Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Débora dans l'abri contre les avions

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À dire le vrai, la « maman Berger » m'a toujours inspiré un peu de crainte. Car elle soupçonnait volontiers les pasteurs de manquer du zèle véritable que requiert la prédication du Royaume de Dieu. Je présume que c'est au cours d'une longue vie qu'elle a amassé peu à peu son expérience et, comme elle n'était pas de ces gens qui vous critiquent derrière votre dos, elle me rendait visite de temps en temps pour me faire part de ses avis ou pour m'imposer quelque devoir. Cette intrusion dans mes activités ne m'était pas toujours facile à accepter. Mais il arrivait souvent aussi que je fusse forcé de lui donner raison. Et puis, lorsqu'elle priait avec vous en conclusion de l'entretien que vous aviez eu, tout semblait rentrer dans l'ordre. Ses prières étaient empreintes d'une puissance rare, car on sentait en cette femme la crainte qu'inspire la majesté de Dieu et la flamme d'un ardent amour pour le Seigneur Jésus-Christ et pour les enfants des hommes. Elle vous transportait en vous communiquant le zèle qu'elle apportait à servir le Royaume et la gloire de Dieu.

C'est ainsi que je me représente Débora, femme de Lappidoth, lorsqu'elle battit les Cananéens après qu'elle eut assumé la fonction de juge en Israël. Ceux qui sont familiarisés avec la lecture de la Bible savent que son histoire est consignée au chapitre IV du Livre des juges. Et je me sentais toujours moi-même dans le rôle de Barak, dont parle ce chapitre des juges, et de qui la foi n'atteignait jamais tout à fait à l'intensité de celle de Débora.

Notre ville d'Essen se trouvait en proie aux terribles assauts des bombardiers alliés. Les nuits d'horreur étaient de plus en plus fréquentes, ces nuits où des êtres humains couraient, égarés, par les rues, fous de panique et cherchant un refuge contre le feu qui fondait sur eux. Par centaines de mille, ils s'enfuyaient à la campagne. Mais quand on insistait auprès de « maman Berger » pour qu'elle acceptât, elle aussi, de se faire évacuer, elle répondait laconiquement : « Mon devoir me retient ici. »

Et il en était ainsi, en effet. Combien de gens ont puisé de la force dans la foi de cette grande croyante, au cours de ces années d'épouvante !

Une certaine nuit, comme tant d'autres, elle était assise dans la cave de l'immeuble qu'elle habitait, entourée de ses voisins colocataires. C'étaient tous des gens éloignés de Dieu et qui n'avaient que railleries pour la vieille femme.
Et l'attaque commença. Ceux qui ont vécu de telles heures savent à quelle torture les nerfs sont soumis par le hurlement des bombes explosives, le sifflement des bombes incendiaires, le fracas destructeur des éclatements... Chaque minute semble durer une éternité. Et ces attaques, bien souvent, sont de plus de 50 minutes !
Dans l'abri, les gens criaient en se cramponnant les uns aux autres. À chaque instant l'on pouvait être soit enseveli, soit déchiqueté.

Une voix de femme s'éleva tout à coup, s'écriant : « Maman Berger ! Oh !... dites une prière ! »
Elle qui jusque-là était restée assise à sa place, calme et résignée, lui répondit avec véhémence : « Comment pourrais-je invoquer Dieu avec vous qui l'avez méprisé jusqu'à présent ?
- Maman Berger, dites une prière ! répéta la femme.
- Eh bien ! oui, je veux le faire, dit-elle, si à partir de ce jour vous décidez de chercher le Seigneur !
- Oui ! Oui ! nous le promettons ! », s'écrièrent-ils d'une seule voix de tous les coins de la cave. Celle-ci n'était plus qu'un antre d'épouvante. La lumière s'était éteinte depuis longtemps. Les murs frémissaient comme un navire pris dans la tempête. L'air était plein de l'éclatement des bombes et de la poussière des plâtras. On était là, en vérité, comme dans la gueule de l'enfer.
« Oui ! Nous voulons chercher Dieu ! promettaient-ils. Et nous vous accompagnerons à l'église dimanche prochain ! »

Alors la pauvre et faible vieille femme, rendue forte par sa foi et remplie par son Dieu de calme et de sérénité, se mit à prier à haute voix. Ses paroles réconfortaient ces gens. Elles appelaient la protection du Seigneur sur leur abri commun et en remettaient tous les occupants entre ses mains. Puis elle lui rendit grâces de sa présence parmi eux, implorant de toute son âme aide, force et consolation pour chacun.
L'apaisement succéda à cette fervente prière et les malheureux se sentirent gagnés par lui, par cette paix « qui surpasse tout entendement ».
Puis, enfin, l'horrible cauchemar prit fin et les uns et les autres remontèrent à leurs logis...

Et le dimanche arriva. Dès le matin, « maman Berger » alla de porte en porte, de palier en palier, rappelant la promesse faite et invitant tous ceux de la maison à l'accompagner au service divin. « Vous me l'avez dit, que vous vouliez chercher le Seigneur. Venez avec moi maintenant, entendre sa Parole ! »

Mais, pour finir, il lui fallut se rendre seule à l'église. Ceux-ci lui fermèrent la porte au nez. Ceux-là s'excusèrent d'un air embarrassé en bredouillant de vagues prétextes. D'autres la chassèrent de chez eux avec un juron et les derniers, enfin, se bornèrent à se moquer d'elle...

Quinze jours passèrent jusqu'à ce qu'une nouvelle alerte se produisît. Terrés dans leur cave, le même groupe de gens écoutaient, unis dans une même épouvante, le grondement des explosions et le sifflement des bombes qui s'abattaient sur leur cité mourante. Mais cette fois-ci, ceux qui partageaient l'abri de maman Berger voulurent surmonter leur effroi. Ils avaient un peu honte de leur défaillance récente... Cependant, au bout d'une demi-heure de cette tension terrible et comme il semblait que la rage du cataclysme déchaîné ne faisait que croître encore, leur courage s'effondra. Ils se souvinrent alors de la tranquillité qui avait visité leurs coeurs pendant que leur vieille compagne priait avec force au milieu d'eux.

Or maman Berger était de nouveau au milieu d'eux, seule, dans son coin, calme, silencieuse et plongée en elle-même.
Soudain, une bombe de gros calibre s'abattit dans le voisinage immédiat de la maison. Un hurlement horrible l'avait précédée... puis une seconde d'attente horrifiée... et ce fut la déflagration assourdissante et, aussitôt, la sensation d'étouffer dans la poussière du plâtre que l'ébranlement détachait des murs...

Hors de lui, un homme s'écria : « Madame Berger ! Dites une prière, vite ! » Et tous de répéter après lui : « Maman Berger, une prière ! »

Un court silence. On n'entendait que le fracas, au dehors, de l'attaque qui suivait son cours destructeur. Et la voix de maman Berger émergea des ténèbres et l'on ne savait pas, à l'entendre, si le ton en était empreint de dureté ou de tristesse : « Avec vous ? je ne peux plus prier avec vous. Vous n'avez que mépris pour mon Dieu ! »

Puis elle se tut, les laissant à leur épouvante...
Comme Débora !...

... Plus tard, maman Berger fut gravement atteinte du cancer. Elle passa un long temps sur un lit d'hôpital. Puis on renvoya chez elle cette veuve d'âge avancé dont le cas était jugé désespéré.
Peu de temps après, on la rencontrait de nouveau dans la rue, vaquant, comme toujours, à ses courses auprès de ceux à qui elle apportait amour et bonté, incapable de renoncer à se consacrer aux êtres humains qu'elle avait pris à tâche de protéger et de soutenir.
Inquiets pour elle, nous la réprimandions affectueusement : « Maman Berger ! Malade comme vous êtes ! Quelle imprudence d'aller et venir ainsi ! Où en est votre mal ? »
Elle répondait d'un geste de la main et disait avec un peu d'humeur : « Eh ! tant pis pour mon cancer ! Que voulez-vous que j'y fasse ? »

C'est ainsi qu'elle demeura forte et confiante jusqu'à ce que son Seigneur l'appelât pour goûter auprès de lui le repos qu'il réserve à ses enfants. Mais nous pleurâmes en elle une « mère en Israël ».




Comment je réunis une société de jeunesse.


« ... Cette après-midi, notre nouveau suffragant fera une excursion en commun avec les membres de la Société de jeunesse. Rendez-vous à 14 heures à la cure. »

À l'ouïe de cette annonce faite par le pasteur après son sermon, je vis de nombreux regards se tourner de mon côté et m'examiner avec curiosité. Pour ma part, ce n'est pas sans une certaine perplexité que je parcourus. des yeux la petite chapelle où le culte s'achevait en ce moment. « Comment m'y prendre, me disais-je, pour organiser une course avec ces jeunes gens ? Où les mènerai-je ? »

Arrivé la veille, j'étais tout nouveau venu dans cette petite localité rurale de la Westphalie et je n'avais pas pu encore prendre le moindre contact avec sa paroisse. En pleine banlieue d'une cité industrielle et ignorant même ce que l'on entendait au juste par « Société de jeunesse », je me voyais ainsi jeté à l'eau et me demandais, sans trop m'avouer mon inquiétude, comment j'allais m'en tirer.

Ce fut pire encore que je ne m'y attendais. Dix minutes avant l'heure fixée, j'étais à pied d'oeuvre, face à la cure et considérant avec espoir la grand-route dont le ruban fuyait au loin sous le soleil brûlant. Cinq minutes passèrent, puis dix. Personne à l'horizon... Mais non ! Voici enfin un jeune homme qui s'amène. je l'aborde aimablement et me dispose à le consulter sur la meilleure manière d'arranger notre expédition. 0 surprise ! 0 déception ! Mon gaillard ignore mes avances, se dirige d'un pas assuré vers l'auberge située de l'autre côté de la route et disparaît à mes yeux.

Rendu à ma solitude, je sentis se réveiller dans mon dos la douleur de ma blessure de guerre. Il en était toujours ainsi quand je me tenais longtemps debout. La souffrance devenant de plus en plus aiguë, je m'assis dans l'herbe qui bordait la route. Un quart d'heure s'était écoulé lorsque je vis enfin s'approcher deux jeunes gens. L'un d'eux portait même un clairon dont le cuivre reluisait gaîment au soleil d'été !
Hélas ! ils passèrent outre et je vis se refermer, sur eux aussi, la porte de la pinte.

Je repris mon poste solitaire d'attente. Ce n'était plus mon ignorance d'organisateur d'excursions qui me tracassait. J'en serais bien venu à bout... si au moins quelqu'un venait au rendez-vous ! Allais-je passer toute l'après-midi à me morfondre là tout seul, pour rien ?
Il venait bien quelqu'un de temps en temps, des hommes d'un certain âge, des jeunes gens ; mais tous ils avaient le même but : le café. je me décidai enfin à interroger l'un d'eux sur l'objet d'un tel rassemblement. Le gaillard se mit à rire et me répondit : « On est les pompiers !... » tandis que son camarade ajoutait : « Eh oui ! pour l'extinction des incendies intérieurs ! »

J'étais renseigné. Il semblait, en effet, que cette activité de « pompier » fût fort en faveur dans la localité, plus, en tout cas, que celle de la Société de jeunesse dont je ne voyais décidément surgir aucun représentant.

Cependant l'animation ne cessait de croître dans le café d'en face. Les clairons y jouaient avec entrain des airs de marches qui ne parvenaient pas à me rasséréner. Sur ces entrefaites, et comme pour ranimer mon courage, une fenêtre s'ouvrit, encadrant une grappe de mes vaillants pompiers qui, la chope à la main, burent gaiement à ma santé en me demandant où ma Société de jeunesse pouvait bien être restée en panne.

Hélas ! je n'en savais rien et doutais même qu'elle eût jamais existé. Quant à eux, me voyant si déconfit, ils se mirent à me prodiguer toutes sortes de condoléances railleuses, me conseillant pour finir de venir les rejoindre dans la fraîcheur de la salle. Toutes les fenêtres étaient maintenant ouvertes et les plaisanteries de pleuvoir sur ma tête... je n'en menais pas large et j'avais une sourde envie de tout planter là et de rentrer chez moi.
Puis une bouffée de colère m'envahit soudain en face des figures hilares pendues aux fenêtres de ce bistrot. Il me sembla que c'était la cause même de Dieu qu'affectait l'échec de ma mission, qu'offensaient les regards de ces hommes et que je bafouerais honteusement en battant en retraite. « Allons ! me dis-je, puisqu'il ne vient pas de membres de la jeunesse chrétienne au rendez-vous, à moi de me mettre à leur recherche et de grouper leur équipe. »

Je me levai résolument et, dans la chaleur torride, je pris la direction de la ville. Le trafic automobile n'avait pas encore atteint alors l'intensité actuelle. Aussi la longue route fuyait-elle devant moi dans un calme et dans une solitude que rien ne troublait et qui ne laissaient pas de rendre plus problématiques mes chances de succès.

Au bout d'un moment, j'aperçus un petit pont sur le parapet duquel trois jeunes gens de seize ans environ s'étaient juchés, fumant force cigarettes, le verbe haut et visiblement soucieux de se poser en hommes. je m'arrêtai auprès d'eux et leur demandai la permission de partager leur perchoir. Ils acquiescèrent et je les rejoignis d'un bond. Mes efforts d'entrée en matière n'aboutirent guère tout d'abord et l'entretien languissait. Répondant toutefois à l'une de mes questions, ils m'avouèrent n'avoir pas de projet bien défini pour l'emploi de leur après-midi, et que, d'ailleurs, ils manquaient d'argent pour pouvoir s'offrir des distractions intéressantes et convenant à des hommes comme eux. Bref, il était manifeste que ces garçons s'ennuyaient ferme. Aussi, avant que le silence ne se refermât sur nous, je pris mon courage à deux mains et leur proposai de m'accompagner et d'aller tous ensemble faire un tour à la montagne.

Pas de réponse. Puis, devant mon regard interrogateur, l'un d'eux se fit l'interprète de ses camarades en m'exprimant leur commune perplexité et... disons : leur scepticisme à l'égard d'un projet aussi éloigné de leurs aspirations du moment : « Et après ? », dit-il laconiquement et non sans une pointe d'ironie.

« Eh bien ! voilà, répartis-je, on pourrait... on pourrait y jouer à quelque chose... Tiens !... aux gendarmes et aux voleurs, par exemple... ça vous plairait ? »

Je sentis aussitôt que j'avais touché juste et que le seul nom de ce jeu venait de piquer comme un aiguillon leurs fantaisies de garçons, les faisant oublier comme par magie les airs d'adultes qu'ils s'efforçaient tout à l'heure de se donner. Les mégots disparurent et les voilà déjà s'égaillant à la recherche de quelques camarades de renfort. Et notre troupe, tout feu et flamme, de s'enfoncer dans les bois !

Ce fut une après-midi magnifique. Et si ma blessure me tenaillait dur par moment, j'avouerai sans honte que je me cherchai alors quelques bonnes cachettes où m'allonger et, camouflé de branchages, pouvoir attendre longtemps d'être découvert... J'entendais alors tout autour de moi mes gendarmes et mes voleurs remplir de leurs appels, de leurs poursuites et de leurs luttes les échos de la montagne.

Le soleil était près de se coucher lorsque nous nous rassemblâmes à la lisière du bois pour contempler la plaine qui s'étendait devant nous et où déjà s'installait la paix du soir.
« Si nous chantions quelque chose ? », dis-je à mes compagnons, non sans un peu d'appréhension. « Quel chant savez-vous ? »
« Auprès de ma blonde ! »... Nous chantâmes à pleins poumons. Puis je leur dis à mon tour que je savais un autre chant encore, et même bien plus beau que celui-là, un chant qui commençait par : « 0 Jésus-Christ, roi de gloire... ».

Comme ils ne le connaissaient pas, je le leur fis entendre. Ils le trouvèrent à leur goût et consentirent à l'apprendre. Quand ils le surent bien, l'entretien s'orienta tout naturellement vers le message que j'avais à leur donner et qu'ils écoutèrent avec une attention recueillie.

Alors enfin, nous prîmes le chemin du retour, continuant de chanter, tout en marchant, tantôt « Auprès de ma blonde » et tantôt « Jésus-Christ, roi de gloire ». Dirai-je que je fus assez satisfait, à vrai dire, de parcourir la distance qui nous séparait du village sans rencontrer de témoin de cette manifestation insolite de notre commune ferveur... Mes garçons respiraient le bonheur et je m'associais sans réserve à leur joyeuse humeur.

Arrivés devant la cure, l'envie me prit soudain de montrer aux hôtes de l'auberge d'en face que je l'avais bel et bien recrutée, ma Société de jeunesse. Mais je ne confiai pas à ma troupe l'impulsion secrète qui me poussait en cet instant, car - qui sait ? - peut-être tel ou tel de mes jeunes amis savait-il son père attablé derrière ces murs, parmi d'autres buveurs...

Mes braves chanteurs se groupèrent donc devant le presbytère et saluèrent une dernière fois la fin du jour en entonnant à pleine voix le glorieux hymne qu'ils venaient d'apprendre. Or, à peine les premiers accents en avaient-ils retenti que les fenêtres du café s'ouvrirent toutes grandes et se garnirent en un clin d'oeil de figures stupéfaites. Ils se pressaient, ces hommes, dans un silence attentif, pour écouter notre sérénade et je vis peu à peu quelque chose de solennel et d'ému se répandre sur leurs physionomies et les éclairer.

Cette journée marqua le début d'une activité féconde et bénie au sein de la jeunesse de cette paroisse et je me demande souvent aujourd'hui, lorsque je pense à mes gars, ce qu'il est advenu d'eux plus tard...




Tout est nature !


La cérémonie d'enterrement est terminée. je rentre chez moi, fatigué par la chaleur de cette journée. Mon chemin passe devant l'Auberge de jeunesse de la ville. Quelques communistes sont assis sur les degrés de pierre du perron. Naturellement que mon chapeau haut de forme leur arrache quelques quolibets. Peu importe, je ne saurais leur en vouloir. Mais comme je n'aime pas la moquerie qui s'exprime derrière mon dos, je me retourne et vais prendre place au milieu d'eux. « Il ne faudrait pas croire, leur dis-je, que je me promène toujours en tube !
- Je parie que vous vous occupez aussi d'un groupe de jeunesse, me répond-on d'un air narquois.
- Eh bien, oui ! repartis-je, et je vous invite cordialement à venir prendre part à notre soirée. Nous groupons la jeunesse chrétienne. »

Un hurlement me répondit : « Haha ! répète toute la bande, la jeunesse chrétienne ! » Et l'un d'eux d'ajouter en riant : « Elle ne rime à rien, la jeunesse chrétienne !
- Tiens, me récriai-je vivement, elle ne rime à rien du tout ? ! Tu en as de bonnes ! c'est le... Royaume de Dieu qu'elle veut ! »

J'ai dit cela d'un ton si sérieux qu'ils se laissent prendre au débat et que le chef du groupe se fait entendre pour la première fois : « Royaume de Dieu, ça n'existe pas. Il n'y a que la nature qui existe ! »
Je les considère à la ronde : « Alors vous en restez là : tout n'est que nature ?
- Oui ! », crient-ils d'une seule voix et leurs yeux brillent de toute la fierté d'appartenir à ce XXe siècle éclairé.

« Bon ! poursuis-je, si vous le déclarez d'une façon aussi catégorique, il faut bien que ce soit vrai. Mais... écoutez donc : connaissez-vous aussi la loi fondamentale de la nature ? » - Pas de réponse, mais de nombreuses paires d'yeux me fixent attentivement. - « Je vais vous la dire : la loi fondamentale de la nature, c'est que le droit appartient au plus fort. Regardez : l'épervier dévore le faible moineau ; personne ne le punit pour cet acte brutal et cruel ! Il n'est écrit nulle part que les éperviers ne sont pas autorisés à manger les moineaux... Ou bien, avez-vous lu quelque part que ça leur était interdit ? » Ils se bornent à rire en secouant la tête. « Or le moineau, continuai-je, vient précisément de dévorer une araignée ; personne ne le punit pour cet acte brutal et cruel, car il n'est écrit nulle part qu'il soit interdit aux moineaux de manger les araignées. Quant à celle-ci, ne vient-elle pas justement de tuer une pauvre mouche sans que personne ne s'avise de la punir pour cet acte cruel et brutal ? La chose lui est bel et bien permise puisqu'il n'est écrit nulle part qu'il soit interdit aux araignées de manger des mouches ! Eh bien ! je pourrais continuer comme cela longtemps encore, que je n'en finirais jamais. Vous conviendrez donc qu'il n'existe dans la nature qu'une seule loi : le droit appartient au plus fort. D'accord ?

- Naturellement, répond une voix ; il n'y a rien à dire là-contre. Mais qu'est-ce que cela vient faire ici ?

- Je vais te le dire. Tu déclares que tout n'est que nature... donc nous aussi, en tant qu'êtres humains. Or la loi qui régit la nature proclame le droit du plus fort. Bien ! Mais c'est qu'alors, dans ce cas, le capitaliste a parfaitement le droit, étant le plus fort, de vous dévorer tout entiers, vous autres pauvres prolétaires, ou de vous saigner comme l'araignée saigne la mouche. Pourquoi vous en indignez-vous ? Si nous ne sommes que nature, tout cela rentre dans l'ordre des choses ! »

Le coup a porté ! Aucun d'eux ne rompt le silence. On sent distinctement ce qui se passe sous leurs fronts et qui les travaille. Une petite lumière surgit en eux et les avertit que toute cette conception du monde qu'ils se sont si bien forgée à coups de formules à l'emporte-pièce n'est pas aussi solide qu'ils ne l'avaient cru, bref : qu'il y a là quelque chose qui cloche.
L'un de ces garçons me regarde alors d'un air tout désemparé et me dit : « Mais ça ne rentre pourtant pas dans l'ordre des choses que nous autres prolétaires soyons ainsi privés de tout droit, pauvres et pareillement dépouillés de tout.
- Non, lui répondis-je, ce n'est pas dans l'ordre des choses. Tu as tout à fait raison et vous subissez beaucoup d'inj...
- D'injustice ! » D'une seule voix ils avaient terminé ma phrase.

« Exact ! répondis-je. Mais à l'instant même où vous parlez de droit et d'injustice, vous reconnaissez qu'il existe autre chose que la nature. La loi de nature ne tient compte ni de l'un, ni de l'autre. Elle ne se base que sur la distinction entre forts et faibles. En prononçant les mots de droit et d'injustice, comme vous venez de le faire avec raison, vous reconnaissez que nous, les êtres humains, nous sommes au-dessus de la nature. En prononçant ces mots, vous convenez de l'existence d'une conscience en vertu de laquelle nous sommes capables de discerner le juste de l'injuste. Plus encore : vous convenez de l'existence d'un Dieu vivant. Car qui d'autre serait à même de définir le juste et l'injuste qu'un être situé au-dessus de tous les hommes et, par là même, impartial. Or c'est cet être qui est Dieu. »

« Vous le voyez bien, repris-je après un moment de silence général, vous voyez bien que vous n'avez pas d'autre alternative : ou bien vous vous en tenez à la vieille formule dont nous venons de découvrir la stupidité : tout n'est que nature ; et dans ce cas vous prenez votre parti de n'être que de misérables mouches destinées à être saignées par l'araignée du capitalisme ... ou bien vous faites état de votre droit humain et alors ... alors vous cherchez plus loin, c'est-à-dire Celui qui est le créateur et le souverain de tous les hommes, à savoir : le Dieu vivant, qui a dit : ceux qui me cherchent dans leur jeune âge, me trouvent. Je vous recommande de choisir ce chemin-là !

- Le type a raison », déclare l'un de ces jeunes gens d'un ton pénétré, tandis que je me dispose à poursuivre ma route et que je lève mon gibus en prenant congé d'eux.

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