Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V

La maison de la Riemenstrasse.

Petite, mais sienne. Le théâtre de la croix domestique. Comme quoi la maison de tante Hanna était une maison de Dieu. Réunions d'étude biblique et de prière. Tante Hanna tient lieu de mère à l'Union chrétienne. Assemblées pour femmes et jeunes filles. Les visites du samedi soir. Hôtes venus de la Souabe, de Berlin et d'ailleurs.

Elle est toujours là, la petite maison dans laquelle elle a vécu et travaillé, pleuré et lutté, d'où elle sortait chaque jour pour s'en aller faire ses courses régulières et d'où elle est partie également pour son dernier voyage. Nous la voyons toujours dans toute sa simplicité ; c'était une vraie maison du pays de Berg, aux murs revêtus d'ardoises, aux volets verts, elle nous parle toujours des temps d'autrefois. Aujourd'hui, enserrée entre deux hautes casernes renfermant de nombreux appartements, elle semble être un vestige du passé. J'ai vu beaucoup de châteaux somptueux, de cathédrales flanquées de tours élancées et soutenues par des colonnes magnifiques, beaucoup de demeures élégantes, bâties avec tout le luxe et le confort modernes, mais je n'en ai guère vu où il fit si bon se reposer, où l'on se sentît si heureux et où l'on ait autant travaillé pour l'avancement du règne de Dieu et autant prié.

Lorsqu'on en franchissait le seuil, on trouvait immédiatement, à droite de l'entrée, la cuisine, dans laquelle on était accueilli en général par l'aimable sourire de la maîtresse de céans. Combien elle manque maintenant à tous ceux qui vont et viennent encore dans cette maison ! Vis-à-vis de la porte d'entrée se trouvaient deux chambres, assez grandes, communiquant l'une avec l'autre et pouvant former une salle très appropriée aux réunions d'études biblique et aux séances de diverses sociétés. À droite du vestibule, en face de la cuisine, une petite chambre, qui pouvait au besoin être réunie aux deux autres pendant les réunions du dimanche, servait durant la semaine de dépôt pour les objets destinés aux pauvres de tante Hanna. À l'étage quelques mansardes dont l'une, dénuée de tout confort, était la chambre à coucher de l'excellente femme.

Nous voudrions essayer de faire un tableau très concis de tout ce qui s'est passé dans cette maison. C'est là que se sont écoulées les dures et amères années de la vie conjugale de tante Hanna ; c'est là qu'elle recueillait constamment des pauvres, des désespérés, des enfants abandonnés, qui retrouvaient chez elle un foyer et en elle une mère. Riches et pauvres aimaient également à y venir. Le jour de l'ensevelissement de Hanna Faust, quelqu'un appela cette demeure un Béthel : « un lieu où se dressait la céleste échelle sur laquelle des prières, des supplications et des intercessions montaient et par laquelle descendaient les exaucements divins ». Et c'était bien cela.

Tante Hanna a fait de sa maison un endroit d'où la parole de Dieu a été abondamment répandue. Dès l'origine elle y institua des réunions d'étude biblique qui s'y tiennent encore et que dirigent des pasteurs de la paroisse luthérienne, de la paroisse réformée et de la congrégation libre.

La réunion de prière, toujours existante, remonte également à de longues années antérieures. Elle ne réunit plus aujourd'hui, il est vrai, qu'un petit groupe de chrétiens, mais elle est restée une source de bénédictions. Il fut un temps où ces réunions de prières étaient si fréquentées, que la salle devenait trop petite pour contenir tous ceux qui s'y pressaient. Ce fut le cas, principalement, à l'époque de l'épidémie de choléra. Il est triste de devoir constater que la plupart des chrétiens ont besoin de passer par des temps de détresse, pour apprendre à prier avec suite et avec zèle.

L'Union chrétienne, qui avait pris naissance en 1873, après la construction de la chapelle de l'Elendstal, avait fini par élire domicile dans la maison de la Riemenstrasse. Et quel agréable domicile n'était-ce pas ! La sollicitude de tante Hanna envers « ses garçons » était touchante. Elle veillait à ce que rien ne leur manquât ; assez large de coeur et d'esprit pour comprendre que ces jeunes gens avaient besoin de délassements et de récréations son souci principal n'en restait pas moins de leur apprendre à trouver et à aimer Jésus. Cette Union du quartier de l'Arrenberg n'était pas, à la vérité, une Union chrétienne dans le sens moderne du mot ; elle n'avait pas spécialement en vue l'évangélisation de la jeunesse et ne cherchait pas à étendre au loin les cordes de sa tente, c'était plutôt une association groupant tous ceux qui avaient de l'intérêt pour les choses du ciel, pour Jésus-Christ et son royaume.

Le recteur Leite d'Elberfeld nous a décrit d'une façon très vivante l'activité de tante Hanna au sein de l'Union : « Il faut faire à l'oeuvre qu'elle accomplissait auprès de ces jeunes gens une petite place dans sa biographie, car eux aussi avaient acquis. droit de cité dans cette humble maison de la Riemenstrasse que sa situation même semblait destiner à devenir ce que Madame Faust en avait fait : le centre de la vie spirituelle de l'Arrenberg.

Plus de vingt ans se sont écoulés depuis le jour où je passai pour la première fois le seuil de cette maison. je cherchais un logement et de bons amis m'avaient engagé à m'adresser à Madame Faust qui, me disait-on, savait dans toutes les circonstances de la vie donner à chacun le meilleur des conseils. On ne se trompait point. Mais à peine eus-je émigré dans le quartier de l'Arrenberg, que je fus mis à réquisition le plus aimablement du monde. « Comme c'est joli que vous veniez ici, me dit tante Hanna, d'un air candide, notre Union de jeunes gens a justement besoin d'un directeur de chant », et me voilà devenu directeur du choeur formé par ces jeunes gens et par quelques hommes. À ces fonctions ne tardèrent pas à s'en ajouter d'autres, celles de secrétaire, de rapporteur, de maître d'écriture et d'arithmétique. Sept ans durant, je suis entré régulièrement, au moins une fois par semaine, dans la modeste demeure de Madame Faust. C'était une vaillante femme et elle l'est restée jusqu'à une vieillesse très avancée. Ses épaules ont porté de lourds fardeaux, surtout du vivant de son mari, mais ceux qui n'étaient pas initiés aux secrets de sa vie ne s'en seraient pas doutés. Son humeur ne variait pas plus que la coupe de ses vêtements. jamais son bienveillant visage n'exprimait le mécontentement, jamais ses regards n'étaient sombres, ni son expression revêche. Une paix profonde brillait dans ses yeux. Et si parfois sa croix lui paraissait trop lourde, elle se répétait à elle-même et répétait à ceux qui cherchaient à lui donner du courage, cette simple parole :
« Le Seigneur sait pourquoi ».

Son coeur, à tant se dépenser pour les autres, s'était élargi et fortifié. Il s'y trouvait aussi de la place pour chacun des membres de l'Union chrétienne de l'Arrenberg ; elle était au courant de tout ce qui les concernait, eux et leurs familles. En vraie mère, sans cesse préoccupée des intérêts supérieurs des siens, elle allait chercher ceux qui se relâchaient et n'avaient plus goût à l'Union, et elle n'avait pas de repos qu'elle ne les y eût ramenés. Elle profitait de chacune de leurs séances pour voir ses protégés et s'informer d'eux avec une fidélité toute maternelle. Il ne se passait guère de leçon de chant, d'écriture, ou d'étude biblique où elle ne fit une apparition. « Bonsoir à tous », disait-elle toujours en entrant. Pour peu qu'un chant eût été bien exécuté, elle s'écriait :
« Voilà qui était beau ! Il faudra que vous organisiez bientôt un concert, je me charge de vendre les billets ! »

Tante Hanna trouvait matière à louange, même lorsque le directeur était tout honteux du résultat de ses efforts. Ainsi, je me rappelle d'un jour où le choeur, qui se produisait à l'Elendstal, fit un fiasco complet. J'avais entonné trop haut et le ténor fit une entrée tout à fait fausse. J'essayai en vain de reprendre le ton juste. Nous étions lancés, il n'y avait plus moyen de remédier à la situation qui n'était réjouissante ni pour moi, ni pour mes chanteurs, auxquels l'assurance manquait, même dans les cas où tout allait sans trop d'encombres. Nous fîmes suivre ce malencontreux numéro d'un chant plus facile, qui effaça tant bien que mal le souvenir de notre déconvenue. J'allais reprendre ma place dans les rangs de l'assemblée, avec un sentiment d'humiliation bien accentué, quand tante Hanna vint à ma rencontre, toute radieuse :
« Comme vous avez bien chanté ! me dit-elle ; les gens sont ravis ».
Je voulus alléguer que nous avions commencé par chanter faux.
« Personne n'y a rien vu, affirma-t-elle, et ceux qui l'auront peut-être remarqué ne seraient pas capables de faire mieux ».

L'encouragement et la louange constituaient son principal moyen d'éducation ; tant qu'il s'agissait de productions, si faibles fussent-elles, je ne l'ai jamais entendue s'exprimer autrement qu'avec approbation. Elle n'avait des paroles de blâme que pour les manquements moraux.

Ce qui a toujours été pour moi une source d'étonnement, c'est la grande autorité que cette femme si simple exerçait sur tous ceux qui l'approchaient. Je ne me souviens pas qu'un seul de ces jeunes satellites, parfois fort grossiers, qui gravitaient autour de l'Union, se soit permis, vis-à-vis d'elle, un mot malséant ou se soit conduit en sa présence d'une façon impolie. Le regard doux et ferme de ses yeux clairs exerçait sur eux un singulier empire. Elle éprouvait d'ailleurs pour les jeunes gens une prédilection marquée. « C'est à cause des démocrates - socialistes » expliquait-elle. La brave Hanna espérait soustraire ainsi l'un ou l'autre d'entre eux aux avances de ce parti, ou l'aider à sortir de ses filets. Non pas qu'elle détestât les socialistes ; elle les plaignait au contraire et cherchait à les amener au salut.

Combien n'était-elle pas touchante, dans la part qu'elle prenait à nos fêtes. Elle vendait presque tous nos billets, dans les tournées qu'elle faisait pour placer du café, et elle rapportait dans ses paniers bien des objets, destinés à nos loteries, que ses clients avaient été prendre à notre intention dans leur superflu. Elle étalait ces lots, fort souvent hétéroclites, sur de longues tables, de telle façon qu'on ne voyait les parties détériorées qu'en les regardant de très près. « Il faut bien prendre les choses que les gens riches nous donnent », disait-elle et quand il s'agissait d'un objet en particulièrement mauvais état, elle ajoutait :
« Ceux qui gagneront cela réussiront bien à le réparer, et alors ils auront d'autant plus de plaisir à le posséder. » Quand la fête avait lieu dans sa maison, elle mettait à notre disposition, non seulement notre local ordinaire, mais encore sa cuisine et sa « bonne chambre ».

Elle nous prêtait ses chaises, ses bancs, ses tables et même son unique canapé ! Tous les billets donnés étaient remboursés par sa caisse particulière.

Ce dévouement, cet oubli d'elle-même en faveur de l'Union chrétienne, lui gagnaient les coeurs de tous. L'amour qu'elle leur témoignait lui a assuré, dans le coeur de ces jeunes hommes de l'Arrenberg, une place d'honneur, et l'Union gardera un souvenir fidèle et reconnaissant à celle qui en fut la mère adoptive. »

Les réunions d'étude biblique et celles destinées aux femmes et aux jeunes filles ont été également en bénédiction à nos diverses congrégations religieuses. Commencées par le pasteur Rink, elles se poursuivent encore aujourd'hui dans la Riemenstrasse, par le ministère des pasteurs de la ville.

Au début, ces réunions de femmes étaient fort peu nombreuses et dans ce petit cercle, tout intime, les assistantes posaient souvent des questions ou racontaient leurs expériences. Tante Hanna aimait à parler plus tard de la liberté qui régnait dans ces simples rencontres. Ainsi, un jour que la conversation roulait sur la reconnaissance, une vieille femme s'écria : « J'ai un jardin, mais comme il ne rapportait jamais assez au gré de mes désirs, je ne cessais de grogner et de me plaindre à son sujet. Voilà que cette année le Bon Dieu m'a donné des légumes et des fruits en telle abondance que c'en est extraordinaire, et il semble ainsi me dire :
« Tiens ! En as-tu assez cette fois ? »

Tante Hanna connaissait tant de pauvres auxquels elle voulait faire plaisir, qu'elle avait besoin de beaucoup de mains pour l'aider à travailler pour eux. Elle s'entendait magistralement à mettre les gens à contribution et avait recruté tout un groupe de jeunes dames, appartenant à des familles riches et distinguées, qui se rassemblaient très volontiers dans sa petite maison pour coudre de leurs doigts diligents, tout en prêtant une oreille attentive aux choses excellentes que disait leur hôtesse. D'autres jeunes filles encore se réunissaient chez elle pour chanter, prier et lire la Bible ensemble.

C'était le samedi soir que l'hospitalière demeure voyait affluer le plus grand nombre de visiteurs. La sonnette de la porte d'entrée ne cessait de retentir jusque près de minuit. Qu'étaient-ils donc tous ces hôtes qui entraient sans bruit et se retiraient tout aussi silencieusement ? C'étaient les meilleurs amis d'Hanna Faust, ceux qui ont le plus perdu à sa mort - ses pauvres.

Elle avait dans sa maison une pièce qui constituait pour les étrangers une véritable curiosité, - c'était sa petite chambre des pauvres. On s'y serait cru souvent dans une boutique de bric-à-brac. Aucun de ceux que tante Hanna y introduisait parfois, ne saurait oublier le radieux visage avec lequel elle considérait les trésors qu'elle y accumulait et dont une partie était en général destinée, soit à la fête de Noël, soit à quelque loterie ! Il s'y trouvait des bonbons qui n'étaient plus de première fraîcheur et que plusieurs pâtissiers lui abandonnaient libéralement. On pouvait y voir amoncelées toutes les pièces de vêtements dont un être humain a besoin pour s'habiller des pieds à la tête ; habits, robes et souliers usés y coudoyaient des souliers neufs, car combien de paires de fortes chaussures n'a-t-elle pas fait confectionner par de pauvres cordonniers ! Elle n'était jamais lasse d'entasser dans sa petite chambre des objets de toute nature, qu'elle distribuait ensuite joyeusement à tous les besogneux qui s'adressaient à elle. Ah ! oui, ils connaissaient bien la petite maison de la Riemenstrasse, les pauvres, et ils l'aimaient.

Elle a vu défiler d'autres hôtes encore, souvent venus de loin. Les candidats en théologie du Wurtemberg ou de Berlin, que leurs voyages d'études amenaient dans le Wuppertal, les personnes aussi que la semaine de fêtes attirait à Elberfeld, ne manquaient guère de venir frapper à sa porte, conduits par quelqu'ami et en remportaient des impressions profondes et inoubliables.

Oui, elle a été un foyer de bénédiction, l'humble maison de la Riemenstrasse, aussi n'est-ce pas sans un mélancolique sentiment de nostalgie que beaucoup de ceux auxquels il a été donné de s'y réchauffer, une fois ou l'autre, y songent aujourd'hui.


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