Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VII

Avec les pauvres.

La méthode de tante Hanna. Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme ? Des pauvres dans toutes les classes. On bande les yeux de madame Faust. Parmi les démocrates-socialistes. Un socialiste vaincu. D'où provenaient les dons ? « Je me réjouis de ce que les modes changent si souvent. » Tante Hanna donne une fête à l'occasion d'une noce d'or.

Le travail parmi les pauvres n'en reste pas moins la partie prédominante de la grande activité, si bénie, qu'exerça tante Hanna. Elle l'a accompli dans le but très précis de leur faire comprendre l'étendue de l'amour de Jésus pour les pécheurs. Ce qu'elle désirait par-dessus tout, c'était de surmonter le mal par le bien ; qu'elle ne l'ait pas fait sans être en bute à beaucoup de critiques et d'attaques, qui s'en étonnerait ? Ces attaques ne partaient point de ceux auxquels elle faisait du bien, - les désappointements qu'ils lui causaient, l'ingratitude qu'elle rencontrait ne la troublaient guère, - mais des rangs même de ses amis, et c'est là ce qui les rendait particulièrement pénibles. La vérité exige que nous en fassions mention ici.

On lui a reproché d'avoir secouru les pauvres à l'aventure, sans plan bien défini, de s'être trop peu inquiétée de savoir s'ils étaient dignes ou indignes de l'être, de s'être laissée trop souvent « mettre dedans » par eux. Il se peut qu'en effet elle ait manqué de prudence et qu'il eût mieux valu, pour certains pauvres, qu'elle se fût livrée à une enquête à leur endroit. Mais ne peut-on pas se demander si beaucoup de ceux qui prétendent faire oeuvre d'amour n'étouffent pas cet amour sous les enquêtes et les interrogatoires, tellement qu'on n'en discerne plus guère les traces ? Si Jésus voulait procéder de même envers nous, nous serions, certes, vis-à-vis de lui en mauvaise posture. Tante Hanna ne se résignait jamais à abandonner qui que ce fût ; elle voulait faire du bien même à l'homme le plus bas tombé, pour le sauver si c'était possible.

On a blâmé cette fidèle servante du Seigneur, parce qu'elle manquait d'ordre dans son travail ; elle aurait dû, disait-on, tenir des comptes, noter exactement ses recettes et ses dépenses. La douleur de voir son désintéressement mis en doute, même dans les cercles qui lui étaient les plus chers, ne lui a pas été épargnée. Cela a été vraiment pour elle une dure épreuve. Il se peut encore qu'elle eût mieux fait d'avoir une comptabilité en règle, pour prévenir de pareils soupçons. Mais il ne faut pas oublier que c'eût été pour elle un travail des plus difficiles, vu qu'elle savait à peine écrire. « J'en suis restée aux minuscules », disait-elle elle-même. Quant à nous, nous sommes heureux de pouvoir témoigner publiquement ici, que son désintéressement et son oubli d'elle-même ont été entièrement authentiques et sincères. Elle savait qu'elle marchait en la présence de Dieu et que c'est à Lui qu'elle devait rendre compte de sa gestion. Elle était une de ces personnalités qu'on ne peut pas tout à fait juger selon nos idées mesquines et préconçues. Je ne puis omettre ici un détail qui prouvera combien elle pensait peu à elle : La robe qu'elle portait toujours était si usée qu'il devenait urgent de la remplacer. Il y avait justement chez elle plusieurs pièces d'étoffe et une de ses amies lui dit :
« Hanna, tu peux bien en prendre de quoi te faire une robe. »
Mais elle repoussa aussitôt cette idée en disant :
« Non, non, on m'a donné tout cela pour mes pauvres, cela leur appartient. »

Lorsqu'en 1902 quelques-uns de ses plus anciens amis lui remirent, pour fêter son anniversaire, une somme d'argent, destinée à l'achat de deux chaises, l'une pour l'Elendstal, l'autre pour sa demeure habituelle, elle s'écria : « À l'Elendstal. je n'ai jamais le temps de m'asseoir, et quand je suis à la maison et que je me sens fatiguée, je puis m'installer sur mon canapé, je n'ai pas besoin de chaises. » Elle employa cet argent à l'achat de tasses destinées aux enfants de l'école du dimanche, qui en furent enchantés.

Pour quiconque l'a vue aller et venir dans ses pauvres vêtements, usés jusqu'à la corde, et l'a contemplée sur son lit de mort et dans son cercueil, revêtue d'une robe presque misérable, l'idée que cette femme aurait travaillé pour son propre profit fait sourire. Dieu d'ailleurs a tenu à ce qu'honneur lui fût rendu, Il lui a si manifestement attesté son approbation, que tous les nuages se sont peu à peu dissipés et qu'elle a pu jouir d'une entière confiance de la part de tous ceux qui la connaissaient.

Ses pauvres ! Où les prenait-elle ? Elle ne mettait pas de limites à sa charité et descendait jusqu'aux plus dégradés et aux plus misérables d'entre les miséreux.

Là c'était une famille où la gêne s'était introduite parce que le père n'avait plus d'ouvrage ; ici c'était une pauvre femme dont le mari était un ivrogne et qui manquait du nécessaire pour elle et ses enfants ; là une veuve, abandonnée de ses enfants, qui pleurait non seulement à cause de leur dureté de coeur, mais aussi parce qu'elle les savait sur une voie de péché et de perdition ; ici elle découvrait une malade absolument solitaire, une malade entièrement abandonnée, un prisonnier sortant de prison et manquant d'un gîte et de vêtements convenables. Qui donc pourrait énumérer toutes les formes que revêt la misère ? Quel que fût le cas qui se présentât, tante Hanna était toujours la confidente, c'était toujours d'elle qu'on attendait le secours. Et pour peu que cela fût possible, elle aidait tous ceux qui s'adressaient à elle, et elle le faisait de telle façon que ceux à qui elle donnait comprenaient bien que, par-dessus tout, elle cherchait à gagner leurs âmes ; ils savaient que son désir le plus ardent était de les rendre heureux par la grâce de notre précieux Sauveur, cette grâce qu'Il nous a acquise par ses souffrances et sa mort. Et c'était parce qu'elle savait trouver les moyens de remédier à tant de misères matérielles, qu'on lui permettait si souvent de parler de la vie éternelle.

Elle avait ses pauvres dans toutes les classes de la société. Il lui arrivait d'être appelée dans des familles qui sauvegardaient si bien les apparences, que personne ne se doutait des privations et des détresses qu'elles cachaient. Elle en a secouru beaucoup et le faisait avec joie. Elle avait ses pauvres dans les pires bouges de la ville, dans la plus basse des couches sociales, et c'était pour elle le plus grand des bonheurs que de pouvoir tendre la main à une pauvre créature humaine enlisée dans la boue, pour l'aider à en sortir. Il me revient à la mémoire une personne qui était connue dans toute la ville pour s'être perdue corps et âme dans le péché, et qui était devenue un objet de moquerie pour les jeunes vagabonds de la rue. Tante Hanna avait été saisie d'une immense pitié pour cette pauvre femme ; elle s'approcha d'elle, la prit chez elle, et Dieu mit sur cette oeuvre le sceau de sa bénédiction : cette personne est devenue pour elle une aide précieuse et lui tenait son petit ménage pendant les heures, si fréquentes, où elle devait s'absenter de sa demeure. Elle s'est occupée de ses enfants qui, laissés à une pareille mère n'auraient pas manqué de mal tourner et les a remis sur la bonne voie. Qui pourrait les nommer tous, ceux qu'elle a sortis de la pire misère par la puissance de l'amour de Jésus et dont elle a refait, même au point de vue matériel, des hommes et des femmes respectables. L'éternité les révélera un jour. Une pareille oeuvre de charité demandait beaucoup de force et de patience, mais celle qui s'en est acquittée, au milieu de beaucoup d'épreuves, pouvait au soir de sa vie regarder les autres avec des yeux joyeux et leur dire d'une voix encourageante :
« Ne nous lassons point de faire le bien ».

Ses courses charitables l'exposaient parfois à se trouver dans les situations les plus étranges, devant lesquelles toute autre femme aurait reculé avec effroi. Tout près de l'endroit où la gare centrale d'Elberfeld s'élève aujourd'hui, là où s'étendent le long de la Wupper de belles rues larges, bordées de quais, se trouvait autrefois le plus mauvais quartier de la ville, l'asile du vice et de toutes les existences louches et craignant la lumière. Un des habitants de ce quartier arrive de nuit noire chez Mme Faust et la supplie de venir avec lui : sa femme était mourante et désirait ardemment la voir. Seulement, elle devait consentir à ce qu'il la conduisît dans sa demeure les yeux bandés, il s'engageait de son côté à la guider avec le plus grand soin. Hanna Faust l'accompagna, comme il l'en priait. L'homme l'introduisit dans une maison, puis lui fit gravir une échelle. Une fois la chambre où se trouvait la malade atteinte, le bandeau fut enlevé de dessus ses yeux. Ce qu'elle vit et entendit cette nuit-là ébranla profondément son coeur compatissant et il en resta longtemps troublé. La femme lui dévoila, pour soulager sa conscience tourmentée, des terribles abîmes de péché et confessa à la pieuse et vaillante femme qu'elle avait mandée à son chevet, des choses qu'elle n'aurait jamais considérées comme possibles. Et dans quel antre de vice et de misère se trouvait cette mourante! Dans cette maison se perpétraient des oeuvres de ténèbres ; dans cette chambre habitaient plusieurs familles. Des lignes, tracées à la craie sur le plancher, marquaient les limites de l'espace assigné à chacune d'entre elles. C'était bien là pour tante Hanna une occasion d'aider et de consoler, et elle n'y a pas failli. Jamais elle n'a raconté ce que la mourante lui avait confié, ni parlé des péchés qui se commettaient dans cette maison - c'était pour elle le secret de la confession.

Elle ne témoignait point, cependant, son amour à ceux-là seuls qui s'en réclamaient, et il lui arrivait d'avoir affaire à des gens fort récalcitrants et rébarbatifs. La démocratie sociale avait répandu, chez beaucoup de ses adeptes, ses doctrines négatives et déjà alors son inimitié envers Dieu et sa parole éclatait au grand jour. Le travail que Mme Faust accomplissait dans la paix offusquait ces gens. Ils sentaient bien que toutes leurs phrases à l'adresse de l'hypocrisie des « mômiers » ne pouvaient pas l'atteindre, aussi beaucoup d'entre eux la détestaient-ils et auraient-ils aimé entraver son oeuvre. Elle ne se laissait pas arrêter par leur colère. Elle se considérait comme ayant charge de leurs âmes, aussi bien que de celles de n'importe qui et souvent elle parlait avec une sincère compassion de « ces pauvres démocrates aveuglés ». Combien elle se réjouissait, quand il lui arrivait de pouvoir rendre à l'un d'entre eux un service quelconque ! Là même où l'on repoussait son amour avec le plus d'animosité, elle ne se lassait pas d'aimer, si humblement et avec une telle persévérance, qu'on finissait par la laisser agir.

Elle connaissait, entre beaucoup d'autres, une famille où tout s'était effondré parce que l'homme et la femme suivaient des chemins différents. Le mari était un socialiste convaincu ; il buvait, courait les cabarets et se souciait peu du sort des siens. À la maison il faisait une fort étrange application de ses belles théories sur la liberté : quand sa femme prenait celle de monter parfois jusqu'à l'Elendstal, afin d'y voir des figures aimables et de puiser dans la parole de Dieu le courage et les consolations dont elle avait besoin pour surmonter sa misère, il se fâchait, jurait, tempêtait et la maltraitait de la façon la plus grossière, pour lui faire passer l'envie de retourner à sa maudite vallée. Sa colère se tournait naturellement aussi contre l'innocente Madame Faust qui, prétendait-il, excitait sa femme contre lui. Il est bien connu que les malheureux comme celui-là haïssent et accusent de leur malheur chacun, eux-mêmes exceptés. Aussi l'homme en question avait-il juré, que si jamais Mme Faust s'avisait de vouloir mettre les pieds chez lui, il la jetterait en bas des escaliers. Mais il ne devait pas en être ainsi. Hanna Faust apprit un jour que ces gens étaient fort pauvres et n'avaient rien à se mettre, alors que l'hiver approchait. Aussitôt, elle dressa son plan et fit un gros paquet d'habits, qu'elle porta à la femme pendant que l'homme était à son ouvrage, hors de la maison. Elle le lui remit, en lui disant que c'était un cadeau pour son mari et qu'elle devait le lui donner en le saluant cordialement de sa part. Lorsque l'homme rentra chez lui, la femme lui tendit le paquet en disant : « Tiens, voilà ce que Madame Faust a apporté pour toi. » Il défit la ficelle, entr'ouvrit le papier et trouva un pardessus chaud, encore en très bon état, deux paires de souliers pour les enfants et plusieurs écharpes et casquettes. Lorsqu'il vit toutes ces richesses, il s'écria :
« Ce n'est pas pour moi, peut-être pour quelqu'un des « mômiers », car moi je n'ai jamais fait que de jurer contre cette femme ».
« Mais oui, c'est bien pour toi, elle l'a apporté elle-même, et elle m'a encore dit de bien te saluer de sa part ».
« Eh ! bien, reprend le mari, s'il est vrai que tout cela soit pour moi et vienne de la dame Faust, je lui ai alors grandement fait tort. je ne te défendrai plus d'aller à l'Elendstal pour la réunion, et si cela te fait plaisir, tu peux envoyer aussi les enfants à l'école du dimanche ».
Un moment après il ajouta :
« Pour moi je n'irai pas avec vous, j'ai bien trop honte ».
Plus tard il y accompagna pourtant sa famille et apprit à se réjouir des belles assemblées de l'Elendstal.

Les pauvres comprenaient d'une façon remarquable que chacun des dons de tante Hanna avait sa source dans son coeur compatissant et brûlant de l'amour de Christ. Elle prenait aussi, fidèlement, part à ce qui survenait d'heureux ou de malheureux dans les familles qu'elle visitait ; elle savait ce qui pesait ici et là sur les coeurs et, toujours, elle les exhortait à déposer leurs fardeaux aux pieds, de Celui qui peut donner la paix et la joie à ceux qui s'adressent à lui dans leur détresse.

Où donc, n'étant elle-même pas riche, prenait-elle tout ce qu'elle distribuait ? Comment était-il possible qu'un tel fleuve de bienfaits découlât de ses mains ? C'est qu'elle possédait un grand nombre d'amis et d'amies, qui la mettaient à même de faire du bien sans s'arrêter. Son commerce de café la faisait entrer dans bien des maisons, dans des demeures opulentes aussi bien que dans d'autres plus modestes, et presque partout, on lui remettait quelque chose pour ses pauvres, soit en argent, soit en nature, vêtements hors d'usage ou objets de tous genres. Puis n'avait-elle pas un Dieu infiniment riche, qui lui manifestait son secours, même au point de vue matériel, d'une façon souvent extraordinaire. Quelle n'avait pas été sa joie quand, vers la fin de sa vie, après avoir recommandé au Seigneur, dans une prière fervente, une misère particulièrement pressante, elle avait reçu 50 francs sans indication d'envoi ! jamais elle n'a appris le nom du donateur ; mais elle les acceptés avec une grande reconnaissance, comme venant de la part du Seigneur.

Un jour qu'elle parcourait la ville ayant, selon sa coutume, un panier pesant à chaque bras, elle s'était sentie irrésistiblement poussée, au moment même où elle allait enfiler une rue, à revenir sur ses pas pour en prendre une autre. À peine s'y était-elle engagée, qu'elle rencontre une amie qui arrête en lui disant :
« Que je suis heureuse de te voir, Hanna, il y a longtemps que je voulais te donner quelque chose pour tes pauvres. »
La pièce d'or qu'elle tendait à tante Hanna fit comprendre à celle-ci pourquoi elle avait dû passer par cette rue, plutôt que par une autre. Quel bien n'allait-elle pas lui permettre de faire ! Elle exprimait le bonheur et la reconnaissance que lui causaient de pareilles expériences en s'écriant, les larmes aux yeux :
« Oh ! mon Dieu est un Dieu fidèle ! »

Une autre fois, elle monte dans le tramway électrique. Vis-à-vis d'elle est assis un monsieur qu'elle ne connaît pas. Tout à coup il lui dit :
« Madame Faust, vous avez besoin de tant d'argent pour vos pauvres et vous ne venez jamais m'en demander. je vous donnerais pourtant volontiers quelque chose. »
Oh ! je me rendrai chez vous de grand coeur, puisque vous me le permettez ».
Le monsieur se nomme et le lendemain elle va frapper à sa porte. Non-seulement il lui donna de l'argent pour ses pauvres, mais comme elle lui racontait qu'elle collectait aussi en faveur de la construction à  l'Arrenberg d'une maison contenant diverses salles de réunion, il lui fit pour cette oeuvre un don considérable, qu'elle ne s'attendait nullement à recevoir, Elle remercia du fond du coeur son Dieu, qui prenait soin d'elle d'une si admirable façon. Les mains qui s'ouvraient à sa demande et lui donnaient ce dont elle avait besoin étaient ainsi infiniment nombreuses.
Mais aussi savait-elle tirer parti de tout ce qu'on lui donnait ; rien n'était si minime ou si dénué d'utilité pratique apparente, qu'elle ne parvînt à s'en servir pour faire plaisir à quelqu'un. Nous avons déjà mentionné l'étonnante variété des objets qu'elle amoncelait à la Riemenstrasse, pour les distribuer ensuite. Un jour un de ses amis découvre dans sa petite chambre des pauvres, une robe de noce blanche, garnie d'une profusion de dentelles et, en outre, plusieurs robes et chapeaux, d'une grande élégance et encore en fort bon état.
« Mais Madame Faust, s'écrie-t-il, qu'allez-vous faire de toutes ces belles nippes ? Prétendriez-vous les faire porter par vos pauvres ?
« Tout cela tombe on ne peut mieux, me répond-elle en souriant, je connais justement une pauvre modiste qui a été longtemps malade, c'est à elle que je donnerai la robe de noce, elle s'en servira pour confectionner une foule de belles choses ! Les autres toilettes iront à des pauvres honteux de position distinguée. Vous ne vous figurez pas les misères cachées qui existent parfois dans ces sphères-là et combien une robe élégante et un chapeau comme ceux-ci, y sont reçus avec reconnaissance. »

Un jour cette femme, si extraordinairement simple dans son extérieur, disait à ce même ami :
« Je me réjouis tant de ce que la mode change si souvent. »
« Mais, tante Hanna, s'écrie-t-il d'un air étonné, en quoi la mode vous concerne-t-elle, vous qui portez toujours la même robe ? »
« Voyez, répond-elle, je vais tous les deux ou trois mois chez mes riches amis, demander des vêtements pour mes pauvres et on me donne ceux qui sont démodés, c'est pourquoi j'aime tant les changements de mode. »

Le samedi soir sa petite chambre ressemblait à un grand dépôt de victuailles. Les clients affluaient et recevaient, sans avoir à les payer, de la viande, du pain, des pommes de terre, des légumes et toutes sortes d'autres choses encore.

Si elle cherchait toujours à faire luire aux yeux de ceux qu'elle assistait la grâce de Jésus, elle s'efforçait, également, de ne pas limiter ses bienfaits au domaine matériel et de temps à autres, pour peu que cela lui fût possible, elle s'arrangeait de façon à procurer aux pauvres un plaisir spécial. Ses envois de fleurs, ses « oeufs frais de l'Elendstal », n'ont pas encore été oubliés par beaucoup de ceux qui en furent les destinataires.

Il y avait à l'Arrenberg un vieux couple, qui gagnait péniblement sa vie en récurant, et qui habitait une petite mansarde dans une maison dont le rez-de-chaussée était occupé par un cabaret. Les deux vieux allaient atteindre leur cinquantième anniversaire de mariage. Un lundi matin, leurs parents se présentèrent chez le cabaretier et lui racontèrent qu'ils désiraient préparer une belle noce d'or pour faire une surprise aux chers vieillards.
« Si vous voulez avoir une belle fête, adressez-vous à Madame Faust, leur dit le cabaretier, personne ne s'entend comme elle à organiser des choses de ce genre. »
Aussitôt la parenté des vieux époux prie le cabaretier d'aller lui-même demander à Mme Faust son concours. Le cabaretier y consent et s'en va, dès le lendemain, raconter l'histoire à tante Hanna.
« Oui, répond-elle, je m'en chargerai, mais si nous voulons que ce soit une belle fête chrétienne, il faut que vous vous engagiez à vous soumettre entièrement à ce que j'aurai décidé. »
« Nous nous y conformerons entièrement, assure le cabaretier. Si c'était moi qui organisais cette fête, elle serait certainement manquée, tandis qu'elle sera magnifique si c'est vous qui vous en chargez. »

Tante Hanna se rend tout d'abord chez le bourgmestre qui lui remet le don d'honneur usité en pareil cas ; il promet, en outre, de collecter auprès de ses connaissances afin de former un petit capital dont les jubilaires auront les intérêts. Et il prie, lui-même, la première des sociétés de chant d'Elberfeld de bien vouloir chanter, la veille du grand jour, quelque chose aux deux bons vieux, auxquels une pareille attention ne manquera pas de causer une joie extrême. Tante Hanna avait de son côté convoqué d'autres sociétés et jamais encore l'Arrenberg n'avait entendu une sérénade comparable à celle qui y fut donnée ce soir-là. Une foule considérable était venue l'entendre, mais tout se passa dans un ordre parfait et sans le moindre accroc. La plus belle surprise était cependant réservée pour le lendemain. Tout l'Arrenberg était convié à venir prendre le café dans le bâtiment destiné aux réunions chrétiennes, et personne ne manqua à l'appel. Quant aux héros de la journée, on les fit chercher par des voitures, eux et leurs amis de noce ! Qu'on se figure leur étonnement, lorsqu'ils se trouvèrent en face de l'immense assemblée réunie en leur honneur ! Il s'y trouvait des gens appartenant aux tendances les plus diverses, mais ils se réjouissaient tous d'un même coeur. Tante Hanna avait demandé une contribution à un homme riche, qui ne donnait guère pour des oeuvres spécifiquement chrétiennes, et en même temps elle l'avait invité à assister à la fête. Il avait répondu :
« Au point de vue religieux je suis d'un avis diamétralement opposé au vôtre, chère Madame Faust, mais il me plaît de vous voir vous occuper ainsi des pauvres, et si cela m'est possible je viendrai. »
Il arriva, vraiment, dans son bel équipage et se plut tellement dans cet entourage inaccoutumé, qu'il y resta fort longtemps. Une société de chant, recrutée dans les rangs des démocrates-socialistes, déclara vouloir se produire aussi à la fête. Au premier abord tante Hanna hésitait à accepter ce concours compromettant, mais ces hommes lui ayant promis de se conformer à ses désirs, concernant la nature de leurs chants, elle céda et les socialistes purent se faire entendre. La fête eut un succès complet, les deux bons vieux rayonnaient et n'en revenaient pas de plaisir à la vue de tout ce que la chère Mme Faust avait préparé pour eux. Mais le fait le plus étrange, celui dont on parla le plus longtemps à l'Arrenberg, fut qu'un affreux ivrogne, qu'on ne voyait jamais autrement qu'ivre, passa toute cette journée sans boire, grâce à des amis qui allèrent le chercher chez lui le matin et ne l'y ramenèrent que le soir.

Celui qui sème l'amour récoltera aussi l'amour. Tante Hanna, par le moyen de son travail parmi les pauvres, a semé l'amour à pleines mains, mais il lui a été donné d'en pouvoir faire une ample moisson.


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