Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Lutte entre la vie et la mort

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Je suis lentement le long corridor clair du vaste hôpital dont je suis l'aumônier. Au moment où j'arrive devant la salle d'opération, la porte s'ouvre et j'aperçois des infirmières et des médecins qui se penchent sur une forme enveloppée de blanc. Au même instant, le professeur sort de la pièce. Son visage est comme affaissé. J'ai rarement vu un homme dans un tel état d'épuisement. Il m'adresse un léger salut, et passe. Une infirmière le suit de près. Elle me reconnaît et S'approche.
« Une grave opération ? », lui dis-je.

Elle acquiesce.
« Réussie ?
- Le plus pénible semble passé, répond-elle en haussant les épaules. Un père de cinq enfants. Espérons que nous l'arracherons à la mort. »

Ce mot : « La mort ! La mort ! », continue de résonner en moi tandis que je m'éloigne.

Ne lutté-je pas, de mon côté, contre une mort bien plus redoutable que celle avec laquelle le professeur est aux prises ? Certes, il est terrible pour le corps de mourir. Mais combien plus épouvantable c'est pour l'âme lorsqu'il lui arrive à elle de périr, qu'elle ne réagit plus à l'appel de Dieu, qu'elle ne ressent plus l'inquiétude de la conscience et que la capacité de prier l'a abandonnée.

J'arrête mes pas devant une porte blanche. C'est derrière elle, dans une grande salle, que celui pour lequel je lutte est couché. La première fois que je me suis approché de son lit, le vieux bonhomme s'est mis à rire. Puis il s'est emporté, réclamant qu'on le laissât en paix avec ces « rengaines ». je le laissai parler jusqu'au bout et, quand il eut fini, je lui dis cette parole :
« Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs. »

Il me répondit par un nouvel éclat de rire retentissant et, comme je me levais pour me retirer, me lança encore cette boutade douteuse : « Dites-lui donc, à votre Jésus-Christ, de m'apporter quelques cigarettes ! »

Quelques semaines s'écoulèrent. je ne lâchais pas prise. Je revenais constamment au chevet de ce malade pour y entendre chaque fois, répétées à satiété, les mêmes insanités. Et, chaque fois aussi, je lui adressais une parole de Jésus qu'il écartait en faisant de la main le geste de balayer sa couverture.
Mais voici quelques jours qu'il apparaît tout changé. Son accueil est aimable. J'approche une chaise de son lit. Il ne prononce pas un mot. je tire lentement de ma poche mon Testament et me mets à lire :
« Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés... »

Je m'en tiens là, ne me risquant pas encore à ajouter quelque chose. Il acquiesce en silence et je m'en vais en continuant de me taire, mais non sans lui donner encore un long regard...

... Une fois de plus je suis revenu. Devant la porte je me dis tout bas : « Espérons que nous l'arracherons à la mort. »

Le lit est vide. « Il est décédé hier », m'annoncent les autres malades...




Les désenchantés


« Ah !... laissez-moi donc tranquille ! », dit le malade avec humeur en se tournant vers la paroi. Des autres lits, des regards indifférents se tournent vers moi. Eh oui !... la fonction d'aumônier d'hôpital n'est pas un jeu d'enfant !
Mais en voici pourtant un qui prend la parole et qui semble saisir ce qui se passe en un tel moment dans le coeur d'un pasteur : « Voyez-vous, m'explique-t-il, tâchez de comprendre... On nous en a tant raconté, toutes ces dernières années... Et nous avons tout cru. On n'est plus que des imbéciles. Alors le mieux, c'est de ne plus rien croire du tout. »
Et les autres d'acquiescer.

Bien sûr, je ne comprends que trop bien. Et je vois en esprit la multitude immense d'êtres humains qui « crurent » une fois aveuglément à des chefs, à la bonté des hommes, à la victoire... Terrible est la faillite de leur foi. Que leur reste-t-il à faire, sinon se livrer désormais à un nihilisme total ?!

Quant aux autres, ceux qui ont « vu clair » dans la tromperie, eux aussi je les comprends. Que pouvaient-ils contre la stupidité et la méchanceté qu'ils découvraient ?

Je sens toujours peser sur moi les regards de ces malades. Sans doute sentent-ils que ce pasteur-là, lui non plus, n'a plus rien à dire et qu'il cherche à s'en tirer par une retraite honorable... Mais peut-être aussi l'espoir sommeille-t-il au fond de leurs coeurs que ce pasteur-là pourrait, lui, leur indiquer un chemin nouveau. Oui, voilà ce qu'il me faut tenter de faire !

« Est-ce que vous me permettez de vous raconter une petite histoire ? », leur demandai-je. Ils sont aussitôt d'accord, tous, même celui qui m'avait mal accueilli et qui se retourne de mon côté.
« C'est un souvenir qui date de l'année 1925. J'étais pasteur d'un immense district minier. Il régnait dans cette masse immense de pauvres gens une sourde haine contre l'Eglise et les pasteurs. Comme ils ne se rendaient pas à l'église pour m'y entendre, c'est moi qui allai vers eux, de maison en maison, pour les trouver. Ce fut partout la même chose : dès que je m'étais présenté comme le pasteur évangélique, on me claquait la porte au nez. Mais chaque fois j'avançais promptement le pied pour la retenir et je continuais de parler. Bref, je ne m'ennuyais pas !

» C'est ainsi que j'arrivai un jour à la rue des Sourds. Nom paradoxal s'il en fut ! Elle était connue en effet pour être le rendez-vous des plus fieffés « bagarreurs » du district. Je frappe à une porte et une voix d'homme me crie d'entrer. J'ouvre et me trouve dans une proprette chambre-cuisine qu'un jeune homme est en train d'arpenter d'un pas agité.
» « Qu'est-ce que c'est ? me crie-t-il.
» - Je suis le pasteur évangélique et je tenais à vous rendre visite une fois. »

» Il me regarde d'un air presque effaré. Puis il éclate : « Quoi ?... Un pasteur ? Il ne me manquait plus que ça ! Filez ! »
» Je me mets à rire : « Jeune homme, lui dis-je, qu'est-ce qui vous agite ainsi ? je ne vous ai pourtant rien volé, que je sache ! »
» Mais lui de se boucher les oreilles : « Je ne veux rien entendre ! J'ai fini de croire en l'humanité.
» - Alors, m'écrié-je, nous sommes du même côté. Moi aussi, j'ai fini d'y croire ! »
» Il me regarde d'un air ébahi : « Hein ?... Mais vous, comme pasteur, vous êtes bien forcé de maintenir la foi dans l'humanité !
» - Ah ! oui ? J'y suis bien forcé ? je ne puis que vous assurer d'une chose, c'est que cette foi s'en est allée de moi par lambeaux. J'ai été à la guerre, comme soldat, puis comme officier. C'est là que j'ai appris à connaître les hommes. Rien que l'envie partout ! Tous jaloux les uns des autres. Et l'obscénité ! Du matin au soir, le seul et unique sujet des propos qu'on entend. Et la brutalité ! Non ! La foi en l'humanité, j'en ai assez ! »

» Il n'en revient pas. Il secoue la tête : « Mais quand même, ça m'étonne... puisque vous êtes pasteur.
» - Oh !... je suis encore plus radical que vous, ajoutai-je encore pour finir de l'ébranler. Vous êtes convaincu que l'humanité n'est bonne à rien, mais que, vous seul, vous êtes bon à quelque chose, que vous êtes seul à trancher de façon éclatante sur la masse obscure des hommes. Qu'est-ce qui vous donne le droit d'en être convaincu ? Pour moi, j'en suis arrivé à avoir perdu la foi en moi-même. je dis avec l'apôtre Paul : je sais qu'il n'y a rien de bon en moi. J'ai bien la volonté, certes, mais je suis incapable par moi-même d'aucun bien. »

» Il n'arrête pas de secouer la tête et finit par dire d'un ton bourru : « Bon !... mais alors, j'aimerais bien savoir pourquoi, dans ce cas, vous êtes encore pasteur. » - » Eh bien ! je vais vous le dire. C'est que, voyez-vous, j'ai trouvé une foi nouvelle et que rien ne peut me détruire. C'est une foi qui subsiste alors même que le monde entier tomberait en ruines. La mort elle-même ne peut rien contre elle. »

» Je sens que son attention est extrême : « Alors je voudrais bien savoir, moi, dit-il, de quelle foi vous parlez.
» - Oh ! je veux bien volontiers vous le dire : elle consiste à croire de tout son coeur en Jésus-Christ, Fils de Dieu et Sauveur du monde.
» - Mais c'est le vieux christianisme, ça ! s'écrie-t-il en se prenant la tête. Il y a longtemps, à mon avis, qu'il est au bout du rouleau ! »

» Je me remets à rire : « Mon pauvre homme ! Insensé que vous êtes ! Cela ne fera que commencer quand les hommes, eux, seront au bout du rouleau de tous leurs « ersatz » stupides de croyance ! »

» Là-dessus, nous prenons chacun une chaise, nous nous asseyons, et je commence à lui parler du Sauveur qui nous a révélé Dieu, qui nous a réconciliés avec Dieu, qui nous aime d'un amour ineffable et qui est venu afin que nous ayons la vie et la plénitude. »

Les malades de la salle d'hôpital avaient écouté mon récit avec attention. Comprirent-ils jusqu'à un certain point que l'Évangile de Jésus comporte la seule chance de salut offerte à une époque qui a tout, réellement tout perdu ?




« Il y manquait l'affection... »


Une sombre bâtisse de briques rouges dans une rue bruyante. C'est là que la grande ville abrite ceux de ses vieillards qui ne bénéficient d'aucune assistance.
Quelle étrange communauté, que celle de ces vieilles gens ! Celui que j'ai devant moi est de haute stature et connut une fois des jours meilleurs. Nul ne sait ce qui l'a amené ici. Il passe ses journées dans la solitude et son séjour actuel ne l'empêche pas d'opposer à ses compagnons de misère une attitude de grande distinction derrière laquelle il se retranche.

... Et cette petite vieille, là-bas. On croit entendre un roman captivant lorsqu'elle raconte l'histoire de sa vie.
... Cet autre, plus loin, fut maître tailleur de son état. Il n'a rien sauvé de son opulence passée qu'une redingote noire qu'il ne cesse de coudre et de repasser afin de pouvoir l'arborer le dimanche, toujours remise à neuf.
... Et celui-ci encore, qui retenait chaque fois mon attention par l'étrange expression de tristesse dont son visage était empreint. Il me raconta un jour sa simple histoire. Sa vie n'avait été que peine et labeur. Sa femme était morte, sa fille mariée. « Ne vient-elle pas de temps en temps vous rendre visite, votre fille ? - Oh ! non, m'avoua-t-il ..., ils ne m'aiment pas ! »

Je le trouvai un jour vêtu d'un gilet de laine neuf : « Voilà qui doit vous tenir bon chaud ! m'exclamai-je, de qui l'avez-vous reçu ?
- De ma fille.
- Ah ! elle vous a envoyé un paquet ? C'est gentil de sa part.
- Oui, reprit-il, sans doute, elle prend soin de moi, C'est bien nécessaire... Je ne peux pas me plaindre... Il y avait toute sorte de belles choses dans son paquet, mais... »

Je l'interrompis : « Cela me fait plaisir pour vous... et il n'y a pas de mais, voyons ! »

Comme il faisait mine de s'éloigner, je le retins : « Alors... dites-moi ce que vous lui trouvez à redire, à ce paquet de votre fille. »

Il posa sur moi un regard infiniment amer et triste, et dit : « Elle n'y avait pas mis d'affection ! »

Et soudain, je compris ce vieillard ; et plus encore : je compris pourquoi tant de ces vieilles gens ici rassemblés ont sur le visage une telle expression d'amertume. Certes, ils trouvent dans cette maison un logis, un couvert, le vêtement. Certes, ils y sont à l'abri. Mais... l'affection n'y est pas ! Cette parole m'obsédait tandis que je m'en retournais. Mon chemin passait devant l'office du travail où des centaines d'hommes se pressaient, attendant leur tour de faire viser leur carte. Pourquoi cette irritation dans tous leurs regards ? Cette tristesse qui émanait d'eux ? Pourquoi ? Ne reconnaissaient-ils pas l'effort que la société et l'État faisaient pour leur aider le plus possible ? Celui que j'aperçois au guichet touche précisément un peu d'argent. Pas une grande somme, bien sûr... Mais pourquoi semble-t-il si plein de rancoeur ?

Ce fut alors comme si je les entendais tous, ces hommes blafards aux yeux douloureux et aux coeurs oppressés, crier ces mêmes mots : « C'est l'affection qui y manque ! »

Je sais qu'il ne s'agit plus là d'une question politique ni économique. Ce grief adressé à l'ordre social est du domaine du coeur : il y manque l'amour. On a assimilé les hommes de ce XXe siècle à des pièces détachées de machines, à des numéros dont on se sert ou qu'on rejette à discrétion.

Poursuivant ma route, je passai devant une auberge où les buveurs étaient massés dans un air appesanti par les fumées du tabac et de l'alcool. Ceux-là, au moins, possèdent un logis à eux, un chez-soi, une femme qui les y attend, des enfants !... Pourquoi est-ce ici qu'on les trouve, et non chez eux ? « Il y manque l'affection ! » Que de fois c'est cela qu'on entend dire à ceux qui ont sombré dans la boisson !

« L'affection nous a manqué ! », murmurent ces femmes au teint blême, ces mères marquées par le chagrin et qui furent un jour, lorsqu'elles se marièrent, de joyeuses jeunes filles. N'ont-elles donc pas trouvé de bonheur à leur foyer ?

« L'affection nous a manqué ! », semblent clamer aussi les tombes de tous ceux dont les journaux nous annoncent le suicide et qu'un même désespoir poussa à fuir hors de ce monde... de ce monde qui peut aussi, par ailleurs, être si riche en beauté !

O créature de Dieu ! C'est de toi qu'a besoin le monde dans lequel tu te trouves, pas de tes discours, ni de tes indignations morales ou autres manifestations vertueuses et qui ne te coûtent guère.

O chrétien... c'est de ton amour chrétien qu'a besoin le monde présent !




L'appel


C'était soir de réunion pour les hommes. J'avais autour de moi quelque 35 mineurs. L'entretien était fort animé. On me posait toutes les questions possibles et imaginables. « Monsieur le pasteur, disait l'un, vous dites que Dieu est tout-puissant. Et moi je vous demande ceci : Dieu pourrait-il créer un rocher si gros que lui-même ne pourrait pas le soulever ? »
Je n'avais pas eu le temps de répondre qu'un autre m'interpellait : « Pourquoi Dieu a-t-il créé les hommes ? Lui qui sait toutes choses, il devait pourtant savoir que les hommes font tout de travers... »
Puis un troisième me demanda : « Il est écrit dans la Bible que le premier couple humain eut deux fils. L'un tua l'autre et se retira dans un pays étranger où il prit femme. D'où venait-elle, cette femme ? »

C'est ainsi qu'ils me bombardaient à l'envi de leurs questions. Et à peine m'apprêtais-je à répondre à l'une d'elles que, loin de m'écouter, ils m'en posaient d'autres.
Mais voilà qu'un vieux, le père B., demanda la parole. C'était le doyen de notre groupe. Je le connaissais bien. Nous avions vécu ensemble des heures terribles lorsque, sa conscience s'étant éveillée, il était assis près de moi, la figure inondée de larmes et balbutiant désespérément : « Je suis perdu ! Je suis perdu ! J'ai offensé Dieu ! » Et la grâce du Seigneur avait illuminé sa vie et il s'était laissé sans réserve pénétrer de ses rayons. Il était devenu, depuis lors, un homme très tranquille qui assistait à nos réunions en témoin silencieux mais attentif. Aussi son intervention surprit-elle chacun.

« Toutes ces questions que vous posez là, dit-il, c'est des sornettes. C'est avec ça que j'endormais ma conscience autrefois, moi aussi, au temps où je désertais la cause du Dieu vivant. Mais... » - Il s'interrompit un instant, plongé dans ses pensées et poursuivit enfin en se passant la main sur le front : « Je veux vous raconter une histoire. » Ses auditeurs étaient tout oreilles. Le vieil homme parlait peu à l'ordinaire et il était surtout rare qu'il gardât la parole si longtemps. Voici le récit qu'il nous fit :

« Je suis originaire de la Prusse orientale. Mon père y cultivait un petit bien. Mais il n'y avait pas d'avenir pour moi à la maison. C'est alors que des gens s'en vinrent raconter chez nous que la prospérité régnait dans la Ruhr, à tel point qu'on y ramassait l'argent dans les rues et qu'on n'avait que la peine de se baisser pour en avoir.

» Je me mis donc en route. Mais ce que j'y trouvai, dans la Ruhr, ce ne fut que déception. Là comme ailleurs, on ne trouvait dans les rues que de la crotte. Je tombai dans une complète misère. Sans un sou et sans travail, je finis par aboutir dans un quartier mal famé où des mendiants préparaient un cambriolage et me persuadèrent de me joindre à eux. Je sentais bien quelque chose en moi qui protestait contre cette idée... Mais que me restait-il d'autre à faire ?

» C'est ainsi que j'errais un soir, accablé, par les rues de Bochum. La foule m'entourait. Les magasins étaient brillamment illuminés. Partout l'animation, le bruit et la hâte. Personne ne me prêtait la moindre attention. Désespéré, je passais parmi les gens et la faim me tenaillait. Si je ne rencontrais pas à présent de secours, je n'avais plus qu'à m'engager dans le mauvais chemin.
» Et voilà, tout d'un coup, que je m'entends appeler par mon nom : Henri ! J'allais me retourner, lorsque la pensée me vint que nul ne me connaissait dans cette ville. Qui donc s'y aviserait de m'interpeller ! Il devait y avoir encore bien d'autres Henri à Bochum...

» Je poursuivis mon chemin. Et pour la seconde fois on cria mon nom. Mais à quoi bon me retourner ! Il ne pouvait s'agir de moi.

» Une troisième fois enfin, une voix cria : Henri ! Elle m'appelait si fort qu'elle dominait les rumeurs de la grande ville. Cette fois alors, je tournai la tête. J'aperçus le conducteur d'un char de brasseur dont l'attelage était sur le point de quitter la grande artère où il roulait pour s'engager dans une rue latérale. Cet homme me faisait des signes avec son fouet et ses yeux étaient fixés sur moi. Je le reconnus aussitôt. Nous avions été camarades d'école et il avait quitté la Prusse orientale depuis longtemps déjà pour s'établir dans la Ruhr.

» Je courus vers lui. « Viens sur le siège, à côté de moi, me cria-t-il. Je ne peux pas arrêter mon char ici, en pleine circulation. » Lorsque je fus assis, il commença par me faire des reproches : « Je t'ai appelé de toutes mes forces ! Pourquoi est-ce que tu ne te retournais pas ? Quelques secondes de plus et je quittais cette rue. On ne se serait sans doute plus jamais rencontrés... Mais raconte un peu, maintenant. Comment vas-tu ? »

» Je lui dis tout, ma misère, les tentations que j'avais eues et le peu qu'il s'en était fallu que je ne devinsse un voleur. Mon vieux camarade fut ému de pitié en écoutant ma confession. Il m'emmena chez lui, il me donna à manger, me fournit des habits, me procura du travail. Bref, c'est à lui que je dois de n'avoir pas sombré.

» Et maintenant, écoutez-moi bien !... »

Sa voix avait pris quelque chose de solennel et c'est gravement qu'il poursuivit : « Avez-vous compris que c'est ma vie qui s'était jouée en ces quelques secondes ? J'ai négligé le premier appel... je n'ai pas répondu au second non plus. Si j'étais encore resté sourd au troisième, ma vie tout entière aurait été ravagée. Tout a dépendu de ma réponse à ce troisième appel, de l'obéissance à la voix qui criait mon nom. »

Tous l'écoutaient en retenant leur souffle. Certes, ils la saisissaient, la leçon contenue dans ce récit. Leur existence à tous, tant qu'ils étaient, côtoyait sans cesse quelque abîme. Ils savaient à quoi s'en tenir et ne comprenaient que trop le sens des paroles de leur aîné dont la voix s'élevait de nouveau, plus pressante : « Oui, tout a dépendu de ce que je ne sois pas resté sourd au troisième appel. Et il en va de même avec Dieu, j'en ai fait l'expérience. Car il m'a appelé lorsque j'ai reçu le baptême. Je ne comprenais pas encore. Puis il m'appela encore à ma confirmation, mais je ne m'en souciai guère. C'est la troisième fois que j'en saisis le sens, que je sus qu'il s'agissait à présent de répondre et que, si je m'obstinais à ignorer sa voix, Dieu m'abandonnerait à ma route et ne se ferait plus jamais entendre à moi. Alors voilà, je me suis tourné vers lui.

» Et c'est cela justement que je voulais vous dire : ce n'est pas toutes ces questions qui comptent, toutes ces balivernes que vous demandez, toutes ces interrogations stupides à propos de tout et de rien. Ce qui compte, c'est de savoir si vous voulez, oui ou non, entendre l'appel de Dieu et le suivre ! »

Le vieillard s'était rassis. Un profond silence régnait dans la salle. Puis nous chantâmes ensemble et chacun rentra chez soi, plongé dans ses pensées.

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