Pourquoi tante Hanna avait tant d'amis.
Où il fallait les chercher. Libre parcours
sur les tramways électriques. Le Bourgmestre
lui fait place. Tante Hanna achète des
pommes de terre et s'en va à Wesel. À
fécale de la Bible. La clef des
coeurs.
Tout ce que nous avons raconté
jusqu'ici prouve surabondamment combien tante Hanna
avait d'amis. Nous voudrions cependant glaner
encore un peu dans le champ de ses amitiés,
certains que nous sommes d'y trouver quelques
épis dignes d'être
ramassés.
Beaucoup d'amis ! Et des ennemis,
en avait-elle aussi ? Il y eut des moments
dans sa vie où elle fut exposée aux
jugements défavorables du monde ; bien des
gens l'ont haïe
à cause du témoignage qu'elle rendait
à Jésus, mais elle a fini, à
force d'amour, par vaincre l'hostilité de la
plupart d'entre eux. À la fin de sa vie elle
jouissait de l'affection et de la confiance
générales. Le cercle de ses amis
s'étendait bien loin au-delà des
limites d'Elberfeld, et la nouvelle de sa mort a
ému bien des coeurs, répandus sur
toute la surface de l'Allemagne.
Qu'était-ce donc qui la rendait
si précieuse aux yeux de tant de
personnes ? Son amour, son grand amour ?
Certainement, mais cet amour avait sa source dans
sa profonde humilité. Dieu
élève ceux qui s'abaissent. Elle
s'était fait deux devises qu'elle
répétait souvent et qui sont bien
comme le mot d'ordre de toute sa vie :
« Il faut apprendre à se
courber » et « Il faut devenir
comme une natte sur laquelle chacun puisse essuyer
ses pieds ». Ces deux paroles contiennent
tout le secret de sa personnalité. Elle
n'était pas devenue humble sans peine et
sans effort, au contraire elle avait un
caractère entier et autoritaire et une
grande tendance à dominer sur les autres.
Elle n'a pas réussi toujours à briser
sa volonté propre et à céder,
et elle en a souvent souffert. Mais elle a voulu
apprendre l'humilité à l'école
de Dieu, et ceux qui l'ont approchée de plus
près ont pu constater combien elle
était devenue, avec les années, plus
douce, plus indulgente, plus souple, plus humble en
un mot. Et Dieu fait grâce aux humbles.
Nous ne voulons point passer ici sous
silence un des fruits de cette humilité,
nous tenons au contraire à l'accentuer tout
particulièrement, afin qu'il serve d'exemple
à nos femmes et à nos jeunes filles
chrétiennes. Nous voulons parler de
l'extrême simplicité qu'elle avait
conservée dans son costume. Il nous semble
que le christianisme est en train, dans notre
vallée, de devenir plus apparent que
profond. Il en résulte que nos milieux
chrétiens sont exposés à se
laisser envahir par l'esprit du jour, et que cet
esprit déteint sur leur manière de
vivre. L'antique simplicité de nos
pères disparaît. Quiconque rencontre,
le dimanche, les jeunes filles faisant partie de
nos sociétés chrétiennes est
singulièrement impressionné par les
belles robes, les chapeaux voyants, les bagues, les
chaînes d'or et autres
élégances qu'elles arborent. Hommes
et femmes mettent leur plaisir à se
vêtir de façon à se faire
passer pour plus qu'ils ne sont. On se demande avec
étonnement, si notre
génération ne connaît plus
cette parole de l'Évangile :
« Ayez, non cette parure, qui
consiste dans les cheveux tressés, les
ornements d'or, ou les habits
qu'on revêt, mais celle qui convient à
la personne cachée dans le coeur, parure
incorruptible d'un esprit doux et paisible, qui est
d'un grand prix devant Dieu ? »
Est-il juste que les chrétiens ne
se distinguent en aucune façon, dans leur
tenue extérieure des gens du monde ?
Hanna Faust aurait pu être tentée
d'abandonner sa simplicité, car elle frayait
avec des hommes et des femmes appartenant à
la société la plus distinguée,
mais elle a porté jusqu'à la fin de
sa vie modeste son petit foulard croisé
autour du cou, sa robe sans garniture, comme aussi
elle a toujours parlé de
préférence son patois du pays de
Berg. Elle est restée vraiment la femme du
peuple, et c'est à cause de cela
précisément que beaucoup de gens
l'aimaient.
Il n'y avait qu'à la suivre dans
ses courses à travers la ville, pour se
rendre compte de sa popularité.
Chargée de ses paniers, voilà qu'elle
rencontre une dame élégante, celle-ci
s'arrête, lui tend la main et cause un moment
avec elle, au bord du trottoir. Un instant plus
tard, c'est une pauvre femme pâle et
décharnée, qui ne voudrait pas passer
à côté de tante Hanna sans en
recevoir quelques bonnes et encourageantes paroles.
Chacun la salue elle ne rencontre que des visages
qui sourient à son
approche. Elle monte en wagon à la gare
principale d'Elberfeld, et le chef de gare
s'étonne de l'empressement que les
employés mettent à aider la vieille
femme et à lui procurer une bonne place. Il
exprime même son approbation.
« Oh ! ils en font tous
autant, lui crie tante Hanna ».
Le cercle de ses amitiés
s'étendait jusqu'au plus haut magistrat de
la ville. Le Bourgmestre et conseiller intime
Jaeger lui témoignait une grande
bienveillance et rendait hautement
témoignage au bien qu'elle faisait.
« Mme Faust m'épargne plusieurs
gardes-police », avait-il coutume de
dire. Il a souvent déclaré qu'elle
aurait mérité la plus vive
reconnaissance de la part de la cité
d'Elberfeld, alors même qu'elle n'aurait rien
accompli d'autre que d'avoir sorti de la boue une
femme si dépravée qu'elle
était presque descendue au niveau de la
bête et d'en avoir refait, avec l'aide de
Dieu, une personne respectable. C'est grâce
à son initiative que la compagnie des
tramways avait délivré à Mme
Faust un permis général de libre
parcours. Le Bourgmestre l'avait mise un jour dans
un grand embarras ; elle venait d'entrer dans
une des voitures du tram où il se trouvait
justement. À peine l'a-t-il aperçue
qu'il se lève en s'écriant :
« Prenez ma place, Madame
Faust, il faut que vous puissiez
vous asseoir, vous qui êtes obligée de
tant aller et venir ».
Rien n'y fit, elle dut bon gré
malgré prendre la place qui lui était
offerte. « Oh ! comme j'avais honte
devant tous ces gens ! » disait-elle
plus tard, en racontant cette aventure.
M. Jaeger était aussi venu la
surprendre à l'Elendstal, à
l'occasion d'un des anniversaires de l'empereur.
Ceux qui ont entendu alors le discours humoristique
avec lequel elle le présenta à la
foule des assistants ne l'ont pas oublié. Si
elle n'a pas manqué d'envieux, toujours
à l'affût de difficultés
à lui créer, elle a toujours
trouvé auprès de lui l'appui le plus
ferme et le plus efficace. Elle pouvait lui parler
ouvertement de tout ce qui la préoccupait.
Ainsi, un jour qu'elle avait pu constater la
puissance des moyens de destruction dont
disposaient les mécontents, elle alla le
voir le coeur lourd.
« Monsieur le Bourgmestre, lui
dit-elle, il se passe de tristes choses dans notre
peuple, - ils ont découvert qu'avec 27
Groschen ils peuvent fabriquer des cartouches
capables de faire sauter une maison, - qui sait
quand ils commenceront à s'en servir, ce
sera peut-être plus tôt qu'on ne le
pense, car leur fureur contre le gouvernement et
contre les riches est très grande. je vous
en conjure, n'opposez aucun obstacle à qui
que ce soit qui voudrait
travailler à ramener notre peuple à
la foi et au christianisme, vu que c'est
l'incrédulité seule qui est cause de
toute cette haine. »
N'était-ce pas là un vrai
conseil de Salomon, bon à être
médité de nos jours par tous les
représentants de n'importe quel
gouvernement ? Chaque année, à
Noël, Hanna était invitée
à amener chez le Bourgmestre une troupe
d'enfants pauvres, qui y étaient
comblés de cadeaux. Ce qui prouve
d'ailleurs, mieux que tout le reste, à quel
point elle était considérée
comme une amie par le premier fonctionnaire de la
ville et par sa famille, c'est le fait qu'elle
était du nombre de ceux qui
l'assistèrent à son lit de mort.
Elle avait de nombreux amis au dehors
d'Elberfeld ; au premier rang de ceux-ci se
trouvaient les membres dispersés de
l'ancienne « Compagnie »
qu'elle aimait à aller voir de temps
à autres. Elle avait fait écrire une
fois à l'un d'eux, qui habitait Wesel, pour
lui annoncer sa visite, mais elle ajoutait qu'elle
ne pouvait en fixer le jour, vu qu'il fallait,
avant de partir, qu'elle se procurât des
pommes de terre pour ses pauvres.
Mais le temps passait et elle n'avait
pas encore de pommes de terre. Fort en peine, mais
poussée par un pressentiment
irrésistible, elle s'était
dirigée vers une certaine rue de la ville,
et tout en marchant elle se met
à dire : « Seigneur, aide-moi
donc, j'aimerais tant aller à Wesel,
donne-moi de quoi acheter des... », ici
quelqu'un frappe très fort à une
fenêtre, c'est un riche particulier qui fait
signe à tante Hanna de monter chez lui, -
... « de quoi acheter des pommes de
terre », achève-t-elle en entrant
dans la maison. Le Monsieur qui la reçoit
lui raconte qu'il était assis à son
bureau et que trois fois déjà il
avait été poussé à
courir à la fenêtre, sans comprendre
pourquoi. À la troisième fois il
l'avait aperçue et il avait compris ce qu'il
avait à faire. Tout en parlant il remettait
200 Marks à Hanna, qui n'en revenait pas
d'étonnement. Elle avait maintenant de quoi
acheter des pommes de terre en suffisance, et rien
ne s'opposait plus à ce qu'elle allât
passer à Wesel une journée
délicieuse auprès de ses vieux
amis.
Elle attirait souvent, par l'accord qui
existait entre ses convictions et sa vie,
ceux-là même qui se tenaient
soigneusement éloignés du
christianisme du Wuppertal. La Bible reste le livre
qui donne la vraie distinction, et l'Esprit de Dieu
demeure le meilleur des éducateurs. Cela
s'est manifesté d'une façon grandiose
chez Hanna Faust. À part quelques rares
billets qu'elle avait adressés à des
amis très intimes, on ne retrouverait
guère quelques lignes écrites par elle, mais
elle n'en possédait pas moins une noblesse
et une culture qu'elle avait acquises à
l'école de la Parole de Dieu et qui la
rendaient capable de considérer toutes
choses à la lumière de
l'éternité et de juger, avec un tact
très sûr, des affaires qui auraient
été, sans cela, en dehors de sa
portée intellectuelle.
Ses amis lui donnaient volontiers ce
dont elle avait besoin pour son travail, mais elle
ne voulait rien recevoir des autres. Il lui
arrivait même de refuser certains dons avec
une fierté pleinement justifiée,
comme elle le fit de celui que voulait lui remettre
un vieux monsieur, chez lequel elle était
allée collecter pour l'Elendstal. Il avait
commencé par lui expliquer, dans un long
discours, comme quoi il était absolument
opposé à toutes les réunions,
fêtes, sociétés
chrétiennes et autres choses de ce genre.
Les gens, disait-il, n'avaient qu'à aller
à l'église, cela suffisait. Elle
essaya de lui faire comprendre que les habitants de
la pauvre vallée n'auraient guère le
courage de se rendre à l'église dans
leurs vêtements en loques, et que d'ailleurs
il y avait aussi des vieillards parmi eux. Enfin,
il poussa vers elle d'un air revêche un
billet de 10 thalers. Non, lui
répondit-elle, vous ne me le donnez pas de
bon coeur, je ne puis accepter des dons de ce
genre.
Le monsieur voulut insister, mais en
vain, tante Hanna n'emporta pas son argent.
Que ses amis se soient recrutés
surtout dans les rangs des pauvres et des
misérables, aurions-nous besoin de
l'affirmer ? Si la petite maison de la
Riemenstrasse pouvait parler, combien de
conversations ne répéterait-elle pas,
dans lesquelles de pauvres âmes
chargées racontaient leurs
souffrances ?
Bien qu'elle ne fût pas de ceux
qui croient ne pouvoir faire un pas sans qu'il leur
ait été indiqué par une
révélation spéciale, elle n'en
était pas moins en communion constante avec
le Seigneur, et toujours elle s'efforçait de
discerner ses voies. Elle regardait tous ceux avec
lesquels elle était mise en contact comme
placés par Dieu lui-même sur son
chemin, afin qu'elle leur fit du bien. Quand on
considère les autres à ce point de
vue-là, on se fait des amis et on se
crée des amitiés qui résistent
à l'épreuve du temps.
« Tante Hanna possédait la
clé des coeurs, et quand cette clé
lui faisait défaut, elle suppliait Dieu de
la lui donner, et il a bien souvent exaucé
sa prière », a dit quelqu'un.
Peu de gens ont fourni au même
degré qu'elle la preuve de cette
vérité, que l'amour de Christ jette
à la lettre un pont sur les fossés
qui séparent les couches sociales. Lorsque
cette simple femme du peuple est
morte, son cercueil a été
entouré d'une foule d'amis de toutes
classes : savants et ignorants, gens simples
et gens distingués, pauvres et riches,
jeunes et vieux étaient là confondus,
et on sentait que tous avaient été
unis à elle par les liens d'une profonde
affection. Dieu l'avait bénie en lui
accordant beaucoup, beaucoup d'amis.
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