Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VI

Tante Hanna et la Jeunesse.

Baptêmes à l'Elendstal. Tante Hanna en sabots. Enfants orphelins ou abandonnés. Fondation d'un asile. Comment tante Hanna matait les méchants enfants. La fête de Noël de l'école du dimanche de l'Elendstal et ceux qui y participaient. Encore la « Compagnie ». L'histoire de la contrebasse. Parmi la jeunesse féminine.

Il y eut toujours, tant que tante Hanna vécut, un lien spécial entre elle et les enfants ; elle les a aimés jusqu'à son âge le plus avancé. C'est par eux qu'elle avait commencé son travail, pour avoir par leur moyen accès jusqu'au coeur des parents. Et c'est à ces écoles du dimanche, qui furent le début de son activité spirituelle, qu'appartint jusqu'à la fin le meilleur de son coeur.

Ce n'étaient pas seulement les écoliers, mais déjà les nourrissons qui faisaient appel à sa sollicitude, aussi avait-elle d'innombrables filleuls.
Lorsqu'elle commença à travailler dans la Vallée de la Misère, elle ne tarda pas à découvrir qu'il se trouvait, parmi les familles habitant la forêt, un certain nombre d'enfants qui n'avaient pas été baptisés. Sitôt la chapelle achevée, des services de baptême y furent célébrés. Tante Hanna les avait organisés, afin d'épargner aux parents domiciliés aux environs la longue course qu'ils auraient à faire pour se rendre à la ville, et aussi parce que la plupart d'entre eux n'auraient pas osé se présenter dans un temple, vêtus de leurs nippes fripées et en guenilles.

Quelques jeunes filles, toujours prêtes à venir en aide à tante Hanna, ornaient de verdure la table baptismale, recouverte d'un tapis donné par un ami. Tante Hanna elle-même arborait, en l'honneur de ces cérémonies spéciales, un fichu blanc et remplissait pour tous ces enfants les fonctions de marraine. Elle disait parfois en riant :
« J'ai tant de filleuls que je ne les connais pas tous ».
À la fin de chacun des services de baptême on chantait à sa demande :
« Laissez venir à moi les petits enfants, a dit le fils du Dieu vivant. »
Ces baptêmes coïncidaient en général avec une fête quelconque, principalement avec la fête de l'empereur.

Lorsque les enfants grandissaient, elle savait s'occuper d'eux avec un entrain et une gaîté qui se soutinrent jusqu'à son dernier jour ; elle avait surtout un don remarquable pour raconter les histoires de l'ancien et du nouveau Testament d'une façon si claire, que les plus petits pouvaient les comprendre et elle leur donnait un relief et une grandeur qui frappaient ses jeunes auditeurs. Si tous les enfants auxquels elle s'est adressée, soit à l'Arrenberg, soit à l'Elendstal et à Cronberg, pouvaient nous parler maintenant, avec quel enthousiasme ne rendraient-ils pas témoignage à l'influence que l'amour de tante Hanna exerçait sur leurs coeurs, pendant les heures inoubliables qu'ils passaient près d'elle. Il suffira de citer ici un ou deux exemples de l'à-propos avec lequel elle savait appuyer ses enseignements par des arguments pratiques, comme le jour où elle fit un sermon complet contre l'orgueil.

Elle avait appris qu'une bande d'enfants ne voulaient plus suivre l'école du dimanche de l'Elendstal, transférée dans la chapelle, parce qu'ils se gênaient d'y venir avec des pieds nus ou chaussés seulement de sabots. Un dimanche donc, elle prend à part le jeune moniteur placé à la tête de l'école et lui dit :
« Écoutez donc, il paraît que les enfants deviennent si fiers qu'ils ne veulent plus venir ici, à cause de leurs sabots. N'allez pas rire, quand tout à l'heure je descendrai en sabots. Je leur dirai ensuite ma façon de penser ! »

L'école commence, tout à coup on entend un bruit étrange du côté de l'escalier qui descend de la petite pièce réservée aux prédicateurs, un instant plus tard « Madame Faust » se présente, chaussée de gros sabots, devant les enfants, qui partent tous d'un bruyant éclat de rire.
« Qu'est-ce que ça signifie ? » s'écrie tante Hanna. « Il n'y a pas là de quoi rire. Croyez-vous que j'aie honte de porter des sabots ? Pas le moins du monde ; mais j'ai entendu raconter qu'il y a des enfants par ici qui ne veulent plus venir à l'école, parce qu'ils ont honte de leurs sabots. Ne devraient-ils pas avoir plutôt honte d'eux-mêmes. Croyez-vous que le Seigneur Jésus regarde à vos pieds, pour voir s'ils sont nus, ou chaussés seulement de sabots ? Non, ce n'est pas à cela qu'il regarde : il ne regarde qu'au coeur et il dit : M'aimes-tu et suis-tu l'école du dimanche parce que tu désires aller au ciel un jour ? »
Après ce discours, commencé en patois et terminé en bon allemand, il se fit un grand silence, et quand tante Hanna se retira, en faisant claquer bien fort ses sabots, personne ne riait plus. Le dimanche suivant, il ne manquait plus d'enfants à l'appel et désormais aucun d'eux ne se gêna de paraître à l'école en sabots, ou même sans aucune chaussure.

Elle savait aussi à merveille attirer les enfants dont les parents n'éprouvaient aucun désir à leur apprendre à connaître la parole de Dieu et ne se souciaient point de les envoyer à l'école de la pieuse Hanna. Elle s'en allait chercher les plus pauvres et les plus bas tombés, pour les arracher si possible à la puissance du péché. Combien n'en connais-je pas, qui ont dû à tante Hanna d'avoir été sauvés de la misère physique et morale ? Ainsi, elle avait découvert près de Cronberg un pauvre garçon, fils de parents absolument athées et débauchés, et lui-même en train de devenir un vaurien de la pire espèce. Elle le recueillit chez elle et réussit à le placer dans un milieu où elle savait qu'il serait élevé d'une façon convenable. Un jour elle rencontre sur la grande route, entre Dornap et Vanesbeck, un enfant absolument abandonné et s'en allant à l'aventure, un vrai vagabond. Elle l'emmène avec elle et se charge de son éducation. À l'Arrenberg même, un garçon de dix ans rôde tout le jour durant dans les rues, volant, mendiant, fumant sa pipe ; la nuit il couche ici ou là dans les caisses à balayures. Tante Anna ne peut résister à un pareil spectacle et n'a point de trêve qu'elle ne l'ait arraché à la rue et à sa vie de précoce bandit.

Lors de l'épidémie de choléra, en 1859, la paroisse Luthérienne avait décidé la création d'un asile pour les nombreux enfants que la mort du père ou de la mère faisait tomber dans un dangereux abandon. Un grand élan se manifesta aussitôt dans la paroisse en faveur de l'institution projetée, mais ce fut tante Hanna qui s'en alla, avec un zèle infatigable, collecter de porte en porte pour la maison qu'il s'agissait de bâtir et lorsqu'enfin l'asile s'ouvrit, elle resta une amie et une aide précieuse pour son premier directeur. Les fêtes annuelles de cette charitable institution étaient parmi celles auxquelles elle assistait le plus volontiers et, pour peu que cela lui fût possible, elle ne manquait pas d'y prendre part.

Elle savait aussi, mieux que personne, parvenir, à force d'amour, à gagner les enfants les plus méchants et les plus endurcis. Ainsi, un certain nombre d'ouvriers étrangers à la contrée et violemment hostiles au christianisme, étaient venus, il y a peu d'années de cela, se fixer à l'Arrenberg avec leurs familles. L'esprit des parents avait déteint sur celui de leurs enfants et ceux-ci se permettaient de manifester de toutes les façons leur haine de tout ce qui portait l'empreinte de la piété. Aussitôt qu'ils entendaient chanter dans la maison d'Hanna Faust, ou qu'ils apprenaient qu'une réunion s'y tenait, ils se mettaient à la bombarder avec des pierres. Une femme âgée, qui faisait pendant la journée le ménage de tante Hanna, les observait de la fenêtre de la cuisine ; un jour qu'une grosse pierre avait volé jusque dans le vestibule de la maison, elle la ramassa et alla la porter au père du garçon qui l'avait jetée, en lui disant de quel méfait son fils s'était rendu coupable. Elle essaya de l'admonester sérieusement et de lui faire comprendre combien il était injuste de se conduire pareillement envers une femme qui faisait tant de bien aux pauvres, mais l'homme la regarda d'un air ironique en disant :
« Qu'elle aille se plaindre à son Jésus, votre dame Faust ! »
Quand tante Hanna apprit cette réponse, elle dit tranquillement :
« Cet homme a bien raison ».
Et, en effet, elle en parla à Jésus. À peu de temps de là, une nuit qu'elle ne pouvait dormir, elle se met à penser à cette histoire et à ces méchants enfants. Tout à coup elle se rappelle qu'il est resté, après une fête d'école du dimanche qui vient d'avoir lieu à l'Elendstal, une bonne provision de café et de bonbons. Aussitôt son plan est formé. Le matin suivant, elle appelle une petite fille du voisinage et lui dit : « Écoute-moi bien, tu vas aller à la recherche des garçons qui jettent toujours des pierres contre notre maison et tu leur diras que Madame Faust les invite à monter avec elle à l'Elendstal, mercredi après-midi, qu'il y aura là un goûter et qu'ils pourront amener avec eux tous les enfants qu'ils voudront ». Mais la fillette regimbe, elle ne veut rien avoir à faire avec ces mauvais garnements. « Es-tu donc une pharisienne ? » s'écrie tante Hanna d'un air sérieux. Cela suffit à convaincre la petite, qui court inviter la méchante horde enfantine.

Le mercredi après-midi, une bande bruyante est assemblée devant la maison de tante Hanna. La voilà elle-même qui sort de chez elle. Aussitôt un cortège se forme et on se dirige vers l'Elendstal, en chantant joyeusement. Aux fenêtres, les mères se montrent.
« Pouvons-nous venir aussi ? » demandent-elles.
« Oui, venez seulement », répond tante Hanna.
On a gravi la montagne et atteint la forêt, toujours en chantant.
« Enfants, dit tout à coup tante Hanna, taisez-vous maintenant, nous allons marcher sans bruit pendant un instant, puis, quand nous serons arrivés tout près de la maison, vous, entonnerez un cantique de toute la force de vos voix ; les femmes qui sont encore occupées à relaver seront effrayées. Elles se diront : « Madame Faust a perdu la tête. Voilà une école du dimanche qui arrive, et elle n'est pas là pour la recevoir ! » Cela amusa extrêmement les enfants, d'autant plus que le stratagème eut un plein succès. Les femmes étaient hors d'elles-mêmes à la vue de cette foule de visiteurs inattendus, mais tante Hanna les calma bien vite ; elle fit dresser les tables par les enfants. eux-mêmes et on leur servit tout ce qui restait, en fait de vivres.

Tandis que, réjouis jusqu'au fond de l'âme, ils buvaient leur café et dévoraient des tartines de pain beurré, Madame Faust voit tout à coup paraître une bande de femmes, leurs nourrissons sur les bras. C'étaient les mères qui ne s'étaient pas fait répéter deux fois l'aimable invitation que tante Hanna leur avait adressée. À leur vue elle fut prise d'une certaine angoisse. « Tu les as invitées et il n'est pas même sûr que tu aies de quoi leur donner à manger », se dit-elle. Mais elle fut bientôt rassurée, il y avait des provisions en suffisance pour chacun. Elle fit entrer les femmes, qui s'assirent toutes joyeuses autour des tables et se régalèrent de leur mieux, après quoi elles mirent la main à la poche et s'informèrent de ce qu'elles avaient à payer. « On ne paye rien, seulement nous allons désormais vivre en bonnes voisines, comme c'est la mode à l'Arrenberg », leur fut-il répondu. Un élève missionnaire, arrivé à ce moment-là dirigea les jeux des enfants dans la forêt, et le soir ils s'en retournèrent tous ensemble chez eux, ravis de la façon dont s'était passée leur après-midi.

Peu de temps plus tard, tante Hanna remontait d'un pas fatigué la Riemenstrasse, quand un grand garçon s'élance vers elle en disant :
« Je veux porter votre panier, vous êtes fatiguée ».
C'était le jeune bandit qui s'amusait autrefois à jeter des pierres dans sa maison.

Une autre fois un gamin la prend par le bras en s'écriant :
« Je veux vous conduire, Madame Faust, vous êtes si vieille ! »
Jamais plus, dès lors, on ne lui a jeté des pierres.

L'apogée du bonheur, pour elle et pour les enfants, c'était la fête de Noël de l'école du dimanche de l'Elendstal. Mais c'était aussi pour cette femme, déjà surchargée de besogne, l'occasion d'un énorme travail supplémentaire. Il s'agissait de préparer pour la famille de chacun des élèves de l'école un paquet, soigneusement muni de son adresse. Chaque paquet contenait des souliers, des bas, de grands châles de laine, des bérets, des jaquettes et bien d'autres choses encore ; c'était merveilleux de constater avec quelle compréhension des besoins et des circonstances particulières de chaque famille ces paquets étaient composés. Elle y joignait toujours une demi-livre de café, destinée aux repas des jours de fêtes.

Combien de courses et d'allées et venues l'approche de Noël ne nécessitait-elle pas de sa part, car elle avait soin que toute une série d'enfants pauvres reçussent à ce moment des cadeaux de gens riches, auxquels elle les recommandait.

Lorsque ses protégés avaient dépassé les limites de l'enfance, elle redoublait d'intérêt pour eux. Ce n'était pas seulement afin de se procurer à elle-même des aides bénévoles, ou à son pauvre mari une société convenable, qu'elle avait rassemblé autour d'elle, au début de son oeuvre, les jeunes, gens qui formaient « la Compagnie », mais surtout pour leur faire goûter combien est belle et douce la communion fraternelle cimentée par la parole de Dieu. Ceux d'entre eux qui vivent encore actuellement ne cessent de rendre un témoignage ému au bien qu'ils ont trouvé dans cette communion.

Elle avait un don particulier pour intéresser et gagner la jeunesse masculine. Elle était toujours jeune et gaie avec « ses gars », et savait se faire toute à tous. Elle évitait la faute qui consiste à supposer chez les jeunes gens l'existence de besoins spirituels, semblables à ceux qu'on rencontre chez des personnes plus âgées. Au contraire, elle prenait plaisir à toutes les choses belles et bonnes qui réjouissent la jeunesse et elle s'efforçait de rendre sa demeure gaie et confortable pour les jeunes amis dont elle prenait soin comme une mère.

Ces jeunes gens désiraient posséder une contrebasse pour compléter un quatuor à cordes. Tante Hanna apprend qu'il y en a une à acheter à bon marché, à Herdecke ; aussitôt elle se met en route pour aller en faire l'acquisition. À son retour elle était attendue à la gare par la « longue Mina », une femme qui demeurait avec elle et qui devait porter la contrebasse à la Riemenstrasse. Le malheur voulut qu'à cette même heure les fabriques se fermassent et bientôt les deux femmes et leur contrebasse sont entourées d'un vrai essaim d'ouvriers, qui jugent l'occasion favorable pour se divertir et donner libre carrière à leur penchant pour la moquerie. Il est juste de dire que le spectacle offert par la longue Mina, chargée de sa contrebasse, et la toute petite et grosse tante Hanna, dont les pas ne réussissaient qu'à grand peine à suivre les longues enjambées de sa compagne, était presque grotesque. On riait autour d'elles à gorge déployée, tout à coup une voix s'écrie : « Mineken (1), Mineken, joue nous quelque chose, nous voulons danser », d'autres répètent les mêmes paroles et chantent en coeur : « Mineken, Mineken joue donc, joue donc ». Celle qui s'entendait interpeller ainsi commençait à trouver la plaisanterie mauvaise et à s'impatienter contre l'instrument qui l'exposait ainsi aux moqueries de la foule, mais tante Hanna lui dit avec le plus grand calme - « Ne t'inquiète pas de cela ! »
Que lui importaient les moqueries et les lazzis, n'avait-elle pas la contrebasse désirée par ses chers garçons. jamais elle ne reculait devant aucune peine, quand il s'agissait de leur procurer les plaisirs légitimes dont ils avaient envie. La parole de Dieu n'en restait pas moins le centre de l'association et dans l'humble local où elle se réunissait les nouveaux venus se trouvaient en contact avec des frères, au milieu desquels ils ne restaient pas longtemps quand ils ne se décidaient pas à répondre franchement aux sérieux appels qui leur étaient adressés et à se donner au Seigneur.
Les jeunes filles qu'elle avaient groupées autour d'elle passaient par les mêmes expériences.

Elle leur inspirait une telle confiance qu'elles n'hésitaient pas à venir lui confier leurs difficultés petites ou grandes. Comment n'aurait-elle pas compris ces filles du peuple, elle qui avait goûté de la vie des fabriques, avec tous ses dangers et ses tentations. Il y avait parmi elles plus d'une jeune chrétienne, qui trouvait auprès de la vieille tante Hanna un enrichissement spirituel de grande valeur. Des jeunes demoiselles appartenant aux classes cultivées, et qui se sentaient puissamment attirées par le Sauveur, recherchaient, elles aussi, la société de tante Hanna. Pour combien d'entre elles n'est-elle pas restée une amie fidèle, alors même que la destinée les avait conduites bien loin du Wuppertal ! C'est grâce à cela que la simple tante Hanna a fait un jour un long voyage et s'est rendue à Berlin où d'anciens amis l'avaient invitée à venir faire un séjour. Tous ceux qui ont connu ses yeux clairs, y ont vu rayonner un peu de la candeur enfantine de ceux qui contemplent toujours le Seigneur. Elle était elle-même une vraie enfant de Dieu, c'est pourquoi elle aimait les enfants et les jeunes gens et savait s'en occuper, aussi étaient-ils heureux de pouvoir se grouper autour d'elle. Ils lui rendaient ainsi, sans le vouloir et sans s'en douter, le meilleur des témoignages. 



(1) Diminutif de Mina. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant