Je n'en puis plus !
Dernière maladie. La fin.
L'ensevelissement.
Tante Hanna a travaillé avec un
infatigable courage jusqu'à la fin de sa
blanche vieillesse. Son activité
féconde s'exerçait encore sans
relâche à un âge où
d'autres ont coutume de se reposer. Cependant,
durant les dernières années de sa vie
nous remarquions un certain déclin de ses
forces. « Ne nous lassons pas de faire le
bien », se répétait-elle et
répétait-elle à d'autres, et
elle se remettait à l'oeuvre avec un nouvel
entrain. Le Maître qu'elle servait la
soutenait merveilleusement. Le jour de l'Ascension,
en 1903 - le dernier qu'elle ait pu
célébrer sur la terre - elle
s'échappa un moment de la chapelle dans
laquelle se pressait une véritable foule, et se
réfugia dans la petite « chambre
des pasteurs » où elle se laissa
tomber sur une chaise, en s'écriant :
« Je n'en puis plus, je n'en
puis plus. »
Nous avions tous le pressentiment, en
l'entendant, qu'elle n'était plus avec nous
pour longtemps. Elle comptait se retirer dans une
famille amie, si elle en venait à ne plus
pouvoir travailler, mais son grand désir
était de mourir en pleine
activité ; elle n'éprouvait pas
le besoin de jouir de quelque repos terrestre, le
repos du ciel, seul, lui faisait envie. Le Seigneur
a eu égard à ce voeu. Il nous l'a
reprise d'une manière très prompte et
inattendue.
Le samedi, 12 décembre 1903, elle
avait fait encore plusieurs visites. Une amie qui
la regardait sortir de chez elle, pesamment
chargée comme de coutume, avait
remarqué qu'elle semblait marcher avec
peine. Le soir elle rentrait chez elle, rendue de
fatigue. Le dimanche elle ne se sentit pas assez
bien pour pouvoir se rendre à l'Elendstal
comme elle en avait eu l'intention. Peu
après, elle se mettait au lit avec une forte
fièvre ; bientôt une fluxion de
poitrine se déclarait. Plusieurs de ses amis
les plus proches, le pasteur de sa paroisse et le
pasteur Haarbeck vinrent la voir, mais elle ne
parlait plus guère. La fièvre ne lui
laissait pas de répit. Un de ceux qui la
virent alors disait combien il avait compris, à ce
moment, la nécessité de se convertir
avant sa dernière maladie, car il arrive
qu'on n'en ait plus la possibilité sur son
lit de mort. Tante Hanna n'a été
malade que pendant bien peu de jours, le mercredi
16 décembre déjà, le Seigneur
l'introduisait dans son royaume
éternel.
Le samedi suivant beaucoup de pauvres
femmes arrivèrent chez elle ; elles
n'avaient aucun soupçon de ce qui
était arrivé et venaient chercher
leurs provisions hebdomadaires. Comment
décrire leur consternation et leur douleur,
en apprenant que tante Hanna était morte. Ce
sont elles, probablement, qui ont versé
à cette nouvelle les larmes les plus
brûlantes.
Dans la petite chambre du
rez-de-chaussée les paquets de Noël
étaient entassés, n'attendant plus
que ceux auxquels ils étaient
destinés. Et à l'étage
au-dessus la femme au coeur chaud, qui comptait les
distribuer, reposait froide et raide sur un lit
étroit et dur comme celui d'une
pauvresse.
On l'a enterrée le dimanche 20
décembre cinq jours avant Noël.
Personne n'avait été
spécialement invité ; les
journaux avaient annoncé le jour et l'heure
de la cérémonie ; les amis se
l'étaient dit les uns aux autres. Même
ceux du dehors l'avaient pour la plupart appris. Le
jour précédent
déjà, on avait apporté le
cercueil, qui disparaissait sous les couronnes
envoyées par riches et pauvres, dans la
salle des catéchumènes, située
à côté de l'église de la
Trinité. C'était là que devait
avoir lieu l'oraison funèbre. Mais à
l'heure fixée la salle se trouvant trop
petite, on transporta le cercueil dans la grande
église qui se trouva aussitôt remplie
jusqu'à la dernière place. Quelle
assemblée étrange ! Toutes les
classes, toutes les professions s'y trouvaient
représentées :
Négociants, industriels, instituteurs,
ecclésiastiques, ouvriers de fabriques,
hommes et enfants se sentaient unis par un
même deuil et pleuraient ensemble la
chère disparue. Le choeur de l'Union
chrétienne de l'Arrenberg chanta d'abord un
cantique dont la seconde strophe, ainsi que le
faisait remarquer un des frères
présents, ne s'adaptait guère
à tante Hanna :
« Laisse les autres cheminer
sur la route large ».
N'était-ce pas justement de ceux
qui erraient sur la grande route large qu'elle
s'était préoccupée avant
tout ? Le pasteur Niemöller
prononça l'oraison funèbre. Il avait
pris pour texte :
« Je te bénirai et tu
seras en bénédiction. »
(Gen.
XII, 2).
Nous donnons ici une partie de son
discours :
« Nous pensons aujourd'hui
tout d'abord aux bénédictions que le
Seigneur a répandues comme un fleuve sur
l'amie qui vient de nous quitter, à ces
bénédictions dont une de ses
années parlait à l'autre année
et auxquelles sa jeunesse et sa vieillesse, ses
expériences, toutes les circonstances de sa
vie, son coeur, sa maison, sa volonté et sa
conduite ont rendu tour à tour un si
puissant témoignage.
« Je te
bénirai ! » Nous
relèverons en premier lieu l'oeuvre que Dieu
avait accomplie en elle par sa grâce. Elle
L'a cherché et Il s'est laissé
trouver par elle. Elle L'a cherché de bonne
heure et Il ne l'a jamais abandonnée. Aussi,
comme sa foi était joyeuse !
« Il faut qu'un chrétien soit
toujours et partout plein de confiance et exempt de
crainte », aimait-elle à
répéter. Elle déployait
partout sa bannière sans se laisser effrayer
par rien, et là où des hommes
reculaient, intimidés, sa foi remportait des
victoires sur le monde. Quel amour brûlant
l'esprit de Dieu n'avait-il pas allumé en
elle ! Sa flamme n'a cessé de
répandre une vive clarté, de sa
jeunesse jusqu'aux derniers jours de sa vie. Une
des dernières paroles qu'elle a
prononcées a été
celle-ci : « Ne nous lassons pas de
faire le bien ». Mais sa foi et son amour
plongeaient leurs racines dans
son humilité authentique, à laquelle
elle joignait une grande sagesse. Comme elle
était toujours prête à
s'effacer, et avec quelle conscience n'a-t-elle pas
toujours évité, dans
l'accomplissement de son oeuvre, de franchir les
limites assignées à son sexe !
Sa préoccupation constante était de
donner toute gloire à son Sauveur et de
travailler à l'établissement de son
royaume.
« Je te
bénirai ». Dieu l'a bénie
au moyen de la croix qu'Il lui avait donnée
à porter. Elle a dû souvent marcher
par des sentiers bordés d'épines.
Elle connaissait bien la sombre vallée dont
parle le psalmiste. Mais la croix la poussait, par
le Saint-Esprit, à se réfugier
toujours plus près du coeur du Père,
du coeur du Sauveur. Sa croix la rendait capable de
comprendre le poids de la croix des autres et de
l'aider à la porter. Elle a
été le guide qui l'a conduite
à la couronne. Combien de fois ne s'est-elle
pas écriée : « Je te
remercie, Seigneur, de ce que tu m'as
humiliée ».
« Je te
bénirai ». Dieu l'a bénie
par l'affection que lui témoignaient un
grand nombre de frères et de soeurs dans la
foi. Quelle n'a pas été
l'émotion qui s'est manifestée dans
beaucoup de milieux, quand la nouvelle de sa mort
s'est répandue. Dieu a ouvert beaucoup de
coeurs, qui ont soutenu par des
dons le travail qu'elle faisait dans
l'intérêt de son règne. Il lui
a donné beaucoup d'amis et d'amies, au
près et au loin, qui l'aidaient à
tirer le filet qu'elle jetait sans cesse dans la
mer humaine, afin d'amener des âmes au
Sauveur.
« Je te
bénirai ». Dieu lui a donné
une force admirable pour suffire aux devoirs
multiples qui s'imposaient à elle. Alors que
des forces plus jeunes se fatiguaient ou refusaient
le service, Il faisait éclater pour elle la
vérité de cette parole :
« Ceux qui se confient en
l'Éternel renouvellent leur
force ». C'était une chose
merveilleuse que de constater combien elle
était restée vaillante, malgré
son grand âge, et malgré sa
tâche journalière si étendue et
souvent si pénible. Il en a
été d'elle comme de Moïse, le
grand serviteur de Dieu, dont les yeux ne
s'étaient point obscurcis et dont la force
n'avait point faibli. Voilà ce que Dieu a
fait pour elle. À Lui soit l'honneur et la
gloire !
« Je te
bénirai ». Dieu lui a fait
là grâce de lui enlever son harnais en
pleine route, tandis qu'elle s'occupait des
préparatifs de la fête de Noël,
et de la rappeler à Lui comme une
fidèle servante que le maître trouve
veillant à ses intérêts.
Oh ! combien ne devons-nous pas lui en
être reconnaissants !
« Je te
bénirai », dit le Seigneur - et tu
seras en bénédiction ».
Elle a été une
bénédiction, une grande
bénédiction, l'éternité
en fournira une preuve éclatante. Les
disciples du Christ doivent être sel et
lumière là où ils sont
placés, ils doivent agir comme le levain,
ils doivent être un principe de conservation,
de vie et de renouvellement. Elle a
été tout cela. Comme Marie de
Béthanie, elle a fait ce qu'elle a pu. En
elle se réalisait cette promesse :
« Celui qui croit en moi, des fleuves
d'eaux vives découleront de son
sein ».
« Tu seras en
bénédiction ». Retournons
en esprit dans sa petite maison, n'a-t-elle pas
été au milieu de nous une vraie
demeure de l'Éternel, un Béthel, un
lieu sur lequel reposait une des
extrémités d'une échelle sur
laquelle montaient et descendaient des
prières et des exaucements ? C'est
là qu'elle a offert à des hommes et
à des jeunes gens un asile où ils
étaient à l'abri des tentations et
des dangers de la vie et où ils pouvaient
louer Dieu en toute tranquillité. Ici elle a
ouvert une salle où la parole de Dieu a
été présentée à
des multitudes d'âmes comme un guide, comme
une lumière luisant dans les
ténèbres, et comme le pain de vie.
Ici, comme autrefois Tabitha de Joppe, elle
réjouissait le coeur des pauvres et leur
distribuait des biens
terrestres, qu'elle accompagnait de ceux qui
demeurent jusqu'en la vie éternelle.
« Tu seras en
bénédiction ». Tournons nos
regards maintenant vers les montagnes, vers cet
Elendstal dont elle a fait un Eden où tous
ceux qui veulent sérieusement être des
chrétiens ont pu recevoir des impulsions
fécondes, où elle a donné
l'hospitalité à l'Union
chrétienne des jeunes filles, où elle
a manifesté son amour pour la mission en
pays païens, pour la mission intérieure
et pour ceux qui y travaillent, où, sans
aucun doute, beaucoup d'âmes ont
trouvé le salut.
« Tu seras en
bénédiction ». Allons par
la pensée dans tant de maisons de notre
ville où elle est allée distribuer,
dans les bons et les mauvais jours, des paroles de
consolation, d'encouragement, d'avertissement et
où elle a trouvé le chemin des
coeurs, alors même qu'il restait fermé
pour tout autre que pour elle. « Tu seras
en bénédiction ». Elle l'a
été pendant plus de 50 ans. À
Dieu seul en soit rendu la gloire.
« Si ses lèvres
pâles et muettes pouvaient s'ouvrir encore
une fois, elle nous exhorterait à
« regarder à
Jésus ». Elle nous supplierait de
le chercher, lui et sa lumière, car tout le
reste ne sert de rien, et elle
déposerait sur nos coeurs et dans nos
consciences, comme un legs suprême ces
paroles : Travaillez pendant qu'il fait
jour ! Gagnez des âmes pour votre
Sauveur ! Travaillez, afin que son
règne vienne ! »
« Je te
bénirai, » dit le Seigneur. Il l'a
fait. Louons-le pour sa bonté.
« Tu seras en
bénédiction » a-t-il
ajouté. Elle l'a été. À
toi, ô notre Dieu, en revient tout
l'honneur ! »
La cérémonie
funèbre une fois terminée à
l'église, un imposant cortège se
déroula dans les rues d'Elberfeld, et se
dirigea vers le cimetière luthérien
du Dorenberg. Il était formé par les
enfants des écoles du dimanche, par les
membres des Unions chrétiennes de jeunes
gens et de jeunes filles, par des amis et des
connaissances accourus de près et de loin.
Immédiatement après le corbillard
venait une longue lignée de voitures, un
détachement de la police montée
précédait le cortège, sur tout
son parcours les fenêtres étaient
garnies de spectateurs, on aurait pu croire qu'on
accompagnait jusqu'à sa tombe un des grands
de la terre. La police dut faire évacuer les
abords du cimetière, qui avait
été envahis par la foule, afin que
ceux qui suivaient le cercueil pussent y
pénétrer. Une petite vieille qui
cheminait un
peu en arrière du cortège fut
repoussée avec les autres. Mais elle ne se
laissa pas faire sans protester. « Je
veux aller vers mon Hanna Faust, »
criait-elle d'une voix véhémente, et
grâce aux sollicitations de quelques amis, il
lui fut permis d'entrer aussi dans le
cimetière.
Devant la tombe, le cortège
funèbre fut reçu par les accents de
la fanfare de la maison des missions. Puis,
après une courte allocution du pasteur
Niemoeller, les amis de la défunte, dont
plusieurs étaient venus de très loin,
défilèrent devant le cercueil en
prononçant quelques paroles d'adieu, un
verset de la Bible ou une strophe de cantique, puis
la tombe se ferma sur les restes de cette
fidèle servante du Seigneur.
« Il n'est pas donné
à chacun de rencontrer un jour sur son
chemin une chrétienne semblable à
elle, écrit un homme qui a su la
caractériser avec une parfaite
vérité. Elle a, été une
ouvrière chrétienne-sociale dans la
vigne du Seigneur, non pas au sens que l'on donne
en général à ce mot, qui sert
à désigner simplement un parti, mais
dans sa plus noble signification. Sortie d'une
condition très simple, elle possédait
une vivacité d'intelligence, une tendresse
de sentiments, une délicatesse de tact, une
connaissance
des
hommes et une mesure de dévouement telles,
que seul le Saint-Esprit peut les produire chez une
personnalité humaine.... Dieu lui avait
imprimé le sceau d'une forte
originalité. Elle n'était pas de ces
personnes sur le dos desquelles on voudrait
attacher une pancarte avec cette inscription :
« prétend être
chrétienne. » « Pas de
simagrées ! » disait-elle
parfois, par où elle entendait - Pas
d'artifices, pas de pieux verbiage, pas de
contrefaçons. Celui qui s'attendait à
trouver en tante Hanna une sainte entourée
d'une auréole se méprenait
singulièrement sur son compte. Tout ce qui
était apprêté, forcé,
artificiel, lui répugnait. Elle était
au centre de la vie chrétienne. La foi
agissante par la charité, le christianisme
pratique, une compréhension intime des
besoins, des difficultés et des
misères des pauvres que Dieu plaçait
sur son chemin, tout cela puisé à la
source de l'eau vive, voilà le secret qui
faisait d'elle une personnalité à
part, tout imprégnée
d'humilité. Elle n'avait rien de ces limiers
spirituels, toujours ; prêts à
s'écrier devant les épreuves et les
détresses des autres : En quoi ont-ils
péché, comment se sont-ils
attiré cela ? Elle savait combien est
étroit le lien entre le péché,
la faute, la désobéissance aux
commandements divins et les punitions de Dieu. Mais parce
qu'elle pouvait dire
par
expérience : « Il a eu
pitié de moi, » parce qu'elle
savait qu'il a dit : « Je
châtie celui que j'aime, » parce
qu'elle avait appris à l'école de la
souffrance la signification de cette parole :
« Je t'ai élu dans le creuset de
l'affliction », elle éprouvait une
compassion profonde pour ceux qui étaient
dans le malheur, qui devaient passer par le feu et
par les grandes eaux et qui avaient besoin de
sympathie et de consolation. On pouvait lui
appliquer ce verset : ...
« Celui qui nous a
aimés et nous a lavés de nos
péchés par son sang, nous a fait rois
et sacrificateurs à Dieu son
Père. »
Tante Hanna nous a
précédés. Cette vie si riche a
pris fin à nos yeux. Dieu veuille que son
exemple serve à allumer dans beaucoup de
coeurs un brûlant amour pour
Jésus.
La Société
Évangélique d'Allemagne, qui
travaille depuis plus de cinquante ans à
amener des âmes au Sauveur, a recueilli
l'héritage de la bienheureuse disparue.
Extérieurement tout continuera comme par le
passé à l'Arrenberg et à
l'Elendstal. Mais pour que l'oeuvre se poursuive
dans le même esprit et avec le même
amour, il faut que Dieu réveille des
âmes qui puissent combler les innombrables
brèches causées par la mort de tante
Hanna et de ceux de ses
collaborateurs qui l'avaient devancée.
« Nous donc, puisque nous
sommes entourés d'une si grande nuée
de témoins, rejetons toute entrave, et le
péché qui nous enveloppe si
facilement, et courons avec
persévérance dans la carrière
qui nous est ouverte, ayant les yeux fixés
sur Jésus, le chef et le consommateur de la
foi. »
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