« Envoyez-moi « Hanna
Faust de l'Arrenberg ». Tante Hanna et la
question féministe. « Tant que je
vivrai il n'en sera rien ».
« Vous avez fait chercher le
docteur ? » « Pas de
ça, la réunion est
terminée ! » « M.
le Pasteur, nous en avons assez ». Le
secret de sa cure d'âmes.
« Voilà la porte ».
« Va à la maison
Hanna ! » Ce que tante Hanna pensait
de l'État de l'avenir, et comment elle
félicitait les gens, lors de leur
anniversaire. L'école du dimanche de la rue
de l'Aniline. Ses monitrices et son local. Mortelle
détresse. Paniers pleins et paniers vides.
À notre cher père ».
« Le Dieu qu'adore cette vieille femme
doit être le vrai Dieu ».
« Ton amour m'a vaincu ».
Comment tante Hanna trouva une collaboratrice et
sauva deux êtres fatigués de la vie.
« Dis donc, tu n'es pas trop bien
disposé ». Encore une victoire de
l'amour. L'attentat du Niederwald. « Il y
a pourtant un Dieu ». Tante Hanna
s'occupe de l'âme des riches, des gens
cultivés et aussi des pasteurs.
« Que me manque-t-il,
Hanna ? » La mère des
candidats en théologie.
Comment ? Dans la cure
d'âmes ? Est-ce donc aussi un des
chapitres de l'histoire de tante Hanna ?
Il nous semblait nous trouver en
présence d'une femme si sensée, et
voilà qu'elle faisait de la cure
d'âmes ! Peut-être plus d'un
lecteur va-t-il se dire qu'elle avait pourtant
donné quelque peu dans les idées
modernes sur l'émancipation de la femme et
qu'elle s'était attribué certaines
fonctions qui ne sont, d'après
l'Écriture Sainte, absolument pas du domaine
de la femme !
Qu'on se rassure. Tante Hanna, il est
vrai, a largement pratiqué la cure
d'âmes. Son travail parmi les pauvres
n'était-il pas une cure d'âmes en
pratique ? Elle ne s'est pas
gênée, quoique femme, d'exposer aux
gens, dans des entretiens privés, la voie du
salut, avec son originalité et sa
clarté d'esprit habituelles. N'est-il pas
arrivé à un des plus fidèles
pasteurs de notre communauté d'entendre un
homme, d'entre les plus bas tombés,
auprès duquel tante Hanna l'avait
prié elle-même de se rendre, parce
qu'elle l'avait jusqu'alors visité et
exhorté en vain, lui crier :
« Envoyez-moi Hanna Kepler de
l'Arrenberg, je la comprends mieux que
vous ».
Oui, elle faisait de la cure
d'âmes, mais sans sortir des limites que lui
imposait son sexe. Le prédicateur de la cour
Ohly, de Berlin, a dit à propos
d'elle :
« Elle s'élevait avec
une sévérité
particulière contre les femmes qui
franchissent les limites que Dieu lui-même a assignées
à leur
activité, dans sa parole. On a
essayé, parfois, de lui persuader de passer
par-dessus cette ligne de démarcation ou de
l'interpréter d'une façon qui
n'aurait pas été conforme à la
parole de Dieu, mais comme autrefois Jean-Baptiste,
elle a résisté à la tentation
de vouloir être plus qu'elle n'était.
C'est justement pour cela que le Seigneur a si
richement béni son travail ».
Le pasteur Thyssen, maintenant à
Bremen, qui a grandi sous ses yeux et
s'était attaché à elle
dès son enfance, lui a rendu ce
témoignage : « Elle
était conservatrice, aussi en ce qui
concerne le féminisme, et c'était
pour elle une joie de constater que je me rangeais
résolument du côté de
l'ancienne conception, d'après laquelle la
place de la femme est à la maison, en
qualité de ménagère et de
mère de famille, mais qui admet cependant
qu'elle peut servir Dieu dans un cercle plus
étendu, par le moyen d'oeuvres de foi et
d'amour et qui lui concède même le
droit de parler, dans les unions de jeunes filles
ou autres réunions de ce genre.
C'était pour elle une abomination que des
femmes parlassent devant des auditoires mixtes et
surtout dans des assemblées publiques. Elle
a toujours agi en accord avec ce principe, quelle
qu'ait été d'autre part sa multiple
activité. Il lui est bien arrivé,
à l'Elendstal, de dire
quelques mots à ses hôtes, comme toute
maîtresse de maison est appelée
à le faire, mais jamais elle n'a
prononcé un discours dans une
assemblée mixte ; on l'y a parfois
engagée, en ma présence, mais elle a
toujours refusé de le faire, sans
hésiter.
Elle avait une énergie et une
assurance toutes masculines, mais elle n'oubliait
jamais qu'elle était femme. À
côté de sa force de caractère,
elle possédait l'onction d'un pur esprit
féminin. Et c'est cela - et non point la
force de son bras ou la véhémence de
ses paroles, - qui a désarmé et
calmé plus d'un vaurien, tempêtant
contre elle, et la menaçant avec
colère. Cela a été pour elle
une souffrance, que de voir l'un de ses meilleurs
amis et protecteurs se laisser gagner par le
mouvement féministe. Elle avait des
idées très arrêtées sur
cette question, aussi bien que sur d'autres. Elle
avait pris position d'une façon très
déterminée, et cela ne l'a pas
empêchée d'agir.
« Je l'entendais un jour
raconter, avec une profonde émotion, qu'on
avait voulu obtenir l'usage de la salle de
l'Elendstal pour une réunion où des
femmes devaient parler. « jamais pareille
chose n'aura lieu tant que je vivrai »
avait-elle déclaré d'un ton qui
n'admettait pas de réplique. Et cependant, elle
possédait
un don de parole d'une rare puissance. Mais elle se
connaissait, et elle savait qu'elle tomberait
facilement dans une sorte d'état extatique,
qui pourrait bien entraîner les autres, mais
qui n'était point sans danger.
Elle avait d'ailleurs, d'une
façon générale, un bon sens,
une pondération qui la préservaient
de tout ce qui était outré et de tout
fanatisme. Elle n'était pas
spiritualisée au point qu'il n'y eût
plus de place en elle pour la gaîté de
bon aloi et les bons mots dont elle
émaillait sa conversation.
Un de ses amis les plus proches, qui
dirigeait une grande communauté, avait
adopté l'opinion selon laquelle un croyant
sincère ne doit pas, en cas de maladie,
consulter de médecin. À peine se
trouvait-on en présence de ce frère
vénéré, qu'il enfourchait ce
cheval de bataille. Or, une fois que cet ami
était en voyage, il tomba malade tout
à coup. Voyant qu'il ne se guérissait
pas par les moyens qu'il considérait comme
seuls salutaires, il résolut enfin de faire
appeler un médecin, dont les soins
réussirent à le remettre très
vite sur pieds, de sorte qu'il put continuer son
voyage. Il racontait un jour, tout contrit, son
aventure à tante Hanna. Celle-ci ne put lui
cacher sa joie et lui dit, avec
son air de naïveté enfantine :
« Comment ? Vous avez
fait appel à un médecin ? Je
n'aurais jamais cru cela de vous ».
Mentionnons encore ici un des traits
fondamentaux de son activité : la
fermeté de ses convictions
ecclésiastiques et le soin qu'elle mettait
à agir toujours en conformité
d'esprit avec l'Eglise établie. Elle
n'était pas étroite et se sentait en
communion avec tous les enfants de Dieu, mais
jusqu'à son dernier souffle elle resta
fidèle à son Église. Feldner,
un homme de Dieu d'une haute valeur, était
lié avec elle et venait beaucoup dans sa
maison, mais lorsqu'il crut devoir sortir de
l'Eglise avec toute une phalange de membres de sa
paroisse, il ne parvint à influencer en
aucune mesure tante Hanna, et cessa tout à
fait de la voir. Le bienheureux pasteur Neviandt,
toujours si fraternel, est demeuré son ami,
même après sa rupture avec l'Eglise,
mais ne l'a pas davantage influencée. De
nombreuses tentatives furent faites pour l'amener
à se joindre à des mouvements
libristes ou anti-ecclésiastiques, mais
elles échouèrent toujours, Elle
déplorait profondément
l'émiettement des enfants de Dieu et restait
réfractaire vis-à-vis des
manifestations religieuses, comme en ce qui
concernait l'émancipation de la femme. Le
fait suivant, qui s'est
passé dans une réunion
présidée par un pasteur
indépendant, caractérise bien son
attitude. - À la fin de la réunion
l'orateur avait invité ceux qui avaient
quelque chose de particulier sur le coeur à
rester encore un moment. Aussitôt Hanna.
Faust se lève et crie aux gens :
« Rien de ça ! La
réunion est terminée, et nous allons
retourner à la maison, personne, ici, n'a
plus rien à dire. »
Elle reportait son amour de l'Eglise sur
ses serviteurs. Nous jouissions, nous pasteurs,
ainsi que nos familles, d'une large part de ses
affections et nous savions qu'elle priait beaucoup
pour nous. C'était bien vrai, ce
qu'écrivait un jour un ami :
« Quand elle avait jugé
qu'une chose était juste et bonne, elle y
tenait malgré tout. »
C'est ce qui explique par exemple son
affection vraiment touchante pour les pasteurs. Je
l'ai souvent entendu appeler par mes parents, la
mère des pasteurs. Elle ne permettait
à personne d'y toucher et malheur à
ceux qui en parlaient
irrévérencieusement ! Elle ne
parlait jamais des fautes des pasteurs, elle les
déplorait certainement en son for
intérieur, mais elle n'en laissait rien
paraître. Quand quelqu'un essayait
d'émettre sur eux un jugement
défavorable, elle coupait court à la
discussion en disant :
« Soyez seulement bien content
de les avoir. »
Certes cette vénération, mise
en regard de bien des déficits, a
été souvent un peu oppressante pour
beaucoup d'entre nous.
Quoiqu'elle en eût pensé
dans son humilité, nous avons beaucoup
appris de cette simple femme sur la manière
dont il faut traiter les gens. - Elle était
vraiment incomparable dans la cure d'âmes,
pour laquelle Dieu l'avait douée
merveilleusement. Sa méthode était,
comme elle-même, simple et de nature toute
pratique. Dans bien des cas, son amour
chrétien lui faisait trouver la clef de
coeurs qui semblaient absolument fermés et
inabordables. Mais son secret ne résidait
pas tant dans ses dons spéciaux, que dans
l'expérience qu'elle avait faite de
l'efficacité de la prière ; la
prière devait être, selon elle, la
base de toute cure d'âme. Elle était
en relation constante avec le Seigneur et avait
pris l'habitude de lui dire tout ce qui la
préoccupait, - ainsi, elle
intercédait sans se lasser pour ses amis et
aussi pour les âmes qui se trouvaient encore
éloignées du Sauveur. Il en a
été de même jusqu'à son
dernier jour et elle a fait de magnifiques
expériences de la puissance avec laquelle
Dieu exauce. Durant la dernière année
de sa vie, elle souffrait d'entendre parler si
rarement de la conversion d'une âme et elle
suppliait son Sauveur de prouver qu'il pouvait arracher
les pécheurs au
prince des ténèbres. Elle le lui
demandait sans cesse, et voilà qu'un jour
quelques jeunes filles, qui avaient à peine
terminé leur instruction religieuse,
venaient lui dire avec des visages radieux :
« Nous nous sommes
données au Seigneur
Jésus. »
La joie fut d'autant plus grande pour
tante Hanna, qu'elle savait par sa propre
expérience combien il est précieux de
se convertir dès sa jeunesse. - Puis ce fut
une femme fort accablée et triste, qui
aurait bien voulu dire à Mme Faust tout ce
qui lui pesait sur le coeur, mais sans pouvoir s'y
décider. Tante Hanna comprenait très
bien ce qui se passait chez cette femme et la
recommandait avec ardeur au divin pasteur des
âmes, car elle trouvait toujours qu'il valait
mieux parler beaucoup au Seigneur des âmes
réveillées que de les exhorter
beaucoup. Peu de temps plus tard, la femme revenait
avec un visage tout heureux : le Seigneur
avait enlevé son fardeau, elle pouvait se
réjouir dans la certitude de son salut et
tante Hanna s'en est réjouie avec elle.
Non seulement elle était en
communion constante avec Dieu, mais encore elle
s'était habituée à prendre
garde à ses directions et à leur
obéir. Elle se laissait conduire par lui
dans les choses spirituelles et matérielles
et, ainsi guidée, elle pouvait marcher d'un pas
sûr. Cela
se manifestait particulièrement à
propos des visites et des courses qu'elle faisait.
Elle discernait le doigt de son Sauveur dans des
événements que d'autres auraient
considérés comme purement fortuits et
accidentels. Et plus d'une fois, on a pu
reconnaître combien elle avait eu raison de
croire, d'une foi simple et enfantine, à une
intervention de Dieu s'étendant jusqu'aux
détails les plus minimes.
Elle possédait encore - chose
qu'on ne saurait assez apprécier à
notre époque - un courage à toute
épreuve et une franchise peu
ordinaire ; deux qualités innées
chez elle, certainement, mais que l'Esprit de Dieu
avait fortifiées et sanctifiées.
Pendant la terrible épidémie de
choléra, elle se trouvait au milieu de la
nuit auprès du lit d'une malade gravement
atteinte. La présence du médecin
serait urgente, mais personne n'est là pour
aller le chercher, aussi Hanna s'en charge-t-elle
sans hésiter. Comme elle suivait une rue
sombre et mal famée, quelques hommes
avinés l'arrêtent avec de grossiers
propos. En quelques phrases claires et
précises, elle leur explique qu'elle vient
de quitter une personne malade à la mort,
leur rappelle combien c'est une chose
sérieuse que l'éternité et le
jugement et leur parle avec tant de ferveur de la
grâce qui sauve, que ces
hommes ne pensent plus à la molester et
s'éloignent tout confus.
Combien souvent de pauvres hommes
dévoyés n'entraient-ils pas en
fureur, quand elle venait dans leur maison rendre
témoignage à son Dieu. On lui a dit
mainte fois qu'on la jetterait en bas des
escaliers, on l'a menacée du couteau ;
elle restait calme et courageuse, et son amour,
joyeux, ferme et fort, a désarmé et
vaincu beaucoup de ses adversaires.
Même devenue vieille, elle
était inaccessible à la peur. Peu de
temps avant sa mort, elle se préparait
à se coucher quand elle entendit du bruit
dans le corridor de sa maison. Avait-elle
oublié de fermer la porte
d'entrée ? Elle ne s'était pas
trompée, un homme de mauvaise mine se
trouvait dans le corridor. Mme Faust implore le
secours de Dieu, puis elle s'avance avec un calme
parfait vers l'étranger, auquel elle demande
ce qu'il cherche ? Ce qu'il cherche ? Il
semble ne plus le savoir lui-même.
Peut-être en voulait-il à la caisse
des diverses Sociétés qui se
réunissaient dans cette maison, s'en assurer
n'était pas possible. Ce qu'il y a de
certain, c'est que la royale
sérénité de la vieille femme
lui en imposa tellement, qu'il ne put que
balbutier :
« Je me suis trompé de
maison ».
L'excuse semblait peu valable, mais
tante Hanna se contenta d'aller
ouvrir toute grande la porte donnant sur la rue, en
disant : « Voilà la
porte ». Il ne se le fit pas dire deux
fois et disparut dans la nuit sans prononcer une
parole.
Elle assistait, un jour, à la
fête annuelle d'un asile auquel elle
s'intéressait d'une façon
spéciale. Elle s'y était rendue de
bonne heure, pour être sûre de trouver
une place et elle jouissait, sans arrière
pensée, de la communion fraternelle qui lui
rendait cette fête particulièrement
chère. Tout à coup, elle croit
entendre une voix qui lui dit :
« Hanna retourne à la
maison ! »
« Pourquoi le ferais-je,
pense-t-elle, j'ai fait mon ouvrage avant de partir
et tout est en ordre chez moi ».
Mais toujours de nouveau il lui semble
que la voix répète :
« Hanna, va à la
maison, va à la maison ».
Enfin, incapable de résister plus
longtemps à cet appel mystérieux,
elle quitte l'Assemblée et rentre chez elle.
À peine avait-elle repris son costume de
tous les jours, qu'elle entend devant la maison un
grand bruit, des gens crient, d'autres courent, le
vacarme est épouvantable. Elle descend dans
la rue et voit un rassemblement d'hommes, au milieu
duquel il est évident que se livre une lutte
violente.
« Que se passe-t-il
donc ? » demande-t-elle à une
femme qui assistait à cette scène du
bord du trottoir. «
Oh ! tante Hanna
répond-elle : c'est une terrible
bataille, ne vous en mêlez pas, vous
recevriez aussi des coups ».
« Pas de ça,
s'écrie-t-elle, n'ai-je pas un Dieu
puissant ? »
Et voilà la vaillante petite
femme qui se fraye un passage dans la foule. Le
spectacle qui s'offre à ses yeux la glace
d'épouvante : un jeune homme
lève son bras armé d'un couteau et va
le laisser tomber sur son propre père. Tante
Hanna s'élance et pose sa main sur le bras
prêt à frapper, en criant :
« Gustave, que
fais-tu ? »
Cette simple question suffit pour calmer
tout à coup la colère du jeune
homme ; il semble se réveiller
après avoir fait un mauvais rêve.
Tante Hanna lui prend la main et il se laisse
reconduire chez lui comme un enfant. Des larmes
coulent le long de ses joues, mais ce sont des
larmes de joie et de reconnaissance. Il ne cesse de
remercier celle qui a empêché qu'il ne
devînt un parricide. Tante Hanna, grâce
à cette intervention providentielle, put
souvent dès lors adresser à celui
qu'elle avait sauvé d'un si grand crime, des
paroles sérieuses, toujours dictées
par une grande charité.
À ce courage et à cette
franchise, elle joignait un esprit
d'à-propos qui lui permettait de dire
toujours le mot juste au moment propice. Ainsi, il
lui est souvent arrivé de pousser les
démocrates au pied du
mur, d'un seul de ses mots drôles et
frappants dont elle avait le secret. L'un d'entre
eux lui dépeignait, une fois sous les plus
brillantes couleurs, l'État de l'avenir et
lui affirmait que toutes les injustices qui
subsistent encore dans la société
actuelle y seraient abolies.
« Mais alors, fit-elle
sèchement, où mettrez-vous, mon ami,
les ivrognes et les paresseux, dans l'État
de l'avenir ? »
Cette question resta, bien entendu, sans
réponse.
Un jour, elle trouva trois jeunes gens
en train d'arracher les ardoises dont sa maison
était revêtue.
« Que faites-vous
là ? » leur demande-t-elle.
Deux d'entre eux lui disent, en
désignant de la main le troisième qui
se tenait un peu à l'écart :
« C'est son jour de naissance,
on s'amuse ! »
Aussitôt tante Hanna va tendre la
main à ce garçon et lui souhaiter, en
quelques paroles cordiales, la
bénédiction de Dieu. Elle avait si
bien désarmé les trois malandrins
qu'il lui fut possible, avant qu'ils
s'éloignassent, de rendre devant eux un
puissant témoignage à Celui qui est
le Sauveur des pécheurs.
Innombrables, étaient les
personnes dont elle avait tellement gagné la
confiance, qu'elles venaient lui raconter leurs
doutes, leurs luttes et leurs soucis. Ce qui
contribuait, par-dessus tout, à faire d'elle une
confidente
incomparable,
c'est qu'elle possédait une qualité
indispensable à quiconque veut pouvoir faire
de la cure d'âmes : elle savait se
taire. Combien n'aurait-elle pas pu être
tentée, lorsqu'elle s'en allait de maison en
maison, avec ses paniers pleins de café, de
raconter les nouvelles apprises chemin faisant, et
de se rendre intéressante en colportant les
choses entendues chez les uns ou les autres. Mais
jamais cela ne lui arrivait ! Ce qu'on lui
disait restait emprisonné au plus profond de
son coeur ; elle n'en parlait pas aux hommes,
mais d'autant plus à Dieu, sachant bien que
ce n'était que de Lui que pouvait, en
définitive, venir le secours. Elle prenait
aussi au sérieux ce devoir de ne point
parler mal de son prochain et de s'efforcer de
faire concourir toutes choses à son bien.
Elle jugeait toujours chacun d'une façon
charitable et protestait vigoureusement, quand on
essayait de condamner quelqu'un devant elle. Je me
souviendrai toujours du regard brillant avec lequel
elle me disait, en parlant d'un personnage qui
était mal disposé envers elle :
« Il n'est pas si mauvais que
ça, il faut avoir raison de lui à
force d'amour ».
Elle savait par expérience
combien les faux jugements font souffrir, et c'est
à l'école du Seigneur qu'elle avait
appris à pratiquer la mansuétude.
Si l'on demandait comment elle s'y
prenait, en dernier ressort, pour gagner les
âmes, la réponse serait facile :
Elle a peu prêché et parlé,
mais beaucoup aimé et elle a frayé au
Seigneur le chemin de bien des coeurs ; elle a
été également d'un grand
secours à beaucoup d'enfants de Dieu, en
proie à la tentation et menacés de
perdre la foi. Quelques exemples feront d'ailleurs
mieux comprendre que de longues
démonstrations comment elle procédait
dans les circonstances variées où il
était fait appel à son zèle et
à son grand amour des âmes.
Laissons-la d'abord parler
elle-même, en transcrivant ici un
récit recueilli de sa propre
bouche :
« La grande salle de
l'Elendstal ne pouvant pas se chauffer, nous n'y
tenons l'école du dimanche que pendant la
belle saison, Un dimanche d'automne qu'il faisait
déjà froid, je dis aux enfants,
particulièrement nombreux ce
jour-là : « Mes enfants,
voilà le froid qui arrive, dès
maintenant nous ne pourrons plus nous réunir
dans cette grande salle. Durant l'hiver, il n'y
aura donc plus d'école du dimanche que pour
les enfants qui habitent l'Elendstal même, et
pour lesquels la petite salle d'à
côté, qui peut se chauffer, suffira.
Vous, les autres, vous nous reviendrez tous, si
Dieu le permet, au printemps prochain ».
Là-dessus je voulus les
congédier, mais voilà que les enfants
de la rue de l'Aniline se rassemblèrent
autour de moi, - ils étaient toute une
troupe - et se mirent à crier :
« Mais tante Hanna ! Il
faut que nous revenions aussi chaque dimanche. Vous
ne voulez pourtant pas nous renvoyer ? Il y a
eu un meurtre la semaine dernière chez nous,
à la rue de l'Aniline, il faut absolument
que nous venions chaque semaine entendre
près de vous quelque chose de
bon ».
« Mes chers enfants, leur
dis-je, comment pourrais-je continuer à vous
recevoir ici ? Nous tomberions tous malades de
froid, si nous nous réunissons dans cette
salle en hiver, et dans celle d'à
côté il n'y aurait pas assez de place
pour vous ».
« Oh ! tante Hanna,
reprirent-ils, venez donc nous faire une
école du dimanche chez nous, à la rue
de l'Aniline !
« A quoi
pensez-vous ! » leur
répondis-je, sur quoi ils s'en
allèrent, tout tristes. Et moi, je les
regardais s'éloigner et je me sentais encore
plus triste qu'eux, car je me
répétais à
moi-même :
« Ces enfants ont raison,
parfaitement raison. Si on ne fait rien pour la rue
de l'Aniline, la démoralisation y deviendra
complète ».
Je dormis à peine, dans la nuit
du dimanche au lundi, et durant ces heures
d'insomnie j'exposai toute l'affaire à mon
cher Sauveur : la
demande
des enfants, la grande misère morale des
habitants de la rue d'Aniline, et je lui demandai
de me venir en aide et de faire naître dans
ma stupide vieille tête quelque bonne
idée. Où donc chercher les moniteurs
ou les monitrices nécessaires ? Comment
découvrir un local ? Je me sentais
incapable de résoudre seule ce
problème.
Dans la matinée du lundi je
reçois la visite d'une dame de ma
connaissance.
« Figurez-vous, tante Hanna,
me dit-elle, que je viens de recevoir une lettre
d'une de mes nièces, qui me dit son
intention de venir passer un temps assez long ici
et m'exprime le désir de trouver à
s'occuper dans une école du dimanche, de
préférence sous votre direction. Mes
deux filles, en lisant cela, ont pris courage et
déclaré qu'elles aussi
désiraient devenir monitrices, avec leur
cousine, dans une de vos écoles ».
N'est-ce pas une chose admirable que la
manière dont Dieu incline les coeurs des
gens ? Alors que les enfants et moi nous nous
tourmentions, en cherchant comment nous pourrions
trouver une issue à nos difficultés,
Dieu avait déjà décidé
un coeur de jeune fille, habitant encore au loin,
à entreprendre l'oeuvre que nous ne savions
comment accomplir ! C'était la
réponse à mes prières et à
celles de ces chers enfants, car ils avaient
certainement prié, eux aussi. Et je n'avais
pas eu besoin de faire une seule
démarche ! Tout s'arrangeait sans mon
intervention ; la main de Dieu agissait de
façon visible.
>Je me rendis dans
l'après-midi à la rue de l'Aniline,
pour me mettre en quête d'un local. Quelques
enfants qui m'avaient reconnue de loin
s'élancèrent à ma rencontre en
s'écriant, tout joyeux :
« Nous allons pourtant avoir
notre école du dimanche ! »
« Doucement, doucement, mes
enfants, leur dis-je, cela n'est point encore
certain, car nous ne trouverons probablement pas de
local ».
« Oh ! que si, il y en
aura un », répondent-ils, et les
voilà qui s'éloignent, rapides comme
le vent. Bientôt je les vis revenir ;
ils avaient parlementé en toute hâte
avec la femme d'un cabaretier qui, debout sur le
seuil de sa porte, me faisait signe de loin. Je
m'approchai et, elle me dit :
« Je vous prêterais
volontiers notre salle chaque dimanche ».
« Cela nous conviendrait
à merveille, lui répondis-je, mais
j'ai pour règle de m'en tenir à cet
ordre :
« Femmes, obéissez
à vos maris ! »
Qu'en pense le vôtre, est-il
également disposé à nous la
céder ? »
Je savais que cet homme était
catholique.
« Oh! fit-elle, ne vous mettez pas
en peine de cela ; si
je
vous promets la salle, il en sera tout
content ; il approuve tout ce que je
fais ».
La nouvelle école put commencer
dès le dimanche suivant. L'étonnement
fut énorme dans le quartier, quand on me vit
paraître, flanquée de trois belles
demoiselles ! La rue de l'Aniline est fort
sale, elle ne contient que de grandes casernes
locatives où la pauvreté, la
misère, le vagabondage et le vice forment
une masse grouillante. En route, mes trois jeunes
dames m'avaient dit :
« Vous commencerez, n'est-ce
pas, tante Hanna ! »
« Oh ! non, leur dis-je,
- il vaut mieux que vous le fassiez. Racontez-leur
seulement quelque chose de très beau et de
très bon, et parlez-leur du Seigneur
Jésus ».
Et vraiment, une fois le premier
sentiment de timidité surmonté, tout
se passa au mieux.
Tout alla bien pendant quelques
semaines, les enfants étaient très
heureux, et nous l'étions avec eux. Mais un
jour de la semaine que je passais dans la rue, je
sens que quelqu'un me tire par
derrière ; je me retourne et me trouve
en présence de trois enfants pâles,
qui me disent en pleurant :
« Chère tante Hanna, le
père a été terriblement en
colère contre la maman, et il nous a battus
parce que nous avions été à
l'école du dimanche. Il dit que tout ce qu'on nous
y
raconte
n'est que mensonge et que si nous y retournons
jamais, nous nous en repentirons ». Je
les consolai en leur disant de demander au bon
Sauveur que leur père leur permette
bientôt de retourner à l'école
- mais que jusqu'alors ils ne devaient pas y
revenir.
« Peu de jours plus tard, je
repassais au même endroit. C'était au
crépuscule et je rencontrai de nouveau ces
enfants. Ils se précipitèrent vers
moi, leurs petits visages maigres convulsés
par la terreur, et se mirent à crier :
« Venez, venez ! chère tante
Hanna, venez donc vite, vite ! »
« Qu'y
a-t-il ? » leur demandai-je.
« Le père est
allé dans la cour chercher une hache, et
maintenant il monte l'escalier pour tuer la
mère ! »
Saisie d'horreur, je me mets à
courir, avec les enfants qui m'entouraient pour me
protéger, aussi vite que me le permettaient
mes jambes fatiguées - et je rattrape
l'homme dans l'escalier, dont il gravissait
lentement les marches. Il tenait à la main
une grande hache de boucher et il grommelait et
jurait entre ses dents.
« Pauvre homme, lui dis-je,
quand je me trouvai à côté de
lui, que je vous plains ! Vous n'avez pas la
paix ».
« Non, je n'en ai
point ! » me dit-il d'un ton rude,
en détournant la tête.
Je me mis à lui parler, Dieu
lui-même m'inspirait en ce
moment, et je me laissais guider par Lui, - enfin.
j'enlevai la hache des mains de cet homme et il me
promit de ne pas faire de mal à sa
femme.
De bonne heure, le lendemain, je
retournai chez ces gens. J'entre dans leur chambre.
Ah ! quelle pauvreté j'y
découvre ! Pas une chaise, seulement un
lit. La femme est couchée sur le devant,
l'homme se tourne du côté de la
muraille. « Mes enfants, leur dis-je - je
suis une vieille femme et je puis bien me permettre
d'appeler même des adultes. « mes
enfants », personne ne m'en a jamais
voulu - « mes enfants, ne vous
gênez pas de moi. je vais m'asseoir
là, sur le plancher, car je suis très
fatiguée ».
Et je me mets à les questionner.
La femme me répond, elle pleure beaucoup,
mais je vois qu'elle a de la foi. Au premier abord
le mari a l'air de ne rien entendre, mais peu
à peu il prend part aussi à la
conversation. Oh ! à quel flot
d'amertume ne donna-t-il pas essor. Impossible de
vous dire à quel point il était
aigri. Il avait été
dénoncé et puni pour crime de
lèse Majesté, sa réputation
était d'ailleurs des plus mauvaises.
À présent personne ne voulait plus
l'occuper, il était sans ouvrage et ne
savait comment entretenir sa famille. Je ne puis ni
ne voudrais répéter toutes les
injures et les imprécations qui sortirent,
ce jour-là, de sa bouche.
« Oui, s'écriait-il, en
brandissant son poing, - il faut rester
couché jusqu'à ce qu'on crève
misérablement... à la fabrique on a
respiré des vapeurs empoisonnées, on
en est imprégné, et maintenant on
meurt de faim ! Voilà la reconnaissance
qu'on en a ! »
Au mot de faim je me relevai, non sans
peine, et je lui tendis la main en disant :
« Voilà ma main. Tant
qu'il restera chez moi quelque chose à
manger, vous en aurez aussi votre part ».
Il me regarda d'un air méprisant,
en disant :
« Radotage de vieille
femme ! »
« Oh ! lui dis-je, ne
méprisez pas les vieilles femmes ! Vous
verrez ce que vaut la parole de l'une d'entre
elles ! »
Cette fois, il posa sa main dans ma main
tendue. Alors je demandai à la femme si elle
possédait un panier à anse.
« Oui, elle en avait
un ». -
« Eh ! bien, fis-je,
levez-vous, prenez votre panier et venez avec
moi ! »
Elle m'accompagna à la
Riemenstrasse où je remplis son panier des
provisions que j'avais sous la main, j'achetai dans
une boutique voisine ce qui manquait. Il y en avait
en tout pour 6 marks. « Emportez-moi
ça, lui dis-je, et quand vous aurez tout
mangé, vous reviendrez faire remplir le
panier à nouveau ». Les choses se
passèrent ainsi pendant des semaines, le
panier faisait la navette entre
les deux maisons, vide à l'aller, plein au
retour. Mais je ne possédais rien
moi-même et je devais travailler pour gagner
mon propre pain. Je ne pouvais pas prendre des
vivres à crédit chez le marchand
comment aurais-je fait pour payer en fin de compte
sa grosse note ! Je me tranquillisai en me
disant que le bon Dieu me donnerait bien ce dont
j'aurais besoin. J'avais plus d'une maison amie
dans le Wuppertal, à la porte de laquelle je
pouvais aller frapper dans des cas comme
celui-là, et, en effet, chaque fois que la
femme réapparaissait, je me trouvais en
mesure de la fournir du nécessaire, ainsi
que je m'y étais engagée.
Voilà que je reçois un
jour des trois demoiselles dont je vous ai
déjà parlé, une belle, grande
et chaude chemise d'homme, en flanelle. Ah !
qu'elle tombait bien, j'en avais justement
l'emploi ! J'en fais un paquet que je prends
sous mon bras et je me rends chez les donatrices.
Les trois chères demoiselles étaient
à la maison et je leur dis :
« Il faut que vous me fassiez
un grand plaisir ».
« Volontiers, de quoi
s'agit-il ? »
« Vous m'avez causé
déjà une grande joie en m'envoyant
cette belle chemise en laine, et je connais
quelqu'un chez qui elle tombera à merveille.
Prenez, je vous prie, une petite bande de papier
étroite et vous écrirez dessus :
« Pour
le cher père », puis je
l'épinglerai à la chemise. Voyez, mes
vieux doigts sont devenus trop raides, d'ailleurs
l'écriture n'a jamais été ma
passion ».
« Nous le ferons de grand
coeur, me répondent-elles, mais il faut que
nous sachions, avant tout, de qui il
s'agit ».
« Eh bien ! puisque vous
voulez le savoir, c'est pour l'homme de la rue de
l'Aniline ».
« Non, non,
s'écrient-elles toutes les trois à la
fois, nous n'écrirons pas cela pour lui, car
ce n'est pas un cher père, c'est un affreux
homme qui maltraite de honteuse façon sa
femme et ses enfants ».
J'eus mille peines à calmer ces
demoiselles et à les persuader.
« C'est pourtant un cher
père, leur disais-je. Ne pensez pas à
sa conduite, mais songez combien son âme a
encore de valeur aux yeux de Dieu et combien notre
Sauveur l'aime encore malgré
tout. »
Cette dernière
considération vainquit enfin leur
résistance et elles firent ce que je leur
demandais.
Bientôt la femme et son grand
panier à anse reparaissent chez moi. je
remplis le panier et je place la chemise et son
étiquette parmi les provisions ; ce
n'était pas la première fois, du
reste, que j'avais ajouté aux vivres quelque
pièce de vêtement. À sa
prochaine visite, elle tire de son panier,
généralement vide, la chemise qu'elle
me tend en disant :
« Mon mari prétend que
ceci n'est pas pour nous ».
« Comment donc, pas pour
vous ! Ne l'ai-je pas mise de mes propres
mains dans le panier ? »
« Oui, mais... ce
papier ? » murmura-t-elle d'une voix
étranglée.
« Ce papier a justement
été placé là à
son intention ».
Elle a dû remporter avec elle la
magnifique chemise et celle-ci n'est certainement
pas restée muette. Elle prêchait
à sa façon en
répétant :
« Pour le cher père,
pour le cher père ! »
Je revenais de l'église, un
dimanche, six semaines plus tard, quand
quelques-unes de mes bonnes amies me rejoignent et
me disent d'un air tout radieux :
« Hanna, devine donc qui nous
avons vu à l'église ».
« Qui cela peut-il bien avoir
été ? leur dis-je et me
voilà qui cherche, sans parvenir à
découvrir de qui elles veulent parler.
Enfin, elles s'écrient :
« L'homme de la rue de
l'Aniline ! »
Je n'ai pas tardé à en
savoir davantage ; sa femme m'a tout
raconté. Il s'apprêtait à
sortir de la chambre, sur le seuil de la porte, il
se retourne et lui dit brusquement :
« Je vais à
l'église ».
Comme elle le regardait tout
étonnée, il lui explique son
extraordinaire résolution, en disant - il
n'avait probablement pas remis les pieds dans une
église depuis le dimanche de sa confirmation
- :
« Ce doit être le vrai
Dieu, que celui que cette vieille femme
adore ».
Il est devenu après cela un homme
tout à fait convenable et a retrouvé
du travail, ce qui lui a permis de pouvoir de
nouveau gagner la vie de sa famille. Il y avait
longtemps déjà qu'il avait
laissé ses enfants retourner à
l'école du dimanche, ou qu'il ne les en
avait tout au moins, pas
empêchés.
C'était une chose magnifique que
de voir comment Dieu lui faisait rencontrer ceux
qui avaient besoin qu'on leur tendît une main
secourable, et la conduisait vers ceux qui
traversaient des épreuves ou des tentations
particulièrement graves.
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