Petite, mais sienne. Le théâtre
de la croix domestique. Comme quoi la maison de
tante Hanna était une maison de Dieu.
Réunions d'étude biblique et de
prière. Tante Hanna tient lieu de
mère à l'Union chrétienne.
Assemblées pour femmes et jeunes filles. Les
visites du samedi soir. Hôtes venus de la
Souabe, de Berlin et d'ailleurs.
Elle est toujours là, la petite
maison dans laquelle elle a vécu et
travaillé, pleuré et lutté,
d'où elle sortait chaque jour pour s'en
aller faire ses courses régulières et
d'où elle est partie également pour
son dernier voyage. Nous la voyons toujours dans
toute sa simplicité ; c'était une
vraie maison du pays de Berg, aux murs
revêtus d'ardoises, aux volets verts, elle
nous parle toujours des temps d'autrefois.
Aujourd'hui, enserrée entre deux hautes casernes
renfermant
de
nombreux appartements, elle semble être un
vestige du passé. J'ai vu beaucoup de
châteaux somptueux, de cathédrales
flanquées de tours élancées et
soutenues par des colonnes magnifiques, beaucoup de
demeures élégantes, bâties avec
tout le luxe et le confort modernes, mais je n'en
ai guère vu où il fit si bon se
reposer, où l'on se sentît si heureux
et où l'on ait autant travaillé pour
l'avancement du règne de Dieu et autant
prié.
Lorsqu'on en franchissait le seuil, on
trouvait immédiatement, à droite de
l'entrée, la cuisine, dans laquelle on
était accueilli en général par
l'aimable sourire de la maîtresse de
céans. Combien elle manque maintenant
à tous ceux qui vont et viennent encore dans
cette maison ! Vis-à-vis de la porte
d'entrée se trouvaient deux chambres, assez
grandes, communiquant l'une avec l'autre et pouvant
former une salle très appropriée aux
réunions d'études biblique et aux
séances de diverses sociétés.
À droite du vestibule, en face de la
cuisine, une petite chambre, qui pouvait au besoin
être réunie aux deux autres pendant
les réunions du dimanche, servait durant la
semaine de dépôt pour les objets
destinés aux pauvres de tante Hanna.
À l'étage quelques mansardes dont
l'une, dénuée de tout confort, était la chambre
à coucher de l'excellente femme.
Nous voudrions essayer de faire un
tableau très concis de tout ce qui s'est
passé dans cette maison. C'est là que
se sont écoulées les dures et
amères années de la vie conjugale de
tante Hanna ; c'est là qu'elle
recueillait constamment des pauvres, des
désespérés, des enfants
abandonnés, qui retrouvaient chez elle un
foyer et en elle une mère. Riches et pauvres
aimaient également à y venir. Le jour
de l'ensevelissement de Hanna Faust, quelqu'un
appela cette demeure un Béthel :
« un lieu où se dressait la
céleste échelle sur laquelle des
prières, des supplications et des
intercessions montaient et par laquelle
descendaient les exaucements divins ». Et
c'était bien cela.
Tante Hanna a fait de sa maison un
endroit d'où la parole de Dieu a
été abondamment répandue.
Dès l'origine elle y institua des
réunions d'étude biblique qui s'y
tiennent encore et que dirigent des pasteurs de la
paroisse luthérienne, de la paroisse
réformée et de la congrégation
libre.
La réunion de prière,
toujours existante, remonte également
à de longues années
antérieures. Elle ne réunit plus
aujourd'hui, il est vrai, qu'un petit groupe de
chrétiens, mais elle est restée une
source de
bénédictions. Il fut un temps
où ces réunions de prières
étaient si fréquentées, que la
salle devenait trop petite pour contenir tous ceux
qui s'y pressaient. Ce fut le cas, principalement,
à l'époque de
l'épidémie de choléra. Il est
triste de devoir constater que la plupart des
chrétiens ont besoin de passer par des temps
de détresse, pour apprendre à prier
avec suite et avec zèle.
L'Union chrétienne, qui avait
pris naissance en 1873, après la
construction de la chapelle de l'Elendstal, avait
fini par élire domicile dans la maison de la
Riemenstrasse. Et quel agréable domicile
n'était-ce pas ! La sollicitude de
tante Hanna envers « ses
garçons » était touchante.
Elle veillait à ce que rien ne leur
manquât ; assez large de coeur et
d'esprit pour comprendre que ces jeunes gens
avaient besoin de délassements et de
récréations son souci principal n'en
restait pas moins de leur apprendre à
trouver et à aimer Jésus. Cette Union
du quartier de l'Arrenberg n'était pas,
à la vérité, une Union
chrétienne dans le sens moderne du
mot ; elle n'avait pas spécialement en
vue l'évangélisation de la jeunesse
et ne cherchait pas à étendre au loin
les cordes de sa tente, c'était plutôt
une association groupant tous ceux qui avaient de
l'intérêt pour les choses du ciel,
pour Jésus-Christ et son royaume.
Le recteur Leite d'Elberfeld nous a
décrit d'une façon très
vivante l'activité de tante Hanna au sein de
l'Union : « Il faut faire à
l'oeuvre qu'elle accomplissait auprès de ces
jeunes gens une petite place dans sa biographie,
car eux aussi avaient acquis. droit de cité
dans cette humble maison de la Riemenstrasse que sa
situation même semblait destiner à
devenir ce que Madame Faust en avait fait : le
centre de la vie spirituelle de l'Arrenberg.
Plus de vingt ans se sont
écoulés depuis le jour où je
passai pour la première fois le seuil de
cette maison. je cherchais un logement et de bons
amis m'avaient engagé à m'adresser
à Madame Faust qui, me disait-on, savait
dans toutes les circonstances de la vie donner
à chacun le meilleur des conseils. On ne se
trompait point. Mais à peine eus-je
émigré dans le quartier de
l'Arrenberg, que je fus mis à
réquisition le plus aimablement du monde.
« Comme c'est joli que vous veniez ici,
me dit tante Hanna, d'un air candide, notre Union
de jeunes gens a justement besoin d'un directeur de
chant », et me voilà devenu
directeur du choeur formé par ces jeunes
gens et par quelques hommes. À ces fonctions
ne tardèrent pas à s'en ajouter
d'autres, celles de secrétaire, de
rapporteur, de maître d'écriture et
d'arithmétique. Sept ans durant, je suis
entré régulièrement, au moins
une fois par semaine, dans la
modeste demeure de Madame Faust. C'était une
vaillante femme et elle l'est restée
jusqu'à une vieillesse très
avancée. Ses épaules ont porté
de lourds fardeaux, surtout du vivant de son mari,
mais ceux qui n'étaient pas initiés
aux secrets de sa vie ne s'en seraient pas
doutés. Son humeur ne variait pas plus que
la coupe de ses vêtements. jamais son
bienveillant visage n'exprimait le
mécontentement, jamais ses regards
n'étaient sombres, ni son expression
revêche. Une paix profonde brillait dans ses
yeux. Et si parfois sa croix lui paraissait trop
lourde, elle se répétait à
elle-même et répétait à
ceux qui cherchaient à lui donner du
courage, cette simple parole :
« Le Seigneur sait
pourquoi ».
Son coeur, à tant se
dépenser pour les autres, s'était
élargi et fortifié. Il s'y trouvait
aussi de la place pour chacun des membres de
l'Union chrétienne de l'Arrenberg ;
elle était au courant de tout ce qui les
concernait, eux et leurs familles. En vraie
mère, sans cesse préoccupée
des intérêts supérieurs des
siens, elle allait chercher ceux qui se
relâchaient et n'avaient plus goût
à l'Union, et elle n'avait pas de repos
qu'elle ne les y eût ramenés. Elle
profitait de chacune de leurs séances pour
voir ses protégés et s'informer d'eux
avec une fidélité toute maternelle. Il ne se
passait
guère de leçon de chant,
d'écriture, ou d'étude biblique
où elle ne fit une apparition.
« Bonsoir à tous »,
disait-elle toujours en entrant. Pour peu qu'un
chant eût été bien
exécuté, elle s'écriait :
« Voilà qui
était beau ! Il faudra que vous
organisiez bientôt un concert, je me charge
de vendre les billets ! »
Tante Hanna trouvait matière
à louange, même lorsque le directeur
était tout honteux du résultat de ses
efforts. Ainsi, je me rappelle d'un jour où
le choeur, qui se produisait à l'Elendstal,
fit un fiasco complet. J'avais entonné trop
haut et le ténor fit une entrée tout
à fait fausse. J'essayai en vain de
reprendre le ton juste. Nous étions
lancés, il n'y avait plus moyen de
remédier à la situation qui
n'était réjouissante ni pour moi, ni
pour mes chanteurs, auxquels l'assurance manquait,
même dans les cas où tout allait sans
trop d'encombres. Nous fîmes suivre ce
malencontreux numéro d'un chant plus facile,
qui effaça tant bien que mal le souvenir de
notre déconvenue. J'allais reprendre ma
place dans les rangs de l'assemblée, avec un
sentiment d'humiliation bien accentué, quand
tante Hanna vint à ma rencontre, toute
radieuse :
« Comme vous avez bien
chanté ! me dit-elle ; les gens
sont ravis ».
Je voulus alléguer que nous avions
commencé par
chanter faux.
« Personne n'y a rien vu,
affirma-t-elle, et ceux qui l'auront
peut-être remarqué ne seraient pas
capables de faire mieux ».
L'encouragement et la louange
constituaient son principal moyen
d'éducation ; tant qu'il s'agissait de
productions, si faibles fussent-elles, je ne l'ai
jamais entendue s'exprimer autrement qu'avec
approbation. Elle n'avait des paroles de
blâme que pour les manquements moraux.
Ce qui a toujours été pour
moi une source d'étonnement, c'est la grande
autorité que cette femme si simple
exerçait sur tous ceux qui l'approchaient.
Je ne me souviens pas qu'un seul de ces jeunes
satellites, parfois fort grossiers, qui gravitaient
autour de l'Union, se soit permis, vis-à-vis
d'elle, un mot malséant ou se soit conduit
en sa présence d'une façon impolie.
Le regard doux et ferme de ses yeux clairs
exerçait sur eux un singulier empire. Elle
éprouvait d'ailleurs pour les jeunes gens
une prédilection marquée.
« C'est à cause des
démocrates - socialistes »
expliquait-elle. La brave Hanna espérait
soustraire ainsi l'un ou l'autre d'entre eux aux
avances de ce parti, ou l'aider à sortir de
ses filets. Non pas qu'elle détestât
les socialistes ; elle les plaignait au
contraire et cherchait à les amener au
salut.
Combien n'était-elle pas
touchante, dans la part qu'elle
prenait à nos fêtes. Elle vendait
presque tous nos billets, dans les tournées
qu'elle faisait pour placer du café, et elle
rapportait dans ses paniers bien des objets,
destinés à nos loteries, que ses
clients avaient été prendre à
notre intention dans leur superflu. Elle
étalait ces lots, fort souvent
hétéroclites, sur de longues tables,
de telle façon qu'on ne voyait les parties
détériorées qu'en les
regardant de très près.
« Il faut bien prendre les choses que les
gens riches nous donnent », disait-elle
et quand il s'agissait d'un objet en
particulièrement mauvais état, elle
ajoutait :
« Ceux qui gagneront cela
réussiront bien à le réparer,
et alors ils auront d'autant plus de plaisir
à le posséder. » Quand la
fête avait lieu dans sa maison, elle mettait
à notre disposition, non seulement notre
local ordinaire, mais encore sa cuisine et sa
« bonne chambre ».
Elle nous prêtait ses chaises, ses
bancs, ses tables et même son unique
canapé ! Tous les billets donnés
étaient remboursés par sa caisse
particulière.
Ce dévouement, cet oubli
d'elle-même en faveur de l'Union
chrétienne, lui gagnaient les coeurs de
tous. L'amour qu'elle leur témoignait lui a
assuré, dans le coeur de ces jeunes hommes
de l'Arrenberg, une place d'honneur, et l'Union
gardera un souvenir fidèle et reconnaissant
à celle qui en fut la mère
adoptive. »
Les réunions d'étude
biblique et celles destinées aux femmes et
aux jeunes filles ont été
également en bénédiction
à nos diverses congrégations
religieuses. Commencées par le pasteur Rink,
elles se poursuivent encore aujourd'hui dans la
Riemenstrasse, par le ministère des pasteurs
de la ville.
Au début, ces réunions de
femmes étaient fort peu nombreuses et dans
ce petit cercle, tout intime, les assistantes
posaient souvent des questions ou racontaient leurs
expériences. Tante Hanna aimait à
parler plus tard de la liberté qui
régnait dans ces simples rencontres. Ainsi,
un jour que la conversation roulait sur la
reconnaissance, une vieille femme
s'écria : « J'ai un jardin,
mais comme il ne rapportait jamais assez au
gré de mes désirs, je ne cessais de
grogner et de me plaindre à son sujet.
Voilà que cette année le Bon Dieu m'a
donné des légumes et des fruits en
telle abondance que c'en est extraordinaire, et il
semble ainsi me dire :
« Tiens ! En as-tu assez
cette fois ? »
Tante Hanna connaissait tant de pauvres
auxquels elle voulait faire plaisir, qu'elle avait
besoin de beaucoup de mains pour l'aider à
travailler pour eux. Elle s'entendait
magistralement à mettre les gens à
contribution et avait recruté tout un groupe
de jeunes dames, appartenant à des familles
riches et distinguées, qui
se rassemblaient très volontiers dans sa
petite maison pour coudre de leurs doigts
diligents, tout en prêtant une oreille
attentive aux choses excellentes que disait leur
hôtesse. D'autres jeunes filles encore se
réunissaient chez elle pour chanter, prier
et lire la Bible ensemble.
C'était le samedi soir que
l'hospitalière demeure voyait affluer le
plus grand nombre de visiteurs. La sonnette de la
porte d'entrée ne cessait de retentir jusque
près de minuit. Qu'étaient-ils donc
tous ces hôtes qui entraient sans bruit et se
retiraient tout aussi silencieusement ?
C'étaient les meilleurs amis d'Hanna Faust,
ceux qui ont le plus perdu à sa mort - ses
pauvres.
Elle avait dans sa maison une
pièce qui constituait pour les
étrangers une véritable
curiosité, - c'était sa petite
chambre des pauvres. On s'y serait cru souvent dans
une boutique de bric-à-brac. Aucun de ceux
que tante Hanna y introduisait parfois, ne saurait
oublier le radieux visage avec lequel elle
considérait les trésors qu'elle y
accumulait et dont une partie était en
général destinée, soit
à la fête de Noël, soit à
quelque loterie ! Il s'y trouvait des bonbons
qui n'étaient plus de première
fraîcheur et que plusieurs pâtissiers
lui abandonnaient libéralement. On pouvait y
voir amoncelées toutes les
pièces de vêtements dont un être
humain a besoin pour s'habiller des pieds à
la tête ; habits, robes et souliers
usés y coudoyaient des souliers neufs, car
combien de paires de fortes chaussures n'a-t-elle
pas fait confectionner par de pauvres
cordonniers ! Elle n'était jamais lasse
d'entasser dans sa petite chambre des objets de
toute nature, qu'elle distribuait ensuite
joyeusement à tous les besogneux qui
s'adressaient à elle. Ah ! oui, ils
connaissaient bien la petite maison de la
Riemenstrasse, les pauvres, et ils l'aimaient.
Elle a vu défiler d'autres
hôtes encore, souvent venus de loin. Les
candidats en théologie du Wurtemberg ou de
Berlin, que leurs voyages d'études amenaient
dans le Wuppertal, les personnes aussi que la
semaine de fêtes attirait à Elberfeld,
ne manquaient guère de venir frapper
à sa porte, conduits par quelqu'ami et en
remportaient des impressions profondes et
inoubliables.
Oui, elle a été un foyer
de bénédiction, l'humble maison de la
Riemenstrasse, aussi n'est-ce pas sans un
mélancolique sentiment de nostalgie que
beaucoup de ceux auxquels il a été
donné de s'y réchauffer, une fois ou
l'autre, y songent aujourd'hui.
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