Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VIII

Dans la cure d'âmes.

« Envoyez-moi « Hanna Faust de l'Arrenberg ». Tante Hanna et la question féministe. « Tant que je vivrai il n'en sera rien ». « Vous avez fait chercher le docteur ? » « Pas de ça, la réunion est terminée ! » « M. le Pasteur, nous en avons assez ». Le secret de sa cure d'âmes. « Voilà la porte ». « Va à la maison Hanna ! » Ce que tante Hanna pensait de l'État de l'avenir, et comment elle félicitait les gens, lors de leur anniversaire. L'école du dimanche de la rue de l'Aniline. Ses monitrices et son local. Mortelle détresse. Paniers pleins et paniers vides. À notre cher père ». « Le Dieu qu'adore cette vieille femme doit être le vrai Dieu ». « Ton amour m'a vaincu ». Comment tante Hanna trouva une collaboratrice et sauva deux êtres fatigués de la vie. « Dis donc, tu n'es pas trop bien disposé ». Encore une victoire de l'amour. L'attentat du Niederwald. « Il y a pourtant un Dieu ». Tante Hanna s'occupe de l'âme des riches, des gens cultivés et aussi des pasteurs. « Que me manque-t-il, Hanna ? » La mère des candidats en théologie.

Comment ? Dans la cure d'âmes ? Est-ce donc aussi un des chapitres de l'histoire de tante Hanna ?
Il nous semblait nous trouver en présence d'une femme si sensée, et voilà qu'elle faisait de la cure d'âmes ! Peut-être plus d'un lecteur va-t-il se dire qu'elle avait pourtant donné quelque peu dans les idées modernes sur l'émancipation de la femme et qu'elle s'était attribué certaines fonctions qui ne sont, d'après l'Écriture Sainte, absolument pas du domaine de la femme !

Qu'on se rassure. Tante Hanna, il est vrai, a largement pratiqué la cure d'âmes. Son travail parmi les pauvres n'était-il pas une cure d'âmes en pratique ? Elle ne s'est pas gênée, quoique femme, d'exposer aux gens, dans des entretiens privés, la voie du salut, avec son originalité et sa clarté d'esprit habituelles. N'est-il pas arrivé à un des plus fidèles pasteurs de notre communauté d'entendre un homme, d'entre les plus bas tombés, auprès duquel tante Hanna l'avait prié elle-même de se rendre, parce qu'elle l'avait jusqu'alors visité et exhorté en vain, lui crier :
« Envoyez-moi Hanna Kepler de l'Arrenberg, je la comprends mieux que vous ».
Oui, elle faisait de la cure d'âmes, mais sans sortir des limites que lui imposait son sexe. Le prédicateur de la cour Ohly, de Berlin, a dit à propos d'elle :
« Elle s'élevait avec une sévérité particulière contre les femmes qui franchissent les limites que Dieu lui-même a assignées à leur activité, dans sa parole. On a essayé, parfois, de lui persuader de passer par-dessus cette ligne de démarcation ou de l'interpréter d'une façon qui n'aurait pas été conforme à la parole de Dieu, mais comme autrefois Jean-Baptiste, elle a résisté à la tentation de vouloir être plus qu'elle n'était. C'est justement pour cela que le Seigneur a si richement béni son travail ».

Le pasteur Thyssen, maintenant à Bremen, qui a grandi sous ses yeux et s'était attaché à elle dès son enfance, lui a rendu ce témoignage : « Elle était conservatrice, aussi en ce qui concerne le féminisme, et c'était pour elle une joie de constater que je me rangeais résolument du côté de l'ancienne conception, d'après laquelle la place de la femme est à la maison, en qualité de ménagère et de mère de famille, mais qui admet cependant qu'elle peut servir Dieu dans un cercle plus étendu, par le moyen d'oeuvres de foi et d'amour et qui lui concède même le droit de parler, dans les unions de jeunes filles ou autres réunions de ce genre. C'était pour elle une abomination que des femmes parlassent devant des auditoires mixtes et surtout dans des assemblées publiques. Elle a toujours agi en accord avec ce principe, quelle qu'ait été d'autre part sa multiple activité. Il lui est bien arrivé, à l'Elendstal, de dire quelques mots à ses hôtes, comme toute maîtresse de maison est appelée à le faire, mais jamais elle n'a prononcé un discours dans une assemblée mixte ; on l'y a parfois engagée, en ma présence, mais elle a toujours refusé de le faire, sans hésiter.

Elle avait une énergie et une assurance toutes masculines, mais elle n'oubliait jamais qu'elle était femme. À côté de sa force de caractère, elle possédait l'onction d'un pur esprit féminin. Et c'est cela - et non point la force de son bras ou la véhémence de ses paroles, - qui a désarmé et calmé plus d'un vaurien, tempêtant contre elle, et la menaçant avec colère. Cela a été pour elle une souffrance, que de voir l'un de ses meilleurs amis et protecteurs se laisser gagner par le mouvement féministe. Elle avait des idées très arrêtées sur cette question, aussi bien que sur d'autres. Elle avait pris position d'une façon très déterminée, et cela ne l'a pas empêchée d'agir.

« Je l'entendais un jour raconter, avec une profonde émotion, qu'on avait voulu obtenir l'usage de la salle de l'Elendstal pour une réunion où des femmes devaient parler. « jamais pareille chose n'aura lieu tant que je vivrai » avait-elle déclaré d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Et cependant, elle possédait un don de parole d'une rare puissance. Mais elle se connaissait, et elle savait qu'elle tomberait facilement dans une sorte d'état extatique, qui pourrait bien entraîner les autres, mais qui n'était point sans danger.

Elle avait d'ailleurs, d'une façon générale, un bon sens, une pondération qui la préservaient de tout ce qui était outré et de tout fanatisme. Elle n'était pas spiritualisée au point qu'il n'y eût plus de place en elle pour la gaîté de bon aloi et les bons mots dont elle émaillait sa conversation.

Un de ses amis les plus proches, qui dirigeait une grande communauté, avait adopté l'opinion selon laquelle un croyant sincère ne doit pas, en cas de maladie, consulter de médecin. À peine se trouvait-on en présence de ce frère vénéré, qu'il enfourchait ce cheval de bataille. Or, une fois que cet ami était en voyage, il tomba malade tout à coup. Voyant qu'il ne se guérissait pas par les moyens qu'il considérait comme seuls salutaires, il résolut enfin de faire appeler un médecin, dont les soins réussirent à le remettre très vite sur pieds, de sorte qu'il put continuer son voyage. Il racontait un jour, tout contrit, son aventure à tante Hanna. Celle-ci ne put lui cacher sa joie et lui dit, avec son air de naïveté enfantine :
« Comment ? Vous avez fait appel à un médecin ? Je n'aurais jamais cru cela de vous ».

Mentionnons encore ici un des traits fondamentaux de son activité : la fermeté de ses convictions ecclésiastiques et le soin qu'elle mettait à agir toujours en conformité d'esprit avec l'Eglise établie. Elle n'était pas étroite et se sentait en communion avec tous les enfants de Dieu, mais jusqu'à son dernier souffle elle resta fidèle à son Église. Feldner, un homme de Dieu d'une haute valeur, était lié avec elle et venait beaucoup dans sa maison, mais lorsqu'il crut devoir sortir de l'Eglise avec toute une phalange de membres de sa paroisse, il ne parvint à influencer en aucune mesure tante Hanna, et cessa tout à fait de la voir. Le bienheureux pasteur Neviandt, toujours si fraternel, est demeuré son ami, même après sa rupture avec l'Eglise, mais ne l'a pas davantage influencée. De nombreuses tentatives furent faites pour l'amener à se joindre à des mouvements libristes ou anti-ecclésiastiques, mais elles échouèrent toujours, Elle déplorait profondément l'émiettement des enfants de Dieu et restait réfractaire vis-à-vis des manifestations religieuses, comme en ce qui concernait l'émancipation de la femme. Le fait suivant, qui s'est passé dans une réunion présidée par un pasteur indépendant, caractérise bien son attitude. - À la fin de la réunion l'orateur avait invité ceux qui avaient quelque chose de particulier sur le coeur à rester encore un moment. Aussitôt Hanna. Faust se lève et crie aux gens :
« Rien de ça ! La réunion est terminée, et nous allons retourner à la maison, personne, ici, n'a plus rien à dire. »

Elle reportait son amour de l'Eglise sur ses serviteurs. Nous jouissions, nous pasteurs, ainsi que nos familles, d'une large part de ses affections et nous savions qu'elle priait beaucoup pour nous. C'était bien vrai, ce qu'écrivait un jour un ami :
« Quand elle avait jugé qu'une chose était juste et bonne, elle y tenait malgré tout. »

C'est ce qui explique par exemple son affection vraiment touchante pour les pasteurs. Je l'ai souvent entendu appeler par mes parents, la mère des pasteurs. Elle ne permettait à personne d'y toucher et malheur à ceux qui en parlaient irrévérencieusement ! Elle ne parlait jamais des fautes des pasteurs, elle les déplorait certainement en son for intérieur, mais elle n'en laissait rien paraître. Quand quelqu'un essayait d'émettre sur eux un jugement défavorable, elle coupait court à la discussion en disant :
« Soyez seulement bien content de les avoir. »

Certes cette vénération, mise en regard de bien des déficits, a été souvent un peu oppressante pour beaucoup d'entre nous.

Quoiqu'elle en eût pensé dans son humilité, nous avons beaucoup appris de cette simple femme sur la manière dont il faut traiter les gens. - Elle était vraiment incomparable dans la cure d'âmes, pour laquelle Dieu l'avait douée merveilleusement. Sa méthode était, comme elle-même, simple et de nature toute pratique. Dans bien des cas, son amour chrétien lui faisait trouver la clef de coeurs qui semblaient absolument fermés et inabordables. Mais son secret ne résidait pas tant dans ses dons spéciaux, que dans l'expérience qu'elle avait faite de l'efficacité de la prière ; la prière devait être, selon elle, la base de toute cure d'âme. Elle était en relation constante avec le Seigneur et avait pris l'habitude de lui dire tout ce qui la préoccupait, - ainsi, elle intercédait sans se lasser pour ses amis et aussi pour les âmes qui se trouvaient encore éloignées du Sauveur. Il en a été de même jusqu'à son dernier jour et elle a fait de magnifiques expériences de la puissance avec laquelle Dieu exauce. Durant la dernière année de sa vie, elle souffrait d'entendre parler si rarement de la conversion d'une âme et elle suppliait son Sauveur de prouver qu'il pouvait arracher les pécheurs au prince des ténèbres. Elle le lui demandait sans cesse, et voilà qu'un jour quelques jeunes filles, qui avaient à peine terminé leur instruction religieuse, venaient lui dire avec des visages radieux :
« Nous nous sommes données au Seigneur Jésus. »
La joie fut d'autant plus grande pour tante Hanna, qu'elle savait par sa propre expérience combien il est précieux de se convertir dès sa jeunesse. - Puis ce fut une femme fort accablée et triste, qui aurait bien voulu dire à Mme Faust tout ce qui lui pesait sur le coeur, mais sans pouvoir s'y décider. Tante Hanna comprenait très bien ce qui se passait chez cette femme et la recommandait avec ardeur au divin pasteur des âmes, car elle trouvait toujours qu'il valait mieux parler beaucoup au Seigneur des âmes réveillées que de les exhorter beaucoup. Peu de temps plus tard, la femme revenait avec un visage tout heureux : le Seigneur avait enlevé son fardeau, elle pouvait se réjouir dans la certitude de son salut et tante Hanna s'en est réjouie avec elle.

Non seulement elle était en communion constante avec Dieu, mais encore elle s'était habituée à prendre garde à ses directions et à leur obéir. Elle se laissait conduire par lui dans les choses spirituelles et matérielles et, ainsi guidée, elle pouvait marcher d'un pas sûr. Cela se manifestait particulièrement à propos des visites et des courses qu'elle faisait. Elle discernait le doigt de son Sauveur dans des événements que d'autres auraient considérés comme purement fortuits et accidentels. Et plus d'une fois, on a pu reconnaître combien elle avait eu raison de croire, d'une foi simple et enfantine, à une intervention de Dieu s'étendant jusqu'aux détails les plus minimes.

Elle possédait encore - chose qu'on ne saurait assez apprécier à notre époque - un courage à toute épreuve et une franchise peu ordinaire ; deux qualités innées chez elle, certainement, mais que l'Esprit de Dieu avait fortifiées et sanctifiées. Pendant la terrible épidémie de choléra, elle se trouvait au milieu de la nuit auprès du lit d'une malade gravement atteinte. La présence du médecin serait urgente, mais personne n'est là pour aller le chercher, aussi Hanna s'en charge-t-elle sans hésiter. Comme elle suivait une rue sombre et mal famée, quelques hommes avinés l'arrêtent avec de grossiers propos. En quelques phrases claires et précises, elle leur explique qu'elle vient de quitter une personne malade à la mort, leur rappelle combien c'est une chose sérieuse que l'éternité et le jugement et leur parle avec tant de ferveur de la grâce qui sauve, que ces hommes ne pensent plus à la molester et s'éloignent tout confus.

Combien souvent de pauvres hommes dévoyés n'entraient-ils pas en fureur, quand elle venait dans leur maison rendre témoignage à son Dieu. On lui a dit mainte fois qu'on la jetterait en bas des escaliers, on l'a menacée du couteau ; elle restait calme et courageuse, et son amour, joyeux, ferme et fort, a désarmé et vaincu beaucoup de ses adversaires.

Même devenue vieille, elle était inaccessible à la peur. Peu de temps avant sa mort, elle se préparait à se coucher quand elle entendit du bruit dans le corridor de sa maison. Avait-elle oublié de fermer la porte d'entrée ? Elle ne s'était pas trompée, un homme de mauvaise mine se trouvait dans le corridor. Mme Faust implore le secours de Dieu, puis elle s'avance avec un calme parfait vers l'étranger, auquel elle demande ce qu'il cherche ? Ce qu'il cherche ? Il semble ne plus le savoir lui-même. Peut-être en voulait-il à la caisse des diverses Sociétés qui se réunissaient dans cette maison, s'en assurer n'était pas possible. Ce qu'il y a de certain, c'est que la royale sérénité de la vieille femme lui en imposa tellement, qu'il ne put que balbutier :
« Je me suis trompé de maison ».
L'excuse semblait peu valable, mais tante Hanna se contenta d'aller ouvrir toute grande la porte donnant sur la rue, en disant : « Voilà la porte ». Il ne se le fit pas dire deux fois et disparut dans la nuit sans prononcer une parole.

Elle assistait, un jour, à la fête annuelle d'un asile auquel elle s'intéressait d'une façon spéciale. Elle s'y était rendue de bonne heure, pour être sûre de trouver une place et elle jouissait, sans arrière pensée, de la communion fraternelle qui lui rendait cette fête particulièrement chère. Tout à coup, elle croit entendre une voix qui lui dit :
« Hanna retourne à la maison ! »
« Pourquoi le ferais-je, pense-t-elle, j'ai fait mon ouvrage avant de partir et tout est en ordre chez moi ».
Mais toujours de nouveau il lui semble que la voix répète :
« Hanna, va à la maison, va à la maison ».
Enfin, incapable de résister plus longtemps à cet appel mystérieux, elle quitte l'Assemblée et rentre chez elle. À peine avait-elle repris son costume de tous les jours, qu'elle entend devant la maison un grand bruit, des gens crient, d'autres courent, le vacarme est épouvantable. Elle descend dans la rue et voit un rassemblement d'hommes, au milieu duquel il est évident que se livre une lutte violente.
« Que se passe-t-il donc ? » demande-t-elle à une femme qui assistait à cette scène du bord du trottoir. «
 Oh ! tante Hanna répond-elle : c'est une terrible bataille, ne vous en mêlez pas, vous recevriez aussi des coups ».
« Pas de ça, s'écrie-t-elle, n'ai-je pas un Dieu puissant ? »

Et voilà la vaillante petite femme qui se fraye un passage dans la foule. Le spectacle qui s'offre à ses yeux la glace d'épouvante : un jeune homme lève son bras armé d'un couteau et va le laisser tomber sur son propre père. Tante Hanna s'élance et pose sa main sur le bras prêt à frapper, en criant :
« Gustave, que fais-tu ? »
Cette simple question suffit pour calmer tout à coup la colère du jeune homme ; il semble se réveiller après avoir fait un mauvais rêve. Tante Hanna lui prend la main et il se laisse reconduire chez lui comme un enfant. Des larmes coulent le long de ses joues, mais ce sont des larmes de joie et de reconnaissance. Il ne cesse de remercier celle qui a empêché qu'il ne devînt un parricide. Tante Hanna, grâce à cette intervention providentielle, put souvent dès lors adresser à celui qu'elle avait sauvé d'un si grand crime, des paroles sérieuses, toujours dictées par une grande charité.

À ce courage et à cette franchise, elle joignait un esprit d'à-propos qui lui permettait de dire toujours le mot juste au moment propice. Ainsi, il lui est souvent arrivé de pousser les démocrates au pied du mur, d'un seul de ses mots drôles et frappants dont elle avait le secret. L'un d'entre eux lui dépeignait, une fois sous les plus brillantes couleurs, l'État de l'avenir et lui affirmait que toutes les injustices qui subsistent encore dans la société actuelle y seraient abolies.
« Mais alors, fit-elle sèchement, où mettrez-vous, mon ami, les ivrognes et les paresseux, dans l'État de l'avenir ? »
Cette question resta, bien entendu, sans réponse.

Un jour, elle trouva trois jeunes gens en train d'arracher les ardoises dont sa maison était revêtue.
« Que faites-vous là ? » leur demande-t-elle.
Deux d'entre eux lui disent, en désignant de la main le troisième qui se tenait un peu à l'écart :
« C'est son jour de naissance, on s'amuse ! »
Aussitôt tante Hanna va tendre la main à ce garçon et lui souhaiter, en quelques paroles cordiales, la bénédiction de Dieu. Elle avait si bien désarmé les trois malandrins qu'il lui fut possible, avant qu'ils s'éloignassent, de rendre devant eux un puissant témoignage à Celui qui est le Sauveur des pécheurs.

Innombrables, étaient les personnes dont elle avait tellement gagné la confiance, qu'elles venaient lui raconter leurs doutes, leurs luttes et leurs soucis. Ce qui contribuait, par-dessus tout, à faire d'elle une confidente incomparable, c'est qu'elle possédait une qualité indispensable à quiconque veut pouvoir faire de la cure d'âmes : elle savait se taire. Combien n'aurait-elle pas pu être tentée, lorsqu'elle s'en allait de maison en maison, avec ses paniers pleins de café, de raconter les nouvelles apprises chemin faisant, et de se rendre intéressante en colportant les choses entendues chez les uns ou les autres. Mais jamais cela ne lui arrivait ! Ce qu'on lui disait restait emprisonné au plus profond de son coeur ; elle n'en parlait pas aux hommes, mais d'autant plus à Dieu, sachant bien que ce n'était que de Lui que pouvait, en définitive, venir le secours. Elle prenait aussi au sérieux ce devoir de ne point parler mal de son prochain et de s'efforcer de faire concourir toutes choses à son bien. Elle jugeait toujours chacun d'une façon charitable et protestait vigoureusement, quand on essayait de condamner quelqu'un devant elle. Je me souviendrai toujours du regard brillant avec lequel elle me disait, en parlant d'un personnage qui était mal disposé envers elle :
« Il n'est pas si mauvais que ça, il faut avoir raison de lui à force d'amour ».
Elle savait par expérience combien les faux jugements font souffrir, et c'est à l'école du Seigneur qu'elle avait appris à pratiquer la mansuétude.

Si l'on demandait comment elle s'y prenait, en dernier ressort, pour gagner les âmes, la réponse serait facile : Elle a peu prêché et parlé, mais beaucoup aimé et elle a frayé au Seigneur le chemin de bien des coeurs ; elle a été également d'un grand secours à beaucoup d'enfants de Dieu, en proie à la tentation et menacés de perdre la foi. Quelques exemples feront d'ailleurs mieux comprendre que de longues démonstrations comment elle procédait dans les circonstances variées où il était fait appel à son zèle et à son grand amour des âmes.

Laissons-la d'abord parler elle-même, en transcrivant ici un récit recueilli de sa propre bouche :
« La grande salle de l'Elendstal ne pouvant pas se chauffer, nous n'y tenons l'école du dimanche que pendant la belle saison, Un dimanche d'automne qu'il faisait déjà froid, je dis aux enfants, particulièrement nombreux ce jour-là : « Mes enfants, voilà le froid qui arrive, dès maintenant nous ne pourrons plus nous réunir dans cette grande salle. Durant l'hiver, il n'y aura donc plus d'école du dimanche que pour les enfants qui habitent l'Elendstal même, et pour lesquels la petite salle d'à côté, qui peut se chauffer, suffira. Vous, les autres, vous nous reviendrez tous, si Dieu le permet, au printemps prochain ».

Là-dessus je voulus les congédier, mais voilà que les enfants de la rue de l'Aniline se rassemblèrent autour de moi, - ils étaient toute une troupe - et se mirent à crier :
« Mais tante Hanna ! Il faut que nous revenions aussi chaque dimanche. Vous ne voulez pourtant pas nous renvoyer ? Il y a eu un meurtre la semaine dernière chez nous, à la rue de l'Aniline, il faut absolument que nous venions chaque semaine entendre près de vous quelque chose de bon ».
« Mes chers enfants, leur dis-je, comment pourrais-je continuer à vous recevoir ici ? Nous tomberions tous malades de froid, si nous nous réunissons dans cette salle en hiver, et dans celle d'à côté il n'y aurait pas assez de place pour vous ».
« Oh ! tante Hanna, reprirent-ils, venez donc nous faire une école du dimanche chez nous, à la rue de l'Aniline !
« A quoi pensez-vous ! » leur répondis-je, sur quoi ils s'en allèrent, tout tristes. Et moi, je les regardais s'éloigner et je me sentais encore plus triste qu'eux, car je me répétais à moi-même :
« Ces enfants ont raison, parfaitement raison. Si on ne fait rien pour la rue de l'Aniline, la démoralisation y deviendra complète ».
Je dormis à peine, dans la nuit du dimanche au lundi, et durant ces heures d'insomnie j'exposai toute l'affaire à mon cher Sauveur : la demande des enfants, la grande misère morale des habitants de la rue d'Aniline, et je lui demandai de me venir en aide et de faire naître dans ma stupide vieille tête quelque bonne idée. Où donc chercher les moniteurs ou les monitrices nécessaires ? Comment découvrir un local ? Je me sentais incapable de résoudre seule ce problème.

Dans la matinée du lundi je reçois la visite d'une dame de ma connaissance.
« Figurez-vous, tante Hanna, me dit-elle, que je viens de recevoir une lettre d'une de mes nièces, qui me dit son intention de venir passer un temps assez long ici et m'exprime le désir de trouver à s'occuper dans une école du dimanche, de préférence sous votre direction. Mes deux filles, en lisant cela, ont pris courage et déclaré qu'elles aussi désiraient devenir monitrices, avec leur cousine, dans une de vos écoles ».

N'est-ce pas une chose admirable que la manière dont Dieu incline les coeurs des gens ? Alors que les enfants et moi nous nous tourmentions, en cherchant comment nous pourrions trouver une issue à nos difficultés, Dieu avait déjà décidé un coeur de jeune fille, habitant encore au loin, à entreprendre l'oeuvre que nous ne savions comment accomplir ! C'était la réponse à mes prières et à celles de ces chers enfants, car ils avaient certainement prié, eux aussi. Et je n'avais pas eu besoin de faire une seule démarche ! Tout s'arrangeait sans mon intervention ; la main de Dieu agissait de façon visible.

>Je me rendis dans l'après-midi à la rue de l'Aniline, pour me mettre en quête d'un local. Quelques enfants qui m'avaient reconnue de loin s'élancèrent à ma rencontre en s'écriant, tout joyeux :
« Nous allons pourtant avoir notre école du dimanche ! »
« Doucement, doucement, mes enfants, leur dis-je, cela n'est point encore certain, car nous ne trouverons probablement pas de local ».
« Oh ! que si, il y en aura un », répondent-ils, et les voilà qui s'éloignent, rapides comme le vent. Bientôt je les vis revenir ; ils avaient parlementé en toute hâte avec la femme d'un cabaretier qui, debout sur le seuil de sa porte, me faisait signe de loin. Je m'approchai et, elle me dit :
« Je vous prêterais volontiers notre salle chaque dimanche ».
« Cela nous conviendrait à merveille, lui répondis-je, mais j'ai pour règle de m'en tenir à cet ordre :
« Femmes, obéissez à vos maris ! »
Qu'en pense le vôtre, est-il également disposé à nous la céder ? »
Je savais que cet homme était catholique.
« Oh! fit-elle, ne vous mettez pas en peine de cela ; si je vous promets la salle, il en sera tout content ; il approuve tout ce que je fais ».

La nouvelle école put commencer dès le dimanche suivant. L'étonnement fut énorme dans le quartier, quand on me vit paraître, flanquée de trois belles demoiselles ! La rue de l'Aniline est fort sale, elle ne contient que de grandes casernes locatives où la pauvreté, la misère, le vagabondage et le vice forment une masse grouillante. En route, mes trois jeunes dames m'avaient dit :
« Vous commencerez, n'est-ce pas, tante Hanna ! »
« Oh ! non, leur dis-je, - il vaut mieux que vous le fassiez. Racontez-leur seulement quelque chose de très beau et de très bon, et parlez-leur du Seigneur Jésus ».
Et vraiment, une fois le premier sentiment de timidité surmonté, tout se passa au mieux.

Tout alla bien pendant quelques semaines, les enfants étaient très heureux, et nous l'étions avec eux. Mais un jour de la semaine que je passais dans la rue, je sens que quelqu'un me tire par derrière ; je me retourne et me trouve en présence de trois enfants pâles, qui me disent en pleurant :
« Chère tante Hanna, le père a été terriblement en colère contre la maman, et il nous a battus parce que nous avions été à l'école du dimanche. Il dit que tout ce qu'on nous y raconte n'est que mensonge et que si nous y retournons jamais, nous nous en repentirons ». Je les consolai en leur disant de demander au bon Sauveur que leur père leur permette bientôt de retourner à l'école - mais que jusqu'alors ils ne devaient pas y revenir.

« Peu de jours plus tard, je repassais au même endroit. C'était au crépuscule et je rencontrai de nouveau ces enfants. Ils se précipitèrent vers moi, leurs petits visages maigres convulsés par la terreur, et se mirent à crier : « Venez, venez ! chère tante Hanna, venez donc vite, vite ! »
« Qu'y a-t-il ? » leur demandai-je.
« Le père est allé dans la cour chercher une hache, et maintenant il monte l'escalier pour tuer la mère ! »
Saisie d'horreur, je me mets à courir, avec les enfants qui m'entouraient pour me protéger, aussi vite que me le permettaient mes jambes fatiguées - et je rattrape l'homme dans l'escalier, dont il gravissait lentement les marches. Il tenait à la main une grande hache de boucher et il grommelait et jurait entre ses dents.
« Pauvre homme, lui dis-je, quand je me trouvai à côté de lui, que je vous plains ! Vous n'avez pas la paix ».
« Non, je n'en ai point ! » me dit-il d'un ton rude, en détournant la tête.
Je me mis à lui parler, Dieu lui-même m'inspirait en ce moment, et je me laissais guider par Lui, - enfin. j'enlevai la hache des mains de cet homme et il me promit de ne pas faire de mal à sa femme.

De bonne heure, le lendemain, je retournai chez ces gens. J'entre dans leur chambre. Ah ! quelle pauvreté j'y découvre ! Pas une chaise, seulement un lit. La femme est couchée sur le devant, l'homme se tourne du côté de la muraille. « Mes enfants, leur dis-je - je suis une vieille femme et je puis bien me permettre d'appeler même des adultes. « mes enfants », personne ne m'en a jamais voulu - « mes enfants, ne vous gênez pas de moi. je vais m'asseoir là, sur le plancher, car je suis très fatiguée ».
Et je me mets à les questionner. La femme me répond, elle pleure beaucoup, mais je vois qu'elle a de la foi. Au premier abord le mari a l'air de ne rien entendre, mais peu à peu il prend part aussi à la conversation. Oh ! à quel flot d'amertume ne donna-t-il pas essor. Impossible de vous dire à quel point il était aigri. Il avait été dénoncé et puni pour crime de lèse Majesté, sa réputation était d'ailleurs des plus mauvaises. À présent personne ne voulait plus l'occuper, il était sans ouvrage et ne savait comment entretenir sa famille. Je ne puis ni ne voudrais répéter toutes les injures et les imprécations qui sortirent, ce jour-là, de sa bouche.
« Oui, s'écriait-il, en brandissant son poing, - il faut rester couché jusqu'à ce qu'on crève misérablement... à la fabrique on a respiré des vapeurs empoisonnées, on en est imprégné, et maintenant on meurt de faim ! Voilà la reconnaissance qu'on en a ! »
Au mot de faim je me relevai, non sans peine, et je lui tendis la main en disant :
« Voilà ma main. Tant qu'il restera chez moi quelque chose à manger, vous en aurez aussi votre part ».
Il me regarda d'un air méprisant, en disant :
« Radotage de vieille femme ! »
« Oh ! lui dis-je, ne méprisez pas les vieilles femmes ! Vous verrez ce que vaut la parole de l'une d'entre elles ! »
Cette fois, il posa sa main dans ma main tendue. Alors je demandai à la femme si elle possédait un panier à anse.
« Oui, elle en avait un ». -
« Eh ! bien, fis-je, levez-vous, prenez votre panier et venez avec moi ! »

Elle m'accompagna à la Riemenstrasse où je remplis son panier des provisions que j'avais sous la main, j'achetai dans une boutique voisine ce qui manquait. Il y en avait en tout pour 6 marks. « Emportez-moi ça, lui dis-je, et quand vous aurez tout mangé, vous reviendrez faire remplir le panier à nouveau ». Les choses se passèrent ainsi pendant des semaines, le panier faisait la navette entre les deux maisons, vide à l'aller, plein au retour. Mais je ne possédais rien moi-même et je devais travailler pour gagner mon propre pain. Je ne pouvais pas prendre des vivres à crédit chez le marchand comment aurais-je fait pour payer en fin de compte sa grosse note ! Je me tranquillisai en me disant que le bon Dieu me donnerait bien ce dont j'aurais besoin. J'avais plus d'une maison amie dans le Wuppertal, à la porte de laquelle je pouvais aller frapper dans des cas comme celui-là, et, en effet, chaque fois que la femme réapparaissait, je me trouvais en mesure de la fournir du nécessaire, ainsi que je m'y étais engagée.

Voilà que je reçois un jour des trois demoiselles dont je vous ai déjà parlé, une belle, grande et chaude chemise d'homme, en flanelle. Ah ! qu'elle tombait bien, j'en avais justement l'emploi ! J'en fais un paquet que je prends sous mon bras et je me rends chez les donatrices. Les trois chères demoiselles étaient à la maison et je leur dis :
« Il faut que vous me fassiez un grand plaisir ».
« Volontiers, de quoi s'agit-il ? »
« Vous m'avez causé déjà une grande joie en m'envoyant cette belle chemise en laine, et je connais quelqu'un chez qui elle tombera à merveille. Prenez, je vous prie, une petite bande de papier étroite et vous écrirez dessus : « Pour le cher père », puis je l'épinglerai à la chemise. Voyez, mes vieux doigts sont devenus trop raides, d'ailleurs l'écriture n'a jamais été ma passion ».
« Nous le ferons de grand coeur, me répondent-elles, mais il faut que nous sachions, avant tout, de qui il s'agit ».
« Eh bien ! puisque vous voulez le savoir, c'est pour l'homme de la rue de l'Aniline ».
« Non, non, s'écrient-elles toutes les trois à la fois, nous n'écrirons pas cela pour lui, car ce n'est pas un cher père, c'est un affreux homme qui maltraite de honteuse façon sa femme et ses enfants ».

J'eus mille peines à calmer ces demoiselles et à les persuader.
« C'est pourtant un cher père, leur disais-je. Ne pensez pas à sa conduite, mais songez combien son âme a encore de valeur aux yeux de Dieu et combien notre Sauveur l'aime encore malgré tout. »
Cette dernière considération vainquit enfin leur résistance et elles firent ce que je leur demandais.

Bientôt la femme et son grand panier à anse reparaissent chez moi. je remplis le panier et je place la chemise et son étiquette parmi les provisions ; ce n'était pas la première fois, du reste, que j'avais ajouté aux vivres quelque pièce de vêtement. À sa prochaine visite, elle tire de son panier, généralement vide, la chemise qu'elle me tend en disant :
« Mon mari prétend que ceci n'est pas pour nous ».
« Comment donc, pas pour vous ! Ne l'ai-je pas mise de mes propres mains dans le panier ? »
« Oui, mais... ce papier ? » murmura-t-elle d'une voix étranglée.
« Ce papier a justement été placé là à son intention ».
Elle a dû remporter avec elle la magnifique chemise et celle-ci n'est certainement pas restée muette. Elle prêchait à sa façon en répétant :
« Pour le cher père, pour le cher père ! »

Je revenais de l'église, un dimanche, six semaines plus tard, quand quelques-unes de mes bonnes amies me rejoignent et me disent d'un air tout radieux :
« Hanna, devine donc qui nous avons vu à l'église ».
« Qui cela peut-il bien avoir été ? leur dis-je et me voilà qui cherche, sans parvenir à découvrir de qui elles veulent parler. Enfin, elles s'écrient :
« L'homme de la rue de l'Aniline ! »
Je n'ai pas tardé à en savoir davantage ; sa femme m'a tout raconté. Il s'apprêtait à sortir de la chambre, sur le seuil de la porte, il se retourne et lui dit brusquement :
« Je vais à l'église ».
Comme elle le regardait tout étonnée, il lui explique son extraordinaire résolution, en disant - il n'avait probablement pas remis les pieds dans une église depuis le dimanche de sa confirmation - :
« Ce doit être le vrai Dieu, que celui que cette vieille femme adore ».

Il est devenu après cela un homme tout à fait convenable et a retrouvé du travail, ce qui lui a permis de pouvoir de nouveau gagner la vie de sa famille. Il y avait longtemps déjà qu'il avait laissé ses enfants retourner à l'école du dimanche, ou qu'il ne les en avait tout au moins, pas empêchés.

C'était une chose magnifique que de voir comment Dieu lui faisait rencontrer ceux qui avaient besoin qu'on leur tendît une main secourable, et la conduisait vers ceux qui traversaient des épreuves ou des tentations particulièrement graves.

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