Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

La mort.

 Je n'en puis plus ! Dernière maladie. La fin. L'ensevelissement.

Tante Hanna a travaillé avec un infatigable courage jusqu'à la fin de sa blanche vieillesse. Son activité féconde s'exerçait encore sans relâche à un âge où d'autres ont coutume de se reposer. Cependant, durant les dernières années de sa vie nous remarquions un certain déclin de ses forces. « Ne nous lassons pas de faire le bien », se répétait-elle et répétait-elle à d'autres, et elle se remettait à l'oeuvre avec un nouvel entrain. Le Maître qu'elle servait la soutenait merveilleusement. Le jour de l'Ascension, en 1903 - le dernier qu'elle ait pu célébrer sur la terre - elle s'échappa un moment de la chapelle dans laquelle se pressait une véritable foule, et se réfugia dans la petite « chambre des pasteurs » où elle se laissa tomber sur une chaise, en s'écriant :
« Je n'en puis plus, je n'en puis plus. »
Nous avions tous le pressentiment, en l'entendant, qu'elle n'était plus avec nous pour longtemps. Elle comptait se retirer dans une famille amie, si elle en venait à ne plus pouvoir travailler, mais son grand désir était de mourir en pleine activité ; elle n'éprouvait pas le besoin de jouir de quelque repos terrestre, le repos du ciel, seul, lui faisait envie. Le Seigneur a eu égard à ce voeu. Il nous l'a reprise d'une manière très prompte et inattendue.

Le samedi, 12 décembre 1903, elle avait fait encore plusieurs visites. Une amie qui la regardait sortir de chez elle, pesamment chargée comme de coutume, avait remarqué qu'elle semblait marcher avec peine. Le soir elle rentrait chez elle, rendue de fatigue. Le dimanche elle ne se sentit pas assez bien pour pouvoir se rendre à l'Elendstal comme elle en avait eu l'intention. Peu après, elle se mettait au lit avec une forte fièvre ; bientôt une fluxion de poitrine se déclarait. Plusieurs de ses amis les plus proches, le pasteur de sa paroisse et le pasteur Haarbeck vinrent la voir, mais elle ne parlait plus guère. La fièvre ne lui laissait pas de répit. Un de ceux qui la virent alors disait combien il avait compris, à ce moment, la nécessité de se convertir avant sa dernière maladie, car il arrive qu'on n'en ait plus la possibilité sur son lit de mort. Tante Hanna n'a été malade que pendant bien peu de jours, le mercredi 16 décembre déjà, le Seigneur l'introduisait dans son royaume éternel.

Le samedi suivant beaucoup de pauvres femmes arrivèrent chez elle ; elles n'avaient aucun soupçon de ce qui était arrivé et venaient chercher leurs provisions hebdomadaires. Comment décrire leur consternation et leur douleur, en apprenant que tante Hanna était morte. Ce sont elles, probablement, qui ont versé à cette nouvelle les larmes les plus brûlantes.

Dans la petite chambre du rez-de-chaussée les paquets de Noël étaient entassés, n'attendant plus que ceux auxquels ils étaient destinés. Et à l'étage au-dessus la femme au coeur chaud, qui comptait les distribuer, reposait froide et raide sur un lit étroit et dur comme celui d'une pauvresse.
On l'a enterrée le dimanche 20 décembre cinq jours avant Noël. Personne n'avait été spécialement invité ; les journaux avaient annoncé le jour et l'heure de la cérémonie ; les amis se l'étaient dit les uns aux autres. Même ceux du dehors l'avaient pour la plupart appris. Le jour précédent déjà, on avait apporté le cercueil, qui disparaissait sous les couronnes envoyées par riches et pauvres, dans la salle des catéchumènes, située à côté de l'église de la Trinité. C'était là que devait avoir lieu l'oraison funèbre. Mais à l'heure fixée la salle se trouvant trop petite, on transporta le cercueil dans la grande église qui se trouva aussitôt remplie jusqu'à la dernière place. Quelle assemblée étrange ! Toutes les classes, toutes les professions s'y trouvaient représentées : Négociants, industriels, instituteurs, ecclésiastiques, ouvriers de fabriques, hommes et enfants se sentaient unis par un même deuil et pleuraient ensemble la chère disparue. Le choeur de l'Union chrétienne de l'Arrenberg chanta d'abord un cantique dont la seconde strophe, ainsi que le faisait remarquer un des frères présents, ne s'adaptait guère à tante Hanna :
« Laisse les autres cheminer sur la route large ».
N'était-ce pas justement de ceux qui erraient sur la grande route large qu'elle s'était préoccupée avant tout ? Le pasteur Niemöller prononça l'oraison funèbre. Il avait pris pour texte :
« Je te bénirai et tu seras en bénédiction. » (Gen. XII, 2).

Nous donnons ici une partie de son discours :

« Nous pensons aujourd'hui tout d'abord aux bénédictions que le Seigneur a répandues comme un fleuve sur l'amie qui vient de nous quitter, à ces bénédictions dont une de ses années parlait à l'autre année et auxquelles sa jeunesse et sa vieillesse, ses expériences, toutes les circonstances de sa vie, son coeur, sa maison, sa volonté et sa conduite ont rendu tour à tour un si puissant témoignage.

« Je te bénirai ! » Nous relèverons en premier lieu l'oeuvre que Dieu avait accomplie en elle par sa grâce. Elle L'a cherché et Il s'est laissé trouver par elle. Elle L'a cherché de bonne heure et Il ne l'a jamais abandonnée. Aussi, comme sa foi était joyeuse ! « Il faut qu'un chrétien soit toujours et partout plein de confiance et exempt de crainte », aimait-elle à répéter. Elle déployait partout sa bannière sans se laisser effrayer par rien, et là où des hommes reculaient, intimidés, sa foi remportait des victoires sur le monde. Quel amour brûlant l'esprit de Dieu n'avait-il pas allumé en elle ! Sa flamme n'a cessé de répandre une vive clarté, de sa jeunesse jusqu'aux derniers jours de sa vie. Une des dernières paroles qu'elle a prononcées a été celle-ci : « Ne nous lassons pas de faire le bien ». Mais sa foi et son amour plongeaient leurs racines dans son humilité authentique, à laquelle elle joignait une grande sagesse. Comme elle était toujours prête à s'effacer, et avec quelle conscience n'a-t-elle pas toujours évité, dans l'accomplissement de son oeuvre, de franchir les limites assignées à son sexe ! Sa préoccupation constante était de donner toute gloire à son Sauveur et de travailler à l'établissement de son royaume.

« Je te bénirai ». Dieu l'a bénie au moyen de la croix qu'Il lui avait donnée à porter. Elle a dû souvent marcher par des sentiers bordés d'épines. Elle connaissait bien la sombre vallée dont parle le psalmiste. Mais la croix la poussait, par le Saint-Esprit, à se réfugier toujours plus près du coeur du Père, du coeur du Sauveur. Sa croix la rendait capable de comprendre le poids de la croix des autres et de l'aider à la porter. Elle a été le guide qui l'a conduite à la couronne. Combien de fois ne s'est-elle pas écriée : « Je te remercie, Seigneur, de ce que tu m'as humiliée ».

« Je te bénirai ». Dieu l'a bénie par l'affection que lui témoignaient un grand nombre de frères et de soeurs dans la foi. Quelle n'a pas été l'émotion qui s'est manifestée dans beaucoup de milieux, quand la nouvelle de sa mort s'est répandue. Dieu a ouvert beaucoup de coeurs, qui ont soutenu par des dons le travail qu'elle faisait dans l'intérêt de son règne. Il lui a donné beaucoup d'amis et d'amies, au près et au loin, qui l'aidaient à tirer le filet qu'elle jetait sans cesse dans la mer humaine, afin d'amener des âmes au Sauveur.

« Je te bénirai ». Dieu lui a donné une force admirable pour suffire aux devoirs multiples qui s'imposaient à elle. Alors que des forces plus jeunes se fatiguaient ou refusaient le service, Il faisait éclater pour elle la vérité de cette parole : « Ceux qui se confient en l'Éternel renouvellent leur force ». C'était une chose merveilleuse que de constater combien elle était restée vaillante, malgré son grand âge, et malgré sa tâche journalière si étendue et souvent si pénible. Il en a été d'elle comme de Moïse, le grand serviteur de Dieu, dont les yeux ne s'étaient point obscurcis et dont la force n'avait point faibli. Voilà ce que Dieu a fait pour elle. À Lui soit l'honneur et la gloire !

« Je te bénirai ». Dieu lui a fait là grâce de lui enlever son harnais en pleine route, tandis qu'elle s'occupait des préparatifs de la fête de Noël, et de la rappeler à Lui comme une fidèle servante que le maître trouve veillant à ses intérêts. Oh ! combien ne devons-nous pas lui en être reconnaissants !

« Je te bénirai », dit le Seigneur - et tu seras en bénédiction ». Elle a été une bénédiction, une grande bénédiction, l'éternité en fournira une preuve éclatante. Les disciples du Christ doivent être sel et lumière là où ils sont placés, ils doivent agir comme le levain, ils doivent être un principe de conservation, de vie et de renouvellement. Elle a été tout cela. Comme Marie de Béthanie, elle a fait ce qu'elle a pu. En elle se réalisait cette promesse : « Celui qui croit en moi, des fleuves d'eaux vives découleront de son sein ».

« Tu seras en bénédiction ». Retournons en esprit dans sa petite maison, n'a-t-elle pas été au milieu de nous une vraie demeure de l'Éternel, un Béthel, un lieu sur lequel reposait une des extrémités d'une échelle sur laquelle montaient et descendaient des prières et des exaucements ? C'est là qu'elle a offert à des hommes et à des jeunes gens un asile où ils étaient à l'abri des tentations et des dangers de la vie et où ils pouvaient louer Dieu en toute tranquillité. Ici elle a ouvert une salle où la parole de Dieu a été présentée à des multitudes d'âmes comme un guide, comme une lumière luisant dans les ténèbres, et comme le pain de vie. Ici, comme autrefois Tabitha de Joppe, elle réjouissait le coeur des pauvres et leur distribuait des biens terrestres, qu'elle accompagnait de ceux qui demeurent jusqu'en la vie éternelle.

« Tu seras en bénédiction ». Tournons nos regards maintenant vers les montagnes, vers cet Elendstal dont elle a fait un Eden où tous ceux qui veulent sérieusement être des chrétiens ont pu recevoir des impulsions fécondes, où elle a donné l'hospitalité à l'Union chrétienne des jeunes filles, où elle a manifesté son amour pour la mission en pays païens, pour la mission intérieure et pour ceux qui y travaillent, où, sans aucun doute, beaucoup d'âmes ont trouvé le salut.

« Tu seras en bénédiction ». Allons par la pensée dans tant de maisons de notre ville où elle est allée distribuer, dans les bons et les mauvais jours, des paroles de consolation, d'encouragement, d'avertissement et où elle a trouvé le chemin des coeurs, alors même qu'il restait fermé pour tout autre que pour elle. « Tu seras en bénédiction ». Elle l'a été pendant plus de 50 ans. À Dieu seul en soit rendu la gloire.

« Si ses lèvres pâles et muettes pouvaient s'ouvrir encore une fois, elle nous exhorterait à « regarder à Jésus ». Elle nous supplierait de le chercher, lui et sa lumière, car tout le reste ne sert de rien, et elle déposerait sur nos coeurs et dans nos consciences, comme un legs suprême ces paroles : Travaillez pendant qu'il fait jour ! Gagnez des âmes pour votre Sauveur ! Travaillez, afin que son règne vienne ! »

« Je te bénirai, » dit le Seigneur. Il l'a fait. Louons-le pour sa bonté. « Tu seras en bénédiction » a-t-il ajouté. Elle l'a été. À toi, ô notre Dieu, en revient tout l'honneur ! »

La cérémonie funèbre une fois terminée à l'église, un imposant cortège se déroula dans les rues d'Elberfeld, et se dirigea vers le cimetière luthérien du Dorenberg. Il était formé par les enfants des écoles du dimanche, par les membres des Unions chrétiennes de jeunes gens et de jeunes filles, par des amis et des connaissances accourus de près et de loin. Immédiatement après le corbillard venait une longue lignée de voitures, un détachement de la police montée précédait le cortège, sur tout son parcours les fenêtres étaient garnies de spectateurs, on aurait pu croire qu'on accompagnait jusqu'à sa tombe un des grands de la terre. La police dut faire évacuer les abords du cimetière, qui avait été envahis par la foule, afin que ceux qui suivaient le cercueil pussent y pénétrer. Une petite vieille qui cheminait un peu en arrière du cortège fut repoussée avec les autres. Mais elle ne se laissa pas faire sans protester. « Je veux aller vers mon Hanna Faust, » criait-elle d'une voix véhémente, et grâce aux sollicitations de quelques amis, il lui fut permis d'entrer aussi dans le cimetière.

Devant la tombe, le cortège funèbre fut reçu par les accents de la fanfare de la maison des missions. Puis, après une courte allocution du pasteur Niemoeller, les amis de la défunte, dont plusieurs étaient venus de très loin, défilèrent devant le cercueil en prononçant quelques paroles d'adieu, un verset de la Bible ou une strophe de cantique, puis la tombe se ferma sur les restes de cette fidèle servante du Seigneur.

« Il n'est pas donné à chacun de rencontrer un jour sur son chemin une chrétienne semblable à elle, écrit un homme qui a su la caractériser avec une parfaite vérité. Elle a, été une ouvrière chrétienne-sociale dans la vigne du Seigneur, non pas au sens que l'on donne en général à ce mot, qui sert à désigner simplement un parti, mais dans sa plus noble signification. Sortie d'une condition très simple, elle possédait une vivacité d'intelligence, une tendresse de sentiments, une délicatesse de tact, une connaissance des hommes et une mesure de dévouement telles, que seul le Saint-Esprit peut les produire chez une personnalité humaine.... Dieu lui avait imprimé le sceau d'une forte originalité. Elle n'était pas de ces personnes sur le dos desquelles on voudrait attacher une pancarte avec cette inscription : « prétend être chrétienne. » « Pas de simagrées ! » disait-elle parfois, par où elle entendait - Pas d'artifices, pas de pieux verbiage, pas de contrefaçons. Celui qui s'attendait à trouver en tante Hanna une sainte entourée d'une auréole se méprenait singulièrement sur son compte. Tout ce qui était apprêté, forcé, artificiel, lui répugnait. Elle était au centre de la vie chrétienne. La foi agissante par la charité, le christianisme pratique, une compréhension intime des besoins, des difficultés et des misères des pauvres que Dieu plaçait sur son chemin, tout cela puisé à la source de l'eau vive, voilà le secret qui faisait d'elle une personnalité à part, tout imprégnée d'humilité. Elle n'avait rien de ces limiers spirituels, toujours ; prêts à s'écrier devant les épreuves et les détresses des autres : En quoi ont-ils péché, comment se sont-ils attiré cela ? Elle savait combien est étroit le lien entre le péché, la faute, la désobéissance aux commandements divins et les punitions de Dieu. Mais parce qu'elle pouvait dire par expérience : « Il a eu pitié de moi, » parce qu'elle savait qu'il a dit : « Je châtie celui que j'aime, » parce qu'elle avait appris à l'école de la souffrance la signification de cette parole : « Je t'ai élu dans le creuset de l'affliction », elle éprouvait une compassion profonde pour ceux qui étaient dans le malheur, qui devaient passer par le feu et par les grandes eaux et qui avaient besoin de sympathie et de consolation. On pouvait lui appliquer ce verset : ...
« Celui qui nous a aimés et nous a lavés de nos péchés par son sang, nous a fait rois et sacrificateurs à Dieu son Père. »

Tante Hanna nous a précédés. Cette vie si riche a pris fin à nos yeux. Dieu veuille que son exemple serve à allumer dans beaucoup de coeurs un brûlant amour pour Jésus.

La Société Évangélique d'Allemagne, qui travaille depuis plus de cinquante ans à amener des âmes au Sauveur, a recueilli l'héritage de la bienheureuse disparue. Extérieurement tout continuera comme par le passé à l'Arrenberg et à l'Elendstal. Mais pour que l'oeuvre se poursuive dans le même esprit et avec le même amour, il faut que Dieu réveille des âmes qui puissent combler les innombrables brèches causées par la mort de tante Hanna et de ceux de ses collaborateurs qui l'avaient devancée.

« Nous donc, puisque nous sommes entourés d'une si grande nuée de témoins, rejetons toute entrave, et le péché qui nous enveloppe si facilement, et courons avec persévérance dans la carrière qui nous est ouverte, ayant les yeux fixés sur Jésus, le chef et le consommateur de la foi. »

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