Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

(Suite)


Je montai sur une éminence. Quoique voilée, la lune, pleine alors, éclairait la lande. Je me représentai le jour où pour la dernière fois je serais sur cette colline... il arriverait ce jour, hélas ! bientôt ! Je m'en irais dans l'obscurité, sans but, sans espérance, toujours plus loin, jusqu'au moment où, harassé, pauvre bête blessée, je me réfugierais dans un hôpital pour y mourir. Je vis briller les lumières de la petite cité, je distinguai celles du Cheval-Blanc. Il me sembla y voir la vieille servante ranimer le feu, arranger les tables, allumer les lampes, tout préparer pour recevoir les hôtes ; les figures connues arriver, les places se remplir... J'avais droit à la mienne encore ; je pouvais quitter la colline, abréger ma promenade solitaire, passer devant la cure, m'arrêter un instant pour saluer Elisabeth en pensée ; je pouvais traverser librement le long corridor du Cheval-Blanc et entrer dans notre salle de réunion.
Dans la rue les enfants me saluaient encore avec de bons sourires et surtout je pouvais, le dimanche, entrer à la cure par le jardin. La porte de la maison s'ouvrait comme à un ami ; le pasteur me souhaitait cordialement la bienvenue ; Elisabeth me tendait la main avec son doux sourire, rayon de soleil de ma vie.

Plus que six mois et tout sera fini pour moi. Au printemps, un autre jeune homme remplira mon emploi, occupera ma place au casino. Dans la rue les enfants lui souriront. À son tour il prendra le chemin du presbytère et je serai oublié. Quelquefois encore mon nom sera prononcé parmi les souvenirs des excursions du dimanche, puis, petit à petit, on ne pensera plus à moi. Taudis que j'errai seul à l'étranger, sans foyer, ma pensée reviendra dans cette chère petite ville ; elle ira frapper aux portes aimées, mais personne ne lui ouvrira.

Plus que six mois !
Alors je me posai cette audacieuse question : Pourquoi ne pas me créer un foyer stable dans cette ville où, pauvre voyageur fatigué, J'en ai trouvé un passager ? En entrant dans ma demeure sombre et déserte, je me demandai : serait-il possible qu'un jour Elisabeth m'en ouvrit la porte, que je la prisse par la main pour l'accompagner dans « notre chambre ? » Oh ! passer la soirée sous son doux regard, entendre toujours sa voix mélodieuse ! M'est-il permis de rêver un tel avenir !

Ce soir-là, pour la première fois, je n'allai pas au casino. Il me fallait être seul avec mes pensées.
Assis dans l'obscurité, je regardai longtemps la lumière du réverbère vaciller sur la paroi de ma chambre ; j'entends le vent de la lande souffler dans la rue déserte et la pluie fouetter mes fenêtres ; puis, de grandes et douces espérances vinrent, peu à peu, remplir mon coeur ; ma jeunesse réveillée fit valoir ses droits ; je vis, au devant de moi, longue encore, ma vie pleine de promesses ; je me représentai mon entrée à la cure, comme prétendant, - oui, j'en aurais le courage - je me rappelai les cordiales poignées de main d'Elisabeth, ses regards affectueux..... Mon espoir devint de la certitude.
Il me sembla voir notre demeure, mon cabinet d'étude... Oh ! avec quel zèle, avec quel courage je travaillerais quand les yeux d'Elisabeth reposeraient sur moi !

Je pensai à tout ; j'examinai tout. Les ombres de mon passé vinrent aussi se présenter à mon esprit. Des plaintes et des accusations retentirent à mes oreilles, un triste cortège de femmes parut à mes yeux mais je n'hésitai point devant elles. « Venez seulement, leur dis-je, troublez mon repos, tourmentez-moi ; vous en avez le temps encore ; mais une heure viendra où je serai délivré de vos obsessions. »

Elle viendra un soir, cette heure tant désirée. Elisabeth et moi, nous serons seuls, dans une demi-obscurité ; elle, près du feu ; moi, à ses pieds. Je lui raconterai tout... oui, tout, depuis mon entrée dans la « chambre à part » du quartier Saint-Paul, jusqu'à mon départ de Munich ; je lui ferai une pleine et entière confession ; je lui dirai combien il lui sera difficile de m'élever jusqu'à elle ; mais je lui promettrai en même temps de saisir sa main comme un naufragé saisit une planche de salut et de la garder toujours dans la mienne. Alors, les ombres mauvaises disparaîtront pour ne jamais revenir. L'éclat de sa belle âme luira sur moi, réveillera les bons instincts endormis dans la mienne. Mes tourments seront arrivés à leur terme ; ma vie aura un grand et noble but... 0, Elisabeth !

Tels furent ce soir-là mes rêves, mes espérances, mes joies ! Jamais, depuis mon enfance, je n'avais été aussi heureux. La jeunesse a droit à l'espoir et j'espérais... 0, Elisabeth !

Aujourd'hui, en me rappelant ces rêves, je me demande si je dois les taxer d'insolente audace, me traiter de fou, d'avoir cru me libérer si aisément du fardeau de mon affreux passé. Dois-je chasser cette soirée de ma mémoire, la bannir de ma pensée comme le mirage d'une heure de folie ? Justice équitable, mais sévère, tu ne m'as que trop tôt montré l'inanité de mon rêve ! Tu m'as replacé sous le joug de mon passé en m'y liant avec des chaînes plus lourdes encore : mais accorde-moi, au moins, de garder intact le précieux souvenir de mes espérances d'alors. Permets que cette heure m'éclaire toujours comme une étoile prophétique, que son éclat me dise que, même pour l'être le plus dégradé, l'heure de la délivrance arrive une fois.

Dès le matin, je vis l'avenir sous un aspect différent. Les menaces de l'hiver avaient fait place à un beau soleil d'automne ; il éclairait ma chambre, en chassait mes rêves et me montrait la réalité. Je ne renonçai pas immédiatement à mes hardis projets, mais j'y réfléchis avec calme. Je compris la hauteur du but auquel j'aspirais, les immenses obstacles placés entre lui et moi ; mais plus il était difficile à atteindre et plus me semblait désirable le prix de la victoire : Elisabeth et une nouvelle vie à côté d'elle ! Je repris mon projet avec courage ; je voulais essayer de l'exécuter, quelle que dût être l'issue de ma tentative. Dès le matin, je me rendis au bureau avec une résolution sérieuse dans l'âme.

Comment commencer la réalisation de mon plan ?... En faire la confidence au juge ? Certes, j'avais confiance en lui ! Mais si mes espérances étaient anéanties, il l'apprendrait, et cette pensée m'était insupportable. Je décidai de ne me confier à personne. De la bouche même d'Elisabeth, un refus ne pouvait être ni dur, ni blessant. Je résolus de lui faire ma demande, directement, l'un des prochains dimanches.

Les jours s'accourcissaient. Selon une vieille habitude, on n'allumait pas les lampes au tribunal avant le 20 décembre. Jusque-là, on quittait le travail à la nuit tombante et je faisais à ce moment ma promenade du soir. Dès ce jour, je passai chaque fois devant la cure ; je m'en sentais le droit. Un soir, comme j'arrivai devant la porte du jardin, Elisabeth en sortit. Nous échangeâmes quelques mots. Elle était, comme à l'ordinaire, calme et douce ; moi, embarrassé, confus, troublé... Je voyais si distinctement l'abîme qui nous séparait ! Comment le combler ?... Sa vie et ma vie... quel contraste entre les deux ! Ses regards se posaient sur moi, innocents et purs, vrai miroir de son âme qui ne soupçonnait pas ce qu'avait été mon existence. Mes révélations ne lui causeraient-elles pas un mortel effroi ?
Je tâchai de secouer ces pensées, mais elles revinrent sans cesse m'assaillir. Il me fallut les examiner encore à fond.

Sera-t-il absolument nécessaire, me demandai-je d'abord, de mettre Elisabeth au courant de ma conduite passée ? Ne pourrai-je lui cacher les coupables souvenirs qui me tourmentent ?... Impossible ! Les tristes ombres du passé me poursuivront sans relâche ; une sombre mélancolie m'accablera... J'aurai la force de la refouler dans mon âme ; par amour pour Elisabeth je ne lui en laisserai rien voir ; je m'y abandonnerai seulement la nuit, quand elle dormira du sommeil de l'innocence... mais, si elle m'aime, elle verra, sur mon visage, les traces de mes tourments. En public, le fripon peut jouer le rôle de l'honnête homme ; l'être dégradé, celui de l'homme vertueux ; l'être qui, la nuit, dans des heures d'insomnie, lutte contre les souvenirs d'une vie souillée, peut réussir, durant le jour, à paraître heureux et content de lui-même. Mais l'oeil de l'amour pénètre sous tous les masques. Une mère ne voit-elle pas la souffrance secrète de son fils, cachée à tous les yeux ? Une épouse aimante, bien mieux encore, celle de son époux.

Je me représentai encore l'instant de mes révélations : Un soir d'été, nous promenant sous nos ombrages, Elisabeth me dira tendrement : « Avoue-moi, mon bien-aimé, ce qui pèse sur ton âme ; je le vois, je le sens, quelque chose manque à ton bonheur. Fais-moi partager ta souffrance. À nous deux nous en chasserons la cause. » Ou bien ce sera pendant une nuit de tempête. Assaillant mes fenêtres, la pluie et le vent me semblent être les voix accusatrices de mon passé ; le trouble et l'agitation s'emparent de moi. Dans sa tendresse inquiète, Elisabeth me demande : « Qu'as-tu donc ? tu souffres ; pourquoi ne pas me le dire ? »

Je pourrais mentir. Ai-je jamais reculé devant un mensonge depuis mon premier, lors de mon funeste début au quartier Saint-Paul ? Il me serait facile de lui dire : « Un ancien camarade m'écrit qu'il se trouve actuellement dans une position malheureuse et cela me tourmente, voilà tout ! Elle sympathisera tendrement avec mon inquiétude et, d'une manière touchante, cherchera comment nous pourrions aider mon ami à sortir de peine.
Ce serait facile, en effet, mais cela n'aura pas lieu. Jamais je ne ferai un mensonge à Elisabeth. Arrière, funeste pensée ! Esprit mauvais qui as tant exigé de moi, ne te flatte pas d'obtenir jamais cela.

Si, un jour, j'épouse Elisabeth, il me faudra tout lui dire. Je ferai défiler sous ses yeux le cortège des femmes avec lesquelles j'ai eu des relations coupables ; je lui dirai mes soucis au sujet de ce que sont devenues ces malheureuses. Elle saura que son mari a corrompu l'innocence des unes et donné aux autres le dernier coup qui les a jetées pour toujours dans la fange. Comment Elisabeth supportera-t-elle ces révélations ?... Cette question me tourmentait jour et nuit et je continuai à l'étudier à fond.

L'indécision me tiraillait l'âme. Cependant, je ne perdis pas tout espoir ; je comptais sur un rayon de lumière pour me montrer mon chemin.

Ce rayon fut l'idée de soumettre à Elisabeth elle-même, sous la forme d'une fiction, la question qui me troublait et de lui demander de la résoudre : Que pensez-vous de ce cas, mademoiselle Elisabeth ? comptais-je lui dire : « Un homme, coupable d'un meurtre, épouse une pure et noble femme. Qu'arrivera-t-il si elle apprend ce crime ? Comment supportera-t-elle cette découverte ? Croyez-vous qu'elle pourra aimer encore son mari et l'aider à porter le poids de ses remords ? »

Si elle répondait affirmativement, ma résolution était prise : je lui demanderais sa main ; j'en aurais le courage... si elle me l'accordait... quelle félicité ! 0, Elisabeth ! ... Mon salut, ma délivrance !...

Je résolus d'exécuter ce plan le dimanche suivant. Elisabeth était invitée à passer l'après-midi de ce jour-là dans une cure voisine, pour fêter l'anniversaire d'une amie. Elle s'y rendait seule et son père allait la chercher le soir. La rencontrer, comme par hasard, dans la lande, ne serait point frappant..... je m'y décidai.

Viens donc remplir ces pages, dimanche sacré ; tu occupes une si grande place dans ma mémoire que j'y retrouve ineffaçables les incidents de chacune de tes heures, les plus importantes de toute ma vie.

C'était un beau dimanche d'octobre. Le matin, un épais brouillard couvrait tout ; mais ce brouillard d'automne semblait ne voiler que momentanément le soleil et dire à l'homme : « Le bonheur que tu espères est caché pour un instant. Tu vas le voir apparaître. »

Je fis ma toilette avec soin, me parant pour la première fois d'une cravate brodée par Agathe pour ma fête. En nouant cette cravate je désirais ardemment que ma soeur pensât à moi, plus que de coutume encore, en ce jour solennel ; elle était mon bon ange et j'avais, en cette heure, un si grand besoin de me sentir sous la protection d'un bon ange ! ... J'allais demander la main d'une pure jeune fille... moi !

Dans cette petite ville, on allait chaque dimanche, sans manquer, à l'église. J'ignore si l'on y était meilleur qu'autre part, mais chacun y sentait la poésie religieuse du dimanche matin : son des cloches, gens endimanchés, paix du sabbat, chants sacrés accompagnés de l'orgue, etc. À l'église, depuis de nombreuses générations, chaque famille occupait les mêmes places. Grâce à son long séjour dans la ville, le juge avait acquis un droit à l'un des bancs réservés aux membres de l'église et de l'école et où avait sa place aussi le référendaire en charge qui devait, selon un vieil usage, accompagner son supérieur à l'église. Cette obligation semble ridicule de nos jours, vu les idées modernes sur la liberté de l'individu et la liberté de conscience.

Notre pasteur devant prêcher tous les quinze jours dans un village voisin, le service divin commençait de bonne heure chez nous. À la première cloche, le brouillard couvrait encore la ville. Dans une joyeuse attente, je me mis à la fenêtre et regardai les passants avec l'intérêt qu'éprouve un être heureux pour ses semblables. Des enfants se rencontrèrent et se firent part gaîment de leurs projets pour la journée. De tout mon coeur, je désirai pour eux un beau soleil en pensant qu'un jour, peut-être, j'aurais moi-même des enfants. Quelle peine je me donnerais pour les conserver honnêtes et vertueux et leur faire réparer, si possible, les fautes de leur père. Je vis un groupe de jeunes filles se rendre à l'église. Avec mélancolie je souhaitai que jamais un homme tel que moi ne se trouvât sur leur passage. Je vis encore un vieillard, appuyé sur son bâton, s'acheminer lentement vers la maison de Dieu. Je lui souhaitai de se reposer paisiblement, à son retour, assis au soleil devant sa maison et pensant à de vieux et chers souvenirs. Pour tous je désirais du bonheur... j'espérais, ce jour-là, être si heureux moi-même !

À la dernière cloche, le soleil perça les brouillards ; il pénétra dans l'église par la porte, grande ouverte, comme pour bénir les arrivants. Elisabeth, ses parents et moi, nous entrâmes en même temps ; cela me sembla de bon augure, ainsi que le choix des cantiques et le sermon dont j'ai gardé quelques passages dans ma mémoire. Pour finir, le pasteur indiqua le chant de la bénédiction. À cette phrase : « Seigneur, donne-leur la paix », il me sembla que le père nous bénissait ensemble, sa fille et moi. Mon âme planait dans de hautes sphères. Je me croyais arrivé au bonheur : Elisabeth partageant ma vie et moi, par son amour, devenu honnête, capable, laborieux, un homme enfin ! Heure de bonheur ineffable !

Je voulais, à la sortie, attendre un instant pour saluer Elisabeth; mais le juge me proposa immédiatement une promenade et je dus le suivre dans une avenue de marronniers qui fait le tour de la ville. Tout parlait de l'automne : les enfants récoltaient des marrons ; les feuilles tombaient lentement des arbres ; déjà le pied en foulait de sèches ; mais cela ne me disposait point à la mélancolie ; le ciel était si merveilleusement clair ! À droite, la petite ville dont les fenêtres luisaient sous les rayons du soleil ; à gauche, la lande immense avec la verdure de ses bouleaux solitaires et sa ravissante floraison, fraîche encore, où les abeilles faisaient leurs dernières provisions avant l'hiver.

Dans le cours de notre entretien, le juge me parla d'un triste événement arrivé la veille : le fils d'une famille, depuis longtemps établie dans la localité, s'était brûlé la cervelle à la suite d'un délit de moeurs. Vivement impressionné par ce récit, je m'écriai : « Ah ! le malheureux ! il n'en serait pas arrivé là s'il avait eu à côté de lui une vertueuse et noble épouse pour le guider, pour l'encourager au bien ! » Le juge garda quelques moments le silence, puis il s'arrêta et me dit, en appuyant sur les mots : « Une femme ne peut nous sauver. »

Je ne savais pas les détails de la vie du juge ; mais l'émotion avec laquelle il prononça cette courte phrase me fit penser qu'il connaissait la souffrance. Des souvenirs lointains avaient-ils fait sortir de ces lèvres ces mots : « Une femme ne peut nous sauver ! »

L'incident fut clos et nous achevâmes notre promenade sans renouer l'entretien.

Ce que peut une parole ! Une parole de son père a montré à Alexandre le Grand, dans son enfance, le chemin d'une gloire immortelle. Une parole de la jeune fille qu'il aime met un jeune homme au comble du bonheur ; ils s'épousent ; ils sont heureux ensemble, puis une parole amère ou rude vient les désunir... Une parole de Dieu a suffi pour créer le monde.

Ce que peut la parole ! Ce qu'a fait en moi celle-ci : « Une femme ne peut nous sauver ! » Elle ne m'a pas enlevé immédiatement le courage d'exécuter mon projet, mais elle a rouvert dans mon coeur le chemin du doute.

« Une femme ne peut nous sauver ! » Était-ce la vérité ? Pauvre Elisabeth ! Ma dépravation était-elle si profonde qu'elle ne pût être vaincue par ton innocence et ta chasteté ! Un jour pourrait-il venir où mes mauvaises passions se réveilleraient ! Le doute me força à me peindre ce moment funeste : Elisabeth, tout en larmes, me rappelle la foi jurée, nos jours de bonheur..... C'est en vain... je succombe, l'amour subit la honte, le déshonneur... Elisabeth victime de mes honteuses passions ! Ce serait la plus sombre parmi les sombres heures de mon existence. Non jamais ! Rendre Elisabeth malheureuse, non plutôt être malheureux moi-même jusqu'à mon dernier soupir !

« Une femme ne peut nous sauver ! » J'ignore si c'est vrai ; Je me demande, aujourd'hui encore, si, malgré sa longue expérience de la vie, le juge ne s'était pas trompé ; mais je ne veux pas chercher s'il eût mieux valu pour moi qu'il n'eût pas prononcé cette phrase. Une chose est certaine : elle avait chassé de mon coeur sa joyeuse assurance. Dans le grand silence de midi, je restai longtemps au bout de l'avenue, absorbé, le regard perdu dans la lande, l'âme en proie au doute, à la crainte.

Une vieille légende nous parle de courageux héros, toujours à la recherche de querelles dangereuses et sanglantes ; un jour vint pourtant où leur courage faiblit, où leurs genoux tremblèrent. Néanmoins, ils partirent pour le combat, mais ils y furent vaincus. Le célèbre Tilly sentit faiblir son assurance avant la bataille de Brestenfeld ; malgré ses craintes, il entreprit la lutte, n'y fut pas victorieux et perdit sa renommée. Craintif comme lui, mais voulant, malgré tout, exécuter mon projet, je m'acheminai vers la lande.

Ce qui se passa ensuite, tu t'en souviens, mon pauvre coeur ! ... Je savais quel chemin devait suivre Elisabeth. Non loin de là, se trouvait une éminence de laquelle on pouvait reconnaître les promeneurs à leur sortie de la ville. J'allai m'y asseoir sur un banc de mousse entouré de petits sapins qui me cachaient à la vue des rares passants. Je comptais voir venir Elisabeth, aller au-devant d'elle et l'accompagner pendant quelques moments.

La journée tenait les promesses du matin l'azur foncé du ciel s'élevait en voûte au dessus de la lande dont on distinguait les fermes, les routes, les sentiers, et même on apercevait au loin les clochers de Lunébourg.

Partout régnait la grande paix du dimanche. Aucun vent n'agitait le feuillage léger des bouleaux ; ils se reposaient avant d'être livrés aux tempêtes de l'hiver. La bruyère pouvait jouir encore de sa douce beauté avant de se flétrir sous les baisers glacés du gel. Au delà du marais, un clair soleil d'automne luisait sur le toit délabré d'une pauvre chaumière. L'ange de la paix et de la joie planait sur toute la lande et la bénissait. Oh ! comme., je le suppliai de me bénir aussi ! ... J'étais venu chercher le bonheur ; je savais où le trouver ; les joies bruyantes et mauvaises ne m'attiraient plus ; je n'en voulais plus ; J'aspirais à un bonheur paisible, là où règnent la vertu, l'amour, le travail...

O sainte paix du dimanche ! Aucun bruit ne la troublait. À peine entendait-on des cloches lointaines appelant au catéchisme la jeunesse des villages. C'était ce grand silence après lequel parfois soupirent les êtres fatigués du trouble et du tumulte des villes. Je lui demandai de pénétrer en moi, d'y arrêter le son des voix accusatrices. Je ne voulais plus les entendre, elles ne devaient plus rien avoir à me dire... Elles n'avaient pas fini et continuèrent leurs plaintes. Le compte de toute une jeunesse de dépravation était si long que deux années ne suffisaient pas à le faire.
Mais, à ce moment décisif, je ne voulais, à aucun prix, laisser parler ces voix. Ce fut une lutte acharnée entre la paix et le trouble, entre le bonheur et le malheur, entre la vie et la mort. Il me fallait en finir avec mon affreux passé : combat gigantesque ! Mais en danger de mort, l'homme acquiert des forces surnaturelles. Aux attaques violentes des voix accusatrices j'opposai ce que j'avais en moi de plus puissant : mon amour pour Elisabeth ; elles redoublèrent de violence... la lutte fut longue : « Silence ! » leur criai-je ; « Non, répondirent-elles, nous ne nous tairons pas ! » - « Arrière, voix maudites ! » - « Non, nous restons ! ... »

Et leurs plaintes continuèrent. Le droit était de leur côté ; du mien, le rêve et les inutiles souhaits. Rêves et souhaits sont puissants en temps de paix, mais inertes, sans force à l'heure sérieuse du combat. Les voix eurent la victoire ; elles étouffèrent le son lointain des cloches, le doux murmure du vent. Je n'entendis plus qu'elles. Non seulement elles me criaient leurs accusations, mais elles me disaient aussi « Écoute nos conseils, nos avertissements considère ce que tu es ; laisse en paix cette chaste jeune fille ; elle ne peut être à toi... »


Je ne vis plus la lande ensoleillée, ni les paisibles sentiers, ni les cabanes solitaires... Je ne vis plus que les tableaux de mes heures les plus mauvaises. Comme les voix, ils m'avertissaient, me menaçaient et me répétaient : « Renonce à cette jeune fille ; laisse-la passer en paix ; entre elle et toi se trouve un abîme insondable.

Je vis venir Elisabeth vêtue de blanc et gardée par son bon ange. En la voyant ainsi le matin à l'église, je m'étais demandé : « S'est-elle peut-être parée pour moi ? » Quel changement depuis lors ! Sa robe immaculée me disait : « Arrière ! ne me profane pas de tes cyniques regards ! », ses yeux me suppliaient de m'éloigner, de ne pas venir la troubler ! L'éclat de sa chevelure dorée me criait « Que ta main souillée ne me touche pas !...

Elle allait passer devant l'éminence où je me tenais caché. « Voici l'instant suprême, me dis-je ; il ne reviendra plus... » et je voulais sans retard m'avancer, me jeter aux pieds de cette enfant, lui dire ma misère, lui avouer mes fautes... mais les voix me crièrent de nouveau leurs accusations et leurs avertissements alors, je murmurai tout bas : « Va en paix, jeune fille, va en paix, ne crains rien. Je continuerai seul ma route. »

Elle passa tranquille et sereine devant moi, sans soupçonner la gravité de cette minute ; elle ne l'apprendra jamais. En écrivant ces lignes je la vois s'éloigner légère et gracieuse, disparaître sous les arbres et reparaître encore. Elle s'arrêta sur une petite éminence et promena ses regards au loin où tout était clarté ; elle ne put me voir dans les ténèbres dont m'enveloppait ma misère.

Je pense aujourd'hui avec angoisse à l'heure douloureuse que je passai encore dans la lande sans avoir la force de retourner chez moi. Que m'importait la splendeur du soleil couchant dont les rayons parlaient d'espérance ? Je ne voyais que le sable gris et je tâchai d'en compter les grains pour apaiser l'agitation de mon âme. J'évitai les bandes d'enfants joyeux ; je me détournai du chemin pour fuir mes connaissances et j'arrivai à ma demeure comme un malheureux fugitif. Anéanti par ma douleur, je rêvai longtemps assis vers ma fenêtre. La lune vint luire dans ma chambre ; le vent de la lande vint me chanter sa mélodie : tout m'était indifférent. Inerte ma pensée ne chercha Elisabeth qu'un instant ; je me dis : elle rentre à la cure sous la garde de son père.

Le lendemain matin, brisé de corps et d'âme, je sortis péniblement de mon rêve. J'employai un reste de force morale à refouler ma souffrance au fond de mon coeur. Puis la tête haute, le visage impassible, je partis pour le tribunal. Je cherchai tout de suite à m'entretenir seul avec le juge. Quelques allusions suffirent pour lui faire comprendre mon désir de quitter au plus tôt la ville. Il me promit de m'en faciliter le moyen, de m'aider à quitter ma charge d'une manière honorable, et à partir en paix.

Depuis longtemps à l'abri des soucis, des désirs, des orages de la jeunesse, ce vieillard n'était devenu ni dur, ni égoïste; il me comprit, me témoigna un sincère intérêt et tint fidèlement sa promesse. Au bout d'une semaine, je reçus l'avis de mon transfert.

Je fus obligé de prolonger encore quelque temps mon séjour dans cette ville où, heureusement, personne ne soupçonna le motif de mon départ. M'armant de courage, je pris un air indifférent et calme. Chaque soir je me rendis au casino ou je conservai l'assurance d'un homme du monde, même en entendant des allusions à mes fiançailles possibles. Personne ne put se douter qu'elles me brisaient le coeur.

Je fis mes visites d'adieu avec la même assurance. J'allai en dernier lieu à la cure où je réussis à cacher mes sentiments sous le voile de l'indifférence. Après une conversation banale sur nos souvenirs communs, nous nous séparâmes avec cordialité, en exprimant le voeu de nous rencontrer encore. Je réussis à comprimer, jusqu'au bout, mon émotion. Je ne retins pas un instant la main d'Elisabeth dans la mienne ; mon regard ne lui dit pas un mot intime... Je sortis avec calme de la cure et ne me retournai pas une seule fois...

Elisabeth m'a-t-elle suivi des yeux ? A-t-elle, depuis lors, pensé quelquefois à moi ?...

Ayant refusé toute soirée d'adieux, je terminai rapidement mes préparatifs de départ et je pus aller enfin me recueillir dans la solitude de la lande.
Inconsciemment, je me rendis sur l'éminence où, quinze jours auparavant, j'avais attendu le passage d'Elisabeth. Mon désespoir y éclata avec violence. Longtemps je pleurai sur ma vie perdue, sur mon bonheur envolé.
Glissant dans un ciel pur, quelques nuages me disaient : « c'est passé, passé pour ne plus revenir ! » Dans les pins le vent gémissait sur les souffrances humaines. Un désir ardent s'éleva dans mon coeur de voir Elisabeth passer devant la colline, de l'attirer à moi, de m'enfuir avec elle...

Mon pauvre coeur ! il fallut abandonner ces désirs insensés. C'en était fait ! je ne devais plus revoir celle que j'aimais...
Gardée par ses anges tutélaires, elle se reposait dans sa riante demeure... et je restais seul, abandonné...

Deux ans se sont écoulés depuis cette lugubre et douloureuse soirée. Ma blessure saigne encore, mais mon désespoir n'est plus de la démence. J'ai compris le sens des événements. On accuse souvent la vie d'être injuste. Parfois elle l'est, en effet. Cependant, elle n'est pas assez mal organisée pour qu'un homme, après une jeunesse adonnée à tous les vices, puisse jouir en paix du plus grand bonheur qu'il y ait en ce monde : l'amour d'une chaste épouse, le repos du foyer, les bénédictions de la famille. Non, elle n'est pas organisée de telle sorte qu'une innocente et pure enfant soit obligée de se sacrifier pour un libertin endurci.
J'ai compris cela ; la violence de mon désespoir a fait place peu à peu à une douleur plus calme, et je me suis résigné au sort que je me suis préparé moi-même.

Je ne veux pas recommencer ma folle et coupable vie, chercher l'oubli dans l'orgie et la débauche, je ne veux pas boire l'eau du Léthé à la coupe de la volupté ; je ne veux rien oublier.
Silencieuse mélancolie, désormais ma fidèle compagne, sois la bienvenue.

En terminant ces pages, Elisabeth ! je te le demande à genoux : permets-moi de garder comme un bien sacré ton souvenir au fond de mon coeur. Dans l'âme de l'être le plus avili, il peut se trouver encore un point sans tache, une sorte de petit sanctuaire ; il est bien étroit chez moi, bien misérable, ce sanctuaire, cependant, je t'en supplie, Elisabeth, fais-y ta demeure. Seul je saurai que tu l'habites. Personne n'apprendra jamais que tu vis dans mon souvenir. Je t'y garderai pour moi seul. Le matin, tu es ma première pensée, ma dernière le soir et ce sera toujours ainsi, Elisabeth, tant que je vivrai. L'été je m'entretiendrai avec toi sous les ombrages, l'hiver au coin du feu. Au bord dune rivière, je verrai dans l'eau ton image ; le murmure du vent dans les roseaux me rappellera la douce voix. Et quand, solitaire et délaissé, je serai étendu sur mon lit de mort, je le sais, j'entendrai ton pas, je te verrai en rêve t'approcher de moi. Ton nom sera ma dernière parole, Elisabeth, et tu recueilleras ma dernière plainte, mon dernier soupir !

Assez, je vais poser la plume ; demain je quitte le Rodenhof. Pour aller où ? je ne sais. Mon âme n'a pas trouvé la guérison dans cette belle et paisible contrée. Aucun lieu ici-bas ne lui rendra la paix ; ni les forêts des vallées, ni les sommets des montagnes, ni les flots d'une mer en furie. Pourtant je quitte le Rodenhof avec reconnaissance. En partant j'en salue avec cordialité tous les hôtes ; toi surtout, noble ami qui m'as permis de t'ouvrir mon coeur. En lisant ces feuillets, tu verras la profondeur de l'abîme où le vice peut entraîner un homme. Si tu rencontres encore un voyageur dont le sort ressemble au mien, aie pitié de lui, ne le repousse pas.

Encore une fois, silencieuse mélancolie, fidèle compagne, sois la bienvenue. Nous partirons ensemble ; je ne veux point te quitter. Ma vie n'a plus de sens que liée à toi. Si je rencontre, sur ma route, de joyeux groupes d'hommes, des bandes d'enfants folâtres, je passerai sans ralentir mon pas, de crainte de troubler leur gaîté. Quand je verrai des êtres souffrants et malheureux, je m'arrêterai pour leur serrer la main. La mission de l'être mélancolique est de sympathiser avec la souffrance humaine.
Donne-moi ta main, mélancolie ; nous sommes prêts tous deux ; quittons ensemble le Rodenhof.

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