Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

« Dans dix ans !... »

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Les verrous de ma cellule grincèrent et la porte s'ouvrit violemment : « Sortez ! Interrogatoire ! »

Une fois de plus on me conduisit, par de longs corridors, aux bureaux de la Gestapo.
Je ressentais une lassitude inexprimable. Que me voulaient-ils de nouveau, à présent ? Hélas ! Je ne le savais que trop, ce qu'ils cherchaient... C'était à obtenir de moi, par la contrainte, des renseignements sur l'Eglise évangélique militante. Or il m'était impossible de trahir mes frères.
Voilà des semaines que cela durait, passant d'une attente épuisante entre les murs de ma cellule à des séances d'interrogatoire plus épuisantes encore.
Et, une fois de plus, je me tiens là, debout devant mes tortionnaires. Comme je commençais à les connaître, ces trois figures alignées derrière la large table ! Ces trois masques blêmes, vidés de toute vie, dénués d'âme et cruels !

Mais - ô miracle ! - un aimable sourire flotte aujourd'hui sur ces physionomies. je me sens pris de crainte... Qu'est-ce donc à dire ?... Mieux encore : on m'avance une chaise ! Voilà qui est nouveau. Se dispose-t-on à m'extorquer par le miel de la flatterie ce que le fouet ne m'a pas arraché ? je me mets intérieurement sur la défensive.

« Eh bien ! voilà... - commence l'un des trois - nous vous avons observé quelque temps. Nous avons bien remarqué que vous n'êtes pas si méchant que ça. Seulement... »

Il toussote légèrement et je me dis : nous y voilà ! Il poursuit :
« ... Seulement vous misez, en quelque sorte, sur le mauvais cheval. Vous êtes pasteur de la jeunesse, n'est-ce pas ?
- Oui !
- Parfaitement ! Alors il faut que vous commenciez à comprendre, maintenant, que votre profession n'a plus de raison d'être. Nous n'aurons plus besoin, à l'avenir de pasteur pour la jeunesse. »

Je dois faire une mine étonnée. Aussi se sent-il obligé de préciser les choses :
« Nous avons aujourd'hui une nouvelle conception du monde. Le christianisme a perdu la partie et je vous le dis, moi : DANS DIX ANS, AUCUN JEUNE HOMME EN ALLEMAGNE NE SAURA PLUS QUI EST VOTRE IMAGINAIRE JÉSUS-CHRIST ! Nous Y VEILLERONS ! »

Sur quoi on me propose gentiment de choisir une autre profession. On m'aidera volontiers à trouver quelque chose. On me fait même toute sorte d'offres engageantes. Il est touchant de rencontrer chez ces hommes insensibles une telle sollicitude à mon égard, de les voir si soucieux de mon avenir !...

Malheureusement je ne vois pas la possibilité d'épouser leurs suggestions et me vois forcé, à leur vif mécontentement, de les repousser poliment. Et me voilà reprenant, une fois de plus, le chemin qui, par les longs corridors, me ramène à ma cellule.

Je passe une dure soirée !... « Dans dix ans, aucun jeune homme ne saura plus qui est Jésus-Christ ! » Cette phrase m'obsède. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi ? Dieu peut, s'il le veut, retirer à un peuple la connaissance de l'Evangile... Mais alors, dans quelles ténèbres ce peuple, le mien, ne sombrerait-il pas !...

C'est toujours une chose singulière que d'entendre des hommes dire avec une telle assurance de quoi l'avenir sera fait. Aussi bien est-ce un trait caractéristique de l'histoire de ce Troisième Reich, que cette prétention péremptoire et audacieuse de tous, du Führer au plus petit fonctionnaire, à disposer de l'avenir... à cela près qu'au-dessus de toutes leurs élucubrations planent les mots du 2e Psaume : « Celui qui habite les cieux en rira... »

Mais je ne l'entends pas, ce rire à la fois rassurant et redoutable, retentir dans ma prison en cette sombre veillée. Que ma foi est faible ! Mes oreilles n'entendent que le ricanement blasphématoire de l'enfer contenu dans ces mots : « Dans dix ans, aucun jeune homme ne saura plus qui est Jésus-Christ ! »




Mais Dieu fait plus que notre foi ne saurait concevoir !

Sept ans ont passé. Nous sommes en été 1945. C'est le matin. Un soleil éclatant me réveille de bonne heure. La première pensée qui m'assaille est pour notre situation présente. je me sens partagé entre les sentiments les plus contradictoires. Effondrée, la dignité de mon peuple ; détruites, les villes, en ruines parmi d'autres celle d'Essen, mon champ d'activité ; écroulée, ma vieille église aimée ; incendiée, ma maison ; en Russie, quelque part, mon fils est enterré ; l'affreuse famine rôde partout dans le pays et, ô désolation entre toutes, l'élite de notre jeunesse est morte, sacrifiée aux divagations insensées de quelques politiciens !
Mais, tout de même, au moins la guerre est-elle terminée ! Finies les effroyables nuits de bombardement et - respirons enfin ! - la sinistre activité de la Gestapo. Tombée aussi, l'entrave des interdictions imbéciles qui pesaient sans cesse sur notre activité parmi la jeunesse...

Plongé dans ces pensées, j'entends soudain au dehors des sons qui me semblent l'explosion d'une joie indicible : c'est un choeur de trombones qui s'approche et qui joue :

Sors et va-t-en, mon coeur, chercher la joie
Dans les présents que te donne ton Dieu
En cette belle saison de l'été...

Je me lève d'un bond et cours à la fenêtre ouverte. Quel puissant coup d'oeil, quelle vue impressionnante ! J'aperçois dans toute leur étendue les hauteurs boisées du Siegerland que le soleil inonde de ses premiers rayons...

O vallées à perte de vue, 0 montagnes,
O ma belle forêt verte !...

... Ma fenêtre est placée comme une vigie d'où le regard embrasse la campagne jusqu'à ses plus lointains horizons.
Puis, presque aussitôt, mon attention est attirée par ce qui se déroule sous ma fenêtre où passe la grande route de Siegen à Dillenbourg : un cortège la suit, il vient dans ma direction. En tête éclatent les trombones dont l'ensemble vibrant fait entendre le Chant d'été de Paul Gerhardt :

Pour moi, je ne peux, je ne veux pas de repos
Car la grande oeuvre du Dieu suprême
Éveille en moi tout mon être...

Derrière les cuivres, de jeunes hommes marquent le pas. Ils ne sont pas encore bien nombreux, car la plupart d'entre eux sont toujours en captivité de guerre... sans parler de combien d'autres, qui ne reviendront jamais à la maison... Oh ! cette petite troupe de vingt hommes est bonne à voir et le coeur vous en rit d'émotion !
Après elle, ce sont les garçons et les fillettes qui s'avancent, suivis enfin, sans ordre de marche aucun, par des hommes et des femmes avec leurs petits enfants.

Une allégresse indescriptible anime tout ce cortège. Après toutes ces années d'interdiction des manifestations et réjouissances chrétiennes, enfin pour la première fois, on se retrouve !

Juste sous ma fenêtre, ce joyeux défilé rencontre un autre groupe de gens débouchant au contour de la route et venant de Siegen. Les cuivres se taisent, les colonnes se disloquent et les uns et les autres de se saluer gaiement.
Il me semble rêver !... Mais je m'aperçois qu'emporté par la joie de ces souvenirs j'ai anticipé mon récit et que le malheureux lecteur ne sait pas au juste où nous nous trouvons.

Entre Siegen et Dillenbourg, la route passe par l'un des points les plus élevés de cette contrée montagneuse, appelé le Rödgen. On n'y rencontre que quelques maisons : deux fermes, un Kurhaus, un presbytère et une grande et très vieille église qui est une pure merveille.

C'est dans cette contrée que Dieu suscita, le siècle passé, un puissant courant de réveil et, jusqu'à ce jour, le pays de Siegerland est connu pour sa piété et pour l'activité de sa vie spirituelle. On en avait eu la preuve, entre autres, à l'occasion des fêtes et journées de Mission célébrées sur le Rödgen et où affluaient toujours, voici des années, des masses nombreuses de jeunes gens.

Ces fêtes ne manquèrent pas de déplaire aux maîtres du Troisième Reich et furent interdites. Or les chaînes étaient tombées et l'on pouvait renouer la vieille tradition du Rödgen et de ses journées missionnaires !

Rapide comme l'incendie qui se propage, la nouvelle avait gagné tout le pays. « Fêtes missionnaires de la jeunesse sur le Rödgen ». Et la foule d'accourir, ensevelissant toute la misère présente, tous les soucis et toutes les détresses sous le flot de l'allégresse inexprimable qui soulève le peuple de Dieu lorsqu'il se trouve rassemblé...

... C'est donc au spectacle de ce rassemblement que j'assiste du haut de ma vigie. Par tous les chemins des groupes s'approchent. De toutes les directions m'arrivent des sons de trombone ! Je m'habille précipitamment et je cours au dehors.

Le pasteur de cette église est tombé en Russie et, lorsque je rencontre sa jeune veuve, j'ai le coeur serré. Ici aussi, l'ange de la désolation a étendu ses sombres ailes. Mais la jeune femme avait, sans doute, déposé sa douleur au pied du trône de la grâce de Dieu, se réjouissant à présent avec ceux qui étaient dans la joie.

L'espace, sous les vieux arbres qui entourent la maison, dans le jardin du presbytère, à l'orée de la forêt, dans les prés, fourmille de monde et un ancien de la paroisse accourt vers moi pour m'avertir que l'église est bien trop petite pour contenir cette foule et lui permettre d'assister au culte.
Nous sommes perplexes. Que faire ?

Derrière l'église s'étend un pré dont la pente assez accusée escalade la montagne.... Si nous ouvrions toutes les fenêtres, l'assistance installée sur ces gradins naturels pourrait participer au service divin... !
C'est cela : ouvrons les fenêtres ! Mais l'opération n'est pas aussi aisée qu'on peut croire. Ces baies sont vieilles de quelques siècles et, à la première poussée, un vitrage sort de sa sertissure de plomb et tombe avec un fracas de verre brisé.
« Eh bien ! tant pis ! », s'écrie l'ancien en souriant avec une indulgence qui ne lui est pas coutumière... Mais en un tel jour !...

Jamais, tant que je vivrai, je ne l'oublierai ce service divin ! C'est à peine si je parviens, tant la foule est dense, jusqu'à la table de la communion d'où je dois lire la liturgie. Une jeunesse compacte se presse dans tous les couloirs. D'autres fidèles pleins d'attente occupent les galeries et l'escalier de la chaire. Et dehors, cette jeunesse couvre l'étendue du pré et en fleurit le tapis de toute sa présence chatoyante !

Avec force, les trombones entonnent le chant magnifique de Tersteegen :

Prince de victoire et Roi de gloire !
Majesté souveraine et radieuse !...

Alors soudain, en cet instant précis, un souvenir surgit dans ma mémoire : je me revois dans l'horrible bureau, en face de trois visages vidés de toute vie, blêmes et cruels, et j'entends l'un d'eux proférer ces mots : « Dans dix ans, aucun jeune homme ne saura plus qui est votre imaginaire Jésus-Christ. »

Or en cet instant même les jeunes hommes en question qui m'entourent chantent :

Comment ne tomberais-je pas à tes pieds
Et mon coeur ne se gonflerait-il pas de joie
Quand les yeux de ma foi contemplent
Ta gloire et ta puissance !

Ils paraissent un peu étonnés de voir le pasteur officiant essuyer les larmes qu'il ne peut retenir. J'ai peine à terminer la lecture de la liturgie : « ... Et voici, il les bénit et se sépara d'eux en s'élevant au ciel... »

Un choeur chante alors :

Quand le Seigneur délivrera les captifs de Sion,
Alors nous serons comme ceux qui font un rêve
Et notre bouche sera pleine de rire
Et notre langue publiera ses louanges !

L'émotion nous submerge tous tant que nous sommes et nous bouleverse jusqu'au tréfonds de notre être. Et cette foule immense ressent comme un avant-goût du monde à venir, du monde nouveau où toutes, toutes les chaînes tomberont enfin...

... où, affranchi de la douleur,

Je contemplerai ta face.


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