À dire le vrai, la « maman
Berger » m'a toujours inspiré un
peu de crainte. Car elle soupçonnait
volontiers les pasteurs de manquer du zèle
véritable que requiert la prédication
du Royaume de Dieu. Je présume que c'est au
cours d'une longue vie qu'elle a amassé peu
à peu son expérience et, comme elle
n'était pas de ces gens qui vous critiquent
derrière votre dos, elle me rendait visite
de temps en temps pour me faire part de ses avis ou
pour m'imposer quelque devoir. Cette intrusion dans
mes activités ne m'était pas toujours
facile à accepter. Mais il arrivait souvent
aussi que je fusse forcé de lui donner
raison. Et puis, lorsqu'elle priait avec vous en
conclusion de l'entretien que vous aviez eu, tout
semblait rentrer dans l'ordre. Ses prières
étaient empreintes d'une puissance rare, car
on sentait en cette femme la crainte qu'inspire la
majesté de Dieu et la flamme d'un ardent
amour pour le Seigneur Jésus-Christ et pour
les enfants des hommes. Elle vous
transportait en vous communiquant le zèle
qu'elle apportait à servir le Royaume et la
gloire de Dieu.
C'est ainsi que je me représente
Débora, femme de Lappidoth, lorsqu'elle
battit les Cananéens après qu'elle
eut assumé la fonction de juge en
Israël. Ceux qui sont familiarisés avec
la lecture de la Bible savent que son histoire est
consignée au chapitre IV du Livre des juges.
Et je me sentais toujours moi-même dans le
rôle de Barak, dont parle ce chapitre des
juges, et de qui la foi n'atteignait jamais tout
à fait à l'intensité de celle
de Débora.
Notre ville d'Essen se trouvait en proie
aux terribles assauts des bombardiers
alliés. Les nuits d'horreur étaient
de plus en plus fréquentes, ces nuits
où des êtres humains couraient,
égarés, par les rues, fous de panique
et cherchant un refuge contre le feu qui fondait
sur eux. Par centaines de mille, ils s'enfuyaient
à la campagne. Mais quand on insistait
auprès de « maman
Berger » pour qu'elle acceptât,
elle aussi, de se faire évacuer, elle
répondait laconiquement :
« Mon devoir me retient
ici. »
Et il en était ainsi, en effet.
Combien de gens ont puisé de la force dans
la foi de cette grande croyante, au cours de ces
années d'épouvante !
Une certaine nuit, comme tant d'autres,
elle était assise dans la
cave de l'immeuble qu'elle habitait,
entourée de ses voisins colocataires.
C'étaient tous des gens
éloignés de Dieu et qui n'avaient que
railleries pour la vieille femme.
Et l'attaque commença. Ceux qui
ont vécu de telles heures savent à
quelle torture les nerfs sont soumis par le
hurlement des bombes explosives, le sifflement des
bombes incendiaires, le fracas destructeur des
éclatements... Chaque minute semble durer
une éternité. Et ces attaques, bien
souvent, sont de plus de 50 minutes !
Dans l'abri, les gens criaient en se
cramponnant les uns aux autres. À chaque
instant l'on pouvait être soit enseveli, soit
déchiqueté.
Une voix de femme s'éleva tout
à coup, s'écriant :
« Maman Berger ! Oh !... dites
une prière ! »
Elle qui jusque-là était
restée assise à sa place, calme et
résignée, lui répondit avec
véhémence : « Comment
pourrais-je invoquer Dieu avec vous qui l'avez
méprisé jusqu'à
présent ?
- Maman Berger, dites une
prière ! répéta la
femme.
- Eh bien ! oui, je veux le
faire,
dit-elle, si à partir de ce jour vous
décidez de chercher le Seigneur !
- Oui ! Oui ! nous le
promettons ! »,
s'écrièrent-ils d'une seule voix de
tous les coins de la cave. Celle-ci n'était plus
qu'un antre
d'épouvante. La lumière
s'était éteinte depuis longtemps. Les
murs frémissaient comme un navire pris dans
la tempête. L'air était plein de
l'éclatement des bombes et de la
poussière des plâtras. On était
là, en vérité, comme dans la
gueule de l'enfer.
« Oui ! Nous voulons
chercher Dieu ! promettaient-ils. Et nous vous
accompagnerons à l'église dimanche
prochain ! »
Alors la pauvre et faible vieille femme,
rendue forte par sa foi et remplie par son Dieu de
calme et de sérénité, se mit
à prier à haute voix. Ses paroles
réconfortaient ces gens. Elles appelaient la
protection du Seigneur sur leur abri commun et en
remettaient tous les occupants entre ses mains.
Puis elle lui rendit grâces de sa
présence parmi eux, implorant de toute son
âme aide, force et consolation pour
chacun.
L'apaisement succéda à
cette fervente prière et les malheureux se
sentirent gagnés par lui, par cette paix
« qui surpasse tout
entendement ».
Puis, enfin, l'horrible cauchemar prit
fin et les uns et les autres remontèrent
à leurs logis...
Et le dimanche arriva. Dès le
matin, « maman Berger » alla de
porte en porte, de palier en palier, rappelant la
promesse faite et invitant tous ceux de la maison
à l'accompagner au service divin.
« Vous me l'avez dit,
que vous vouliez chercher le Seigneur. Venez avec
moi maintenant, entendre sa
Parole ! »
Mais, pour finir, il lui fallut se
rendre seule à l'église. Ceux-ci lui
fermèrent la porte au nez. Ceux-là
s'excusèrent d'un air embarrassé en
bredouillant de vagues prétextes. D'autres
la chassèrent de chez eux avec un juron et
les derniers, enfin, se bornèrent à
se moquer d'elle...
Quinze jours passèrent
jusqu'à ce qu'une nouvelle alerte se
produisît. Terrés dans leur cave, le
même groupe de gens écoutaient, unis
dans une même épouvante, le grondement
des explosions et le sifflement des bombes qui
s'abattaient sur leur cité mourante. Mais
cette fois-ci, ceux qui partageaient l'abri de
maman Berger voulurent surmonter leur effroi. Ils
avaient un peu honte de leur défaillance
récente... Cependant, au bout d'une
demi-heure de cette tension terrible et comme il
semblait que la rage du cataclysme
déchaîné ne faisait que
croître encore, leur courage s'effondra. Ils
se souvinrent alors de la tranquillité qui
avait visité leurs coeurs pendant que leur
vieille compagne priait avec force au milieu
d'eux.
Or maman Berger était de nouveau
au milieu d'eux, seule, dans son coin, calme,
silencieuse et plongée en
elle-même.
Soudain, une bombe de gros calibre
s'abattit dans le voisinage
immédiat de la maison. Un hurlement horrible
l'avait précédée... puis une
seconde d'attente horrifiée... et ce fut la
déflagration assourdissante et,
aussitôt, la sensation d'étouffer dans
la poussière du plâtre que
l'ébranlement détachait des
murs...
Hors de lui, un homme
s'écria : « Madame
Berger ! Dites une prière,
vite ! » Et tous de
répéter après lui :
« Maman Berger, une
prière ! »
Un court silence. On n'entendait que le
fracas, au dehors, de l'attaque qui suivait son
cours destructeur. Et la voix de maman Berger
émergea des ténèbres et l'on
ne savait pas, à l'entendre, si le ton en
était empreint de dureté ou de
tristesse : « Avec vous ? je ne
peux plus prier avec vous. Vous n'avez que
mépris pour mon Dieu ! »
Puis elle se tut, les laissant à
leur épouvante...
Comme Débora !...
... Plus tard, maman Berger fut
gravement atteinte du cancer. Elle passa un long
temps sur un lit d'hôpital. Puis on renvoya
chez elle cette veuve d'âge avancé
dont le cas était jugé
désespéré.
Peu de temps après, on la
rencontrait de nouveau dans la rue, vaquant, comme
toujours, à ses courses auprès de
ceux à qui elle apportait amour et
bonté, incapable de renoncer à se
consacrer aux êtres humains qu'elle avait
pris à tâche de protéger et de
soutenir.
Inquiets pour elle, nous la
réprimandions affectueusement :
« Maman Berger ! Malade comme vous
êtes ! Quelle imprudence d'aller et
venir ainsi ! Où en est votre
mal ? »
Elle répondait d'un geste de la
main et disait avec un peu d'humeur :
« Eh ! tant pis pour mon
cancer ! Que voulez-vous que j'y
fasse ? »
C'est ainsi qu'elle demeura forte et
confiante jusqu'à ce que son Seigneur
l'appelât pour goûter auprès de
lui le repos qu'il réserve à ses
enfants. Mais nous pleurâmes en elle une
« mère en Israël ».
« ... Cette après-midi, notre
nouveau suffragant fera une excursion en commun
avec les membres de la Société de
jeunesse. Rendez-vous à 14 heures à
la cure. »
À l'ouïe de cette annonce
faite par le pasteur après son sermon, je
vis de nombreux regards se tourner de mon
côté et m'examiner avec
curiosité. Pour ma part, ce n'est pas sans
une certaine perplexité que je parcourus.
des yeux la petite chapelle où le culte
s'achevait en ce moment. « Comment m'y
prendre, me disais-je, pour organiser une course
avec ces jeunes gens ? Où les
mènerai-je ? »
Arrivé la veille, j'étais
tout nouveau venu dans cette petite localité
rurale de la Westphalie et je n'avais pas pu encore
prendre le moindre contact avec sa paroisse. En
pleine banlieue d'une cité industrielle et
ignorant même ce que l'on entendait au juste
par « Société de
jeunesse », je me voyais ainsi
jeté à l'eau et me
demandais, sans trop m'avouer mon
inquiétude, comment j'allais m'en
tirer.
Ce fut pire encore que je ne m'y
attendais. Dix minutes avant l'heure fixée,
j'étais à pied d'oeuvre, face
à la cure et considérant avec espoir
la grand-route dont le ruban fuyait au loin sous le
soleil brûlant. Cinq minutes
passèrent, puis dix. Personne à
l'horizon... Mais non ! Voici enfin un jeune
homme qui s'amène. je l'aborde aimablement
et me dispose à le consulter sur la
meilleure manière d'arranger notre
expédition. 0 surprise ! 0
déception ! Mon gaillard ignore mes
avances, se dirige d'un pas assuré vers
l'auberge située de l'autre
côté de la route et disparaît
à mes yeux.
Rendu à ma solitude, je sentis se
réveiller dans mon dos la douleur de ma
blessure de guerre. Il en était toujours
ainsi quand je me tenais longtemps debout. La
souffrance devenant de plus en plus aiguë, je
m'assis dans l'herbe qui bordait la route. Un quart
d'heure s'était écoulé lorsque
je vis enfin s'approcher deux jeunes gens. L'un
d'eux portait même un clairon dont le cuivre
reluisait gaîment au soleil
d'été !
Hélas ! ils passèrent
outre et je vis se refermer, sur eux aussi, la
porte de la pinte.
Je repris mon poste solitaire d'attente.
Ce n'était plus mon ignorance d'organisateur
d'excursions qui me tracassait.
J'en serais bien venu à bout... si au moins
quelqu'un venait au rendez-vous ! Allais-je
passer toute l'après-midi à me
morfondre là tout seul, pour
rien ?
Il venait bien quelqu'un de temps en
temps, des hommes d'un certain âge, des
jeunes gens ; mais tous ils avaient le
même but : le café. je me
décidai enfin à interroger l'un d'eux
sur l'objet d'un tel rassemblement. Le gaillard se
mit à rire et me répondit :
« On est les
pompiers !... » tandis que son
camarade ajoutait : « Eh oui !
pour l'extinction des incendies
intérieurs ! »
J'étais renseigné. Il
semblait, en effet, que cette activité de
« pompier » fût fort en
faveur dans la localité, plus, en tout cas,
que celle de la Société de jeunesse
dont je ne voyais décidément surgir
aucun représentant.
Cependant l'animation ne cessait de
croître dans le café d'en face. Les
clairons y jouaient avec entrain des airs de
marches qui ne parvenaient pas à me
rasséréner. Sur ces entrefaites, et
comme pour ranimer mon courage, une fenêtre
s'ouvrit, encadrant une grappe de mes vaillants
pompiers qui, la chope à la main, burent
gaiement à ma santé en me demandant
où ma Société de jeunesse
pouvait bien être restée en panne.
Hélas ! je n'en savais rien
et doutais même qu'elle eût jamais
existé. Quant à eux, me voyant si
déconfit, ils se mirent à me
prodiguer toutes sortes de condoléances
railleuses, me conseillant pour finir de venir les
rejoindre dans la fraîcheur de la salle.
Toutes les fenêtres étaient maintenant
ouvertes et les plaisanteries de pleuvoir sur ma
tête... je n'en menais pas large et j'avais
une sourde envie de tout planter là et de
rentrer chez moi.
Puis une bouffée de colère
m'envahit soudain en face des figures hilares
pendues aux fenêtres de ce bistrot. Il me
sembla que c'était la cause même de
Dieu qu'affectait l'échec de ma mission,
qu'offensaient les regards de ces hommes et que je
bafouerais honteusement en battant en retraite.
« Allons ! me dis-je, puisqu'il ne
vient pas de membres de la jeunesse
chrétienne au rendez-vous, à moi de
me mettre à leur recherche et de grouper
leur équipe. »
Je me levai résolument et, dans
la chaleur torride, je pris la direction de la
ville. Le trafic automobile n'avait pas encore
atteint alors l'intensité actuelle. Aussi la
longue route fuyait-elle devant moi dans un calme
et dans une solitude que rien ne troublait et qui
ne laissaient pas de rendre plus
problématiques mes chances de
succès.
Au bout d'un moment, j'aperçus un
petit pont sur le parapet duquel
trois jeunes gens de seize ans environ
s'étaient juchés, fumant force
cigarettes, le verbe haut et visiblement soucieux
de se poser en hommes. je m'arrêtai
auprès d'eux et leur demandai la permission
de partager leur perchoir. Ils acquiescèrent
et je les rejoignis d'un bond. Mes efforts
d'entrée en matière n'aboutirent
guère tout d'abord et l'entretien
languissait. Répondant toutefois à
l'une de mes questions, ils m'avouèrent
n'avoir pas de projet bien défini pour
l'emploi de leur après-midi, et que,
d'ailleurs, ils manquaient d'argent pour pouvoir
s'offrir des distractions intéressantes et
convenant à des hommes comme eux. Bref, il
était manifeste que ces garçons
s'ennuyaient ferme. Aussi, avant que le silence ne
se refermât sur nous, je pris mon courage
à deux mains et leur proposai de
m'accompagner et d'aller tous ensemble faire un
tour à la montagne.
Pas de réponse. Puis, devant mon
regard interrogateur, l'un d'eux se fit
l'interprète de ses camarades en m'exprimant
leur commune perplexité et... disons :
leur scepticisme à l'égard d'un
projet aussi éloigné de leurs
aspirations du moment : « Et
après ? », dit-il
laconiquement et non sans une pointe d'ironie.
« Eh bien ! voilà,
répartis-je, on pourrait... on pourrait y
jouer à quelque chose... Tiens !... aux
gendarmes et aux voleurs, par exemple... ça
vous plairait ? »
Je sentis aussitôt que j'avais
touché juste et que le seul nom de ce jeu
venait de piquer comme un aiguillon leurs
fantaisies de garçons, les faisant oublier
comme par magie les airs d'adultes qu'ils
s'efforçaient tout à l'heure de se
donner. Les mégots disparurent et les
voilà déjà s'égaillant
à la recherche de quelques camarades de
renfort. Et notre troupe, tout feu et flamme, de
s'enfoncer dans les bois !
Ce fut une après-midi magnifique.
Et si ma blessure me tenaillait dur par moment,
j'avouerai sans honte que je me cherchai alors
quelques bonnes cachettes où m'allonger et,
camouflé de branchages, pouvoir attendre
longtemps d'être découvert...
J'entendais alors tout autour de moi mes gendarmes
et mes voleurs remplir de leurs appels, de leurs
poursuites et de leurs luttes les échos de
la montagne.
Le soleil était près de se
coucher lorsque nous nous rassemblâmes
à la lisière du bois pour contempler
la plaine qui s'étendait devant nous et
où déjà s'installait la paix
du soir.
« Si nous chantions quelque
chose ? », dis-je à mes
compagnons, non sans un peu d'appréhension.
« Quel chant
savez-vous ? »
« Auprès de ma
blonde ! »... Nous chantâmes
à pleins poumons. Puis je leur dis à
mon tour que je savais un autre chant encore, et
même bien plus beau que celui-là, un chant qui
commençait par : « 0
Jésus-Christ, roi de
gloire... ».
Comme ils ne le connaissaient pas, je le
leur fis entendre. Ils le trouvèrent
à leur goût et consentirent à
l'apprendre. Quand ils le surent bien, l'entretien
s'orienta tout naturellement vers le message que
j'avais à leur donner et qu'ils
écoutèrent avec une attention
recueillie.
Alors enfin, nous prîmes le chemin
du retour, continuant de chanter, tout en marchant,
tantôt « Auprès de ma
blonde » et tantôt
« Jésus-Christ, roi de
gloire ». Dirai-je que je fus assez
satisfait, à vrai dire, de parcourir la
distance qui nous séparait du village sans
rencontrer de témoin de cette manifestation
insolite de notre commune ferveur... Mes
garçons respiraient le bonheur et je
m'associais sans réserve à leur
joyeuse humeur.
Arrivés devant la cure, l'envie
me prit soudain de montrer aux hôtes de
l'auberge d'en face que je l'avais bel et bien
recrutée, ma Société de
jeunesse. Mais je ne confiai pas à ma troupe
l'impulsion secrète qui me poussait en cet
instant, car - qui sait ? - peut-être
tel ou tel de mes jeunes amis savait-il son
père attablé derrière ces
murs, parmi d'autres buveurs...
Mes braves chanteurs se
groupèrent donc devant le presbytère
et saluèrent une dernière fois la fin
du jour en entonnant à
pleine voix le glorieux hymne qu'ils venaient
d'apprendre. Or, à peine les premiers
accents en avaient-ils retenti que les
fenêtres du café s'ouvrirent toutes
grandes et se garnirent en un clin d'oeil de
figures stupéfaites. Ils se pressaient, ces
hommes, dans un silence attentif, pour
écouter notre sérénade et je
vis peu à peu quelque chose de solennel et
d'ému se répandre sur leurs
physionomies et les éclairer.
Cette journée marqua le
début d'une activité féconde
et bénie au sein de la jeunesse de cette
paroisse et je me demande souvent aujourd'hui,
lorsque je pense à mes gars, ce qu'il est
advenu d'eux plus tard...
La cérémonie d'enterrement est
terminée. je rentre chez moi, fatigué
par la chaleur de cette journée. Mon chemin
passe devant l'Auberge de jeunesse de la ville.
Quelques communistes sont assis sur les
degrés de pierre du perron. Naturellement
que mon chapeau haut de forme leur arrache quelques
quolibets. Peu importe, je ne saurais leur en
vouloir. Mais comme je n'aime pas la moquerie qui
s'exprime derrière mon dos, je me retourne
et vais prendre place au milieu d'eux.
« Il ne faudrait pas croire, leur dis-je,
que je me promène toujours en
tube !
- Je parie que vous vous occupez aussi
d'un groupe de jeunesse, me répond-on d'un
air narquois.
- Eh bien, oui ! repartis-je, et
je
vous invite cordialement à venir prendre
part à notre soirée. Nous groupons la
jeunesse chrétienne. »
Un hurlement me répondit :
« Haha ! répète toute
la bande, la jeunesse
chrétienne ! » Et l'un d'eux d'ajouter en
riant :
« Elle ne rime à rien, la jeunesse
chrétienne !
- Tiens, me récriai-je vivement,
elle ne rime à rien du tout ? ! Tu
en as de bonnes ! c'est le... Royaume de Dieu
qu'elle veut ! »
J'ai dit cela d'un ton si sérieux
qu'ils se laissent prendre au débat et que
le chef du groupe se fait entendre pour la
première fois : « Royaume de
Dieu, ça n'existe pas. Il n'y a que la
nature qui existe ! »
Je les considère à la
ronde : « Alors vous en restez
là : tout n'est que nature ?
- Oui ! », crient-ils
d'une seule voix et leurs yeux brillent de toute la
fierté d'appartenir à ce XXe
siècle éclairé.
« Bon ! poursuis-je, si
vous le déclarez d'une façon aussi
catégorique, il faut bien que ce soit vrai.
Mais... écoutez donc : connaissez-vous
aussi la loi fondamentale de la
nature ? » - Pas de réponse,
mais de nombreuses paires d'yeux me fixent
attentivement. - « Je vais vous la
dire : la loi fondamentale de la nature, c'est
que le droit appartient au plus fort.
Regardez : l'épervier dévore le
faible moineau ; personne ne le punit pour cet
acte brutal et cruel ! Il n'est écrit
nulle part que les éperviers ne sont pas
autorisés à manger les moineaux... Ou
bien, avez-vous lu quelque part que ça leur
était interdit ? » Ils se
bornent à rire en secouant la tête. « Or le
moineau, continuai-je, vient
précisément de dévorer une
araignée ; personne ne le punit pour
cet acte brutal et cruel, car il n'est écrit
nulle part qu'il soit interdit aux moineaux de
manger les araignées. Quant à
celle-ci, ne vient-elle pas justement de tuer une
pauvre mouche sans que personne ne s'avise de la
punir pour cet acte cruel et brutal ? La chose
lui est bel et bien permise puisqu'il n'est
écrit nulle part qu'il soit interdit aux
araignées de manger des mouches ! Eh
bien ! je pourrais continuer comme cela
longtemps encore, que je n'en finirais jamais. Vous
conviendrez donc qu'il n'existe dans la nature
qu'une seule loi : le droit appartient au plus
fort. D'accord ?
- Naturellement, répond une
voix ; il n'y a rien à dire
là-contre. Mais qu'est-ce que cela vient
faire ici ?
- Je vais te le dire. Tu déclares
que tout n'est que nature... donc nous aussi, en
tant qu'êtres humains. Or la loi qui
régit la nature proclame le droit du plus
fort. Bien ! Mais c'est qu'alors, dans ce cas,
le capitaliste a parfaitement le droit,
étant le plus fort, de vous dévorer
tout entiers, vous autres pauvres
prolétaires, ou de vous saigner comme
l'araignée saigne la mouche. Pourquoi vous
en indignez-vous ? Si nous ne sommes que
nature, tout cela rentre dans l'ordre des
choses ! »
Le coup a porté ! Aucun
d'eux ne rompt le silence. On sent distinctement ce
qui se passe sous leurs fronts et qui les
travaille. Une petite lumière surgit en eux
et les avertit que toute cette conception du monde
qu'ils se sont si bien forgée à coups
de formules à l'emporte-pièce n'est
pas aussi solide qu'ils ne l'avaient cru,
bref : qu'il y a là quelque chose qui
cloche.
L'un de ces garçons me regarde
alors d'un air tout désemparé et me
dit : « Mais ça ne rentre
pourtant pas dans l'ordre des choses que nous
autres prolétaires soyons ainsi
privés de tout droit, pauvres et
pareillement dépouillés de tout.
- Non, lui répondis-je, ce n'est
pas dans l'ordre des choses. Tu as tout à
fait raison et vous subissez beaucoup d'inj...
- D'injustice ! » D'une
seule voix ils avaient terminé ma
phrase.
« Exact !
répondis-je. Mais à l'instant
même où vous parlez de droit et
d'injustice, vous reconnaissez qu'il existe autre
chose que la nature. La loi de nature ne tient
compte ni de l'un, ni de l'autre. Elle ne se base
que sur la distinction entre forts et faibles. En
prononçant les mots de droit et d'injustice,
comme vous venez de le faire avec raison, vous
reconnaissez que nous, les êtres humains,
nous sommes au-dessus de la nature. En
prononçant ces mots, vous convenez de l'existence
d'une conscience
en
vertu de laquelle nous sommes capables de discerner
le juste de l'injuste. Plus encore : vous
convenez de l'existence d'un Dieu vivant. Car qui
d'autre serait à même de
définir le juste et l'injuste qu'un
être situé au-dessus de tous les
hommes et, par là même, impartial. Or
c'est cet être qui est Dieu. »
« Vous le voyez bien,
repris-je après un moment de silence
général, vous voyez bien que vous
n'avez pas d'autre alternative : ou bien vous
vous en tenez à la vieille formule dont nous
venons de découvrir la
stupidité : tout n'est que
nature ; et dans ce cas vous prenez votre
parti de n'être que de misérables
mouches destinées à être
saignées par l'araignée du
capitalisme ... ou bien vous faites état de
votre droit humain et alors ... alors vous cherchez
plus loin, c'est-à-dire Celui qui est le
créateur et le souverain de tous les hommes,
à savoir : le Dieu vivant, qui a
dit : ceux qui me cherchent dans leur jeune
âge, me trouvent. Je vous recommande de
choisir ce chemin-là !
- Le type a raison »,
déclare l'un de ces jeunes gens d'un ton
pénétré, tandis que je me
dispose à poursuivre ma route et que je
lève mon gibus en prenant congé
d'eux.
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