L'étranger du Rodenhof a posé sa
plume et ne l'a jamais reprise pour achever son
récit. Je veux, en le publiant, y ajouter la
fin de son histoire pour satisfaire les lecteurs
qui m'auront, suivi jusqu'ici ; ils se
demandent, sans doute : « Comment sa
vie a-t-elle continué ? Que lui est-il
arrivé ? A-t-il été enfin
sauvé ? »
Dans la vie ordinaire, le salut des gens
dépravés semble parfois bien simple.
Peu à peu, l'homme déchu perd toute
profondeur de sentiments : espérances,
aspirations de la jeunesse, souffrances du remords,
tout a disparu. Le monde ne prend pas garde
à ces pertes; il se préoccupe
seulement de celle des cheveux et des dents; aussi
la science cherche-t-elle avec zèle les
moyens de remédier à ces désastres. Il semble
tout naturel qu'après les années
orageuses de la jeunesse l'homme devienne un
paisible bourgeois - ein philister, comme on dit en
allemand. - Cette transition est le remède
indiqué, pour calmer les tourments de la
conscience. Ce remède s'appelle
« l'hébétement » ;
il fait taire toutes les voix qui ont, une fois,
parlé à l'âme dans la solitude
et le silence. Le bon bourgeois
hébété oublie les heures
sombres de sa vie ; satisfait de
lui-même, il jouit en paix du présent.
La voix du passé, parfois, vient retentir
à ses oreilles ; il la repousse avec
indignation ; il ne vit que pour la
réalité, dit-il lui-même ;
il chasse au loin le rêve et dirige toutes
ses forces vers le côté pratique de la
vie. Souvent il expose ses vues à cet
égard à ses commensaux du restaurant,
en promenant les yeux d'un air de triomphe autour
de lui.
Il est aisé de se figurer la
transition salutaire qui aurait fait de notre ami
Ernst, lui aussi, un « bon
bourgeois ». De bons amis lui
disent : « Tu es malade ; c'est
folie de ne pas faire quelque chose de
sérieux ; appelle donc un
docteur. » Il se rend chez un
médecin de renom qui, très vite,
obtient sa confiance et,
après un examen minutieux de sa personne,
lui dit : « Votre digestion et vos
nerfs sont détruits. Il était grand
temps de venir à moi. Vous avez trop
follement mené la vie, jeune homme, mais je
vous remettrai sur pied. Un régime
sévère, une cure d'eau froide feront
merveille. » Le jeune homme suit les
conseils du docteur et, durant sa cure il devient
un croyant - en médecine, s'entend - et
adopte cette profession de foi :
« Je crois à la matière et
à la force qui crée et conserve tout
ce qui est, soit le visible, soit
l'invisible. » La foi rend heureux et
fait des miracles.
Le jeune homme se rétablit et,
constatant que ses souffrances et ses idées
noires étaient causées par ses
mauvaises digestions et ses nerfs malades, il se
moque de lui-même :
« J'étais vraiment fou, se dit-il,
de me faire tant d'inutiles tourments. »
Et il devient un homme du nouveau
siècle : un homme raisonnable,
pratique, bon père de famille,
employé capable, directeur d'un cercle
littéraire, membre d'une
société scientifique,
président d'un club, bref, un homme de
mérite ! Enfin, il meurt ou,
plutôt, « il est
rappelé ». Le pasteur, qui le
voyait souvent et dont il
entendait le sermon le jour de naissance de
l'empereur, l'accompagne au cimetière pour
douze francs et fait sur sa tombe son éloge
comme homme, comme citoyen, comme chrétien.
0 science merveilleuse ! tu transformes et
renouvelles l'homme, tu le fais sortir du champ de
bataille étroit de l'âme pour le
conduire dans la vaste arène de la vie
publique où il n'a plus à s'occuper
de sombres et mystérieuses
questions !
Notre ami Ernst n'est point entré
dans ce chemin pour obtenir la guérison de
son âme. Malgré les
ténèbres répandues sur sa vie,
il ne voulait, à aucun prix, chercher
l'oubli dans
« l'embourgeoisement », dans
« l'hébétement ».
Quelque chose se passa en lui qui est
assez rare ici-bas et qui donne assez de valeur
à sa vie pour qu'elle mérite
d'être écrite. Un homme peut
rencontrer Dieu sur son chemin ; à
première vue, même, cela ne parait pas
surprenant. De nos jours, tous les gens riches et
cultivés sont plus ou moins religieux. On
dit même que l'homme moderne a la fibre
religieuse. Pourquoi non ? Il cherche à
tout comprendre, à tout juger ;
pourquoi n'aurait-il pas aussi
le désir de s'occuper de Dieu ?
pourquoi ne pas employer le superflu de
l'activité de sa pensée à ce
sujet, si respectable d'ailleurs ! Aussi, de
nos jours, chacun, durant le cours de sa vie,
s'occupe-t-il de temps à autre de Dieu. Sans
doute, la Majesté suprême
apprécie cette faveur que lui accordent les
enfants de la terre, comme autrefois les dieux des
païens appréciaient les
hécatombes des Grecs.
Mais la réalité manque
d'esprit, d'idéal, d'enthousiasme ;
elle commence par une heure d'effroi. Au sortir de
ses bavardages sur l'existence de Dieu, l'homme ou
plutôt le pécheur se trouve seul
devant Lui. Moment d'épouvante, en
effet.
Le pécheur seul subit cette
épreuve. La plupart des hommes
« agissent mal »,
« font le mal » sans être
ce qu'on appelle de « vrais
pécheurs ». Le « vrai
pécheur » est celui qui fait le
mal tout en ayant le sentiment de la
présence de Dieu et ce
pécheur-là sent vraiment sa rencontre
avec Lui.
Notre ami l'a sentie vers la fin de son
existence. C'est ce qu'il me reste à vous
raconter.
Jamais je ne le revis après cette
soirée d'intimité
au Rodenhof. Une seule fois il m'écrivit de
Göttingue quelques ligues pour me prier de lui
envoyer les manuscrits qu'il m'avait
confiés. « Il ne pouvait, ni ne
voulait reprendre ses confidences par écrit,
disait-il ; elles ne satisferaient ni moi, ni
lui, mais il espérait revenir en
été au Rodenhof et recommencer nos
entretiens. » En terminant, il
disait : « Pour ce qui concerne ma
vie extérieure, j'ai trouvé une
sphère d'activité
satisfaisante ; quant à ma vie
intérieure, je vois un gigantesque travail
au devant de moi ; l'accomplirai-je
jamais ? »
Au lieu de l'annonce de sa visite, je
reçus celle de sa mort au commencement de
l'automne ; timbrée à la poste
de Dusseldorf et signée par Agathe et par
son mari, elle ne donnait aucune adresse ; je
ne pouvais donc pas même leur faire part de
mes condoléances.
Quelques semaines plus tard, je
reçus d'Agathe une lettre datée de la
lande lunébourgeoise. « Sur son
lit de souffrance, me disait-elle, mon frère
a pensé à vous jusqu'à ses
derniers moments. Le récit de sa fin vous
intéresserait ; je suis toute
prête à vous le faire. Si vos voyages vous
amènent un jour dans notre contrée,
vous serez le bienvenu chez nous. J'ajoute avec
tristesse ceci : outre mon mari et moi, vous
êtes le seul être que la mort de mon
malheureux frère touche de près. Son
tuteur l'avait précédé dans la
tombe. »
En lisant cette lettre, je vis Agathe,
telle que son frère me l'avait
décrite l'attendant au
débarcadère du bateau à
Hambourg. Je pensai à ces longues
années durant lesquelles, tristement
préoccupée à son égard,
elle avait sûrement beaucoup prié pour
lui. Écrite par cette soeur si tendre et si
fidèle, cette lettre fut pour moi un objet
sacré. Qui n'aurait du respect pour une
telle affection, de la vénération
pour une si noble femme ?
Il n'était guère probable
que mes devoirs m'appelassent jamais dans la lande
de Lunébourg ; mais, ayant un vif
désir d'entendre, de la bouche de sa soeur,
le récit de la fin du pauvre Ernst, je lui
répondis, sans hésiter, que
j'espérais me rendre à son invitation
encore avant Noël.
Un an s'est écoulé depuis
ma visite chez elle, mais tout est encore vivant
dans ma mémoire. Je vois
distinctement le village de la lande avec ses toits
de chaume, la maison du docteur où Agathe
veille comme un bon ange an bonheur des siens. Je
conserve, comme un précieux joyau, le
souvenir des heures que j'y ai passées. Mes
devoirs de pasteur accomplis, je rentre le soir
dans le village de montagne qui est devenu ma
patrie. Le son des cloches, les maisons et les
chaumières groupées autour de
l'église, tout me transporte pour quelques
moments dans la lande lunébourgeoise, chez
Agathe, à son foyer qui est pour moi le lieu
idéal de la paix sur la terre.
Après un long voyage, je
descendis un soir à une station près
du village d'Agathe. Le docteur m'y attendait et me
souhaita cordialement la bienvenue. Ses regards
affables s'harmonisaient avec la mélodie de
son langage plat-allemand. Il m'exprima sa joie
d'avoir pu, malgré sa nombreuse et lointaine
clientèle, trouver le temps de venir me
chercher et de passer avec moi la soirée.
Son traîneau nous attendait sur la route. La
violence du vent empêchant toute
conversation, nous restâmes silencieux et
recueillis durant notre trajet.
Nous descendîmes du traîneau devant une
porte-cochère et fîmes quelques pas
dans une grande cour, sur de la neige nouvellement
tombée. La lumière brillait dans la
pièce commune, cette lumière si
souvent allumée pour le frère dans
l'espoir, toujours déçu, de son
arrivée, si ardemment attendue. Tout
était fini maintenant ; elle brillait
pour un étranger.
Je vis par la fenêtre Agathe
inclinée sur un ouvrage. Comment la
dépeindre ? je l'ose à
peine ; les mots me manquent pour parler
dignement de sa beauté. Le poète en
trouve pour décrire la grâce de la
jeune fille en habits de fête ; il n'y
en a pas pour rendre celle de l'épouse
dévouée, de la ménagère
accomplie.
Tout le long de mon voyage j'avais
été inquiet au sujet de la
manière de nouer, avec la soeur, l'entretien
sur son frère dont je connaissais toute la
vie jusque dans ses plus honteux détails. Le
tact d'Agathe et sa dignité féminine
me tirèrent d'embarras dès l'abord.
Après le repas du soir, nous nous
assîmes tous trois près du poêle
et je me sentis comme en famille.
Nous restâmes ensemble jusque bien
avant dans la nuit. Évidemment, Agathe
trouvait de la douceur à parler de son
frère avec un ami sympathique ;
l'émotion la forçait-elle à
interrompre son récit, son mari le
continuait. Elle parlait d'une voix suave et douce,
comme si elle voulait exprimer toute sa tendresse
à son frère, lui en envoyer le
témoignage au-delà de sa
tombe.
J'appris en cette soirée comment
sa vie se termina, comment il arriva au but.
Saisissante histoire ! Une lettre qu'il
écrivait les premiers jours des vacances
d'automne en était le début ; il
disait entre autre à sa soeur :
« Mon médecin me presse de faire
un voyage pour me reposer. J'en ai besoin, en
effet, je le sens. Je compte partir cette semaine
et consulter à Bonn le professeur E.... un
ami de notre père. Tu te souviens de lui,
n'est-ce pas ? Ensuite j'irai passer quelques
jours dans un endroit tranquille des bords du Rhin
et, de là, je me rendrai chez vous, chez
toi, soeur bien-aimée. La tonnelle de vigne
vierge plantée par ton mari doit être
bien feuillée, à présent. Vous
me permettrez d'y passer de longues heures à
contempler la lande. Cette vue
me fera plus de bien que toutes les splendeurs du
Rhin.
Ne t'effraye pas quand tu me reverras.
Je suis, ou plutôt - pour dire la
vérité - j'ai fait de moi un
vieillard, bien avant le temps ; je suis
harassé,
exténué. »
Quelques jours plus tard, le mari
d'Agathe reçut, d'un de ses collègues
de Dusseldorf, l'avis que leur frère
était gravement malade d'un
épuisement au plus haut degré et que
l'on pouvait s'attendre à une issue fatale
dans peu de temps.
Épuisé de fatigue, Ernst,
interrompant son voyage, était descendu
à Dusseldorf pour se reposer quelques heures
dans un lieu paisible au bord du fleuve.
Près du nouveau pont, la vieille
église des Jésuites attira ses
regards, et bientôt il fut fasciné par
une peinture, représentant la crucifixion de
Jésus-Christ, et surtout par la
différence d'expression chez les deux
criminels. Longtemps il les contempla, puis il se
remit en marche... ce furent ses derniers
pas ; au bout de quelques instants, il tomba
inanimé sur le sol. Des passants le
transportèrent à l'hôpital des
Carmélites, non loin de là. Il reprit
ses sens durant son transport et
dit à la concierge en arrivant :
« Ma soeur, je vous en prie, donnez-moi
une chambre pour y mourir ; je suis
arrivé au but. »
Le médecin vit aussitôt la
gravité de l'état du malade,
écrivit à Agathe, qui, deux jours
après, frappait à la porte du couvent
des Carmélites. Durant son triste et long
voyage, elle avait pris la résolution de
paraître sereine et même gaie devant
son frère, d'être pour lui un rayon de
soleil, de lui rappeler le bon vieux temps, leur
joyeuse jeunesse ; elle espérait qu'il
reprendrait assez de forces pour faire
prochainement le voyage jusque chez elle où,
sous ses tendres soins, il finirait par se
rétablir. Mais toutes ses espérances
s'évanouirent quand elle entra dans la
chambre du malade. À sa vue, elle
s'arrêta tremblante, bouleversée...
devant elle se trouvait un moribond blême,
les joues creuses, les cheveux clairsemés et
déjà gris, la respiration courte et
gênée. Ernst, pensant que
c'était la garde, resta immobile quand sa
soeur entra ; elle l'appela par son nom...
cette voix bien-aimée l'eût
tiré de l'agonie ; il ne put se dresser
sur sa couche, mais il leva sur Agathe ses grands yeux
bleus en
murmurant :
« Enfin, te voilà, soeur
bien-aimée ! Tu resteras jusqu'à
la fin auprès de moi, n'est-ce pas ? Je
ne désirais, n'espérais plus rien que
te voir, t'avoir là tout près de
moi. »
Leur dernière réunion
ici-bas dura trois semaines. Jamais il ne fut
question entre eux de la guérison possible
du frère, ni de sa mort prochaine, quoique
leurs entretiens eussent souvent la mort pour
objet. Le frère et la soeur semblaient avoir
fait un accord silencieux pour rester ensemble
jusqu'à l'heure suprême de la
séparation. Agathe, par ses regards, disait
à son frère : « Ne
crains rien, je t'aiderai à vaincre les
affres de la mort. »
Un être humain ne peut donner une
plus grande preuve d'amour à son semblable
que de l'aider à mourir. En venant assister
dans leur agonie ceux que nous aimons, nous
prouvons que l'amour est plus fort que la mort.
J'en suis convaincu depuis cette soirée chez
le docteur de la lande de Lunébourg. Le
frère avait dit : « 0, soeur
chérie, aide-moi à
mourir ! » La soeur avait
répondu : « Me voici
auprès de toi, je t'aiderai à
mourir.
Ah ! si je pouvais, moi aussi,
avoir un ami auprès de
moi pour m'assister à ma dernière
heure !
Après l'arrivée de sa
soeur, le malade passa la journée dans une
violente agitation ; le docteur craignait pour
le soir une augmentation de fièvre et
Agathe, sans se lasser, rafraîchissait le
front de son frère. La garde vint faire son
service, souhaita une bonne nuit et se
retira.
Restée seule, Agathe
écoutait avec angoisse la respiration
haletante du malade. Tout était silencieux,
le tumulte de la grande ville s'était peu
à peu calmé. On n'entendait que le
sourd grondement du fleuve et des pas de promeneurs
attardés. Seul, le pauvre Ernst n'avait ni
sommeil, ni repos ; sans cesse, il s'agitait
sur sa couche ; tantôt, il
élevait en l'air ses mains avec des gestes
violents ; tantôt, il saisissait
convulsivement celles de sa soeur. Pauvre
Agathe ! elle sentait que la fièvre
seule n'agitait pas ainsi son frère ;
elle y voyait une autre cause encore sans en
comprendre la force et la puissance.
Le malade ouvrit les yeux et les promena
hagards autour de lui comme pour chercher où
il pourrait les arrêter en paix. À la
voix de sa soeur, il les posa
sur elle et sa vue le calma.
- O, Agathe ! balbutia-t-il, j'ai
peur, J'ai peur... que ne suis-je mort au
berceau ! ... Tu ne sais pas, tu ne sauras
jamais la vie que j'ai menée. Mais
représente-toi un homme qui a commis
beaucoup d'actions détestées de Dieu
et défendues par Lui. Cet homme, c'est ton
frère, c'est moi... et... chargé du
poids de mes affreux péchés, je
vais... paraître... devant Dieu... devant
Dieu qui sait tout, qui a tout vu et n'a rien
oublié ! ... Cette pensée me
remplit de terreur...
Nouvelle et terrible crise de violence,
calmée encore par la douce voix
d'Agathe.
Il reprit :
- J'ai beaucoup pensé à
Dieu, ces dernières années. À
Göttingue, quelques amis et moi nous
discutions souvent sur Dieu, sur son existence, son
essence. Ah ! aujourd'hui, je ne me demande
pas s'il y a un Dieu ; la seule question de
mon âme tourmentée est :
« Comment paraître devant Lui avec
mes péchés, mes péchés
monstrueux, grands comme de hautes
montagnes ?
Le moribond cacha la tête dans ses oreillers
en gémissant
comme s'il avait perdu toute lueur d'espoir. Sa
pauvre soeur, les mains jointes, demandait à
Dieu la force de le consoler.
- Agathe, dit-il plus tard, dans maintes
nuits d'insomnie, en pensant à ce que je
suis et à ce que j'aurais pu être,
j'ai amèrement pleuré d'avoir
gaspillé ma vie, d'avoir foulé aux
pieds le souvenir de mon père et ta
fidèle affection ; mais je ne pensais
pas qu'il me faudrait, chargé de mes
péchés, paraître un jour devant
Dieu. Souvent j'ai désiré que la mort
mit fin à mon inutile vie, qu'elle
donnât le repos à mon âme
fatiguée... mais, à présent,
oh ! J'ai peur de la mort ; elle
m'épouvante ! ... je le sens, mourir
n'est pas arriver au repos après les luttes
de la vie... mourir, c'est comparaître devant
Dieu et lui rendre ses comptes. 0, ma soeur, que
faire ? où aller ? Si tu connais
Dieu, intercède auprès de lui pour
ton malheureux frère.
Les ténèbres de ces
lugubres moments remplissaient l'âme limpide
de cette soeur ; elle connaissait Dieu comme
un tendre père qui dirige avec amour son
enfant dans le labyrinthe de la vie et pardonne
doucement à l'être
qui se repent ; elle n'avait jamais
plongé ses regards dans les abîmes
d'une mauvaise conscience, ne se doutait pas de
l'effroi et des tourments qu'elle éprouve
à la pensée de la mort. Cependant son
affection lui inspirait une profonde sympathie pour
la détresse morale de son frère. En
voyant perler sur son front, la sueur de
l'angoisse, en entendant ses cris de
désespoir, elle fit comme
dernièrement encore elle avait fait
près du berceau de son enfant malade :
sur les mains frémissantes de son
frère désespéré, elle
joignit les siennes et implora de toute son
âme le secours du Père
céleste.
Il me semble voir ce mourant,
l'âme suspendue aux lèvres de sa
soeur, pressant ses mains et s'y retenant comme un
naufragé à sa dernière planche
de salut.
Quel tableau saisissant ! Deux
mortels sous le regard de Dieu... l'amour humain
demandant à l'amour divin le salut d'un
être aimé !
Après la prière d'Agathe,
leurs mains restèrent, encore longtemps
unies. Avec un accent d'infinie reconnaissance, le
frère murmura :
« Chère, chère
soeur. » Agathe ouvrit la fenêtre pour
laisser
entrer l'air pur de la nuit. La lune brillait
paisible ; ses rayons scintillaient sur l'eau
du fleuve, l'ange de la paix traversait la
chambre.
Cependant le combat n'était pas
fini, la victoire pas encore gagnée. Des
heures revinrent où l'angoisse assaillit le
malade avec une nouvelle violence, où les
tourments de sa conscience le mirent en face d'une
justice divine inexorable. Dans ces moments cruels
et décisifs, l'affection même la plus
dévouée ne peut nous apporter le
salut ; elle peut nous en montrer le chemin,
se tenir consolatrice auprès de nous, nous
accompagner jusqu'à la porte... mais, cette
porte, chacun doit la franchir seul et se trouver
sans témoin en présence de Dieu. Ce
moment ne peut se décrire, ni se concevoir.
Chaque âme ne connaît
qu'elle-même ; le secret des autres ne
la concerne pas. Dans la richesse infinie de son
amour, Dieu a pour chacune d'elle un accueil
particulier. Il serait affreux de traiter ces
sujets, ainsi que le font certaines gens, d'une
manière banale, comme on traite, par
exemple, ceux du temps ou de la mode.
Quant à moi, je crois fermement
que l'amour divin peut amener
chacun sur les hauteurs lumineuses où
règnent la paix et le silence. On parle
beaucoup dans le monde de la grandeur de Dieu. Les
poètes la célèbrent en des
cantiques sur le bruissement des forêts, sur
les fureurs de la mer, sur la hardiesse des cimes
neigeuses. Pourtant cette grandeur infinie de Dieu
ne se trouve dans aucun temple de la nature ;
ce qui rend sa majesté incommensurable,
c'est qu'elle est plus grande que notre coeur, plus
grande que le coeur qui s'accuse lui-même. Le
voyageur contemple avec effroi et ravissement les
abîmes des Alpes, leurs gigantesques sommets.
Bien plus hauts sont les sommets, bien plus
profonds les abîmes d'un coeur qui s'accuse
lui-même. Avec épouvante, le marin
voit la mer en furie briser comme des roseaux les
ouvrages des hommes. Plus furieuse encore mugit la
tempête dans un coeur qui s'accuse
lui-même. Rien ici-bas n'est aussi puissant
que le coeur humain en cet état... Mon Dieu,
tu es plus grand encore... Oui, tu étais
plus grand que ce coeur qui s'accusait
lui-même, en cette nuit d'automne,
là-bas, dans le couvent des
Carmélites, à Dusseldorf.
Deux jours après, un dimanche,
les souffrances physiques du malade
diminuèrent, un peu de calme lui
revint.
Dehors luisait un radieux soleil
d'automne ; dans la chambre, la fenêtre
était grande ouverte ; le lit, tout
auprès. Les yeux du malade erraient au loin.
Dans la rue se pressait une foule
endimanchée et joyeuse ; des enfants
riaient et gambadaient ; fatigués de
leur labeur de la semaine, des hommes et des femmes
jouissaient de leur loisir bien gagné. Des
bandes joyeuses de jeunes gens faisaient maints
projets pour la journée ; des
vieillards longeaient le fleuve en s'entretenant
des changements apportés par les
années sur ses rives et de ceux qu'ils
pourraient encore y voir.
Le pauvre moribond n'avait plus à
s'occuper de ces joies ni de ces espérances.
Heure étrange celle où nous n'avons
plus rien de commun avec nos semblables, où
il faut nous dire : « Voici la
mort... avec elle seule j'ai affaire
maintenant ! »
Les regards fatigués du malade se
perdirent de l'autre côté du fleuve,
sur le rivage où le vent balançait
une embarcation. Vers le soir,
le bruit de la rue ayant cessé, il pria sa
soeur de lui faire la lecture. Une feuille
religieuse était distribuée chaque
dimanche aux malades protestants du couvent. Celle
de ce jour contenait un article sur les
inscriptions des tombeaux. Agathe n'hésita
pas à le lire à son
frère ; ni l'un, ni l'autre ne
redoutaient de s'entretenir de la mort et de ce qui
s'y rattache. Ernst écouta avec
intérêt la description des
différents cimetières du monde et des
inscriptions souvent étranges des tombes.
Ils s'entretinrent du mépris des païens
pour la mort et de la résignation des
chrétiens. La nuit arriva ; le chant
des religieuses, assemblées dans
l'église pour les vêpres, retentit
dans les corridors : De profundis clamo ad te,
Deus.
Les cloches de la ville appelaient les
fidèles à la prière du
soir ; enfants et parents rentraient
fatigués dans la paix de leurs demeures.
Tout était silencieux dans la chambre du
malade ; son regard se perdit encore au loin
dans la brume du soir.
- Agathe, murmura-t-il, je pense aux
inscriptions mortuaires que tu m'as lues ;
l'une d'elles convient tout à fait pour
moi ; celle du jeune
homme
au cimetière de Bornholm :
« Je crois au pardon des
péchés. »
Agathe s'assit au bord du lit et, lui
prenant tendrement la main, elle
répéta d'une voix douce et
lente : « Je crois au pardon des
péchés ! »
Il reprit :
- J'ai lu une fois que, pour chaque
être humain, il y a une parole laquelle,
prononcée à temps, répand une
lumière sur le mystère de sa vie et
lui en explique l'énigme. Je l'ai entendue,
cette parole, tu viens de la prononcer, soeur
bien-aimée ; je t'en remercie.
Gardes-en dans ton coeur l'expression de ma
reconnaissance comme un dernier souvenir de moi...
« Je crois au pardon des
péchés. »
- Et, continua Agathe, cette parole nous
est un gage de notre revoir dans
l'éternité.
Maintenant voici les derniers
jours.
Encore une fois, de terribles remords
assaillirent le malade. « Que deviendront
toutes les femmes dont j'ai causé la
perte ? » se demanda-t-il en
revoyant, dans ses rêveries, défiler
leur long cortège ? Leurs accusations
retentirent violentes dans son coeur ; il
passa une affreuse nuit. Enfin, les prières de la
douce Agathe
réussirent à éloigner de lui
ces cruelles images, à élever son
âme sur les hauteurs divines, à lui
faire répéter : « Je
crois au pardon des
péchés. »
À l'aube, il prit la main de sa
soeur et murmura :
- Je sais que Dieu est tout puissant et
qu'il enverra la guérison là
où j'ai apporté la corruption. Comme
Il est mon Père, Il est celui des
autres.
Une paix intérieure se
répandit sur ses traits. Fixant sur sa soeur
des regards pleins de gratitude, il lui
dit :
- J'ai une demande à t'adresser.
La certitude que tu accompliras fidèlement
mon désir m'aidera à m'en aller en
paix. Tu ne connais ni les faux brillants, ni les
abîmes fangeux de la vie dans laquelle je me
suis laissé entraîner ; j'y ai
tout perdu, je m'y suis entièrement
corrompu. Un homme corrompu est comme un malade
dont le corps est envahi par des matières
infectieuses...
O, Agathe, quand tu prieras le soir pour
ton mari, pour tes enfants, je t'en supplie, prie
aussi pour les âmes humaines que ton...
ton... frère a... corrompues...
empoisonnées...
Deux jours encore, jours de calme
après l'orage ; entrée dans un
port tranquille ; derniers rayons de soleil
pour ces deux êtres qui bientôt
seraient séparés. Les sombres et
douloureux souvenirs firent place à ceux des
jours heureux : le frère et la soeur
enfants, la maisonnette de l'Elbe, la bonne tante
Marie. Le mourant ne pouvait plus parler ;
à peine faisait-il de temps en temps une
brève question, puis : « T'en
souviens-tu ? » et Agathe
continuait.
La dernière heure.
L'après-midi, le médecin en quittant
le malade dit à Agathe :
- Selon les prévisions humaines,
plus que douze heures.
Ernst avait compris et d'une voix calme,
il demanda :
- N'est-ce pas, Agathe, le docteur t'a
dit que mes derniers moments approchent ? Il
est temps, du reste, de nous reposer tous deux.
Quand j'entrerai dans le sommeil de la mort, tu
iras dormir de celui de la santé, promets-le
moi.
La garde de service entra dans la
chambre et souhaita au malade une bonne nuit, mais
ses regards dirent à Agathe :
« C'est bientôt la
fin ! »
Le mourant s'assoupit ; ses
mains,
déjà froides, cherchèrent
encore celles de sa soeur qui les prit dans les
siennes tandis que ses pensées retournaient
vers le passé ; elle se rappelait son
admiration pour son grand frère ; puis
les tristes années de leur séparation
et les pleurs amers qu'elle répandait en
pensant à son refroidissement envers elle.
Jamais elle n'avait su le chemin qu'il avait pris,
elle sentait seulement qu'elle ne pouvait l'y
suivre. Elle pensa à ce qu'aurait
été la vie de ce frère
chéri, s'il avait pu succéder
à leur père ; elle le vit en
uniforme sur le pont du navire ; mais ce fut
une image fugitive. Elle se retrouva bientôt
en face de la réalité, les regards
attachés sur son frère dont la vie
s'éteignait et qu'elle voyait arriver au
port.
Le temps fuyait rapidement. Minuit
sonna ; la respiration du malade sembla plus
courte encore ; les tristes souvenirs
revinrent l'assaillir ; il pressa les mains de
sa soeur avec une angoisse nouvelle ; son
âme retourna dans le sombre chemin de sa vie
de débauche ; il revit ses camarades
dans la « chambre à
part » du quartier Saint-Paul et dans la
« Grotte bleue » à
Munich.... il voulait s'enfuir
et gémissait : « Laissez-moi
sortir, ouvrez la porte l'air est empesté
.....Lisbeth, pardonne-moi..... ne riez pas,
l'heure est sérieuse..... voici la
mort !
Encore une fois il se trouva sur la
colline de la lande lunébourgeoise ; il
vit venir Elisabeth « passe,
murmura-t-il, passe jeune fille, va en paix....
Elisabeth ! ... »
Disparaissez, esprits des
ténèbres, vous n'avez rien à
espérer de votre camarade de jadis ; il
n'est plus à la Grotte bleue de Munich. Vous
aviez beau jeu alors à tourmenter son
sommeil ; il est ici dans un séjour de
paix.... fuyez, fuyez !
Le mourant sortit de sa douloureuse
rêverie ; il chercha pour la
dernière fois les regards de sa soeur ;
il y arrêta les siens avec une expression de
paix, de joie, de reconnaissance et lui dit ainsi
son dernier adieu que ses lèvres ne
pouvaient plus prononcer.
L'horloge sonna trois heures. Agathe
leva les yeux vers les étoiles ;
à genoux près du lit, la religieuse
priait pour le mort : « Mon Dieu,
recevez-le dans votre divin repos, faites luire sur
lui votre lumière éternelle !
Après ce récit d'Agathe, je restai
longtemps encore à contempler de ma
fenêtre le spectacle d'une belle nuit
d'hiver. Couvertes de neige, les maisons, les
chaumières se dessinaient dans la plaine
sous les rayons de la lune. On n'entendait que le
murmure monotone d'une fontaine ; les regards
s'étendaient jusqu'à la route de la
lande. Je me demandai ce qui serait advenu du
malheureux Ernst si, fuyant le tumulte du monde, il
avait pris cette route encore à temps. En
pensée, je le vis arriver aux environs de
Noël, harassé, faisant d'un pas lent,
un dernier effort pour atteindre la maison de sa
soeur. Tout eût été
différent. L'affection est une des plus
grandes puissances de ce monde ; celle de
cette soeur dévouée eût
aidé, ce frère déchu à
se relever ! Inutile pensée !
Beaucoup de voyageurs prendront cette route de la
lande, à la lumière du jour, dans les
ténèbres de la nuit, pour venir
chercher la paix d'un foyer ; mais lui, il ne
reviendra plus. Aucune arrivée n'a
été aussi ardemment
désirée que la sienne..... Tu ne
l'attends plus, pauvre Agathe ; mais regarde
plus haut que cette route, au-dessus du village,
au-dessus de la lande où
luit la lune, là-haut vers le ciel
étoilé ; pense au chemin
où il est entré, ce chemin dont le
but est la demeure de notre Père
Céleste.
Je partis le jour suivant. Inutile de
prolonger mon séjour. Nous avions dit tout
ce que nous avions à nous dire. Le sujet de
nos entretiens était si vaste, si
élevé qu'il ne laissait de place pour
aucun autre. Agathe et son mari
m'accompagnèrent jusqu'au bout du village.
Je les suivis longtemps des yeux et je cherchai en
dernier lieu leur demeure.... la demeure d'Agathe,
de cette pure et noble femme et un désir
remplit mon âme :
« puissé-je, moi aussi trouver un
jour le repos et la paix dans une demeure semblable
à la sienne ! »
Agathe m'avait prié de visiter le
tombeau de son frère en passant à
Dusseldorf, si cela m'était possible. Ce
désir était un ordre sacré
pour moi.
J'arrivai à Dusseldorf dans
l'après midi. La tombe de Ernst se trouvait
dans un cimetière éloigné de
la ville, au bord du Rhin. En m'y rendant, je
passai devant le collège d'où sortait
impétueusement la foule des jeunes garçons qui se
rendaient de tous côtés chez leurs
parents dont ils étaient sans doute la joie
et l'orgueil. Les mères attendent leurs fils
entrevoyant pour eux de brillants avenirs :
prédicateur éloquent, médecin
célèbre, professeur, magistrat, etc.
Je pensai au temps où lui aussi il
s'élançait turbulent hors du
collège pour retrouver les siens dont il
était l'orgueil et la joie. Puis tout
changea pour lui. On vit en lui ce que peuvent
devenir les espérances humaines.
Collégiens de Dusseldorf, vous regardez
l'avenir d'un oeil audacieux ; qui sait si
vous n'irez pas vous égarer dans le
labyrinthe de la vie ?
Le temps pressait. Quand j'arrivai enfin
au cimetière, le soleil était
déjà bas. Un employé me
conduisit jusqu'à une éminence
où se trouvaient plusieurs tombes
récemment creusées. Celle d'Ernst
était la seconde, elle n'était encore
ornée que d'une simple croix de bois portant
son nom et la date de sa mort.
On a coutume de dire que tous les hommes
sont égaux dans la mort ; mais, certes,
leurs tombeaux ne le sont pas. Parfois ils offrent
aux regards de douloureuses différences.
Un tombeau peut être un
sanctuaire, une précieuse
propriété de famille. Quittant le
bruit de la ville, un jeune homme arrive le soir
vers la tombe de sa mère ; tête
nue, il s'incline sur cette place sacrée.
Les passions tumultueuses de son coeur
s'apaisent ; sa pensée
s'épure ; il s'arme de bonnes
résolutions contre le mal ; le jeune
aigle déploie ses ailes pour
s'élancer vers l'idéal divin. Une
jeune fille s'avance vers la tombe de sa
mère ; elle a erré, pleine de
trouble, dans les sentiers tortueux de la
vie ; son coeur s'est fourvoyé ;
le monde lui semble désert et froid, mais
là, près de ce coin de terre
sacré, elle retrouve la foi en l'amour pur,
en la fidélité et elle rentre
apaisée chez elle.
O, âme humaine, quand la vie t'a
enlevé tout ce qui t'était
précieux, quand tout est solitaire et
glacé autour de toi, s'il te reste la tombe
d'un être aimé, tu n'es pas
entièrement dépouillée ;
tu possèdes encore un lieu qui te parle de
patrie, d'amour, de
fidélité !
Certains tombeaux inspirent une profonde
tristesse. Voyez dans les cimetières des
grandes villes, ces croix déplacées,
à demi brisées, ces carreaux
enfoncés, envahis par la
mauvaise herbe. Ces tombes disent :
« ici reposent des êtres
délaissés durant leurs vies, morts
sans être entourés d'affection ;
personne n'a pleuré quand leurs cercueils
ont été descendus dans les
fosses ».
Et maintenant un mot de son tombeau. Une
voix plaintive me crie : il a gaspillé
sa vie ; il s'est perdu lui-même ;
il laisse le souvenir d'une jeunesse
dépravée, d'années inutiles,
d'actions mauvaises. Cette tombe est un lieu de
désespérance.
Mais, soudain, le soleil d'hiver perce
les brouillards ; il fait reluire les
fenêtres des palais et celles des
chaumières et le voici sur son
tombeau ; il luit, sur les couronnes
flétries, sur les rubans
décolorés ; partout il
répand ses rayons d'or.
Pauvre tombe solitaire, comme tu
resplendis à mes regards !
Le soleil disparaît, l'ombre
s'étend. Adieu ! Je vois se lever un
autre soleil, un soleil qui jamais ne
disparaît et dont la splendeur n'est pas de
ce monde. C'est ton amour, ô Père
céleste. Je regarde ce tombeau à
cette lumière divine et alors disparaissent
les douloureux souvenirs et les voix amères
cessent de retentir. Ce n'est
pas un homme perdu qui gît dans cette
tombe ; c'est un fils longtemps
égaré qui a enfin retrouvé le
chemin de la maison paternelle et rencontré
l'amour divin.
O, tombe solitaire, à cette
lumière ta beauté est indescriptible,
éternelle !
Je voudrais saisir cette beauté
tout entière et la faire comprendre à
ceux qui ont entendu « sa
confession ».
De notre temps les hommes aspirent
à la beauté ; l'art s'efforce de
la produire. J'ai visité, les sanctuaires
où les oeuvres en sont rassemblées,
j'ai saisi les saints efforts des artistes pour
pénétrer le mystère de la
beauté ; plein de reconnaissance j'ai
béni ces efforts. J'ai pu contempler le
monde merveilleux des montagnes ; je les ai
vues à l'aube sortir des brouillards.
Joyeuse, mon âme s'est élancée
sur leurs cimes ; J'ai compris que des
êtres fatigués et tourmentés
par la vie y trouvent un allégement à
leurs peines.
Je me suis promené sur les
falaises de l'Océan. au coucher du
soleil.... spectacle d'une magique
beauté ! à sa vue, mes
désirs, mes espérances se sont
élevés jusqu'aux rives de l'infini.
Mais que sont toutes ces beautés
de la terre, comparées à celle que je
vis resplendir sur sa tombe. Elle a
élevé mon âme au dessus de tout
ce qui existe ; elle m'a fait oublier tous les
troubles, toutes les peines d'ici-bas.
J'ai entendu maintes belles choses
durant ma vie. La voix d'Homère m'a fait
éprouver puissamment l'émotion
esthétique. J'ai assisté avec les
poètes à de sauvages combats ;
avec eux j'ai campé la nuit autour des
feux ; J'ai passé de longues heures
dans le cabinet d'étude du savant. De toutes
les belles et grandes manifestations de l'esprit
humain, aucune n'a impressionné mon
âme comme la voix que j'ai entendue sur sa
tombe. Avec quelle force elle s'est emparée
de moi en me criant : « ici-bas,
toute chose passe, l'amour de Dieu, seul, est
éternel ».
La vie est belle puisque dans ce monde
périssable nous pouvons chercher et trouver
la beauté éternelle.
- Père céleste, ton amour
est la divine beauté ; il enrichit la
vie de l'homme ; il fait luire un rayon d'or,
même sur le tombeau d'un être
dégradé.
À la lumière de ton amour,
la jeunesse doit être une source
inépuisable de joie pure, l'âge
mûr un champ fertile en moissons
bénies.
Père céleste, ouvre-nous
les yeux, permets-nous d'apercevoir ici-bas ta
beauté et de la contempler, un jour, tout
entière dans l'éternité.
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