Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IX

Pendant les Fêtes.

 L'anniversaire de l'empereur. Comme quoi on voit un démocrate-socialiste s'y associer. « Il n'est pas question de moi dans la Bible ». Comme quoi un « rouge » était arrivé à changer de couleur. L'incomparable hôtesse. Un charretier reconnaissant. Le long des haies. Les trouble-fêtes. Hanna Faust en vient pourtant un jour à faire un discours. Les fruits savoureux des fêtes. « Il y en a toujours eu assez ». La caisse est à jour.

Les fêtes de l'Elendstal ! Elles constituaient bien les points culminants de l'existence de tante Hanna. Ses yeux brillaient de joie quand la foule envahissait chapelle et forêt - elle voulait que chacun se sentît heureux, les enfants qui s'ébattaient sous la ramée et les grandes personnes qui chantaient des cantiques et prêtaient l'oreille aux paroles de vie qui leur étaient adressées du haut de l'estrade.

Quelqu'un a prétendu, un jour, que tante Hanna était tellement optimiste, qu'elle trouvait à ses fêtes des beautés et des splendeurs dont personne d'autre qu'elle-même ne se doutait. Peut-être était-ce vrai, mais n'était-ce pas par un effet tout spécial de la grâce de Dieu que sa fidèle servante, toujours placée au coeur du combat et au milieu des tribulations de la vie, éprouvait un réconfort et un rafraîchissement tout particuliers durant les heures de fête de l'Elendstal ?
Elle tenait par-dessus tout à ce qu'on distribuât avec zèle des invitations pour ces solennités. Il lui importait de ne pas réunir seulement les âmes réveillées pour les édifier ; elle voulait rassembler également des gens encore étrangers au Seigneur et à sa grâce.

Elle réussissait à amener à la fête organisée en l'honneur de l'anniversaire de l'empereur les gens qu'on se serait le moins attendu à y voir. Elle était certes une bonne chrétienne, mais aussi une ardente patriote, voir même une patriote exaltée, et son amour pour « notre empereur » et « notre impératrice », ne connaissait pas de bornes. Elle prenait résolument parti dans les élections communales, régionales ou générales, pour les candidats gouvernementaux et jamais elle n'a pu admettre que le premier « vagabond » venu - et comme elle accentuait cette épithète ! - eût le même droit de vote que M. le conseiller de commerce Boeddinghaus, pour lequel elle avait une vénération particulière et d'autres hommes haut placés et bien pensants. On ne saura jamais chez combien d'hommes et de femmes, révoltés contre tout ordre de choses établi, elle a réveillé l'amour de la patrie, du trône et de l'autel. - Il est juste de dire que l'anniversaire de l'empereur se célébrait alors d'une façon beaucoup plus familière que ce n'est le cas aujourd'hui.

Un orateur, qui avait été chargé une fois de faire le discours, raconte qu'on avait, à l'ouverture de la cérémonie, baptisé trois petits enfants dont, tout naturellement, la bonne tante Hanna était marraine. Le discours en l'honneur de l'empereur devait suivre immédiatement, mais sur ces entrefaites un violent orage avait éclaté. La pluie tombait à torrents. La salle n'avait pas encore de plancher, l'eau pénétrait sous les parois et bientôt le sol était transformé en un petit lac. Mais l'assistance ne se laissa pas troubler pour si peu. Chacun tira ses jambes sur son banc, et la joie que leur causait l'impérial anniversaire n'en fut diminuée en aucune façon.

Les élèves des écoles du dimanche dont s'occupait tante Hanna étaient toujours invités à se joindre, avec leurs parents, à la célébration de cette fête. Un dimanche, les trois enfants d'un menuisier arrivent à l'école en pleurant à chaudes larmes. Tante Hanna s'informe de la cause de leur gros chagrin, et les voilà racontant qu'ils voudraient tant aller à la fête, mais que leur père le leur a sévèrement défendu. Mme Faust les console de son mieux et promet d'aller parler au père. Comme elle se préparait, le lendemain, à aller voir cet homme, on chercha à l'en dissuader à tout prix Il était si méchant, disait-on, qu'il ne manquerait pas de lui faire du mal, tout au moins de la jeter en bas de son escalier. Mais tante Hanna avait son plan, tout préparé. Elle avait justement besoin de quelques bancs neufs pour l'école du dimanche et elle s'en alla tout simplement prier le menuisier en question de bien vouloir se charger de les faire. Elle lui procurait ainsi un gain qui n'était point à dédaigner. Quant à la fête, elle eut soin de n'en pas parler, mais l'homme donna de lui-même à ses enfants la permission si ardemment désirée. Bien mieux, comme il avait été invité de la façon la plus aimable, au dernier moment, à les accompagner, on vit cette chose étrange : le féroce démocrate endosser son habit du dimanche et se rendre à l'Elendstal pour y célébrer la fête de l'empereur.

Elle ne se laissait rebuter par rien quand il s'agissait de décider les gens à participer à cet acte de loyalisme. Elle se trouvait une certaine année, à la veille du grand jour, au milieu d'une troupe d'ouvriers à chacun desquels elle essayait de passer une carte d'invitation. Mais ces cartes ne trouvaient pas de preneurs.
« Non, il n'est pas question de cela pour nous, disaient ces hommes que « l'autre » ait ou n'ait pas d'anniversaire, peu nous importe. Mais vous, quand vous aurez votre fête, invitez-nous seulement et soyez sûre qu'aucun d'entre nous ne restera à la maison ! »
« A quoi pensez-vous, mes enfants ! - s'écrie-t-elle tout indignée. Une vieille femme comme moi ne mérite pas un pareil honneur. Il n'est pas parlé de moi dans la Bible, tandis qu'il y est question de l'empereur :
« Rendez à César ce qui est à César ! Craignez Dieu ! honorez le roi ! »
Elle fit tant et si bien que tous les ouvriers parurent vraiment à l'Elendstal pour célébrer la fête de l'empereur.

Tante Hanna avait rencontré, au cours de ses allées et venues dans la ville, un « rouge » de la pire espèce, auquel elle avait pris la liberté de dire qu'il était un homme perdu et qu'il devait se rappeler que Christ l'avait racheté par son sang, bien qu'il ne lui rendît, en retour de son amour, que la plus noire ingratitude. Ce discours rendit cet homme furieux, mais Dieu gardait la femme sans défense qui s'était exposée à cette grande colère, aussi le forcené ne lui fit-il pas de mal. Cependant, cette discussion et la scène qui en était résulté, l'avaient tellement éprouvée et émue, que sa soeur remarqua immédiatement, lorsqu'elle arriva chez elle, qu'il devait s'être passé quelque chose d'insolite. Tante Hanna lui raconta sa rencontre avec cet homme, bien connu comme un être dangereux. À l'ouïe de ce récit, la soeur fond en larmes et s'écrie :
« Hanna, Hanna ! Laisse donc les gens en paix ! Tu ne peux pourtant pas prétendre à les rendre tous meilleurs. Combien souvent ne te l'ai-je pas déjà dit, tu feras notre malheur à tous, cet homme est capable de faire sauter notre petite maison ! »
Elle était si effrayée que tante Hanna, malgré son courage habituel, finit par se laisser gagner elle-même par la peur.
Mais les choses ne devaient pas tarder à prendre une tournure inattendue. Une grande fête s'approchait de nouveau et tante Hanna avait eu soin de faire parvenir une invitation à son terrible « rouge ». Au jour fixé un grand nombre de personnes avaient envahi l'Elendstal, mais tante Hanna n'avait qu'une préoccupation : le « rouge » paraîtrait-il ? La fête avait commencé et un orateur racontait justement la conversion d'un homme très-bas tombé, lequel, se sentant profondément malheureux, s'était tourné vers Jésus quand tante Hanna, qui épiait anxieusement les abords de la chapelle, découvrit tout à coup l'hôte si impatiemment attendu. Appuyé contre un des arbres de la forêt, il écoutait, haletant, les paroles du prédicateur, qui lui arrivaient distinctement au travers des fenêtres de la chapelle. Des larmes coulaient le long de ses joues et il répétait :
« C'est comme moi, comme moi ! »
Il était saisi et dès lors il ne résista plus à la puissance de l'Évangile.

Les fêtes religieuses de l'Elendstal étaient un des sujets de prière constant de tante Hanna. Elle ne cessait de demander à Dieu de lui envoyer les hôtes bien préparés à recevoir le message du salut, et de le supplier de faire servir ces réunions à sa gloire et à l'avancement de son règne. Elle priait pour les orateurs et pour les auditeurs, afin que la semence et le terrain dans lequel elle tomberait fussent également bénis.

Elle était dans son élément quand ses hôtes arrivaient ; elle était partout à la fois, distribuant des poignées de main, s'informant de ceux-ci et de ceux-là, s'ingéniant à procurer à chacun une bonne place, dirigeant les pasteurs vers la petite chambre construite au-dessus de la chapelle où ils devaient, encore avant l'ouverture de la réunion, boire d'excellent café tout en admirant la vue magnifique qui se déroulait devant eux. Elle finissait toujours par y monter elle-même et s'asseyait un instant pour raconter un peu ce qui se passait en bas.
Bien souvent, nous rapporte le missionnaire Steinsick qui, lorsqu'il était, élève de la maison des missions lui prêtait souvent son concours, bien souvent elle me disait :
« Priez, frère Steinsick, nous aurons aujourd'hui à notre fête beaucoup de démocrates-socialistes. M. le Bourgmestre voulait m'envoyer des agents de police, mais je les ai refusés, je ne veux pas infliger un pareil affront à mon Sauveur ».


Elle avait toujours quelque chose à arranger encore et s'agitait beaucoup. On l'entendait soupirer et prononcer à demi-voix de courtes prières. Puis tout à coup, elle était comme transformée. C'est qu'elle avait vu paraître les premiers arrivants et la voilà qui les recevait avec le visage le plus gai et avec les paroles les plus joviales qu'on puisse imaginer. Voilà toute une famille qui s'avance ; le père regarde autour de lui d'un air sournois, son expression est des moins avenantes. Tante Hanna va droit à eux, leur tend la main et s'adresse à l'homme, naturellement dans son dialecte :
« C'est joli à vous d'être venu et d'avoir amené votre femme et vos enfants. Combien en avez-vous ? Sont-ils tous là ? Ainsi deux d'entre eux vont déjà à l'école ? Venez avec moi, mes enfants, il y a une jolie place tranquille pour vous là-bas autour de cette table. Il s'agit que vous mangiez tant que vous pourrez, quand il n'y aura plus de café et de pain on en rapportera. Mais les petits pourraient bien commencer par prendre tout de suite un morceau de gâteau, et aussi un morceau de sucre, c'est ça qui est bon, n'est-ce pas ? J'espère qu'ils se portent tous bien, ces enfants. Ah ! je vois M. Steinsick qui vient ici, il m'aide chaque dimanche, c'est lui qui tient l'école du dimanche ; il est à la maison des missions et il va s'en aller bientôt chez les païens, il va vous raconter de belles histoires. Maintenant, il faut que je m'en aille, mais je vous reverrai encore plus tard, et surtout n'oubliez pas de manger beaucoup ! »

Elle s'éloignait vite, car elle venait d'apercevoir quelques jeunes gens qu'elle accueillait comme s'ils avaient été ses meilleurs amis, bien que toute leur attitude indiquât qu'ils étaient venus uniquement dans 'l'intention de troubler la fête en faisant du tapage. Elle leur serrait la main à tous en disant :
« Je suis heureuse que vous ayez aussi voulu venir une fois ici. Entrez, je vais vous chercher une bonne place. »
Elle les installait bien au milieu de la salle, puis elle faisait un signe à quelques amis qui s'empressaient de venir s'asseoir à la même table qu'eux. Elle m'appela ensuite et me présenta à ces jeunes perturbateurs, après quoi elle leur fit servir du café, « car ils devaient avoir soif après leur longue marche, heureusement qu'il y en avait en abondance » ; tante Hanna remplissait elle-même les tasses, y mettait du sucre et les engageait à se servir de nouveau, sans crainte d'épuiser les provisions. Elle s'enquit ensuite de leur famille, de leurs circonstances particulières, peu à peu leurs figures s'éclairaient. Elle les avait désarmés et la réunion ne fut pas troublée.

On s'est souvent étonné de ce qu'Hanna Faust ait pu, jusqu'à un âge très avancé, supporter les fatigues morales et physiques que lui occasionnaient ces fêtes. Dieu soutenait et renouvelait visiblement ses forces. Dimanche après dimanche elle montait à l'Elendstal, pour y poursuivre son oeuvre d'amour. Pendant la semaine il fallait tout remettre en ordre, relaver, récurer ; le mercredi elle devait souvent recevoir des écoles du dimanche qui avaient choisi l'Elendstal comme but d'excursion. C'était vraiment une tâche énorme qu'elle avait assumée là.

Pendant les réunions, on ne la voyait jamais, écouter tranquillement les beaux chants et les allocutions. Elle qui aimait tant, cependant, à prêter l'oreille à la parole de Dieu, ne se donnait pas une minute de repos. Ne s'agissait-il pas pour elle d'être toujours à l'affût des gens qui passaient, des pauvres surtout, qu'elle réussissait à amener jusque dans la chapelle, quelque déguenillés fussent-ils.

Un certain dimanche, les femmes qui aidaient à servir le café furent fort effrayées par un homme en haillons, d'aspect patibulaire, qui était assis à proximité de la chapelle. Elles le signalent à tante Hanna, qui prend une assiette pleine de beurrées, et s'en va, avec le plus parfait sang-froid, les offrir à l'individu suspect. Celui-ci ne se fait pas prier et les dévore à belles dents. Lorsqu'elle le voit bien, et dûment rassasié, elle lui conseille de faire un détour et d'entrer dans la salle par la porte de derrière, pour éviter que quelqu'un ne se moque de ses vêtements sordides, puis elle lui explique où il pourra trouver un coin, où il entendra tout sans être vu par personne. Elle lui recommande ensuite de l'attendre quand la fête sera terminée et de redescendre avec elle en ville où elle lui donnera des vêtements afin qu'il puisse se faire voir de chacun. Ainsi fut fait. L'homme se rend dans la chapelle, puis, le soir venu ; tante Hanna traverse la forêt aux côtés de cet inconnu et se dirige avec lui vers la Riemenstrasse. Arrivée chez elle, elle lui remet de quoi se vêtir de pied en cape et, avant de le laisser partir elle l'exhorte sérieusement à se mettre en quête de travail. Longtemps après, elle se voit saluée d'une manière particulièrement polie par un charretier qui arrête ses chevaux et lui demande, du haut de son siège, si elle ne le reconnaît pas. Sur sa réponse négative il lui dit qu'il est l'homme qu'elle a conduit dans la chapelle de l'Elendstal et qu'elle a ensuite habillé dans sa maison. Sa grande charité envers lui l'avait tellement touché que le lundi suivant il s'était mis immédiatement à chercher de l'ouvrage. Il en avait trouvé et maintenant il avait une bonne place où il se sentait très heureux. Et c'était à elle seule, et à l'amour qu'elle lui avait témoigné qu'il le devait, répétait-il.

Quand tous les hôtes de la chapelle étaient repartis et qu'il ne s'y trouvait plus que quelques femmes occupées à la remettre en ordre, on voyait souvent paraître des cheminaux, qui étaient venus chercher un abri pour la nuit dans la forêt. Ils s'asseyaient - parfois au nombre de cinq ou six - autour d'une table, sans rien dire et la chère tante Hanna, qui avait encore dans son coeur aimant une place pour ces pauvres gens, leur servait elle-même du café et des beurrées sans négliger de leur adresser quelques bonnes paroles destinées à leur faire trouver le chemin du ciel.

Combien n'avait-elle pas à coeur de voir ses fêtes se terminer sans que rien ne les eût troublées ! Elle demandait toujours au Seigneur de les préserver de tout incident pénible. Et pourtant il arrivait que tout ne se passât pas sans encombres. Le temps pouvait parfois en compromettre considérablement la' réussite, et même constituer un véritable danger. Nous nous souvenons entre autres d'un orage épouvantable survenu pendant que les enfants d'une des écoles du dimanche d'Elberfeld se trouvaient à l'Elendstal. La pluie tombait à torrents et la force de l'ouragan menaçait de renverser la chapelle, très légèrement construite. Mais, Dieu, comme toujours, veillait sur la maison qui résista, contre toute attente, à l'assaut de la tempête. Il arrivait aussi que des mauvais sujets vinssent déranger les réunions, mais la joie de tante Hanna était grande quand elle réussissait à déjouer leurs mauvais desseins. Un jour deux vauriens arrivent, dans l'intention, hautement affichée, d'empêcher le pasteur Ohly de parler. Un gendarme se trouvait à portée, prêt à intervenir : « Le gendarme avait déjà les menottes en poche, racontait tante Hanna, il les faisait même sonner. Alors je lui ai dit : Monsieur le gendarme, commencez, je vous prie, par boire une bonne tasse de café, après quoi je suis vite allée parlementer avec mes deux mauvais drôles.
« Voyons, mes garçons, leur ai-je dit, pourquoi voulez-vous troubler le cher pasteur Ohly, qui dit de si belles choses. Allez vite à la maison pour que le gendarme ne vous attrape pas, il a déjà les menottes en poche ».
« Madame Faust, m'ont-ils répondu, nous ferons ainsi parce que c'est vous qui nous le dites, mais ce n'est au moins pas par peur du gendarme. »
Elle avait ainsi évité le scandale qu'aurait causé une arrestation opérée à l'Elendstal.

Bien des voix diverses se sont fait entendre pendant ces fêtes, les discours ont varié selon les temps et les circonstances, mais le même Esprit les a cependant toujours inspirés et leur but a toujours été - selon l'ardent désir de tante Hanna - la gloire et la louange de notre Sauveur bien aimé.

Le côté spirituel de ces réunions demeurait l'essentiel aux yeux de leur promotrice, mais leur côté matériel nécessitait beaucoup de travail et n'était pas toujours sans soucis et sans désagréments. Mais pour ces choses extérieures tante Hanna s'en remettait aussi à Dieu qui lui multipliait son secours d'une façon souvent merveilleuse.

C'était vers la fin de sa vie qu'une Société de Cronenberg s'était annoncée pour le dimanche suivant. Ce jour-là il faisait une pluie diluvienne. À deux heures tante Hanna avait envoyé un messager à Cronenberg, pour savoir si la Société en question comptait venir malgré la pluie. Oui, tous ceux qui en faisaient partie viendraient, lui répond-on. Aussitôt on se hâte de préparer à l'Elendstal 300 portions de café. À peine tout était-il prêt, que l'on apprend que la Société renonce à venir, la pluie n'ayant pas cessé de tomber. Grand émoi parmi les femmes et jeunes filles réunies à la chapelle, elles se lamentent à l'idée des 300 portions de café qui vont être perdues. Mais tante Hanna ne se laisse pas décontenancer et déclare que certainement il y sera pourvu. Elle ne se trompait point. Peu de temps s'était écoulé quand arrive une école du dimanche, ne comptant pas moins de 160 enfants. La phalange enfantine et ses conducteurs ne sont pas peu étonnés de se voir accueillis à bras ouverts par tante Hanna qui leur crie, avant même qu'ils aient pu demander s'il y aurait quelque possibilité d'avoir du café :
« Soyez les bienvenus ! La table est mise pour 300 personnes ».
Un instant plus tard une bande d'élèves missionnaires se présentait à la porte de la chapelle, puis, oh ! terreur, voilà la Société de Cronenberg qui paraît au bout du chemin ! La difficulté était maintenant de savoir comment caser tout ce monde. Le calme et le savoir-faire de tante Hanna sauvèrent encore une fois la situation, et en définitive, petits et grands trouvèrent moyen de s'asseoir.

L'inépuisable bonne humeur de l'excellente femme lui était dans tous ces cas difficiles d'une immense utilité. C'était vraiment un don de Dieu. Ainsi, une fois que le laitier avait tout simplement oublié de fournir les trente ou quarante litres de lait qui lui avaient été commandés pour une fête, elle se tira d'affaire en tenant à ses hôtes un petit discours humoristique dans lequel, après s'être excusée de l'absence de lait, elle annonça d'un ton solennel que pour le remplacer chacun serait autorisé à mettre dans son café un morceau de sucre supplémentaire. Elle avait réussi à faire rire les gens, leur mécontentement s'était évanoui d'avance.

On comprendra aisément qu'il se trouvait souvent, parmi tant d'hôtes divers des gens indiscrets et mal élevés. Le sens pédagogique de Mme Faust trouvait à s'exercer vis-à-vis d'eux. Elle avait découvert que la consommation de sucre était exagérée ; après chaque fête les sucriers étaient absolument vides. Il s'agissait d'éduquer les gens et de leur apprendre à se servir avec modération. À la prochaine fête elle mêla dans de grands pots le café, le lait et le sucre et pria un des pasteurs présents de dire quelques mots à l'assemblée pour expliquer la raison de ce nouveau mode de procéder. Mais il s'écria :
« Non, non, Madame Faust, c'est à vous de le faire, vous vous en tirerez beaucoup mieux que moi ».
Tout en parlant, il agitait sa sonnette, puis il donnait la parole à Mme Faust. Sans se laisser décontenancer elle explique, dans son patois et avec son originalité habituelle, qu'il faut être pratique dans ce monde et simplifier les choses. En quelques mots pleins de tact et de délicatesse, mais cependant très compréhensibles, elle touche en passant à la raison qui l'a obligée aujourd'hui à cette simplification. - À la prochaine occasion elle dit à ses aides :
« Nous allons bien voir si ces gens m'ont comprise ! »

Ils l'avaient comprise en effet, son discours avait atteint son but. Elle put servir de nouveau le café comme elle en avait toujours eu l'habitude et le soir il restait beaucoup de. sucre dans les sucriers.

Dieu lui a accordé la joie de voir de ses yeux des fruits tangibles du travail qu'elle accomplissait avec tant d'amour à l'Elendstal. Ainsi, il était arrivé un jour qu'une bande d'ennemis déclarés de l'Évangile avaient pris part à une fête. Nul ne savait quelle impression elle avait produite sur eux. Les aides de tante Hanna n'étaient pas sans inquiétude en pensant au long chemin sous bois qu'elles devraient parcourir pour rentrer chez elles. Tante Hanna les encourageait et marchait bravement devant elles dans l'obscurité. Tout à coup elle s'arrête. Elle venait de découvrir dans un fourré des formes indécises. Qui donc se cachait là ? Elle invoque mentalement l'aide de son Dieu, puis elle se dirige tout droit sur ces hommes qu'elle n'avait fait qu'entrevoir. L'un d'entre eux vient à sa rencontre et lui saisit les deux mains en lui disant d'une voix émue :
« Je vous remercie, Madame Faust, je vous remercie ; vous êtes la seule personne qui nous veuille du bien et qui nous aime, nous autres pauvres gens, nous l'avons bien senti là-haut. Nous étions allés à la fête pour y faire du scandale, mais nous ne l'avons pas pu. Où prenez-vous cet amour ? je n'aime pas les « mômiers », ce sont des hypocrites, mais vous, vous êtes bonne pour les pauvres et pour ceux que les autres méprisent. Il y a longtemps que ma femme désire aller aux réunions et mes enfants à l'école du dimanche, mais je le leur défendais. À présent ils pourront y aller chaque semaine ».
Lui-même se mit plus tard à suivre les réunions.

Elle a fait également à l'Elendstal, plus encore qu'ailleurs, l'expérience de la bonté avec laquelle le Seigneur pourvoit aux besoins matériels de ses enfants. Elle voyait parfois affluer les foules au delà de toute attente, et ceux qui se pressaient dans la vaste salle de l'Elendstal étaient presque tous de pauvres gens doués d'appétits énormes et bien décidés à manger jusqu'à satiété entière. Lorsque des personnes qui lui prêtaient leur aide manifestaient devant elle la crainte que les provisions ne fussent pas suffisantes pour tant de gens, elle répondait invariablement :
« Nous avons toujours eu assez, nous aurons assez cette fois encore ».
Et vraiment jamais sa confiance n'a été trompée. Ce n'était pas une petite affaire que de trouver de quoi payer les frais de cette large hospitalité, car les consommateurs que l'on restaurait gratuitement lors des fêtes se comptaient souvent par centaines.

Un lundi matin en bouclant ses comptes, elle découvre qu'ils accusent, bien qu'elle eût fait auparavant une collecte chez un certain nombre de ses amis, un déficit de 18 marks (22 fr. 50). « Alors, racontait-elle, je Lui dis : Vois-tu, j'ai tant de travail sur les bras, et c'est pour Toi que je l'accomplis ; je le fais de tout mon coeur, mais Toi, Tu peux bien veiller à ce que ma caisse soit à jour. Je ne veux pas faire de bénéfice, mais je ne peux pas y mettre du mien, je ne possède rien. »
Elle ne devait pas tarder à avoir honte de ce mouvement d'humeur. Tôt après elle prenait, pour se rendre en ville, le tramway électrique. « Quelle chance de vous rencontrer Madame Faust, s'écrie une jeune dame assise en face d'elle, j'ai justement sur moi quelque chose qui vous est destiné ». Elle lui glissait dans la main, tout en parlant, une pièce de 20 marks (25 fr.). Alors, expliquait encore Hanna, j'ai dit à mon Sauveur :
« Vraiment, ce n'est pas ainsi que je l'entendais, je ne prétendais pas à recevoir de Toi immédiatement cet argent. Je ne t'en remercie pas moins mille fois. - Ah ! il est fidèle, mon Sauveur. »

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