Il pleuvait à torrents. Les montagnes du
Sauerland étaient enveloppées de
brouillard et leurs cimes coiffées de
nuages. Malgré cela, mes 150 rudes gars
marquaient le pas derrière moi en
chantant : « Pluie, vent, que nous
importe !... »
C'était une troupe des plus
mêlée et d'aspect plutôt
sauvage. Dans les fermes isolées que nous
rencontrions sur notre route, les paysans
effarouchés fermaient leurs portes,
s'imaginant sans doute qu'une nouvelle
révolution venait d'éclater. Nous en
riions entre nous. Car il n'était pas
d'humeur plus pacifique que la nôtre.
Comment exposer en quelques mots
l'origine de cette singulière
randonnée ? Il nous faut remonter assez
loin et solliciter du lecteur un peu de
patience.
C'était en 1932. Notre peuple
était morcelé en un nombre insolite
de partis politiques et idéologiques qui
s'affrontaient avec une haine fanatique. Cependant
la misère ne cessait de grandir et le nombre
des gens sans ressources
augmentait dans des proportions
démesurées.
L'un d'eux se trouvait un jour assis en
face de moi. Son visage exprimait le plus complet
désespoir. « Voyez-vous,
disait-il, si je sautais à présent
dans la Ruhr, je ne laisserais aucun vide. Chacun
serait content que je ne sois plus là. Mon
père serait débarrassé de moi,
lui qui m'appelle chaque jour une bouche inutile.
L'État ferait l'économie d'une
allocation. Est-ce que vous savez ce que c'est,
vous, d'être de trop
partout ? »
Je me mis à
réfléchir et je me dis qu'il existait
une condition dans laquelle on passe de longues
années consacrées à se
cultiver, à l'exclusion de tout rendement
positif, et sans que pour autant vous assaille ce
sentiment d'improductivité : c'est la
condition d'étudiant. Et qu'en serait-il, me
demandai-je, si je faisais des étudiants de
tous ces sans-travail ? À tout le moins
leur procurerais-je un secours moral ! Le
remède serait insuffisant, sans doute, mais
l'épaisseur des ténèbres ne
doit pas nous retenir d'allumer notre petit
lumignon.
Et voilà comment nous
fondâmes l'« Université des
Sans-travail ».
Quelle belle et joyeuse
aventure !
Au bout de peu de temps, ce furent 500 jeunes
hommes pleins de zèle et
d'ardeur qui se rassemblaient chaque matin dans les
locaux du grand Home de jeunesse. On travaillait
sérieusement, répartis en groupes
selon les branches enseignées. Celles-ci
étaient de toute sorte : les langues,
les mathématiques, l'agronomie, la musique,
la sténographie, l'espéranto, le
judo, l'architecture, et d'autres encore... Ceux
qui les professaient étaient, eux aussi, en
chômage.
Qu'il faisait bon voir ces âmes
prostrées reprendre vie ! Le moment
culminant de la semaine était la grande
discussion hebdomadaire où s'affrontaient
les conceptions du monde les plus diverses et
à laquelle prenaient part tous les
étudiants. L'assemblée y était
comme galvanisée par la tension de tous les
esprits. Je commençais toujours par une
introduction de vingt minutes où je leur
prêchais l'Évangile. Puis les
débats s'ouvraient. Ces jeunes gens y
participaient avec une ardeur frémissante.
Il y avait là des communistes, des
« SA » aux chemises brunes, des
« Casques d'acier » et des
socialistes de tendances variées, des
nihilistes et des chrétiens, des fous et des
sages, des fanatiques et des cyniques, des
athées et des disciples de
Jésus-Christ, des sectaires et des
idéalistes.
Il arrivait parfois que la salle se
transformât en un champ de combat
dominé par le tumulte des idées aux
prises, et je me précipitais alors entre les
adversaires comme un dompteur de
lions pour leur rappeler qu'ils étaient ici
des étudiants, qu'il convenait donc qu'ils
luttassent avec les armes de l'esprit et non
à coups de bâtons de chaises !...
Et il advenait souvent que la tempête
s'apaisât dans un éclat de rire
général et de la plus franche
gaieté.
Mais il est un point sur lequel presque
tous se rencontraient : dans les trois
premières minutes de la conversation ils
avaient fait table rase de l'Évangile. Il
fallait bien, n'est-ce pas, que le pasteur
prît aussi la parole ! N'empêche
que les vieilleries qu'il vous sortait ne pouvaient
plus rien signifier de sérieux !...
C'était alors le tour des idéologies
politiques: doctrine de Lénine, doctrine de
Hitler, doctrine économique de Silvio
Gesell, doctrine de Karl Marx... Et cela
fourmillait d'expressions techniques, de
« grandes » idées, de
solutions économiques à
côté desquelles je faisais, moi, bien
petite et sotte figure avec mon Évangile
tout simple du Sauveur des pécheurs. Quel
rôle pouvait-il encore jouer au sein d'une
telle réunion où chacun avait dans sa
poche une recette toute prête pour
libérer le monde ?
Les choses en seraient restées
là, sans doute, sans l'incident des petits
pains. Voici ce qui se passa :
Nous décidâmes un beau jour
de faire une excursion de deux jours dans le
Sauerland. Le matin fixé pour le départ, le temps
était des plus incertain, de sorte qu'il ne
se présenta que 150 étudiants
résolus à passer outre. Ce fut une
randonnée inoubliable ! Je ne me
rappelle pas avoir jamais vu tomber de pluie aussi
tenace. Mais nous étions bel et bien
décidés à poursuivre notre
plan et c'est ainsi que nous couvrîmes le
trajet de Hagen à Lethmate. La merveilleuse
grotte de Dechen offrait, elle au moins, un abri
sec. Aussi ses étranges formations de
stalactites furent-elles le seul paysage qu'il nous
fut donné de contempler ce jour-là.
Tout le reste disparaissait dans le brouillard et
dans l'eau.
Nous atteignîmes enfin,
trempés comme des barbets et chantant en
choeur, une auberge de jeunesse. Toute personne
ayant participé à une excursion de ce
genre sait, dès lors, comment les choses se
passent : dans une gaie cohue, les habits
furent mis à sécher autour du
fourneau fumant. Puis, après le
goûter, nous restâmes assis
confortablement et à peine fatigués
devant la cheminée. Je me disposais à
leur raconter un voyage que j'avais fait en
Amérique, lorsque apparut un garçon
boulanger :
« Bien le bonjour de mon
patron ! nous dit-il. Il fait demander si
quelqu'un de ces messieurs désire un petit
pain pour demain matin. C'est quatre pour 10
pfennig. »
Mes compagnons restèrent
songeurs. je lisais leurs pensées sur leurs
fronts soucieux : 10 pfennig... c'est beaucoup
d'argent pour un chômeur... ça ferait
trois cigarettes ... Mais ces petits pains frais,
croustillants, bien sûr ... Et puis, on avait
du pain pour le petit déjeuner...
Il y en eut, pour finir, cinquante qui
se commandèrent des petits pains.
Le garçon boulanger se retira et
je pus commencer le récit de mon voyage. On
se sentait bien. je pus même terminer la
soirée par un culte, tant
l'atmosphère était cordiale.
Une fois tout le monde couché, je
respirai. Le communiste dormait paisiblement
à côté du naziste et le futur
éclaireur à côté de
l'homme qui s'était mis en route dans des
pantalons au pli fraîchement repassé,
pli qui, d'ailleurs, n'était plus à
présent qu'un lointain souvenir...
Je gagnai donc ma chambre à mon
tour et ne tardai pas à m'endormir d'un
profond sommeil. je rêvai que j'étais
pris dans une émeute populaire. Les masses
hurlantes déferlaient sur mon
désespoir... je me réveillai en
sursaut. Il faisait jour. je m'étais
oublié... Mais... Qu'est-ce qui se
passe ? L'émeute populaire est-elle
devenue réalité ?... J'entends
un déchaînement de cris, on s'empoigne
férocement !...
Sans prendre le temps de m'habiller je
me précipite hors de ma chambre... Mes
amis ! Quel spectacle ! C'en est fait de
la douce paix de la veille et j'assiste à
une mêlée générale.
Je parvins enfin, non sans peine,
à me renseigner sur la cause de la
bagarre : comme il était convenu, le
garçon boulanger était arrivé
le matin avec les deux cents petits pains
commandés. Ils étaient tout frais et
embaumaient délicieusement... si
délicieusement que ceux d'entre mes gars qui
avaient préféré
réserver leurs modestes sous pour des
cigarettes s'étaient rués, eux aussi,
sur la savoureuse marchandise, arrachant les petits
pains des mains du boulanger. Aussi plusieurs de
leurs camarades qui en avaient commandé le
soir avant se trouvèrent-ils les mains
vides. Ils ne l'entendirent pas de cette oreille,
on s'en doute, et voilà la guerre
allumée. Et puisque aussi bien l'on en
était à se battre, autant
régler du même coup tous les
différends qui les opposaient et vider la
querelle tout entière.
Mon apparition encore un peu
ensommeillée, mon intervention
péremptoire et d'une résolution qui
me surprenait moi-même, firent peu à
peu sensation et il me fut enfin possible de me
faire entendre :
« Pour commencer, ordonnai-je
catégoriquement, vous allez me remettre tous
les petits pains ! »
Après un léger combat
intérieur de leur part et une bienveillante
exhortation de
la
mienne, le monceau des miches était devant
moi. Pas une ne manquait.
« Alors, demandai-je, qui
est-ce qui en veut maintenant ? » Et
tous de s'annoncer. Tel un chef d'armée, je
distribuai mes ordres :
« Tout d'abord, un petit pain
à chacun ! Ensuite, vous irez me
chercher le patron boulanger. »
On dénicha ce dernier et on
l'amena tout pantois. Devant tous mes gars
réunis je lui posai cette question
décisive : « Êtes-vous
en mesure de me procurer dans l'espace d'une
demi-heure quatre cents petits pains de
plus ? » Il était en mesure.
Loué soit le vaillant homme !
Ah ! Le paisible
déjeuner ! Sur quoi nous
constatâmes avec enthousiasme qu'un jour
magnifique s'annonçait. Les oiseaux
chantaient, le soleil brillait, les fleurs
s'épanouissaient, les arbres bruissaient
doucement, le monde entier éclatait de
beauté !
Nous nous réunîmes sous un
vieux tilleul pour une brève
méditation. Sans doute n'y virent-ils, mes
rudes gaillards, qu'une lubie de leur pasteur. Mais
après tout, ce dernier, le brave homme, se
donnait tant de peine ! Pourquoi donc ne
l'écouterait-on pas ? Il n'avait rien
d'un monstre...
Les bons garçons ! Ils ne se
doutaient pas de ce qui les attendait !
Je leur parlai de cette parole de
Jésus : « Voici, toutes
choses sont devenues nouvelles. »
« Mes amis, dis-je, il est un
point sur lequel nous sommes tous d'accord :
il faut que le monde change. Oui, il le faut !
Or, depuis une demi-année j'entends à
nos discussions hebdomadaires chacun de vous
prôner une recette politique et
économique qu'il tient toute prête
dans sa poche et dont l'application apporterait au
monde sa délivrance infaillible. C'est
souvent avec un grand étonnement que je vous
ai écoutés formuler ces grandes
idées. Mais voilà... maintenant je
dois vous avouer que je suis déçu.
Vous qui croyez pouvoir affranchir le monde par vos
idéologies, vous n'êtes même pas
capables de vous partager en paix deux cents petits
pains ! Que faut-il que j'en pense ? Il
en était ce matin parmi nous comme il en est
en grand dans le monde: il y avait des biens en
suffisance. Chacun pouvait trouver de quoi se
rassasier. Et au lieu de cela ? La guerre, les
vociférations ! Ne le prenez pas en
mauvaise part, si j'ai cessé de croire
à toutes vos doctrines. Quel remède
apporterez-vous, vous qui échouez si
lamentablement dans de petites
choses ?... »
Le silence planait sur mon jeune
auditoire. En vérité, ils
étaient penauds. Aucun ne se risquait
à parler et je poursuivis :
« Mais pourquoi en est-il
allé ainsi ? Parce que chacun de vous
ne pensait qu'à soi-même. Votre coeur
mauvais et égoïste vous a joué
un tour. C'est lui qui a tout
gâté... »
Je voyais à leurs figures qu'ils
me donnaient raison. Mais ils continuaient de se
taire.
« Vous avez toujours fait
comme si la Bible n'était qu'un livre
dépourvu de sens et totalement
dépassé. Or, je vous le dis à
présent : c'est la Bible qui a raison.
Car ne dit-elle pas qu'il n'y aura rien de
changé tant que vos coeurs, eux, n'auront
pas changé, que vous et moi ne serons pas
devenus nouveaux, que nous n'aurons pas
été délivrés de notre
terrible égoïsme. »
Ce culte fut magnifique. Le vent
d'été bruissait dans le tilleul et le
chant des oiseaux accompagnait nos paroles,
soulignant à peine le silence qui nous
environnait. Mais le plus beau de tout,
c'était cette assemblée
elle-même, cette réunion de jeunes
hommes dans l'esprit desquels pointait le
soupçon de la caducité des
idéologies qui leur étaient apparues
jusque-là comme des solutions de toutes les
énigmes du monde.
« Mes amis, m'écriai-je
gagné par l'émotion, vous êtes
dans l'erreur lorsque vous prenez la Bible pour un
livre dépassé. Car c'est dans ses
pages qu'il nous est montré comment les
coeurs peuvent devenir nouveaux. C'est dans ce
livre, en effet, que nous découvrons l'homme,
envoyé par Dieu, qui nous transforme
complètement par son sang et qui nous
renouvelle entièrement par son esprit...
Jésus-Christ ! »
L'éclat du soleil illuminait
toute la nature. Tout rayonnait de sa splendeur.
Mais qu'était-ce que sa lumière
auprès de la magnificence du Fils de Dieu
dont l'aube se levait sur ces pauvres jeunes
gens ! Et c'est avec l'accent d'une intense
prière que vibra notre chant :
C'est à dater de ce jour-là que l'« Université des Sans-travail » s'ouvrit au message de la Bible.
La scène se passe à l'occasion
d'un enterrement. Nous nous tenons debout tout
autour de la fosse béante, tandis que le
cercueil s'enfonce lentement dans sa profondeur. La
dépouille qui y repose est celle d'un
brillant homme d'affaires. Aussi n'ai-je pas lieu
de m'étonner de la grande affluence qui
honore ses obsèques.
Il bruine doucement. Les employés
des pompes funèbres se hâtent de
débarrasser le corbillard des couronnes
toutes ruisselantes qui le recouvrent. Puis ils se
retirent.
Le pasteur prend alors la parole. Tandis
qu'il parle, je promène un peu les yeux,
discrètement, autour de moi. L'assistance
est silencieuse... Chacun semble écouter
avec attention, mais... entendent-ils
vraiment ?... Je voudrais pouvoir lire dans
ces pensées, sonder ces coeurs,
déchiffrer ces visages et ces
attitudes.
... Cet homme corpulent dont le haut de
forme reluit consulte
discrètement sa montre :
« Sapristi ! - dit son regard - si
ce bonhomme voulait bien se dépêcher
un peu, je pourrais encore passer au bureau et
liquider le courrier. Quel temps cela vous prend,
ces enterrements ! »
... À côté de lui se
tient une femme élancée :
« C'est affreux, cette tombe...
Voilà ce pauvre type couché là
au fond ! Voici quinze jours qu'il vidait avec
nous une bonne bouteille, et maintenant...
Brrr ! Penser que les vers s'y sont
déjà mis !... et que
soi-même, une fois... As-tu bientôt
fini ton discours, là-bas ? J'aimerais
m'en aller ! »
... « Le docteur X regarde
constamment de mon côté »,
se dit une jeune fille que j'aperçois plus
loin, « et je ne suis pas à mon
avantage... Le noir ne me va pas... je me demande
s'il le remarque... »
... Le parent pauvre, fixant la tombe
ouverte à ses pieds : « Eh
oui !... il s'y entendait, en affaires !
Mais pas une fois il n'aurait bien voulu penser
à nous remettre la moindre des choses...
Ah ! ça non ! Il
préférait se payer ses beaux voyages,
ses coûteuses vacances. Et voilà, son
argent ne lui sert plus à
grand-chose !... Est-ce qu'il aura
pensé à nous, dans son
testament ?... »
... « Je serai sans doute la
prochaine », songe une femme
âgée au doux visage, « et ce
sera bientôt mon tour
d'être menée ici... je m'en
réjouis... je me confie en mon Sauveur,
depuis ma jeunesse je regarde à lui ....
espérant en lui et dans la certitude de la
vie éternelle ... Tout assurée dans
l'espoir de la vie éternelle... Oh !
que cela est beau... »
... Je poursuis ma ronde et mes yeux
s'arrêtent sur une figure d'homme aux traits
crispés qui masquent à peine sa
pensée : « Allons !...
Bon !... Ma parole !... voilà ce
pasteur qui dégoise ses vieilles
sornettes !... ça ne rate pas !...
Et la résurrection des morts ...
sacrées balivernes !... Qui est mort,
est mort... tel l'arbre tombe, tel il reste
couché. je devrais quitter la place en signe
de protestation, ... on ne peut pas très
bien... »
... « La résurrection
des morts ?! », dit plus loin le
regard levé d'un homme à l'expression
méditative. « Voilà un bon
moment que je n'ai entendu parler de cela. Il n'est
pas inutile de prendre une fois le temps de se
rendre à un enterrement... La
résurrection des morts ! Et si
c'était vrai... eh bien ! il s'agirait
de... il faudrait... oui, quoi donc ?...
Qu'est-ce qu'il en dit, ce pasteur ?...
Ah ! il parle de Jésus. Qui est
Jésus ? C'est bien un fondateur de
religion, parfaitement... Quoi donc ?
Voilà qu'il prétend maintenant que
Jésus est le salut, qu'en lui est la
béatitude... Alors il serait davantage qu'un
fondateur de religion... Si seulement j'avais le
temps de
m'occuper de
ça ! Évidemment que s'il y a
vraiment une résurrection des morts, il vaut
la peine de prendre le temps d'y regarder d'un peu
plus près... Car, alors, la chose aurait
plus d'importance que tout le
reste... »
... Et toi, jeune homme
élégamment vêtu ? Oui, ta
pensée est bien visible :
« Quelle guigne ! La pluie va
m'abîmer le haut de forme que j'ai
emprunté au voisin... Il va m'en dire !
Si j'avais au moins emporté un
parapluie ! »
... « Mon Dieu, mon
Dieu ! », prie en soi-même cet
homme de condition modeste et au front paisible,
« je t'en supplie par le sang du
Christ : accorde-moi de bien
mourir ! »
« Amen ! »,
prononce le pasteur... Un léger remous
parcourt l'assistance, tandis qu'un choeur se
dispose à chanter.
Non ! jamais je ne pourrai oublier ce
terrible matin de l'année 1940.
La Gestapo déclencha une grande
« action » contre
l'activité évangélique
poursuivie au sein de la jeunesse de notre ville.
je vis deux hommes d'aspect sinistre faire
irruption dans mon bureau, fouiller tous les
dossiers, confisquer des « documents
suspects » et s'en aller finalement en
emportant toutes les machines à
écrire.
J'en avais la tête encore tout
étourdie, lorsqu'on sonna. J'allai ouvrir et
me trouvai devant une femme en larmes, mère
de l'un de mes fidèles collaborateurs :
« Ils ont passé chez nous, me
dit-elle, ils ont vidé toutes les armoires
et renversé tous les tiroirs. Alors ils ont
trouvé une balle à jouer et
déclaré : « Nous avons
la preuve, maintenant, que l'on pratique ici des
sports interdits... » Elle parlait
encore, qu'un père de famille arrivait
à son tour et m'annonçait une nouvelle semblable.
La
terreur se lisait sur son visage et je me dis
qu'ils devaient s'être bien
déchaînés chez lui pour qu'un
homme aussi robuste fût défait
à ce point.
Il y eut pour finir près d'une
cinquantaine de personnes rassemblées dans
mon bureau. Les agents avaient forcé le
domicile de tous mes collaborateurs avaient entre
volontaires, y pris des perquisitions
dévastatrices et proféré les
pires menaces. Alors nous lûmes ensemble le
passage des Écritures où il est
question de la « Cité de Dieu,
où la joie ne doit pas cesser d'habiter,
quand bien même les montagnes
chancelleraient. » Après que nous
eûmes encore prié en commun, ils me
quittèrent rassérénés,
mais le coeur pourtant lourd d'appréhension
à l'idée de ce que l'avenir leur
réservait encore.
Or les choses en restèrent
là. Peut-être ne voulait-on qu'enlever
à ces jeunes gens et à leurs parents
un peu de leur courage et de leur zèle
à collaborer à notre activité
évangélique. Mais il se produisit
à l'occasion de cette affaire un petit
incident qui vaut la peine d'être
raconté.
Tout d'abord, ces jeunes gens furent
tous convoqués à un interrogatoire et
à des discussions interminables et
torturantes. Mon tour à moi vint pour finir,
vu ma qualité d'animateur responsable. Et je
me retrouvai une fois de plus, le
coeur battant, dans cette pièce où
j'avais déjà vécu tant
d'heures pénibles.
Le fonctionnaire préposé
à l'interrogatoire me regarda longtemps en
silence. Puis, soudain, il respira
profondément et me dit d'un ton où
perçait une vive émotion :
« Eh bien !... j'ai interrogé
cinquante de vos jeunes gens et il m'est
arrivé à ce propos quelque chose que
je n'avais jamais encore vécu. Tous ont
préféré, en dépit des
conséquences qu'ils pouvaient encourir,
répondre ouvertement aux questions qu'on
leur posait plutôt que de recourir au
mensonge. Comment est-ce
possible ! »
La joie m'inonda le coeur. « 0
mes braves gars ! - pensai-je malgré
moi - vous avez prêché ici un
enseignement plus puissant que celui de maint
évangéliste fameux. Vous avez
touché la conscience de cet homme
endurci ! »
Le fonctionnaire se taisait de nouveau,
immobile sur sa chaise... « Pauvre
homme », aurais-je voulu lui dire, s'il
m'avait été possible de le faire. Car
je sondais en cet instant toute l'horreur et la
détresse d'un monde sans Christ !
La sonnerie de mon téléphone
retentit : « Monsieur le pasteur, le
cirque Sarrasani se trouve actuellement sur le
territoire de votre paroisse. Une Américaine
de notre troupe est morte avant-hier, veuillez vous
charger de l'inhumation. »
Le lendemain, a l'heure convenue, je me
rends à la chapelle du cimetière.
Voilà ce cercueil, recouvert d'un grand
drapeau américain. Un gardien s'approche de
moi et me dit :
« Savez-vous qu'il s'agit
d'une Indienne ? La tente où elle
logeait à l'intérieur du cirque a
pris feu et cette femme a succombé à
ses brûlures. »
Une Indienne ! Était-elle
seulement chrétienne ? Par quels
chemins imprévus cette native des steppes de
l'Amérique du Nord est-elle venue aboutir
ici ? Mais avant que j'aie eu le temps de
mettre de l'ordre parmi toutes les questions qui se
pressent dans mon esprit,
j'entends au dehors une musique qui s'approche et
je me précipite pour voir de quoi il
s'agit.
Un tableau bigarré s'offre
à moi. Le cirque au complet s'avance en
cortège. La marche est ouverte par trois
harmonies. Derrière celles-ci, le directeur
du cirque. Puis viennent les Indiens. Leur chef est
de haute stature. Il est suivi des hommes et des
femmes de sa tribu, tous de taille
élevée et en grande tenue sous leurs
parures de plumes d'aigle. Puis c'est un
défilé interminable : des
cosaques et des Tartares, des Chinois et des
japonais, des Kabyles du Riff nord-africain et des
cow-boys des États-Unis, des nègres
et des danseuses. Je fus surtout frappé par
la présence d'une rangée de jeunes
filles en culottes de cheval et bottes à
éperons dont les visages étaient
couverts de maquillage et de poudre. Tout ce monde
bavard et bruyant remplit l'étroite
chapelle. Ce fut une belle cohue. je vis les jeunes
écuyères se jucher sur les banquettes
des fenêtres afin de mieux voir de
là-haut. Puis le directeur du cirque me
présenta au chef indien. Étrange
spectacle : le pasteur
évangélique, dans la tenue qui
accompagne ses fonctions, échangeant une
poignée de mains avec le chef indien en
costume de guerre et couvert de peintures.
Alors c'est avec un certain serrement de
coeur que je pense à l'oraison
funèbre qu'il me va falloir prononcer. jamais
encore il
ne
m'est arrivé d'assister à une
cérémonie semblable. Sans doute
serai-je le mieux inspiré de parler un peu
du peuple errant, puis du pèlerinage
terrestre qu'est notre vie, et enfin de
l'éternité... Mais, convient-il que
je m'y prenne ainsi ? ...
Non sans quelque hésitation, je
m'approche du directeur et lui demande si les gens
de sa troupe comprennent l'allemand.
« Pas un mot ! - me
répond-il en riant - et il ne s'en trouve
que quelques-uns parmi eux qui entendent l'anglais.
Il y a là un grand nombre de ressortissants
étrangers qui ne parlent que leur langue
maternelle. je m'entretiens avec eux grâce
à un interprète de langue anglaise.
Dites n'importe quoi, personne n'y comprendra rien
quand même. »
Une grande appréhension s'empare
de moi. N'est-ce pas là une chose
insensée ? Eh bien, après tout,
je m'adresserai au moins à ceux qui doivent
me comprendre, au directeur du cirque et à
tel ou tel de mes compatriotes qui n'ont pas
franchi depuis longtemps le seuil d'une
église. C'est à eux que j'apporterai
mon message d'éternité.
Je lis donc un passage de la Bible et
prononce quelques phrases. L'assemblée est
terriblement houleuse. Les écuyères
manipulent leurs miroirs, leur rouge à lèvres et
leurs
poudriers. Bien sûr qu'on s'ennuie quand on
ignore la langue qu'on vous parle.
Alors je dis quelques paroles sur le
triste destin de cette Indienne morte en terre
étrangère :
« O vous qui parcourez sans
cesse tous les pays, vous êtes tous
privés de votre patrie. C'est pourquoi je
voudrais vous dire que, par contre, la patrie
éternelle est venue à vous. Car notre
âme est dans sa patrie lorsqu'elle est
auprès de Jésus. »
Sur ces mots, quelque chose de bien
étrange se produisit. À
l'énoncé du nom de Jésus, un
mouvement parcourut cette foule. Ce nom-là,
tous l'avaient saisi. Le son de ce mot leur fit
à tous dresser l'oreille. Et cela non pas
seulement, je m'en rendis compte aussitôt,
parce que ce nom leur était connu, mais
parce qu'il contenait dans ses syllabes une
puissance singulière ! Les Indiens
s'inclinèrent. Les Asiatiques tumultueux se
firent tout tranquilles. Les Russes me
fixèrent de leurs grands yeux. La
voilà, mon oraison funèbre, je
l'avais trouvée, elle pouvait ne plus se
composer, dès à présent, que
d'un seul mot : le grand nom de
Jésus.
Et j'enchaînai ainsi une phrase
à l'autre, ne visant qu'à y placer
sans cesse ce nom. À chaque fois qu'ils
l'entendaient, les Indiens s'inclinaient. Un grand
silence avait peu à peu rempli l'enceinte de
la chapelle.
Mes yeux cherchèrent les frivoles
écuyères et je vis que miroirs et
autres accessoires avaient disparu. L'une d'elles
pleurait et laissait ses larmes se répandre
sur son visage. Une autre appuyait son front dans
ses mains, les pensées peut-être
tournées vers un passé de jeunesse
plus innocente et où, pour la
première fois, elle avait entendu prononcer
le nom de Jésus.
Or, tandis que je continuais à
proclamer ce nom de la sorte et qu'à son
ouïe tous ces enfants des parties les plus
diverses de la terre faisaient silence, il me
sembla vivre un faible reflet de ce qui se produira
à la fin des temps lorsque, au nom de
Jésus, tout ce qui est dans le ciel, sur la
terre et sous la terre fléchira les
genoux !
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |