Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Un chant dans le chaos...

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Mon coeur se serre, de penser à ce garçon. Quand ils l'emmenèrent pour en faire un soldat, c'était presque un enfant encore. Il a sa tombe quelque part en Russie, vers Leningrad. Qu'importait d'ailleurs une vie humaine aux yeux des puissants d'alors !... Un grain de blé broyé entre de dures meules, telle m'apparaît sa mort.

Rien ne le disposait - Dieu sait ! - aux cruautés de la guerre. Il se destinait à la musique. C'est en elle que vivait son âme et souvent, lorsque vous causiez avec lui, il donnait l'impression d'avoir l'esprit très loin et comme aux écoutes de sons que vous n'entendiez pas.

La nouvelle de sa mort fut annoncée à la fin de 1944 dans le style à la fois insensible et grandiloquent des formules d'usage. Sa dernière lettre était encore toute récente et contenait le récit de sa veillée de Noël. C'est un tableau si saisissant de la brutalité de l'époque, de la solitude du jeune homme rendant témoignage à la gloire de l'Évangile, que je me sens contraint de passer outre à la secrète réserve qui m'a retenu jusqu'ici d'en livrer le récit.

Comme la Sainte Nuit approchait, le capitaine du jeune soldat fit venir celui-ci et lui dit : « Écoutez-moi bien ! Nous allons passer Noël ici, dans la petite ville russe où nous sommes à présent. je trouve qu'on pourrait arranger quelque chose de joli pour fêter ça... Qu'en pensez-vous ?
- Oui, mon capitaine.
- J'ai entendu dire que vous étiez musicien. C'est pas rien, ça ! Comme métier, bien sûr... Enfin passons : vous êtes en tout cas l'homme qu'il faut pour prendre ça en mains, pas vrai ?
- Oui, mon capitaine.
- Allez-y à votre idée, vous êtes entièrement libre. Nous avons une salle à disposition, avec un piano. Réunissez une chorale, faites-lui exercer quelque chose de joli... enfin... qui aille bien pour l'occasion, hein ? Vous voyez ce que j'entends ? Vous avez compris ?
- Oui, mon capitaine. »

Tâche bienvenue ! Quel bonheur de pouvoir s'évader, pour l'accomplir, de l'horrible monotonie de la vie d'étape ! La joie du jeune soldat souleva l'apathie de ses camarades et leurs âmes, asphyxiées qu'elles étaient par le drill quotidien, les conversations cyniques et l'alcool, en furent peu à peu ranimées.

Noël venu, la compagnie assista à une fête magnifique au centre de laquelle dominait le récit évangélique de la divine naissance, de l'Enfant couché dans la crèche, des choeurs d'anges planant sur la campagne de Bethléem et des bergers surpris dans leur sommeil, puis émerveillés et attentifs au céleste message. Les plus endurcis parmi les hommes étaient émus et se taisaient. On eût dit que leurs âmes tout à l'heure encore ensevelies dans leur fosse s'élevaient silencieusement à la rencontre de la Lumière...

Cette heure s'achevait et une paix profonde et recueillie régnait encore dans la salle, lorsqu'elle fut soudainement rompue par un ordre du capitaine : les portes s'ouvrirent sous une violente poussée et des ordonnances surgirent, chargées de bouteilles de vin et d'eau-de-vie.

Brusquement, les pensées naissantes de chacun furent comme recouvertes par le fracas qui fondait sur elles. Toutes les voix ne firent plus qu'un cri, suivi d'une première plaisanterie ordurière et d'une bordée d'éclats de rire. Et la beuverie commença, où ces hommes tentèrent de noyer toute leur misère, toute leur tristesse et leur mal du pays...

Le jeune musicien s'esquiva, bouleversé. Au dehors plane le mystère de la Sainte Nuit. Et il voit monter du fond de son être l'image de la patrie absente, de ses parents, de ses frères et soeurs. Il se plonge dans le souvenir du bonheur vécu au milieu d'eux, des veillées de Noël célébrées dans la communion familiale.
Puis telle une bête blessée, il va se blottir sous les couvertures de sa dure couchette et s'endort.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, une aube grise collait aux fenêtres et suintait dans le dortoir. Ses camarades rentraient, ivres et chancelants, remplissant l'espace de leurs rires abrutis, empestant l'air de leurs haleines et de leurs propos.
Lui, rejette ses couvertures et sort sans mot dire, le coeur déchiré de nostalgie, loin de la vile grossièreté qui l'entoure.

Noël !... Sans penser où il va, il retourne dans la salle où la fête s'était déroulée. Quel spectacle ! Le sol est encombré de chaises brisées et de tables renversées, les vitres sont enfoncées et il lui faut enjamber d'ignobles flaques de bière et d'alcool qui stagnent de toute part.

Or le piano, lui, est resté à sa place et intact - ce n'est que quelques jours plus tard, à l'occasion du Nouvel-An, qu'au cours d'une nouvelle orgie il fut balancé par la fenêtre - et le jeune soldat s'y précipite...
Et c'est alors, oui, ce n'est qu'à ce moment-là qu'il célèbre sa fête à lui, son vrai Noël. Assis à l'instrument, seul dans la salle dévastée, il se met à jouer, et il chante :

Loué sois-tu, ô Jésus-Christ,
De ce que tu t'es fait homme,
Né d'une vierge, en vérité !
La foule des anges jubile...

Un chant après l'autre lui revient en mémoire, tous ceux qu'il avait - ô bonheur ! - appris par coeur jadis, à la maison :

Apporte la félicité
Que Dieu le Père avait promise...

Puis il tire de sa poche le petit Nouveau Testament qui ne le quitte jamais et se plonge, calme et recueilli, dans la lecture de la merveilleuse histoire telle que saint Luc la rapporte au chapitre 2 de son Évangile :

« Car voici que je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera pour tout le peuple la cause d'une grande joie : c'est qu'aujourd'hui, dans la ville de David, un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur, vous est né... Les bergers s'en retournèrent, glorifiant et louant Dieu de tout ce qu'ils avaient entendu et vu, conformément à ce qui leur avait été dit. »

Alors son coeur déborda d'une telle joie qu'il n'y avait plus place en lui que pour l'adoration et la louange. Se remettant à son instrument bien-aimé, il rechanta tous les chants de Noël qu'il savait. Et dans la froidure de ce matin de Russie - peut-être maint paysan, habitant du village, s'arrêta-t-il, surpris, derrière les fenêtres avoisinantes, tendant l'oreille - planaient les pures mélodies :

Oyez ce que Dieu vous a donné.
Son propre Fils, et la vie éternelle
Lui qui veut et qui peut vous élever,
Au-dessus des douleurs, a la joie du ciel...

Eut-il alors le secret pressentiment de sa mort prochaine et de sa propre élévation « au-dessus des douleurs, à la joie du ciel » ?

Et tel qu'il était là, abandonné sur la terre étrangère, mais aussi consolé et apaisé, il chantait, seul dans cette salle odieusement saccagée, les louanges du Petit Enfant à la crèche. C'est alors qu'une lueur soudaine le retint en suspens au milieu d'une phrase et se répandit dans tout son être... Et il se mit à écrire aux siens :

« N'est-ce pas ainsi qu'apparaît dans tous les temps le destin de la communauté chrétienne ? En plein chaos de ce monde déchu, elle chante la gloire de son Sauveur avec une allégresse qui brave toutes les vicissitudes ! »

C'en est fait de la solitude qui l'accablait, car c'est au sein même de la grande Communauté qu'il se tient là et, bravant les puissances de Satan, qu'il chante et proclame :

Joie ! joie sur joie :
Christ est vainqueur !
 



Sur la grand-route polonaise


Ce petit épisode me fut raconté par mon frère une fois que celui-ci se trouvait en permission durant la seconde guerre mondiale. C'est la dernière visite qu'il nous fit. Son corps repose désormais quelque part en Russie dans l'attente du jour de la résurrection.
La scène se déroula en marge de la guerre, au bord d'une grande route de la Pologne. Nos soldats avaient fait halte et regardaient avec curiosité défiler un cortège de fugitifs juifs.

Il se peut que maints sarcasmes et railleries furent près d'être lancés au passage de ces exilés. Mais les mots d'insulte moururent dans la gorge des témoins de ce spectacle, tant la misère en était immense. Nombreux, sans doute, étaient aussi dans la troupe ceux dont la rage et la honte serraient le coeur. Mais ils n'osaient rien dire. Il était dangereux de prendre le parti des proscrits. Et c'est dans le silence qu'ils regardaient les vieillards se traîner, des hommes pousser une brouette où ils avaient entassé leur peu de biens, des enfants en pleurs s'accrocher aux jupes de leur mère et, çà et là, un char plus grand tiré péniblement par une maigre rosse.

C'est précisément un attelage semblable qui s'approchait lorsque tout à coup une roue du véhicule se brisa. L'homme qui marchait à côté de sa bête contemplait le dommage. Il ne dit rien, ôta sa veste et se mit en devoir de réparer sa roue. Mais c'était là une tâche beaucoup trop dure pour un seul homme, Il s'arc-boutait contre le char renversé, de toutes ses forces, gémissant de voir l'impuissance de son effort.

Sur ces entrefaites, deux soldats sortirent du rang et vinrent lui prêter main forte; c'étaient mon frère et un camarade inconnu de lui. Ils étaient chrétiens tous les deux et la volonté de leur Seigneur comptait plus, à leurs yeux, que les conséquences possibles de leur acte. Car il était certain qu'un rapport allait être fait, signalant en haut lieu que deux soldats allemands avaient porté aide aux juifs abhorrés...

Silencieux, les trois hommes unissaient leurs forces sous les regards muets des autres. Et l'incident se serait terminé là-dessus, si une vieille femme ne s'était soudain avisée de parler, provoquant un dialogue dont le sens devait échapper à tous ceux qui ne connaissaient pas la Bible. juchée au sommet du char et peinant pour y retenir ses bagages en péril, cette femme se dressa brusquement et se mit à se lamenter d'une voix perçante. Sa plainte s'élevait, poussée par l'explosion d'un désespoir insondable.

« Ah ! pourquoi nous faut-il toujours errer, nous autres juifs ? ... Errer sans fin !... Sans patrie !... À peine en avons-nous trouvé une qu'elle nous est aussitôt arrachée... Nous sommes forcés d'errer, d'errer sans fin... Nos ancêtres furent pourchassés, nos pères ... nous... nos fils... toujours errer, toujours sans patrie ... sans répit... errer toujours... Quand trouverons-nous enfin une patrie ?... »

Alors le camarade inconnu de mon frère se mit debout et répondit avec un accent pénétré de gravité :
« Vous la trouverez le jour où Jéhovah vous réunira de nouveau dans le pays de Canaan, la terre de vos ancêtres ! »

Et la femme, toujours dressée : « Comment cela pourrait-il arriver, que notre peuple dispersé dans tous les pays se rassemblât de nouveau ? »

Calmement et avec le même sérieux, le soldat lui répondit :
« Comment cela se produira ? De la même façon que naguère, lorsque Jéhova tira vos pères d'Égypte, de la maison de servitude, par la puissance de sa main et de son bras étendu ! C'est lui qu'il vous faut chercher, votre Seigneur, et vous attendre à lui ! »

Puis il reprit son travail et, peu de temps après, le char remis en état continuait sa route...

Les soldats avaient les regards fixés sur leur camarade et se taisaient. Il semblait qu'une lueur naquît en eux, le soupçon que l'histoire du monde ne fût pas l'oeuvre des hommes au verbe haut, mais le fait d'une main invisible qui l'accomplissait selon un plan caché.





La chaire suspendue


J'ai eu hier un entretien avec l'architecte au sujet de ma chaire, car on entreprend des transformations à l'intérieur de notre église. Il s'agissait donc de prendre à ce sujet certaines dispositions.

L'esprit occupé de cette discussion, je rentrais chez moi et voilà que, de pensées en souvenirs, j'ai vu défiler devant ma mémoire toutes les nombreuses chaires où j'ai eu le privilège d'annoncer le glorieux Évangile. je m'en rappelai alors une aussi, singulière entre toutes, ma chaire « suspendue ».

C'était à l'époque où je me trouvais une fois de plus, en hiver 1940, prisonnier de la Gestapo pour une prédication de fête que j'avais prononcée dans une grande ville industrielle. J'étais assis dans ma cellule glacée, et ma tristesse était profonde. Que dis-je ? C'était moins une cellule que des cachots ménagés simplement dans la grande cave de la Présidence de police pour des « cas spéciaux ». Ah ! non, je n'ai pas envie de rire quand j'y pense. C'était terrible, dans ces trous, un véritable enfer ! Les parois en étaient gluantes, l'obscurité sinistre. Et surtout, l'esprit qui hantait ces lieux ! L'on n'y entendait rien d'autre que, de temps en temps, le claquement des portes de fer, les vociférations des employés de police et les imprécations des voisins de cellule.

Mais voilà, dès le premier soir, qu'il se produisit quelque chose de beau. On nous avait apporté notre repas, les gardes avaient contrôlé encore une fois tous les cachots et le bruit de leurs souliers ferrés martelant le sol des longs couloirs s'était éloigné, puis éteint tout à fait. Enfin, nous avions entendu fermer la grande grille de fer qui défendait l'entrée de notre cave. À présent, le silence régnait et devant nous s'étendait une longue, longue nuit sans sommeil à passer au froid et à la dure.

Mais que se passe-t-il soudain ? Est-ce quelqu'un qui parle quelque part ? je me dresse vivement... Mais non, je suis seul ! Alors quoi ?... C'est bien une voix d'homme que j'entends de nouveau, on chuchote... mais si distinctement que les mots semblent prononcés dans ma cellule même.

« Nouveau !... Hé ! Nouveau ! », fait la voix. C'est bien à moi qu'elle s'adresse apparemment, puisque je suis le « nouveau ».
« Oui ! », m'entends-je répondre malgré moi. Mais l'autre ne paraît pas m'entendre car il continue de m'appeler à plusieurs reprises : « Hé ! Nouveau ! ». Puis enfin il dit : « Grimpe à la fenêtre et chuchote au dehors... On pourra causer ! »

Je pousse ma petite table sous l'ouverture de la fenêtre, grimpe sur un escabeau, puis sur la table. En levant les bras en l'air, je peux atteindre les barreaux. je me hisse... Oui, tout ça, c'est facile à dire. Mais je n'ai jamais été fameux gymnaste et je n'y parviens pas sans quelque peine. Enfin m'y voilà... Et c'est ainsi que je découvris le plaisant secret de cette sombre prison : les fenêtres étaient au niveau du sol et en face d'elles, mais à une très courte distance, se dressait une haute muraille. Quand on parlait dans la direction de cette dernière, ce que l'on disait était perçu distinctement de toutes les autres cellules. C'était un phénomène acoustique comme il en existe de toute sorte. Un détenu quelconque l'avait sans doute découvert fortuitement et l'avait signalé à ses congénères.

Me voilà donc suspendu en l'air, les jambes ballantes et prêt à lier connaissance avec mes compagnons de misère... Spéculateurs véreux et faussaires, bohémiens et juifs, des suspects politiques et même une prostituée, les uns coupables et d'autres innocents, des vieux et des jeunes, quelle assemblée bigarrée ! Ce regard plongé derrière les coulisses de la vie me bouleversa. La première chose qui m'apparut clairement, c'est que nous étions liés et unis les uns aux autres par une peur et un désespoir immenses. Tous, nous étions tombés « aux mains des hommes », et la Bible elle-même dit que rien n'est pire.
Bien entendu, la conversation ne peut être qu'intermittente, car il n'est pas possible de se tenir bien longtemps suspendu de la sorte. Force était de lâcher prise au bout d'un moment afin de reprendre des forces.

C'est ainsi que je me retrouvais, une fois de plus, essoufflé et rendu, debout sur ma petite table. Un vieux était occupé en ce moment à raconter d'une voix plaintive qu'il était enfermé depuis deux ans déjà dans ce caveau et son récit était sans cesse ponctué de remarques obscènes que la femme lançait de son côté. Et voilà que tout à coup une grande lumière se fit en moi : les voici, me dis-je, les travaillés et chargés, les péagers et les pécheurs dont le Seigneur Jésus a tant parlé ! Tu as été amené ici pour annoncer l'Évangile à ces misérables !

Mais qu'arrivera-t-il lorsque je prononcerai les premiers mots de mon message ? Et puis, je ne suis pas en mesure d'y apporter de bien longues explications, car au bout d'une minute à peine je me vois forcé de lâcher mes barreaux, la paume des mains brûlée comme au feu par le contact du fer où je les agrippe.

Ce fut alors comme si tous les démons qui hantaient ces lieux, véritable antichambre de l'enfer, me retenaient de parler... Mais Dieu, lui, m'appelait ! Alors je me hissai de nouveau en l'air et, guettant un silence dans les entretiens de mes voisins : « Attention ! chuchotai-je dans la nuit. Écoutez une magnifique parole de Dieu : Dieu a tant aimé le monde... ce monde !... qu'il... »

À peine avais-je prononcé le nom de « Dieu » que la femme impudique me coupa la parole en jurant de manière abjecte. Mais déjà les autres lui fermaient la bouche : « Vas-tu te tenir tranquille, Frida ! » Et dans le silence rétabli, ils ajoutaient à mon adresse : « Continue seulement ! » je citai donc le texte de l'Évangile : « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que tous ceux qui croient en lui ne périssent point, mais qu'ils aient la vie éternelle. » Puis je leur dis encore quelques mots de l'ardente miséricorde de Jésus... et me laissai retomber.

Un profond silence suivit mes paroles. Ils se taisaient tous, assis dans leurs sombres cachots... Jésus était venu à eux, il s'était approché de leur désespoir, de leurs fautes, de leur impiété, de leur impuissance !...

Et voilà comment fut inaugurée ma « chaire suspendue ». Chaque soir, une fois que la conversation générale s'était tue, je leur adressai une « plus-que-brève » prédication, pendu à mon perchoir comme un singe et réprouvé moi-même, mais la joie au coeur.
Je n'apercevais aucun de mes auditeurs. Je ne voyais que la muraille sombre et nue. Mais on sentait vraiment toutes ces présences aux écoutes. Et Frida, elle non plus, ne troublait plus le silence.

Savez-vous ce qui m'a le plus profondément ému dans cette étrange expérience d'évangélisation ? C'est d'apprendre que plus bas on descend dans les abîmes humains pour y porter l'Évangile, plus lumineux y rayonne le message de la miséricorde de Jésus.




La synagogue


Dieu a parfois des prédicateurs bien étranges et bien singuliers. Le docteur Lucas raconte dans son « Évangile » qu'un meurtrier condamné à mort, au moment d'être exécuté, prononça du haut de l'échafaud un sermon d'une pénétration inouïe.
Et ne lit-on pas aussi dans l'Ancien Testament qu'un âne authentique, un baudet à quatre pattes, s'est mis à parler ? Nombre de gens renoncent à ajouter foi à ce récit. Moi, je le crois. Car je sais que Dieu choisit bien souvent des témoins de sa vérité fort inattendus.
Il en est un parmi ces derniers qui produit toujours sur moi une impression particulièrement profonde. C'est un gros édifice calciné. Il est mort. Mais je ne passe jamais devant lui sans qu'il me paraisse s'adresser à moi comme pour me prêcher son message. Et je sais qu'une certaine nuit il a parlé de la sorte, jusqu'à l'aube, à des centaines de gens.

Cet étrange édifice-prédicateur se dresse au milieu d'une ville bruyante et populeuse du district de la Ruhr. Les juifs ont dû y être fort nombreux et fort riches pour avoir pu y construire une aussi imposante synagogue. Celle-ci est surmontée d'une coupole immense en pierre grise. J'y suis entré une fois, voici bien des années. La magnificence de l'intérieur répondait entièrement à l'aspect grandiose du dehors, et l'on voyait que tout y avait été conçu et créé par un grand artiste.

Puis survint ce jour terrible, dont le souvenir demeurera des siècles durant une tache sur l'histoire de notre pays, où le peuple allemand oublia tout d'un coup qu'il avait compté parmi les siens Luther et Kant, Bach et Goethe, pour faire un bond rétrograde et gigantesque du XXe siècle jusqu'en plein moyen âge... La populace déchaînée pilla les magasins des juifs, ravagea leurs demeures et piétina, assomma et fusilla des innocents. Une bande de forcenés envahit alors la synagogue et y mit le feu. Tout ce qu'il s'y trouvait de combustible devint la proie des flammes. Seule subsista, pour finir, la coupole géante et nue dont les blocs de pierre' de taille avaient défié l'incendie.

Et voici que cette construction survivante se mit à devenir gênante. Elle ne parlait pas encore, mais son mutisme funèbre commença de troubler la tranquillité des gens. Les haut-parleurs retentissaient des émissions proclamant la « volonté de culture » allemande...
Or on voyait toujours se dresser là ce bâtiment sur le portail duquel chacun pouvait lire encore : « Que ma demeure soit une maison de prière devant tous les peuples ! » Les murailles en étaient noircies par le feu et les fenêtres réduites à des ouvertures béantes. On ne cessait d'insister pour qu'il fût démoli, mais sans jamais passer à l'exécution. Il semblait que l'on eût perdu le courage de s'en prendre une fois encore à ce vestige immense et taciturne... Et la synagogue se taisait, elle se taisait... comme dans l'attente du jour où, de nouveau, elle pourrait parler.

Et ce jour arriva ! Il ne différa pas, tout d'abord, de tous les autres et, pour la grande ville, commença comme d'habitude, les commerçants se rendant à leurs affaires, les ménagères faisant leur lessive ou la queue devant les magasins où les denrées se faisaient de plus en plus rares, les mineurs descendant à la mine... bref, un jour tout ordinaire et qui se déroula jusqu'au soir selon les routines quotidiennes. Puis vint l'obscurité. Elle envahit peu à peu les rues, tandis que les maisons masquaient toutes leurs lumières et que les réverbères restaient éteints. C'était la guerre et plus d'une bombe était déjà tombée là.

À 21 heures, les sirènes se mirent à hurler, la population se retira dans les caves... et soudain fondit sur la cité une horreur sans nom : c'était le premier « tapis de bombes », les premières « nappes incendiaires » ! Dans leurs abris, les gens ne tardèrent pas à ressentir les effets de la chaleur effroyable et se précipitèrent au dehors, ceux du moins qui y parvinrent encore !... car les issues étaient souvent obstruées déjà par les décombres et nombreux sont ceux qui moururent ainsi captifs et brûlés vifs.

Quant à ceux qui purent sortir, ils furent la proie de l'épouvante. Tout autour de la synagogue s'entrecroisaient des ruelles étroites et très populeuses. Partout l'incendie, où que l'on se tournât : le feu, encore le feu ! Et les flammes, dans leur déchaînement et leur violence, soulevaient elles-mêmes en tempête le vent qui les propageait. On s'enveloppait de draps mouillés et l'on cherchait refuge n'importe où. Mais l'embouchure des rues était bloquée par des monceaux de détritus. La fumée était asphyxiante. Combien tombèrent, soit écrasés sous les murailles qui s'écroulaient, soit étouffés par la fumée, soit engloutis dans la fournaise... Ceux qui réussirent à se frayer un chemin cherchaient dans leur panique un lieu où échapper au feu et un seul endroit se révéla propre à les en préserver : l'immense synagogue aux murailles dénudées et marquée déjà, elle, par un autre incendie !... Des centaines de rescapés y trouvèrent le salut durant cette nuit d'horreur.
Ils s'y asseyaient, étroitement serrés les uns contre les autres et tremblants, à même le sol, tandis qu'au dehors la mort poursuivait ses ravages. Ils étaient là, prostrés et murés... et c'est alors que ce temple éleva sa parole et se mit à prêcher. Une terrible parole ! Une seule phrase, toujours la même : « Ne vous abusez pas ! Dieu ne permet pas qu'on se moque de lui ! Ce que l'homme sème, il le moissonnera ! »

Combien, parmi cette foule, avaient pris part naguère, un certain matin de printemps, au saccage de la synagogue ? Combien en avaient suivi les péripéties en spectateurs intéressés ? Combien d'entre eux avaient ri en y assistant ? Combien, en tout cas, s'étaient bornés a se taire, neutres ou indifférents... Mais qui s'était soucié de Dieu, de Dieu qui ne se tait pas, lui ?
Le feu avait alors dévoré cet unique édifice. Aujourd'hui c'est la ville entière qui sombrait dans les flammes, laissant à ses habitants ce seul et même temple pour refuge.
Et la synagogue continuait de parler. Et les plus endurcis eux-mêmes l'entendirent prêcher en cette nuit d'enfer : « Ne vous abusez pas ! Dieu ne permet pas qu'on se moque de lui... »

Mais l'histoire ne finit pas ici. Il se trouvait parmi les fugitifs un homme auquel les pierres de la synagogue adressaient un sermon tout particulier.

C'était un homme simple qui gagnait un maigre salaire comme mineur dans les charbonnages. Mais cet homme était du nombre de ceux dont le Seigneur Jésus a dit « qu'ils sont riches en Dieu ».

Assis au milieu de cette population anéantie, il n'était ni très étonné, ni inquiet. Pourquoi se serait-il, effaré, lui qui savait depuis longtemps, l'ayant appris en lisant la parole de Dieu, qu'il fallait que ce peuple encourût de terribles jugements ? Et pourquoi aurait-il été inquiet, lui qui était en paix avec Dieu ?
Il s'était retiré dans un coin après avoir porté secours à beaucoup de gens. Il était fatigué. Mais on ne pouvait dormir dans ce lieu.
Et voici en quels termes la synagogue s'adressa à lui personnellement : « Sais-tu bien, toi, pourquoi vous êtes ici à l'abri du feu ?
- Oui, répondit-il. C'est parce que le feu y a déjà fait rage et qu'il y a consumé tout ce qui s'y trouvait susceptible d'être brûlé.
- Et sais-tu aussi qu'il existe encore un autre feu, bien plus terrible que celui dont je vous défends dans mon enceinte ?
- Oui, je le sais très bien. C'est le feu ardent du jugement et de la colère de Dieu qui s'allumera pour engloutir tout ce qu'il y a d'impie et de profane dans les hommes.
- Alors tu sais déjà bien des choses, reprit la synagogue. Mais penses-tu que tu trouveras un abri contre ce feu-là quand il s'enflammera ? Penses-tu qu'il se trouvera, alors aussi, un endroit comme celui-ci, capable de te servir de refuge parce que le feu y aura déjà passé ? »

Et l'homme sourit au milieu de la foule épouvantée et hagarde : « Oh ! dit-il, je vois où tu veux en venir... Oui, il existe un seul lieu où le feu de la colère de Dieu a déjà passé et qui, pour cette raison, offre aux hommes un refuge : c'est la croix de Jésus, à Golgotha.
- Tu as raison ! répondit la synagogue. Regarde-moi, à présent ! Comme vous êtes en sécurité dans mon enceinte, parce que j'ai subi le feu naguère, C'est ainsi que l'on est à couvert sous la croix de Jésus. Quelles flammes y brûlèrent lorsque le Sauveur s'est écrié : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m'as-tu abandonné ! » C'est pourquoi l'on y est maintenant, de toute éternité, à l'abri du jugement de Dieu. »

Alors cet homme simple se réjouit en son coeur de la connaissance qu'il avait de ce refuge éternel. Il se coucha, pour autant que la cohue lui permettait de le faire et finit tout de même par s'endormir, trouvant un repos paisible comme l'enfant qui s'assoupit contre le coeur de sa mère.

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