle ! Le
sol est encombré de chaises brisées
et de tables renversées, les vitres sont
enfoncées et il lui faut enjamber d'ignobles
flaques de bière et d'alcool qui stagnent de
toute part.
Or le piano, lui, est resté
à sa place et intact - ce n'est que quelques
jours plus tard, à l'occasion du Nouvel-An,
qu'au cours d'une nouvelle orgie il fut
balancé par la fenêtre - et le jeune
soldat s'y précipite...
Et c'est alors, oui, ce n'est
qu'à ce moment-là qu'il
célèbre sa fête à lui,
son vrai Noël. Assis à l'instrument,
seul dans la salle dévastée, il se
met à jouer, et il chante :
- Loué sois-tu, ô Jésus-Christ,
- De ce que tu t'es fait homme,
- Né d'une vierge, en vérité !
- La foule des anges jubile...
Un chant après l'autre lui revient en mémoire, tous ceux qu'il avait - ô bonheur ! - appris par coeur jadis, à la maison :
- Apporte la félicité
- Que Dieu le Père avait promise...
Puis il tire de sa poche le petit Nouveau
Testament qui ne le quitte jamais et se plonge,
calme et recueilli, dans la lecture de la
merveilleuse histoire telle que saint Luc la
rapporte au chapitre 2 de son
Évangile :
« Car voici que je vous
annonce une bonne nouvelle, qui sera pour tout le
peuple la cause d'une grande joie : c'est
qu'aujourd'hui, dans la ville de David, un Sauveur,
qui est le Christ, le Seigneur, vous est
né... Les bergers s'en retournèrent,
glorifiant et louant Dieu de tout ce qu'ils avaient
entendu et vu, conformément à ce qui
leur avait été dit. »
Alors son coeur déborda d'une telle
joie
qu'il n'y avait plus place en lui que pour
l'adoration et la louange. Se remettant à
son instrument bien-aimé, il rechanta tous
les chants de Noël qu'il savait. Et dans la
froidure de ce matin de Russie - peut-être
maint paysan, habitant du village,
s'arrêta-t-il, surpris, derrière les
fenêtres avoisinantes, tendant l'oreille -
planaient les pures mélodies :
- Oyez ce que Dieu vous a donné.
- Son propre Fils, et la vie éternelle
- Lui qui veut et qui peut vous élever,
- Au-dessus des douleurs, a la joie du ciel...
Eut-il alors le secret pressentiment de sa mort
prochaine et de sa propre élévation
« au-dessus des douleurs, à la
joie du ciel » ?
Et tel qu'il était là,
abandonné sur la terre
étrangère, mais aussi consolé
et apaisé, il chantait, seul dans cette
salle odieusement saccagée, les louanges du
Petit Enfant à la crèche. C'est alors
qu'une lueur soudaine le retint en suspens au
milieu d'une phrase et se répandit dans tout
son être... Et il se mit à
écrire aux siens :
« N'est-ce pas ainsi
qu'apparaît dans tous les temps le destin de
la communauté chrétienne ? En
plein chaos de ce monde déchu, elle chante
la gloire de son Sauveur avec
une allégresse qui brave toutes les
vicissitudes ! »
C'en est fait de la solitude qui
l'accablait, car c'est au sein même de la
grande Communauté qu'il se tient là
et, bravant les puissances de Satan, qu'il chante
et proclame :
Ce petit épisode me fut raconté
par mon frère une fois que celui-ci se
trouvait en permission durant la seconde guerre
mondiale. C'est la dernière visite qu'il
nous fit. Son corps repose désormais quelque
part en Russie dans l'attente du jour de la
résurrection.
La scène se déroula en
marge de la guerre, au bord d'une grande route de
la Pologne. Nos soldats avaient fait halte et
regardaient avec curiosité défiler un
cortège de fugitifs juifs.
Il se peut que maints sarcasmes et
railleries furent près d'être
lancés au passage de ces exilés. Mais
les mots d'insulte moururent dans la gorge des
témoins de ce spectacle, tant la
misère en était immense. Nombreux,
sans doute, étaient aussi dans la troupe
ceux dont la rage et la honte serraient le coeur.
Mais ils n'osaient rien dire. Il était
dangereux de prendre le parti des proscrits. Et
c'est dans le silence qu'ils regardaient les
vieillards se traîner, des hommes pousser une
brouette où
ils avaient entassé leur peu de biens, des
enfants en pleurs s'accrocher aux jupes de leur
mère et, çà et là, un
char plus grand tiré péniblement par
une maigre rosse.
C'est précisément un
attelage semblable qui s'approchait lorsque tout
à coup une roue du véhicule se brisa.
L'homme qui marchait à côté de
sa bête contemplait le dommage. Il ne dit
rien, ôta sa veste et se mit en devoir de
réparer sa roue. Mais c'était
là une tâche beaucoup trop dure pour
un seul homme, Il s'arc-boutait contre le char
renversé, de toutes ses forces,
gémissant de voir l'impuissance de son
effort.
Sur ces entrefaites, deux soldats
sortirent du rang et vinrent lui prêter main
forte; c'étaient mon frère et un
camarade inconnu de lui. Ils étaient
chrétiens tous les deux et la volonté
de leur Seigneur comptait plus, à leurs
yeux, que les conséquences possibles de leur
acte. Car il était certain qu'un rapport
allait être fait, signalant en haut lieu que
deux soldats allemands avaient porté aide
aux juifs abhorrés...
Silencieux, les trois hommes unissaient
leurs forces sous les regards muets des autres. Et
l'incident se serait terminé
là-dessus, si une vieille femme ne
s'était soudain avisée de parler,
provoquant un dialogue dont le sens devait
échapper à tous ceux qui ne connaissaient pas la
Bible.
juchée au sommet du char et peinant pour y
retenir ses bagages en péril, cette femme se
dressa brusquement et se mit à se lamenter
d'une voix perçante. Sa plainte
s'élevait, poussée par l'explosion
d'un désespoir insondable.
« Ah ! pourquoi nous
faut-il toujours errer, nous autres juifs ?
... Errer sans fin !... Sans patrie !...
À peine en avons-nous trouvé une
qu'elle nous est aussitôt arrachée...
Nous sommes forcés d'errer, d'errer sans
fin... Nos ancêtres furent
pourchassés, nos pères ... nous...
nos fils... toujours errer, toujours sans patrie
... sans répit... errer toujours... Quand
trouverons-nous enfin une
patrie ?... »
Alors le camarade inconnu de mon
frère se mit debout et répondit avec
un accent pénétré de
gravité :
« Vous la trouverez le jour
où Jéhovah vous réunira de
nouveau dans le pays de Canaan, la terre de vos
ancêtres ! »
Et la femme, toujours
dressée : « Comment cela
pourrait-il arriver, que notre peuple
dispersé dans tous les pays se
rassemblât de nouveau ? »
Calmement et avec le même
sérieux, le soldat lui
répondit :
« Comment cela se
produira ? De la même façon que
naguère, lorsque Jéhova tira vos
pères d'Égypte, de la maison de
servitude, par la puissance de sa main et de son
bras
étendu ! C'est lui qu'il vous faut
chercher, votre Seigneur, et vous attendre à
lui ! »
Puis il reprit son travail et, peu de
temps après, le char remis en état
continuait sa route...
Les soldats avaient les regards
fixés sur leur camarade et se taisaient. Il
semblait qu'une lueur naquît en eux, le
soupçon que l'histoire du monde ne fût
pas l'oeuvre des hommes au verbe haut, mais le fait
d'une main invisible qui l'accomplissait selon un
plan caché.
J'ai eu hier un entretien avec l'architecte au
sujet de ma chaire, car on entreprend des
transformations à l'intérieur de
notre église. Il s'agissait donc de prendre
à ce sujet certaines dispositions.
L'esprit occupé de cette
discussion, je rentrais chez moi et voilà
que, de pensées en souvenirs, j'ai vu
défiler devant ma mémoire toutes les
nombreuses chaires où j'ai eu le
privilège d'annoncer le glorieux
Évangile. je m'en rappelai alors une aussi,
singulière entre toutes, ma chaire
« suspendue ».
C'était à l'époque
où je me trouvais une fois de plus, en hiver
1940, prisonnier de la Gestapo pour une
prédication de fête que j'avais
prononcée dans une grande ville
industrielle. J'étais assis dans ma cellule
glacée, et ma tristesse était
profonde. Que dis-je ? C'était moins
une cellule que des cachots ménagés
simplement dans la grande cave de la
Présidence de police pour des
« cas spéciaux ».
Ah ! non, je n'ai pas
envie
de rire quand j'y pense. C'était terrible,
dans ces trous, un véritable enfer !
Les parois en étaient gluantes,
l'obscurité sinistre. Et surtout, l'esprit
qui hantait ces lieux ! L'on n'y entendait
rien d'autre que, de temps en temps, le claquement
des portes de fer, les vociférations des
employés de police et les
imprécations des voisins de cellule.
Mais voilà, dès le premier
soir, qu'il se produisit quelque chose de beau. On
nous avait apporté notre repas, les gardes
avaient contrôlé encore une fois tous
les cachots et le bruit de leurs souliers
ferrés martelant le sol des longs couloirs
s'était éloigné, puis
éteint tout à fait. Enfin, nous
avions entendu fermer la grande grille de fer qui
défendait l'entrée de notre cave.
À présent, le silence régnait
et devant nous s'étendait une longue, longue
nuit sans sommeil à passer au froid et
à la dure.
Mais que se passe-t-il soudain ?
Est-ce quelqu'un qui parle quelque part ? je
me dresse vivement... Mais non, je suis seul !
Alors quoi ?... C'est bien une voix d'homme
que j'entends de nouveau, on chuchote... mais si
distinctement que les mots semblent
prononcés dans ma cellule même.
« Nouveau !...
Hé ! Nouveau ! », fait
la voix. C'est bien à moi qu'elle s'adresse
apparemment, puisque je suis le
« nouveau ».
« Oui ! »,
m'entends-je répondre malgré moi.
Mais l'autre ne paraît pas m'entendre car il
continue de m'appeler à plusieurs
reprises : « Hé !
Nouveau ! ». Puis enfin il
dit : « Grimpe à la
fenêtre et chuchote au dehors... On pourra
causer ! »
Je pousse ma petite table sous
l'ouverture de la fenêtre, grimpe sur un
escabeau, puis sur la table. En levant les bras en
l'air, je peux atteindre les barreaux. je me
hisse... Oui, tout ça, c'est facile à
dire. Mais je n'ai jamais été fameux
gymnaste et je n'y parviens pas sans quelque peine.
Enfin m'y voilà... Et c'est ainsi que je
découvris le plaisant secret de cette sombre
prison : les fenêtres étaient au
niveau du sol et en face d'elles, mais à une
très courte distance, se dressait une haute
muraille. Quand on parlait dans la direction de
cette dernière, ce que l'on disait
était perçu distinctement de toutes
les autres cellules. C'était un
phénomène acoustique comme il en
existe de toute sorte. Un détenu quelconque
l'avait sans doute découvert fortuitement et
l'avait signalé à ses
congénères.
Me voilà donc suspendu en l'air,
les jambes ballantes et prêt à lier
connaissance avec mes compagnons de
misère... Spéculateurs véreux
et faussaires, bohémiens et juifs, des
suspects politiques et même une
prostituée, les uns coupables et d'autres
innocents, des vieux et des
jeunes, quelle assemblée
bigarrée ! Ce regard plongé
derrière les coulisses de la vie me
bouleversa. La première chose qui m'apparut
clairement, c'est que nous étions
liés et unis les uns aux autres par une peur
et un désespoir immenses. Tous, nous
étions tombés « aux mains
des hommes », et la Bible elle-même
dit que rien n'est pire.
Bien entendu, la conversation ne peut
être qu'intermittente, car il n'est pas
possible de se tenir bien longtemps suspendu de la
sorte. Force était de lâcher prise au
bout d'un moment afin de reprendre des forces.
C'est ainsi que je me retrouvais, une
fois de plus, essoufflé et rendu, debout sur
ma petite table. Un vieux était
occupé en ce moment à raconter d'une
voix plaintive qu'il était enfermé
depuis deux ans déjà dans ce caveau
et son récit était sans cesse
ponctué de remarques obscènes que la
femme lançait de son côté. Et
voilà que tout à coup une grande
lumière se fit en moi : les voici, me
dis-je, les travaillés et chargés,
les péagers et les pécheurs dont le
Seigneur Jésus a tant parlé ! Tu
as été amené ici pour annoncer
l'Évangile à ces
misérables !
Mais qu'arrivera-t-il lorsque je
prononcerai les premiers mots de mon message ?
Et puis, je ne suis pas en mesure d'y apporter de
bien longues explications, car au bout d'une minute
à peine je me vois forcé de lâcher mes barreaux,
la
paume des mains brûlée comme au feu
par le contact du fer où je les
agrippe.
Ce fut alors comme si tous les
démons qui hantaient ces lieux,
véritable antichambre de l'enfer, me
retenaient de parler... Mais Dieu, lui,
m'appelait ! Alors je me hissai de nouveau en
l'air et, guettant un silence dans les entretiens
de mes voisins : « Attention !
chuchotai-je dans la nuit. Écoutez une
magnifique parole de Dieu : Dieu a tant
aimé le monde... ce monde !...
qu'il... »
À peine avais-je prononcé
le nom de « Dieu » que la femme
impudique me coupa la parole en jurant de
manière abjecte. Mais déjà les
autres lui fermaient la bouche :
« Vas-tu te tenir tranquille,
Frida ! » Et dans le silence
rétabli, ils ajoutaient à mon
adresse : « Continue
seulement ! » je citai donc le texte
de l'Évangile : « Dieu a tant
aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique, afin que tous ceux qui croient en lui ne
périssent point, mais qu'ils aient la vie
éternelle. » Puis je leur dis
encore quelques mots de l'ardente
miséricorde de Jésus... et me laissai
retomber.
Un profond silence suivit mes paroles.
Ils se taisaient tous, assis dans leurs sombres
cachots... Jésus était venu à
eux, il s'était approché de leur
désespoir, de leurs fautes, de leur
impiété, de leur
impuissance !...
Et voilà comment fut
inaugurée ma « chaire
suspendue ». Chaque soir, une fois que la
conversation générale s'était
tue, je leur adressai une
« plus-que-brève »
prédication, pendu à mon perchoir
comme un singe et réprouvé
moi-même, mais la joie au coeur.
Je n'apercevais aucun de mes auditeurs.
Je ne voyais que la muraille sombre et nue. Mais on
sentait vraiment toutes ces présences aux
écoutes. Et Frida, elle non plus, ne
troublait plus le silence.
Savez-vous ce qui m'a le plus
profondément ému dans cette
étrange expérience
d'évangélisation ? C'est
d'apprendre que plus bas on descend dans les
abîmes humains pour y porter
l'Évangile, plus lumineux y rayonne le
message de la miséricorde de Jésus.
Dieu a parfois des prédicateurs bien
étranges et bien singuliers. Le docteur
Lucas raconte dans son
« Évangile » qu'un
meurtrier condamné à mort, au moment
d'être exécuté, prononça
du haut de l'échafaud un sermon d'une
pénétration inouïe.
Et ne lit-on pas aussi dans l'Ancien
Testament qu'un âne authentique, un baudet
à quatre pattes, s'est mis à
parler ? Nombre de gens renoncent à
ajouter foi à ce récit. Moi, je le
crois. Car je sais que Dieu choisit bien souvent
des témoins de sa vérité fort
inattendus.
Il en est un parmi ces derniers qui
produit toujours sur moi une impression
particulièrement profonde. C'est un gros
édifice calciné. Il est mort. Mais je
ne passe jamais devant lui sans qu'il me paraisse
s'adresser à moi comme pour me prêcher
son message. Et je sais qu'une certaine nuit il a
parlé de la sorte, jusqu'à l'aube,
à des centaines de gens.
Cet étrange
édifice-prédicateur se dresse au
milieu d'une ville bruyante et populeuse du
district de la Ruhr. Les juifs
ont dû y être fort nombreux et fort
riches pour avoir pu y construire une aussi
imposante synagogue. Celle-ci est surmontée
d'une coupole immense en pierre grise. J'y suis
entré une fois, voici bien des
années. La magnificence de
l'intérieur répondait
entièrement à l'aspect grandiose du
dehors, et l'on voyait que tout y avait
été conçu et
créé par un grand artiste.
Puis survint ce jour terrible, dont le
souvenir demeurera des siècles durant une
tache sur l'histoire de notre pays, où le
peuple allemand oublia tout d'un coup qu'il avait
compté parmi les siens Luther et Kant, Bach
et Goethe, pour faire un bond rétrograde et
gigantesque du XXe siècle jusqu'en plein
moyen âge... La populace
déchaînée pilla les magasins
des juifs, ravagea leurs demeures et
piétina, assomma et fusilla des innocents.
Une bande de forcenés envahit alors la
synagogue et y mit le feu. Tout ce qu'il s'y
trouvait de combustible devint la proie des
flammes. Seule subsista, pour finir, la coupole
géante et nue dont les blocs de pierre' de
taille avaient défié l'incendie.
Et voici que cette construction
survivante se mit à devenir gênante.
Elle ne parlait pas encore, mais son mutisme
funèbre commença de troubler la
tranquillité des gens. Les haut-parleurs
retentissaient des émissions proclamant la
« volonté de culture »
allemande...
Or on voyait toujours se dresser
là ce bâtiment sur le portail duquel
chacun pouvait lire encore : « Que
ma demeure soit une maison de prière devant
tous les peuples ! » Les murailles
en étaient noircies par le feu et les
fenêtres réduites à des
ouvertures béantes. On ne cessait d'insister
pour qu'il fût démoli, mais sans
jamais passer à l'exécution. Il
semblait que l'on eût perdu le courage de
s'en prendre une fois encore à ce vestige
immense et taciturne... Et la synagogue se taisait,
elle se taisait... comme dans l'attente du jour
où, de nouveau, elle pourrait parler.
Et ce jour arriva ! Il ne
différa pas, tout d'abord, de tous les
autres et, pour la grande ville, commença
comme d'habitude, les commerçants se rendant
à leurs affaires, les
ménagères faisant leur lessive ou la
queue devant les magasins où les
denrées se faisaient de plus en plus rares,
les mineurs descendant à la mine... bref, un
jour tout ordinaire et qui se déroula
jusqu'au soir selon les routines quotidiennes. Puis
vint l'obscurité. Elle envahit peu à
peu les rues, tandis que les maisons masquaient
toutes leurs lumières et que les
réverbères restaient éteints.
C'était la guerre et plus d'une bombe
était déjà tombée
là.
À 21 heures, les sirènes
se mirent à hurler, la population se retira
dans les caves... et soudain fondit sur la
cité une horreur sans nom :
c'était le premier « tapis de bombes »,
les
premières « nappes
incendiaires » ! Dans leurs abris,
les gens ne tardèrent pas à ressentir
les effets de la chaleur effroyable et se
précipitèrent au dehors, ceux du
moins qui y parvinrent encore !... car les
issues étaient souvent obstruées
déjà par les décombres et
nombreux sont ceux qui moururent ainsi captifs et
brûlés vifs.
Quant à ceux qui purent sortir,
ils furent la proie de l'épouvante. Tout
autour de la synagogue s'entrecroisaient des
ruelles étroites et très populeuses.
Partout l'incendie, où que l'on se
tournât : le feu, encore le feu !
Et les flammes, dans leur déchaînement
et leur violence, soulevaient elles-mêmes en
tempête le vent qui les propageait. On
s'enveloppait de draps mouillés et l'on
cherchait refuge n'importe où. Mais
l'embouchure des rues était bloquée
par des monceaux de détritus. La
fumée était asphyxiante. Combien
tombèrent, soit écrasés sous
les murailles qui s'écroulaient, soit
étouffés par la fumée, soit
engloutis dans la fournaise... Ceux qui
réussirent à se frayer un chemin
cherchaient dans leur panique un lieu où
échapper au feu et un seul endroit se
révéla propre à les en
préserver : l'immense synagogue aux
murailles dénudées et marquée
déjà, elle, par un autre
incendie !... Des centaines de rescapés
y trouvèrent le salut durant cette nuit
d'horreur.
Ils s'y asseyaient, étroitement
serrés les uns contre les autres et
tremblants, à même le sol, tandis
qu'au dehors la mort poursuivait ses ravages. Ils
étaient là, prostrés et
murés... et c'est alors que ce temple
éleva sa parole et se mit à
prêcher. Une terrible parole ! Une seule
phrase, toujours la même :
« Ne vous abusez pas ! Dieu ne
permet pas qu'on se moque de lui ! Ce que
l'homme sème, il le
moissonnera ! »
Combien, parmi cette foule, avaient pris
part naguère, un certain matin de printemps,
au saccage de la synagogue ? Combien en
avaient suivi les péripéties en
spectateurs intéressés ? Combien
d'entre eux avaient ri en y assistant ?
Combien, en tout cas, s'étaient
bornés a se taire, neutres ou
indifférents... Mais qui s'était
soucié de Dieu, de Dieu qui ne se tait pas,
lui ?
Le feu avait alors dévoré
cet unique édifice. Aujourd'hui c'est la
ville entière qui sombrait dans les flammes,
laissant à ses habitants ce seul et
même temple pour refuge.
Et la synagogue continuait de parler. Et
les plus endurcis eux-mêmes l'entendirent
prêcher en cette nuit d'enfer :
« Ne vous abusez pas ! Dieu ne
permet pas qu'on se moque de
lui... »
Mais l'histoire ne finit pas ici. Il se
trouvait parmi les fugitifs un homme auquel les
pierres de la synagogue adressaient un sermon tout
particulier.
C'était un homme simple qui
gagnait un maigre salaire comme mineur dans les
charbonnages. Mais cet homme était du nombre
de ceux dont le Seigneur Jésus a dit
« qu'ils sont riches en
Dieu ».
Assis au milieu de cette population
anéantie, il n'était ni très
étonné, ni inquiet. Pourquoi se
serait-il, effaré, lui qui savait depuis
longtemps, l'ayant appris en lisant la parole de
Dieu, qu'il fallait que ce peuple encourût de
terribles jugements ? Et pourquoi aurait-il
été inquiet, lui qui était en
paix avec Dieu ?
Il s'était retiré dans un
coin après avoir porté secours
à beaucoup de gens. Il était
fatigué. Mais on ne pouvait dormir dans ce
lieu.
Et voici en quels termes la synagogue
s'adressa à lui personnellement :
« Sais-tu bien, toi, pourquoi vous
êtes ici à l'abri du feu ?
- Oui, répondit-il. C'est parce
que le feu y a déjà fait rage et
qu'il y a consumé tout ce qui s'y trouvait
susceptible d'être brûlé.
- Et sais-tu aussi qu'il existe encore
un autre feu, bien plus terrible que celui dont je
vous défends dans mon enceinte ?
- Oui, je le sais très bien.
C'est le feu ardent du jugement et de la
colère de Dieu qui s'allumera pour engloutir
tout ce qu'il y a d'impie et de profane dans les
hommes.
- Alors tu sais déjà bien
des choses, reprit la synagogue. Mais penses-tu que
tu trouveras un abri contre ce feu-là quand
il s'enflammera ? Penses-tu qu'il se trouvera,
alors aussi, un endroit comme celui-ci, capable de
te servir de refuge parce que le feu y aura
déjà
passé ? »
Et l'homme sourit au milieu de la foule
épouvantée et hagarde :
« Oh ! dit-il, je vois où tu
veux en venir... Oui, il existe un seul lieu
où le feu de la colère de Dieu a
déjà passé et qui, pour cette
raison, offre aux hommes un refuge : c'est la
croix de Jésus, à Golgotha.
- Tu as raison ! répondit la
synagogue. Regarde-moi, à
présent ! Comme vous êtes en
sécurité dans mon enceinte, parce que
j'ai subi le feu naguère, C'est ainsi que
l'on est à couvert sous la croix de
Jésus. Quelles flammes y
brûlèrent lorsque le Sauveur s'est
écrié : « Mon
Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m'as-tu
abandonné ! » C'est pourquoi
l'on y est maintenant, de toute
éternité, à l'abri du jugement
de Dieu. »
Alors cet homme simple se réjouit
en son coeur de la connaissance qu'il avait de ce
refuge éternel. Il se coucha, pour autant
que la cohue lui permettait de le faire et finit
tout de même par s'endormir, trouvant un
repos paisible comme l'enfant qui s'assoupit contre
le coeur de sa mère.
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