LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE III
LA VIE PERSONNELLE
(Matthieu VI, 1-18.)
2. Nos relations avec Dieu.
«Lorsque vous priez, ne faites pas comme
les hypocrites, car ils aiment à prier
debout dans les synagogues et au coin des rues,
afin d'être vus de tous les hommes. En
vérité, je vous le dis, ils ont leur
récompense. Pour toi, quand tu veux prier,
entre dans ta chambre et, la porte close, prie ton
Père qui est là, dans le secret ; et
ton Père qui voit dans le secret, te le
rendra. »
Ce qui est vrai de nos relations
avec notre prochain, l'est de nos relations avec
Dieu. Les unes et les autres aussi doivent porter
le même caractère. Que les hommes qui
«deviennent » se gardent de faire
état de la vie qui leur vient de Dieu, et de
poursuivre par son moyen quelque but
étranger à l'impulsion personnelle
qui en est la seule raison d'être. C'est dans
le secret qu'ils ont à chercher Dieu; ce qui
se passe dans l'intimité de l'âme ne
doit point sortir de cette chambre close. Que les
païens et les hypocrites en agissent à
leur gré; ceux qui suivent la voie de la
vérité ne sauraient les
imiter.
Jésus nous en donne un
exemple dans ce qu'il nous dit de la prière.
La prière authentique est la vivante
expression du contact personnel avec Dieu qui
s'établit chez tout homme qui cherche, et
dont il prend tôt ou tard clairement
conscience. La vie universelle, créatrice,
stimulante et façonnante, vient battre de
ses flots puissants le seuil de notre être et
devient pour nous une réalité
vécue. Si nous lui ouvrons l'accès de
notre être intime, elle nous communique
son élan. Les vibrations
d'une vie nouvelle nous ébranlent, un esprit
nouveau nous envahit. Nous nous sentons en son
pouvoir et percevons distinctement ses impulsions.
Dans cette expérience, c'est Dieu qui parle,
agit sur nous et nous conduit. Tous les
événements, toutes les obligations de
l'existence, nous apportent un message divin, une
fois que nous avons appris, comme des enfants
attentifs, à comprendre le langage de la
puissance paternelle qui régit notre
vie.
Quand Dieu nous parle, il est
impossible que nous ne lui parlions pas à
notre tour. Une réaction succède
à son action; à ses communications
notre réponse. Lorsqu'il s'ouvre à
nous, nous nous ouvrons à lui et tout ce qui
surgit en nous reflue vers lui. À sa
confiance, dont chacune de nos afflictions nous
apporte le témoignage, répond notre
confiance : comme il compte sur nous pour les faire
concourir à notre vie, nous comptons sur lui
pour nous secourir miséricordieusement. Son
désir de nous voir le glorifier en toutes
choses appelle sur nos lèvres les souhaits
qui surgissent en nous au choc de la
vie.
C'est en cela que consiste la
prière. Elle est un élan
spontané et involontaire répondant au
Dieu qui se fait entendre à nous. C'est
quand nous éprouvons sa présence que
nous nous tournons vers lui. À son appel
mystérieux qui se traduit dans notre,
inquiétude intime, tout notre être
reflue vers les profondeurs obscures d'où
nous sentons monter en nous cette impulsion
indéfinissable. S'il nous devient assez
proche pour que nous entendions son langage dans
tous les détails de notre vie, nous lui
ouvrons à notre tour librement notre coeur;
et à mesure que nous faisons
l'expérience toujours plus merveilleuse de
son amour paternel qui nous dispense toutes choses,
nous nous adressons à lui
«comme des enfants
chéris à leur père
bien-aimé ». Alors tout ce que
Jésus nous a révélé de
notre Père céleste nous devient
sensible et familier et son invitation à lui
présenter toutes nos requêtes nous
inspire une confiance de plus en plus
simple.
Mais si la prière est
essentiellement une émotion toute
spontanée, un élan du coeur qui se
tourne vers Dieu lorsqu'il éprouve
consciemment ou inconsciemment son attrait, elle
réclame, de ce fait même, le secret le
plus absolu. Car elle est le courant
mystérieux qui, de l'âme, remonte au
principe de toute vie, l'opération la plus
intime qui puisse se produire dans les profondeurs
cachées de l'être humain.
La prière est la
révélation de l'homme à Dieu
répondant à la
révélation de Dieu dans l'homme.
Cette action réciproque du principe
métaphysique en nous et du principe
métaphysique de l'univers, en vertu de
laquelle la puissance de la vie divine devient
l'énergie motrice de notre vie personnelle,
repose sur la spontanéité de nos
impressions intimes qui nous ouvre à son
influence. L'élément qui la transmet,
c'est la sensibilité de notre être
nouveau qui, dans tout ce qui l'émeut,
perçoit une vibration divine et est ainsi
constamment sollicité de réagir.
Aussi notre prière ne saurait-elle rendre un
son clair et puissant que si elle retentit
spontanément et avec une candeur
absolue.
Plus la prière est et demeure
ainsi un mouvement involontaire, une manifestation
impulsive de notre vie profonde, plus elle est
vivante, sincère, objective. Tous les
enseignements de Jésus sur la
nécessité de voiler aux autres et
à nous-mêmes les
phénomènes originaux de la vie
personnelle s'appliquent donc plus directement
encore, si possible, à nos relations avec
Dieu. Aussi Jésus dit-il à ceux
qui «deviennent»:
Quand vous cherchez la face de Dieu, faites-le dans
le secret.
Toute perturbation de la
spontanéité fait cesser le contact
avec Dieu. Ici, comme dans tous les domaines,
intervenir dans les phénomènes
vitaux, c'est causer la mort. Les
méditations, les états d'âme
dans lesquels ne se traduit pas d'une façon
directe et sommaire ce que nous éprouvons
spontanément, les réflexions, les
sentiments, les appréciations, les
arrière-pensées qui se mêlent
à notre prière la paralysent.
L'élan de notre coeur doit nous absorber
tout entiers. Mais cela n'est possible que si nous
avons coupé toutes les autres
communications. Pour nous ouvrir à Dieu, il
faut donc nous fermer à tout le
reste.
Mais si l'intégrité de
la prière dépend du secret qui
l'enveloppe, il en est de même de
l'exaucement. C'est dans les profondeurs de notre
sensibilité spontanée que Dieu entre
en contact avec nous. S'il y trouve un écho
vibrant, il s'y manifestera. Alors notre
prière libérera les énergies
et les clartés qui émanent de
l'être éternel et acquerra la
portée que mesurent seuls ceux qui en ont
fait l'expérience. Car elle sera un
véritable dégagement de vie, un
phénomène naturel
élémentaire qui, en vertu d'une
nécessité interne, mettra en
mouvement la puissance de vie universelle, au
service de la vie humaine et personnelle. Que notre
prière reste donc ignorée,
préservons-en à tout prix la pudeur.
Ne livrons en proie ni à nous-mêmes,
ni aux autres, l'émoi divin dans lequel
monte vers Dieu ce qui palpite au plus profond de
notre être.
Telle est l'instante recommandation
que Jésus adresse à ceux qui aspirent
et qui cherchent. Il ne le fait pas sans
motif, car cette manière
de prier n'est point ordinaire. La où
religiosité des âmes satisfaites
s'exprime d'autre sorte. La
révélation de Dieu n'est pas devenue
pour elles un événement personnel.
Elles ne le perçoivent pas intuitivement,
mais théoriquement, sans que leur âme
frémisse sous les vibrations de sa vie.
Sinon, comment persisteraient-elles dans leur
inertie? L'idée seule de Dieu n'émeut
personne, elle tranquillise au contraire. C'est
pourquoi leur croyance les imprègne de
religion, mais non de Dieu.
Dans la mesure où Dieu s'est
révélé à nous, nous
nous révélons à lui. Notre
prière est ce qu'est notre foi. Aussi leur
prière est-elle une cérémonie
religieuse, un culte, un effort pour entretenir
leur « communion avec Dieu », une oeuvre,
mais non une vie. Car elle ne procède pas de
l'expérience immédiate de Dieu, mais
d'enseignements sur lui et sur ses relations avec
nous, devenus articles de foi. Elle est
stimulée par des exhortations et entretenue
par des considérations et des motifs
intéressés. Elle est un acte de
piété, un recours en cas de
détresse, donc corrompue dans son essence et
destinée à
dégénérer fatalement, en
superstition d'abord, et en ce qui s'appelle
«tenter Dieu ». Toutefois Jésus ne
relève pas ici ce côté de la
question. Il ne nous signale que la perversion qui
se produit lorsque la prière cesse d'avoir
son but en elle-même et n'est plus qu'un
moyen de parvenir à des fins résidant
en dehors d'elle; lorsque celui qui prie cesse
d'être seul avec son Dieu dans le secret du
coeur, se tâte et se contemple au lieu de se
plonger en Dieu; lorsqu'il prie, non parce qu'il ne
saurait faire autrement, mais parce qu'il veut
prier, soit en vue d'un auditoire, soit afin de
gagner Dieu à sa cause; lorsqu'il nourrit
des intentions accessoires ou poursuit des effets
secondaires.
Jésus nous met en garde
contre la prière qui
dégénère en mise en
scène. Mais ce n'est là qu'une des
conséquences naturelles de son manque de
spontanéité. Les désordres qui
résultent de l'atteinte portée
à l'intimité et à la candeur
de la prière, sont aussi complexes que
l'être humain, car une fois
dépouillée du secret qui l'enveloppe
et la protège, elle se trouve livrée
à l'arbitraire de tous les instincts
dénaturés.
Dès que la prière
cesse d'être une manifestation tout
impulsive, l'expression instinctive d'un mouvement
de l'âme, elle tourne à l'hypocrisie.
S'en servir pour produire une impression sur
soi-même ou sur autrui, c'est souiller
l'expérience du divin; en faire un
procédé d'édification, c'est
la prostituer. Peu importe qu'il s'agisse d'exercer
une influence religieuse sur autrui, ou seulement
de s'édifier soi-même, d'imprimer un
élan pieux à d'autres âmes, ou
seulement à la sienne propre, dans l'un et
l'autre cas, on profane le contact de l'âme
avec Dieu, et l'on fait vibrer intentionnellement
la corde la plus intime de la vie personnelle, afin
d'en tirer parti, au lieu de l'abandonner au rythme
naturel de ses oscillations involontaires. La
prière passée au rang d'institution,
de démonstration publique, de profession de
foi et de protestation contre
l'impiété, la prière devenue
un exercice religieux ou ascétique, un
instrument d'édification, de conversion ou
de «réveil», attente à sa
vérité et à son essence
même. Elle peut, il est vrai, lorsqu'elle est
sincère, produire l'effet que l'on cherche
à provoquer abusivement par son moyen, mais
ce n'est pas à cette fin que nous devons
prier. Certes, il est des instants où, sous
l'empire d'une impulsion intérieure
irrésistible, le coeur déborde et se
répand au dehors, comme lorsque Jésus
s'écria,
transporté : « je te loue, Père,
Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as
caché ces choses aux sages et aux
intelligents et les as
révélées aux enfants. »
Sans doute aussi, l'émotion collective de
quelques âmes intimement unies peut, à
un moment donné, s'exprimer tout haut. Mais
la prière inscrite au programme, partie
intégrante du service divin, appartient
certainement à la tendance que Jésus
réprouve
(1).
Si donc il n'y a pas de
prière véritable là où
manque l'intuition directe et vivante de Dieu, la
prière cesse d'être une
opération profonde et spontanée de la
vie personnelle partout où l'on cultive une
idée de Dieu, une doctrine, une croyance,
OÙ l'on entretient une dévotion
correspondante, où l'on organise
ecclésiastiquement la vie religieuse. Elle
revêt alors le caractère d'un devoir
de piété, avec toutes les
conséquences qu'entraîne cette
déformation. Jésus ne
s'élève point ici contre ces choses,
- il les tenait sans doute pour inévitables
provisoirement, et il se bornait à saluer de
loin le temps où les vrais adorateurs
adoreront le Père en esprit et en
vérité; d'ailleurs, il ne voulait
point abolir la prière telle que les Juifs
la pratiquaient, mais l'accomplir; - mais il dit
aux chercheurs qui pressentent Dieu dans
l'inquiétude de leur coeur : Quand vous
priez, faites-le dans le secret, car vous pouvez
prier véritablement. Les autres en sont
incapables, c'est là leur excuse; aussi
émeuvent-ils malgré tout la
miséricorde divine. Mais pour vous, toute
prière qui n'émane
pas comme un rayon invisible de votre relation
cachée avec Dieu, est une
hypocrisie.
La répugnance instinctive
qu'inspire aux chercheurs de nos jours la
manière dont la prière est
pratiquée dans la chrétienté,
l'impossibilité où ils se trouvent de
s'y conformer, sont en parfait accord avec cet
ordre de leur maître. Leur instinct de
vérité se révolte contre cet
abus et ils ont raison de l'écouter.
Gardons-nous donc de prier lorsque nous ne nous
sentons pas pressés de le faire. Et quand
nous prions, que ce soit dans le secret, afin que
notre prière soit une manifestation tout
impulsive, l'adoration en esprit et en
vérité, qui s'élève
vers Dieu dans une chasteté
complète.
«Quand vous priez, ne multipliez
pas les paroles, comme les païens qui
s'imaginent être exaucés à
force de prononcer des mots. Ne leur ressemblez pas
car votre Père sait de quoi vous avez
besoin, avant que vous le lui demandiez.
»
Lorsque tout ce qui constitue notre
vie intérieure s'élève
à Dieu dans nos prières comme les
vapeurs s'élèvent des champs
après l'ondée, elles ne sont, en
réalité, que les émotions
suscitées en nous par la vie quotidienne
remontant vers leur source involontairement, sans
paroles, sans enchaînement logique, et
cherchant le contact avec Dieu. Cependant elles ont
besoin de trouver leur expression, même
défectueuse. Il ne leur suffit pas de
s'exhaler dans un soupir ou dans un cri de joie; il
faut qu'elles se formulent. Comme toutes les
opérations de notre vie mentale, la
prière réclame des
représentations intelligibles et une
expression nette.
Toutefois les mots et les
représentations ne sont pas la substance de
la prière, mais seulement ses aspects. Elle
est essentiellement un mouvement spontané du
coeur, l'écho que le divin éveille en
nous. Si elle emprunte le langage humain, c'est
pour se faire entendre, non de Dieu, mais de
nous-mêmes. Dieu comprend de loin nos
pensées. Il perçoit plus
distinctement que nous ne le ferons jamais, les
sensations obscures qui s'agitent en nous, notre
angoisse indicible et les maladroits battements
d'ailes de notre âme inquiète. Il
entend notre requête, affranchie des
formules, des obscurités, des petitesses
humaines et subjectives. Il démêle nos
véritables désirs. Car il les saisit
dans leur réalité,
dégagée des voiles dont la recouvre
notre nature bornée.
Ce n'est donc pas pour lui que les
paroles sont nécessaires, mais bien pour
nous; car si ce qui monte de notre coeur ne nous
devient pas conscient, il est difficile que nous
entrions en un contact personnel avec Dieu, et si
nous ne lui parlons pas clairement, nous ne
percevons pas non Plus clairement sa
réponse. Il parait donc impossible que les
impulsions qui nous viennent de lui se transforment
en vie personnelle si nous ne nous rendons pas
nettement compte de cet échange
réciproque. Or le moyen de nous en rendre
compte et la preuve qu'il s'effectue
véritablement, c'est la
représentation concrète, l'expression
distincte. Nous parlons avec Dieu, parce que pour
nous, êtres humains, la parole est l'organe
par lequel nous communiquons ce qui est en nous. Et
quand notre contact avec lui arrive à son
expression parfaite, nous discernons aussi en
toutes choses la « parole » qu'il nous
adresse.
L'essentiel cependant, c'est que
tout ce que formule notre prière vive en
nous personnellement, si peu qu'il
soit d'ailleurs possible et
nécessaire de l'épuiser en mots. Il
faut que la parole naisse et découle de nos
émotions spontanées. Si elle
énonce autre chose que ce qui déborde
naturellement de notre âme, elle devient
mensongère. Nous faisons des phrases. La
bouche seule parle, le contact avec Dieu cesse.
Nous jouons un rôle et notre être
Intime renie notre prière au lieu d'y
ajouter son amen. Nous prenons le nom de Dieu en
vain, nous profanons le sanctuaire, nous nous
rendons coupables d'hypocrisie intime.
Aussi Jésus dit-il : «
Quand vous priez, ne multipliez pas les paroles
comme les païens qui s'imaginent qu'à
force de prononcer des mots, ils seront
exaucés. » Peut-être dirait-il
aujourd'hui : «comme les
chrétiens», car leurs prières,
soit libres, soit prescrites, sont tout aussi
prolixes, et ils nous tiennent de plus près
que les païens que nous ne connaissons
guère que par ouï-dire. Aujourd'hui
encore on croit pouvoir remplacer l'émotion
jaillissante par une ferveur artificielle qui se
grise de paroles entraînantes, et provoquer
l'exaucement par une verbosité infatigable.
Tout cela est païen. Car ce n'est pas
filial.
Ne les imitez donc pas. Votre
Père sait de quoi vous avez besoin avant que
vous le lui demandiez. Il n'est point
nécessaire de le mettre laborieusement au
courant de la situation. Un mot suffit pour lui
donner à entendre ce qui se passe en vous.
Il connaît alors mieux que vous-même
votre véritable désir. Quand nous
nous adressons aux hommes nous sommes
obligés pour être compris de nous
expliquer en détail et sous diverses formes.
Car, dans ce cas, l'intelligence dépend de
l'expression, de nos paroles qui sont trop souvent
défectueuses. Mais quand il s'agit de Dieu,
les mots ne sont point nécessaires, à
proprement parler. Son contact
personnel avec nous lui révèle nos
pensées. Quand donc l'élan de notre
coeur nous pousse vers lui, adressons-nous à
lui comme des enfants à leur père,
simplement, brièvement, directement, sans
circonlocutions et sans verbiage. Gardons-nous du
pathos et de la rhétorique pieuse. Ne nous
écoutons point parler. La prière doit
être le murmure d'une source cachée
qu'on ne perçoit qu'en y prêtant
l'oreille, et non le tapage indiscret d'un jet
d'eau.
À cet enseignement,
Jésus joint le modèle :
«Vous donc, priez ainsi : Notre
Père qui es aux cieux, que ton nom soit
sanctifié; que ton règne vienne; que
ta volonté soit faite sur la terre comme au
ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien;
et remets-nous nos dettes comme nous les remettons
à nos débiteurs; et ne nous induis
pas en tentation, mais délivre-nous du mal.
»
Peu importe pour nous que
Jésus ait réellement ajouté
à ce moment-là l'oraison dominicale
à ses instructions sur la prière, ou
qu'il l'ait prononcée en réponse
à la demande de ses disciples :
«Seigneur, apprends-nous à prier
», puisqu'elle est en tous cas une
requête conforme à sa volonté
et une illustration de la manière dont nous
devons prier. Non qu'il nous en impose les termes
ou la forme : en le faisant, il. se contredirait
lui-même. Nous n'avons le droit de la
répéter après lui que s'il
nous est réellement possible de le faire,
c'est-à-dire si elle est l'expression exacte
de ce que nous ressentons spontanément.
L'oraison dominicale qu'on récite en
s'efforçant de vibrer à l'unisson est
un jargon pieux, semblable
à celui des païens, et qui s'en
distingue tout au plus par la
brièveté. Il importe donc de nous
rendre compte de ce qu'elle signifie.
Il le faut pour une autre raison
encore. Jésus l'a enseignée aux
chercheurs, à ceux qui marchent sur ses
traces. Si elle est, comme elle doit l'être,
l'expression de leurs émotions
spontanées, elle nous permet de jeter un
coup d'oeil dans leur âme et de
reconnaître ce qui s'y passe. Elle acquiert
pour nous, de ce fait, une importance
extraordinaire. car elle devient le miroir qui nous
révèle le point auquel nous sommes
parvenus dans notre recherche et sur le chemin de
la vérité.
Elle complète ainsi les
béatitudes. Celles-ci nous avaient fait
connaître les expériences intimes des
chercheurs et la transformation qui commence
à s'opérer en eux, lorsque,
ébranlés par l'annonce du royaume de
Dieu, ils entrent dans le courant de la vie.
L'oraison dominicale nous découvre le flot
des émotions et des aspirations que la vie
nouvelle fait éclore en nous en s'y
épanouissant. Cette vie en est-elle à
ses débuts, elles seront faibles et
intermittentes; mais à mesure qu'elle se
développera, elles deviendront de plus en
plus intenses, abondantes et
fructueuses.
L'emploi de l'oraison dominicale en
esprit et en vérité ne dépend
donc pas d'un certain degré
d'épanouissement de la vie nouvelle dans une
âme, mais seulement du fait que cette vie
nous anime réellement. Que ne pouvons-nous
l'entendre comme pour la première fois, afin
d'en recevoir une impression neuve et originale !
Elle a été si déflorée
par l'usage, et nous sommes si
insensibilisés par l'habitude! Et cependant,
cela ne suffirait point encore à nous la
faire saisir dans sa réalité vivante.
Nous ne le pourrons que lorsque
les désirs qu'elle a formulés auront
en quelque mesure pris vie en nous. Nous ne saurons
ce qu'elle signifie que lorsque ses requêtes
exprimeront nos propres
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