Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Débats idéologiques autour d'un petit déjeuner

-------

Il pleuvait à torrents. Les montagnes du Sauerland étaient enveloppées de brouillard et leurs cimes coiffées de nuages. Malgré cela, mes 150 rudes gars marquaient le pas derrière moi en chantant : « Pluie, vent, que nous importe !... »

C'était une troupe des plus mêlée et d'aspect plutôt sauvage. Dans les fermes isolées que nous rencontrions sur notre route, les paysans effarouchés fermaient leurs portes, s'imaginant sans doute qu'une nouvelle révolution venait d'éclater. Nous en riions entre nous. Car il n'était pas d'humeur plus pacifique que la nôtre.

Comment exposer en quelques mots l'origine de cette singulière randonnée ? Il nous faut remonter assez loin et solliciter du lecteur un peu de patience.

C'était en 1932. Notre peuple était morcelé en un nombre insolite de partis politiques et idéologiques qui s'affrontaient avec une haine fanatique. Cependant la misère ne cessait de grandir et le nombre des gens sans ressources augmentait dans des proportions démesurées.

L'un d'eux se trouvait un jour assis en face de moi. Son visage exprimait le plus complet désespoir. « Voyez-vous, disait-il, si je sautais à présent dans la Ruhr, je ne laisserais aucun vide. Chacun serait content que je ne sois plus là. Mon père serait débarrassé de moi, lui qui m'appelle chaque jour une bouche inutile. L'État ferait l'économie d'une allocation. Est-ce que vous savez ce que c'est, vous, d'être de trop partout ? »

Je me mis à réfléchir et je me dis qu'il existait une condition dans laquelle on passe de longues années consacrées à se cultiver, à l'exclusion de tout rendement positif, et sans que pour autant vous assaille ce sentiment d'improductivité : c'est la condition d'étudiant. Et qu'en serait-il, me demandai-je, si je faisais des étudiants de tous ces sans-travail ? À tout le moins leur procurerais-je un secours moral ! Le remède serait insuffisant, sans doute, mais l'épaisseur des ténèbres ne doit pas nous retenir d'allumer notre petit lumignon.
Et voilà comment nous fondâmes l'« Université des Sans-travail ».

Quelle belle et joyeuse aventure ! Au bout de peu de temps, ce furent 500 jeunes hommes pleins de zèle et d'ardeur qui se rassemblaient chaque matin dans les locaux du grand Home de jeunesse. On travaillait sérieusement, répartis en groupes selon les branches enseignées. Celles-ci étaient de toute sorte : les langues, les mathématiques, l'agronomie, la musique, la sténographie, l'espéranto, le judo, l'architecture, et d'autres encore... Ceux qui les professaient étaient, eux aussi, en chômage.

Qu'il faisait bon voir ces âmes prostrées reprendre vie ! Le moment culminant de la semaine était la grande discussion hebdomadaire où s'affrontaient les conceptions du monde les plus diverses et à laquelle prenaient part tous les étudiants. L'assemblée y était comme galvanisée par la tension de tous les esprits. Je commençais toujours par une introduction de vingt minutes où je leur prêchais l'Évangile. Puis les débats s'ouvraient. Ces jeunes gens y participaient avec une ardeur frémissante. Il y avait là des communistes, des « SA » aux chemises brunes, des « Casques d'acier » et des socialistes de tendances variées, des nihilistes et des chrétiens, des fous et des sages, des fanatiques et des cyniques, des athées et des disciples de Jésus-Christ, des sectaires et des idéalistes.

Il arrivait parfois que la salle se transformât en un champ de combat dominé par le tumulte des idées aux prises, et je me précipitais alors entre les adversaires comme un dompteur de lions pour leur rappeler qu'ils étaient ici des étudiants, qu'il convenait donc qu'ils luttassent avec les armes de l'esprit et non à coups de bâtons de chaises !... Et il advenait souvent que la tempête s'apaisât dans un éclat de rire général et de la plus franche gaieté.

Mais il est un point sur lequel presque tous se rencontraient : dans les trois premières minutes de la conversation ils avaient fait table rase de l'Évangile. Il fallait bien, n'est-ce pas, que le pasteur prît aussi la parole ! N'empêche que les vieilleries qu'il vous sortait ne pouvaient plus rien signifier de sérieux !... C'était alors le tour des idéologies politiques: doctrine de Lénine, doctrine de Hitler, doctrine économique de Silvio Gesell, doctrine de Karl Marx... Et cela fourmillait d'expressions techniques, de « grandes » idées, de solutions économiques à côté desquelles je faisais, moi, bien petite et sotte figure avec mon Évangile tout simple du Sauveur des pécheurs. Quel rôle pouvait-il encore jouer au sein d'une telle réunion où chacun avait dans sa poche une recette toute prête pour libérer le monde ?
Les choses en seraient restées là, sans doute, sans l'incident des petits pains. Voici ce qui se passa :

Nous décidâmes un beau jour de faire une excursion de deux jours dans le Sauerland. Le matin fixé pour le départ, le temps était des plus incertain, de sorte qu'il ne se présenta que 150 étudiants résolus à passer outre. Ce fut une randonnée inoubliable ! Je ne me rappelle pas avoir jamais vu tomber de pluie aussi tenace. Mais nous étions bel et bien décidés à poursuivre notre plan et c'est ainsi que nous couvrîmes le trajet de Hagen à Lethmate. La merveilleuse grotte de Dechen offrait, elle au moins, un abri sec. Aussi ses étranges formations de stalactites furent-elles le seul paysage qu'il nous fut donné de contempler ce jour-là. Tout le reste disparaissait dans le brouillard et dans l'eau.

Nous atteignîmes enfin, trempés comme des barbets et chantant en choeur, une auberge de jeunesse. Toute personne ayant participé à une excursion de ce genre sait, dès lors, comment les choses se passent : dans une gaie cohue, les habits furent mis à sécher autour du fourneau fumant. Puis, après le goûter, nous restâmes assis confortablement et à peine fatigués devant la cheminée. Je me disposais à leur raconter un voyage que j'avais fait en Amérique, lorsque apparut un garçon boulanger :

« Bien le bonjour de mon patron ! nous dit-il. Il fait demander si quelqu'un de ces messieurs désire un petit pain pour demain matin. C'est quatre pour 10 pfennig. »

Mes compagnons restèrent songeurs. je lisais leurs pensées sur leurs fronts soucieux : 10 pfennig... c'est beaucoup d'argent pour un chômeur... ça ferait trois cigarettes ... Mais ces petits pains frais, croustillants, bien sûr ... Et puis, on avait du pain pour le petit déjeuner...

Il y en eut, pour finir, cinquante qui se commandèrent des petits pains.

Le garçon boulanger se retira et je pus commencer le récit de mon voyage. On se sentait bien. je pus même terminer la soirée par un culte, tant l'atmosphère était cordiale.
Une fois tout le monde couché, je respirai. Le communiste dormait paisiblement à côté du naziste et le futur éclaireur à côté de l'homme qui s'était mis en route dans des pantalons au pli fraîchement repassé, pli qui, d'ailleurs, n'était plus à présent qu'un lointain souvenir...

Je gagnai donc ma chambre à mon tour et ne tardai pas à m'endormir d'un profond sommeil. je rêvai que j'étais pris dans une émeute populaire. Les masses hurlantes déferlaient sur mon désespoir... je me réveillai en sursaut. Il faisait jour. je m'étais oublié... Mais... Qu'est-ce qui se passe ? L'émeute populaire est-elle devenue réalité ?... J'entends un déchaînement de cris, on s'empoigne férocement !...
Sans prendre le temps de m'habiller je me précipite hors de ma chambre... Mes amis ! Quel spectacle ! C'en est fait de la douce paix de la veille et j'assiste à une mêlée générale.

Je parvins enfin, non sans peine, à me renseigner sur la cause de la bagarre : comme il était convenu, le garçon boulanger était arrivé le matin avec les deux cents petits pains commandés. Ils étaient tout frais et embaumaient délicieusement... si délicieusement que ceux d'entre mes gars qui avaient préféré réserver leurs modestes sous pour des cigarettes s'étaient rués, eux aussi, sur la savoureuse marchandise, arrachant les petits pains des mains du boulanger. Aussi plusieurs de leurs camarades qui en avaient commandé le soir avant se trouvèrent-ils les mains vides. Ils ne l'entendirent pas de cette oreille, on s'en doute, et voilà la guerre allumée. Et puisque aussi bien l'on en était à se battre, autant régler du même coup tous les différends qui les opposaient et vider la querelle tout entière.

Mon apparition encore un peu ensommeillée, mon intervention péremptoire et d'une résolution qui me surprenait moi-même, firent peu à peu sensation et il me fut enfin possible de me faire entendre :
« Pour commencer, ordonnai-je catégoriquement, vous allez me remettre tous les petits pains ! »

Après un léger combat intérieur de leur part et une bienveillante exhortation de la mienne, le monceau des miches était devant moi. Pas une ne manquait.

« Alors, demandai-je, qui est-ce qui en veut maintenant ? » Et tous de s'annoncer. Tel un chef d'armée, je distribuai mes ordres :
« Tout d'abord, un petit pain à chacun ! Ensuite, vous irez me chercher le patron boulanger. »

On dénicha ce dernier et on l'amena tout pantois. Devant tous mes gars réunis je lui posai cette question décisive : « Êtes-vous en mesure de me procurer dans l'espace d'une demi-heure quatre cents petits pains de plus ? » Il était en mesure. Loué soit le vaillant homme !

Ah ! Le paisible déjeuner ! Sur quoi nous constatâmes avec enthousiasme qu'un jour magnifique s'annonçait. Les oiseaux chantaient, le soleil brillait, les fleurs s'épanouissaient, les arbres bruissaient doucement, le monde entier éclatait de beauté !

Nous nous réunîmes sous un vieux tilleul pour une brève méditation. Sans doute n'y virent-ils, mes rudes gaillards, qu'une lubie de leur pasteur. Mais après tout, ce dernier, le brave homme, se donnait tant de peine ! Pourquoi donc ne l'écouterait-on pas ? Il n'avait rien d'un monstre...

Les bons garçons ! Ils ne se doutaient pas de ce qui les attendait !
Je leur parlai de cette parole de Jésus : « Voici, toutes choses sont devenues nouvelles. »

« Mes amis, dis-je, il est un point sur lequel nous sommes tous d'accord : il faut que le monde change. Oui, il le faut ! Or, depuis une demi-année j'entends à nos discussions hebdomadaires chacun de vous prôner une recette politique et économique qu'il tient toute prête dans sa poche et dont l'application apporterait au monde sa délivrance infaillible. C'est souvent avec un grand étonnement que je vous ai écoutés formuler ces grandes idées. Mais voilà... maintenant je dois vous avouer que je suis déçu. Vous qui croyez pouvoir affranchir le monde par vos idéologies, vous n'êtes même pas capables de vous partager en paix deux cents petits pains ! Que faut-il que j'en pense ? Il en était ce matin parmi nous comme il en est en grand dans le monde: il y avait des biens en suffisance. Chacun pouvait trouver de quoi se rassasier. Et au lieu de cela ? La guerre, les vociférations ! Ne le prenez pas en mauvaise part, si j'ai cessé de croire à toutes vos doctrines. Quel remède apporterez-vous, vous qui échouez si lamentablement dans de petites choses ?... »

Le silence planait sur mon jeune auditoire. En vérité, ils étaient penauds. Aucun ne se risquait à parler et je poursuivis :

« Mais pourquoi en est-il allé ainsi ? Parce que chacun de vous ne pensait qu'à soi-même. Votre coeur mauvais et égoïste vous a joué un tour. C'est lui qui a tout gâté... »

Je voyais à leurs figures qu'ils me donnaient raison. Mais ils continuaient de se taire.

« Vous avez toujours fait comme si la Bible n'était qu'un livre dépourvu de sens et totalement dépassé. Or, je vous le dis à présent : c'est la Bible qui a raison. Car ne dit-elle pas qu'il n'y aura rien de changé tant que vos coeurs, eux, n'auront pas changé, que vous et moi ne serons pas devenus nouveaux, que nous n'aurons pas été délivrés de notre terrible égoïsme. »

Ce culte fut magnifique. Le vent d'été bruissait dans le tilleul et le chant des oiseaux accompagnait nos paroles, soulignant à peine le silence qui nous environnait. Mais le plus beau de tout, c'était cette assemblée elle-même, cette réunion de jeunes hommes dans l'esprit desquels pointait le soupçon de la caducité des idéologies qui leur étaient apparues jusque-là comme des solutions de toutes les énigmes du monde.

« Mes amis, m'écriai-je gagné par l'émotion, vous êtes dans l'erreur lorsque vous prenez la Bible pour un livre dépassé. Car c'est dans ses pages qu'il nous est montré comment les coeurs peuvent devenir nouveaux. C'est dans ce livre, en effet, que nous découvrons l'homme, envoyé par Dieu, qui nous transforme complètement par son sang et qui nous renouvelle entièrement par son esprit... Jésus-Christ ! »

L'éclat du soleil illuminait toute la nature. Tout rayonnait de sa splendeur. Mais qu'était-ce que sa lumière auprès de la magnificence du Fils de Dieu dont l'aube se levait sur ces pauvres jeunes gens ! Et c'est avec l'accent d'une intense prière que vibra notre chant :

Lumière de l'aube d'éternité,
Rayons de la clarté incréée !
Répands sur nous ce jour naissant,
Accorde-nous de le contempler
Et disperse par ta puissance
Notre nuit !

C'est à dater de ce jour-là que l'« Université des Sans-travail » s'ouvrit au message de la Bible.




À quoi ils pensent...


La scène se passe à l'occasion d'un enterrement. Nous nous tenons debout tout autour de la fosse béante, tandis que le cercueil s'enfonce lentement dans sa profondeur. La dépouille qui y repose est celle d'un brillant homme d'affaires. Aussi n'ai-je pas lieu de m'étonner de la grande affluence qui honore ses obsèques.

Il bruine doucement. Les employés des pompes funèbres se hâtent de débarrasser le corbillard des couronnes toutes ruisselantes qui le recouvrent. Puis ils se retirent.

Le pasteur prend alors la parole. Tandis qu'il parle, je promène un peu les yeux, discrètement, autour de moi. L'assistance est silencieuse... Chacun semble écouter avec attention, mais... entendent-ils vraiment ?... Je voudrais pouvoir lire dans ces pensées, sonder ces coeurs, déchiffrer ces visages et ces attitudes.

... Cet homme corpulent dont le haut de forme reluit consulte discrètement sa montre : « Sapristi ! - dit son regard - si ce bonhomme voulait bien se dépêcher un peu, je pourrais encore passer au bureau et liquider le courrier. Quel temps cela vous prend, ces enterrements ! »

... À côté de lui se tient une femme élancée : « C'est affreux, cette tombe... Voilà ce pauvre type couché là au fond ! Voici quinze jours qu'il vidait avec nous une bonne bouteille, et maintenant... Brrr ! Penser que les vers s'y sont déjà mis !... et que soi-même, une fois... As-tu bientôt fini ton discours, là-bas ? J'aimerais m'en aller ! »

... « Le docteur X regarde constamment de mon côté », se dit une jeune fille que j'aperçois plus loin, « et je ne suis pas à mon avantage... Le noir ne me va pas... je me demande s'il le remarque... »

... Le parent pauvre, fixant la tombe ouverte à ses pieds : « Eh oui !... il s'y entendait, en affaires ! Mais pas une fois il n'aurait bien voulu penser à nous remettre la moindre des choses... Ah ! ça non ! Il préférait se payer ses beaux voyages, ses coûteuses vacances. Et voilà, son argent ne lui sert plus à grand-chose !... Est-ce qu'il aura pensé à nous, dans son testament ?... »

... « Je serai sans doute la prochaine », songe une femme âgée au doux visage, « et ce sera bientôt mon tour d'être menée ici... je m'en réjouis... je me confie en mon Sauveur, depuis ma jeunesse je regarde à lui .... espérant en lui et dans la certitude de la vie éternelle ... Tout assurée dans l'espoir de la vie éternelle... Oh ! que cela est beau... »

... Je poursuis ma ronde et mes yeux s'arrêtent sur une figure d'homme aux traits crispés qui masquent à peine sa pensée : « Allons !... Bon !... Ma parole !... voilà ce pasteur qui dégoise ses vieilles sornettes !... ça ne rate pas !... Et la résurrection des morts ... sacrées balivernes !... Qui est mort, est mort... tel l'arbre tombe, tel il reste couché. je devrais quitter la place en signe de protestation, ... on ne peut pas très bien... »

... « La résurrection des morts ?! », dit plus loin le regard levé d'un homme à l'expression méditative. « Voilà un bon moment que je n'ai entendu parler de cela. Il n'est pas inutile de prendre une fois le temps de se rendre à un enterrement... La résurrection des morts ! Et si c'était vrai... eh bien ! il s'agirait de... il faudrait... oui, quoi donc ?... Qu'est-ce qu'il en dit, ce pasteur ?... Ah ! il parle de Jésus. Qui est Jésus ? C'est bien un fondateur de religion, parfaitement... Quoi donc ? Voilà qu'il prétend maintenant que Jésus est le salut, qu'en lui est la béatitude... Alors il serait davantage qu'un fondateur de religion... Si seulement j'avais le temps de m'occuper de ça ! Évidemment que s'il y a vraiment une résurrection des morts, il vaut la peine de prendre le temps d'y regarder d'un peu plus près... Car, alors, la chose aurait plus d'importance que tout le reste... »

... Et toi, jeune homme élégamment vêtu ? Oui, ta pensée est bien visible : « Quelle guigne ! La pluie va m'abîmer le haut de forme que j'ai emprunté au voisin... Il va m'en dire ! Si j'avais au moins emporté un parapluie ! »

... « Mon Dieu, mon Dieu ! », prie en soi-même cet homme de condition modeste et au front paisible, « je t'en supplie par le sang du Christ : accorde-moi de bien mourir ! »

« Amen ! », prononce le pasteur... Un léger remous parcourt l'assistance, tandis qu'un choeur se dispose à chanter.




« Jamais je n'ai vécu pareille chose ! »


Non ! jamais je ne pourrai oublier ce terrible matin de l'année 1940.

La Gestapo déclencha une grande « action » contre l'activité évangélique poursuivie au sein de la jeunesse de notre ville. je vis deux hommes d'aspect sinistre faire irruption dans mon bureau, fouiller tous les dossiers, confisquer des « documents suspects » et s'en aller finalement en emportant toutes les machines à écrire.

J'en avais la tête encore tout étourdie, lorsqu'on sonna. J'allai ouvrir et me trouvai devant une femme en larmes, mère de l'un de mes fidèles collaborateurs : « Ils ont passé chez nous, me dit-elle, ils ont vidé toutes les armoires et renversé tous les tiroirs. Alors ils ont trouvé une balle à jouer et déclaré : « Nous avons la preuve, maintenant, que l'on pratique ici des sports interdits... » Elle parlait encore, qu'un père de famille arrivait à son tour et m'annonçait une nouvelle semblable. La terreur se lisait sur son visage et je me dis qu'ils devaient s'être bien déchaînés chez lui pour qu'un homme aussi robuste fût défait à ce point.

Il y eut pour finir près d'une cinquantaine de personnes rassemblées dans mon bureau. Les agents avaient forcé le domicile de tous mes collaborateurs avaient entre volontaires, y pris des perquisitions dévastatrices et proféré les pires menaces. Alors nous lûmes ensemble le passage des Écritures où il est question de la « Cité de Dieu, où la joie ne doit pas cesser d'habiter, quand bien même les montagnes chancelleraient. » Après que nous eûmes encore prié en commun, ils me quittèrent rassérénés, mais le coeur pourtant lourd d'appréhension à l'idée de ce que l'avenir leur réservait encore.

Or les choses en restèrent là. Peut-être ne voulait-on qu'enlever à ces jeunes gens et à leurs parents un peu de leur courage et de leur zèle à collaborer à notre activité évangélique. Mais il se produisit à l'occasion de cette affaire un petit incident qui vaut la peine d'être raconté.

Tout d'abord, ces jeunes gens furent tous convoqués à un interrogatoire et à des discussions interminables et torturantes. Mon tour à moi vint pour finir, vu ma qualité d'animateur responsable. Et je me retrouvai une fois de plus, le coeur battant, dans cette pièce où j'avais déjà vécu tant d'heures pénibles.

Le fonctionnaire préposé à l'interrogatoire me regarda longtemps en silence. Puis, soudain, il respira profondément et me dit d'un ton où perçait une vive émotion : « Eh bien !... j'ai interrogé cinquante de vos jeunes gens et il m'est arrivé à ce propos quelque chose que je n'avais jamais encore vécu. Tous ont préféré, en dépit des conséquences qu'ils pouvaient encourir, répondre ouvertement aux questions qu'on leur posait plutôt que de recourir au mensonge. Comment est-ce possible ! »

La joie m'inonda le coeur. « 0 mes braves gars ! - pensai-je malgré moi - vous avez prêché ici un enseignement plus puissant que celui de maint évangéliste fameux. Vous avez touché la conscience de cet homme endurci ! »

Le fonctionnaire se taisait de nouveau, immobile sur sa chaise... « Pauvre homme », aurais-je voulu lui dire, s'il m'avait été possible de le faire. Car je sondais en cet instant toute l'horreur et la détresse d'un monde sans Christ !




Jésus au cirque Sarrasani


La sonnerie de mon téléphone retentit : « Monsieur le pasteur, le cirque Sarrasani se trouve actuellement sur le territoire de votre paroisse. Une Américaine de notre troupe est morte avant-hier, veuillez vous charger de l'inhumation. »

Le lendemain, a l'heure convenue, je me rends à la chapelle du cimetière. Voilà ce cercueil, recouvert d'un grand drapeau américain. Un gardien s'approche de moi et me dit :
« Savez-vous qu'il s'agit d'une Indienne ? La tente où elle logeait à l'intérieur du cirque a pris feu et cette femme a succombé à ses brûlures. »

Une Indienne ! Était-elle seulement chrétienne ? Par quels chemins imprévus cette native des steppes de l'Amérique du Nord est-elle venue aboutir ici ? Mais avant que j'aie eu le temps de mettre de l'ordre parmi toutes les questions qui se pressent dans mon esprit, j'entends au dehors une musique qui s'approche et je me précipite pour voir de quoi il s'agit.

Un tableau bigarré s'offre à moi. Le cirque au complet s'avance en cortège. La marche est ouverte par trois harmonies. Derrière celles-ci, le directeur du cirque. Puis viennent les Indiens. Leur chef est de haute stature. Il est suivi des hommes et des femmes de sa tribu, tous de taille élevée et en grande tenue sous leurs parures de plumes d'aigle. Puis c'est un défilé interminable : des cosaques et des Tartares, des Chinois et des japonais, des Kabyles du Riff nord-africain et des cow-boys des États-Unis, des nègres et des danseuses. Je fus surtout frappé par la présence d'une rangée de jeunes filles en culottes de cheval et bottes à éperons dont les visages étaient couverts de maquillage et de poudre. Tout ce monde bavard et bruyant remplit l'étroite chapelle. Ce fut une belle cohue. je vis les jeunes écuyères se jucher sur les banquettes des fenêtres afin de mieux voir de là-haut. Puis le directeur du cirque me présenta au chef indien. Étrange spectacle : le pasteur évangélique, dans la tenue qui accompagne ses fonctions, échangeant une poignée de mains avec le chef indien en costume de guerre et couvert de peintures.

Alors c'est avec un certain serrement de coeur que je pense à l'oraison funèbre qu'il me va falloir prononcer. jamais encore il ne m'est arrivé d'assister à une cérémonie semblable. Sans doute serai-je le mieux inspiré de parler un peu du peuple errant, puis du pèlerinage terrestre qu'est notre vie, et enfin de l'éternité... Mais, convient-il que je m'y prenne ainsi ? ...
Non sans quelque hésitation, je m'approche du directeur et lui demande si les gens de sa troupe comprennent l'allemand.
« Pas un mot ! - me répond-il en riant - et il ne s'en trouve que quelques-uns parmi eux qui entendent l'anglais. Il y a là un grand nombre de ressortissants étrangers qui ne parlent que leur langue maternelle. je m'entretiens avec eux grâce à un interprète de langue anglaise. Dites n'importe quoi, personne n'y comprendra rien quand même. »

Une grande appréhension s'empare de moi. N'est-ce pas là une chose insensée ? Eh bien, après tout, je m'adresserai au moins à ceux qui doivent me comprendre, au directeur du cirque et à tel ou tel de mes compatriotes qui n'ont pas franchi depuis longtemps le seuil d'une église. C'est à eux que j'apporterai mon message d'éternité.

Je lis donc un passage de la Bible et prononce quelques phrases. L'assemblée est terriblement houleuse. Les écuyères manipulent leurs miroirs, leur rouge à lèvres et leurs poudriers. Bien sûr qu'on s'ennuie quand on ignore la langue qu'on vous parle.

Alors je dis quelques paroles sur le triste destin de cette Indienne morte en terre étrangère :
« O vous qui parcourez sans cesse tous les pays, vous êtes tous privés de votre patrie. C'est pourquoi je voudrais vous dire que, par contre, la patrie éternelle est venue à vous. Car notre âme est dans sa patrie lorsqu'elle est auprès de Jésus. »

Sur ces mots, quelque chose de bien étrange se produisit. À l'énoncé du nom de Jésus, un mouvement parcourut cette foule. Ce nom-là, tous l'avaient saisi. Le son de ce mot leur fit à tous dresser l'oreille. Et cela non pas seulement, je m'en rendis compte aussitôt, parce que ce nom leur était connu, mais parce qu'il contenait dans ses syllabes une puissance singulière ! Les Indiens s'inclinèrent. Les Asiatiques tumultueux se firent tout tranquilles. Les Russes me fixèrent de leurs grands yeux. La voilà, mon oraison funèbre, je l'avais trouvée, elle pouvait ne plus se composer, dès à présent, que d'un seul mot : le grand nom de Jésus.

Et j'enchaînai ainsi une phrase à l'autre, ne visant qu'à y placer sans cesse ce nom. À chaque fois qu'ils l'entendaient, les Indiens s'inclinaient. Un grand silence avait peu à peu rempli l'enceinte de la chapelle.

Mes yeux cherchèrent les frivoles écuyères et je vis que miroirs et autres accessoires avaient disparu. L'une d'elles pleurait et laissait ses larmes se répandre sur son visage. Une autre appuyait son front dans ses mains, les pensées peut-être tournées vers un passé de jeunesse plus innocente et où, pour la première fois, elle avait entendu prononcer le nom de Jésus.

Or, tandis que je continuais à proclamer ce nom de la sorte et qu'à son ouïe tous ces enfants des parties les plus diverses de la terre faisaient silence, il me sembla vivre un faible reflet de ce qui se produira à la fin des temps lorsque, au nom de Jésus, tout ce qui est dans le ciel, sur la terre et sous la terre fléchira les genoux !

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant