Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !


Les jours paisibles du Rodenhof vont finir. Pourtant rien ne me force à quitter ce pays : ni épouse, ni enfants n'attendent mon retour ; aucun devoir, aucun travail ne m'appelle.

Pourquoi ne pas rester ici ? j'ai un grand besoin de paix et de repos ! ... Ah ! c'est que le silence des forêts ne les donne qu'à celui dont l'âme est pure. Dans mon coeur habitent le remords, le trouble, l'amertume, et la paix qui m'entoure augmente mes tourments. Il me faut donc partir, retourner dans la foule, dans le tumulte des villes ; là seulement on peut s'étourdir.
Ainsi, mon séjour au Rodenhof ne m'a procuré ni l'oubli, ni le repos. Les bruits du monde n'y arrivent pas, mais la voix du passé m'y a poursuivi ; elle y a retenti sérieuse et puissante ; elle m'a tout rappelé, m'a fait parcourir encore une fois ma vie entière ; elle m'a parlé de mon heureuse et pure enfance, m'a fait comprendre la valeur de ce que j'ai perdu, m'a fait mesurer la profondeur de ma chute. Il ne pouvait en être autrement. Il ne sert à rien au négociant endetté de brûler le livre de ses dettes ; il faut qu'il puisse en constater les sommes et répéter : « Tout doit être payé ». De même, l'homme coupable ne doit à aucun prix s'efforcer d'oublier ses fautes, il doit à chaque instant s'écrier : « Mon Dieu, aide-moi à expier mes péchés »

Merci, paisible Rodenhof ! Tu n'as pas donné la paix à mon âme ; c'était impossible ; mais tu m'as empêché de chercher la guérison dans un fol oubli. Non, je ne veux pas oublier ; je veux porter ma croix.

Après cette douloureuse revue de ma vie, permets-moi, Elisabeth, de me reposer, non dans tes bras, cela m'est pour toujours interdit, mais dans ton souvenir. Durant ces jours, j'ai écrit bien des pages sombres, amères, désolées ; laisse-moi, pour finir, écrire un mot de reconnaissance et d'amour, laisse-moi écrire ton nom : Elisabeth ! Je te jure sur ce qu'il y a de plus sacré - si un être déchu comme, moi peut le faire - je te jure que jamais les ombres de ma vie n'obscurciront ta pure image dans mon coeur.

Permets-moi, Elisabeth, de consacrer ma dernière soirée du Rodenhof aux souvenirs les plus chers de mon existence, de revivre encore une fois des jours remplis d'un doux espoir.

De retour à Hambourg, j'entrai dans la maison de mon tuteur. Devenu vieux et, n'ayant plus les forces, ni l'activité de la jeunesse, il avait remis à son gendre la direction de ses affaires. Les années avaient adouci son caractère et ses manières. Je m'en aperçus tout de suite à l'affabilité de son regard ; je sentis pourtant qu'il me pénétrait à fond et, involontairement, je restais muet en sa présence. Devant d'autres personnes, je me vantais hardiment de mes travaux artistiques ; devant lui, impossible d'en dire un mot. Du reste, dans sa maison la vie de tous était un reproche sérieux pour moi. Tout le long du jour on y travaillait sans relâche, avec zèle, avec entrain, et quand retentissait la cloche du soir, chacun, fatigué de son labeur, s'accordait joyeusement un repos bien mérité. Pour moi, matinées, après-midi, soirées se passaient également vides, ternes, sans but. Pendant de longues années, j'avais regardé avec dédain et moquerie tous les travailleurs ; je les appelais des « bêtes de somme » ; je n'attachais de valeur qu'à la vie d'oisiveté et de plaisir ; j'en connaissais maintenant les ennuis et les fatigues.

Je voulais quitter cette maison, quitter Hambourg ; mais où aller ? Je pris le parti de consulter mon tuteur ; l'orgueil, défaut capital des âmes mesquines, m'y fit renoncer. Heureusement, il me prévint.

C'était un soir, la veille de Pâques. Tous les jeunes gens de la maison étaient sortis. Autrefois, mon tuteur se faisait un plaisir d'accompagner ses petits-fils dans leurs promenades ; maintenant, vite fatigué, il préférait se reposer solitaire dans sa tranquille demeure. Ce soir, j'y restai aussi. Je n'aimais plus ces courses en bandes joyeuses à travers les rues pour aller chercher au loin la belle nature ; je ne comprenais plus ces joies simples, les seules vraies. Mon tuteur m'engagea à prendre le café avec lui, sur son balcon où luisait un gai soleil de printemps. La vue n'avait rien d'idyllique, cependant le port, les navires à l'ancre, le quai presque désert avaient un aspect agréable et paisible.
Après quelques banalités, mon tuteur aborda la question de mon avenir. Je lui soumis différents projets. Il les repoussa tous. Selon lui, je devais embrasser la carrière en vue de laquelle J'avais fait des études académiques.
- Je t'en prie, me dit-il, fais-en au moins la tentative ; mets-toi à la disposition de l'État comme référendaire. Ce champ d'activité te plairait peut-être plus que tu ne le penses. Tu ne connais pas encore la satisfaction causée par une vie régulière de travail sérieux. Goûte-la enfin !

Mon tuteur m'apprit alors qu'il avait déjà fait des démarches pour m'ouvrir un chemin dans cette direction. Un de ses amis était juge au tribunal d'une petite ville de la lande lunébourgeoise ; il lui avait écrit à mon sujet ; sa réponse venait d'arriver et disait : « Ta demande me parvient à un moment favorable : mon jeune employé me quitte ; je proposerai ton protégé au président du tribunal ; il est mon ami et ne le refusera pas. Il s'agit seulement de savoir si ton pupille est disposé à émigrer dans notre silencieuse petite ville ! »
Certes, je n'en avais nulle envie ! Mais il fallait m'occuper ; je le sentais bien. Je n'aspirais pas à m'élever à des régions idéales. L'ardeur des âmes jeunes, chantée par les poètes, était éteinte dans la mienne, mais je voulais au moins essayer d'une vie qui voilerait aux yeux des autres ma dégradation morale. Je me décidai donc à accepter cette offre et, au bout de peu de jours, l'affaire fut en règle.

Je quittai Hambourg pour la troisième fois. Il y a quinze ans, je m'en allais l'âme tourmentée de remords. Plus tard, en parlant pour Munich, elle était remplie des plus folles illusions. Cette fois-ci, j'allais commencer une carrière. Belle phase de la vie si l'on y entre avec la volonté ferme d'y faire quelque chose de sérieux, de complet ! Moi, j'y entrais comme ces gens pour lesquels les étudiants allemands ont inventé le nom de philistins. Je n'avais ni désirs, ni buts élevés ; sans aspiration vers l'idéal, ma pensée se mouvait bourgeoisement dans le petit cercle d'idées banales dont s'occupent partout les hommes du gros monceau.

Le juge m'attendait à la gare de sa petite ville ; il fixa sur moi un regard scrutateur, mais son visage ne trahit pas son impression sur ma personne ; il me tendit la main et me dit :
- Nous ne tarderons pas, j'espère, à faire bonne connaissance.

Pensant que mon court voyage ne m'avait point fatigué, il me conduisit immédiatement au bureau, m'expliqua en peu de mots le champ de mon activité, m'indiqua la place occupée par mon prédécesseur, où j'étais, me dit-il, le vingt-cinquième à m'asseoir ; puis il alla reprendre la sienne et tout rentra dans le silence. On n'entendit plus que le grincement des plumes et le bruissement des feuillets des « actes ». Il en fut de même tout le jour et tous les jours.

Cet état de chose aurait pu continuer indéfiniment pour moi. Après la mort du vieux juge, J'aurais pris sa place ; je serais devenu un bon bourgeois utile à l'État ; ma tare intérieure n'y aurait point fait obstacle. Les voix troublantes auraient fini par se taire en moi ; je serais arrivé à la vieillesse, connu et respecté dans toute la ville ; durant ma promenade du soir, les enfants m'auraient salué avec vénération... Pourquoi n'en a-t-il pas été ainsi ?... Satisfait d'avoir une position supportable, je m'habituai rapidement à ma nouvelle existence. Cette petite ville et son genre de vie me plaisaient. Pas assez sot pour m'enorgueillir d'avoir vécu dans une capitale, je ne me vantais pas des plaisirs que j'y avais eus. Du reste, je n'ai jamais compris qu'un individu se sente fier d'être un numéro dans le troupeau d'un grand centre. Mieux que l'habitant de la capitale, celui du village ou de la petite ville peut se rendre compte de sa valeur personnelle et la mettre en relief.
Dans les grandes agglomérations humaines, il est facile à chacun de prendre une apparence trompeuse. Un scélérat peut y circuler des années sous le masque d'un honnête homme. On dit souvent que le séjour des grandes villes éveille l'intelligence et l'esprit ; c'est surtout l'opinion du citadin lui-même. Il est aisé de s'expliquer ce fait ; chaque jour la nature nous en fournit des exemples, entre autres celui des grenouilles : dans l'isolement, à peine font-elles entendre de rares et faibles sons ; réunies en grandes masses, elles poussent à l'envi des cris immodérés. Il en est ainsi de l'homme : une foule nombreuse fait retentir en choeur les mêmes paroles, les mêmes opinions et chaque individu croit être une puissance. Le nombre impose toujours ; il impose doublement à celui qui en est l'un des chiffres. Il n'est pas besoin de dire qu'il n'y a rien de réel derrière ce sentiment présomptueux. Pour l'honneur du genre humain je ne veux pas admettre que l'homme acquière de l'intelligence et de l'esprit par le fait seul qu'il est membre d'un troupeau considérable.

Je fus assez adroit pour ne pas gâter mes débuts par des fanfaronnades. La présence de mon vénérable juge, avec lequel je fis mes premiers pas dans la société, me préserva d'écarts de ce genre. Dès le premier soir, il m'introduisit au Casino. Pour nous y rendre nous traversâmes, par un mauvais temps d'avril, la petite ville silencieuse, à peine éclairée par quelques lanternes à l'huile ; mais mon guide en connaissait assez les étroits passages pour n'avoir pas besoin d'une vive lumière. Pendant trente-deux ans, me dit-il, j'ai fait ce trajet tous les lundis et tous les jeudis. J'ai vu de nombreux visages entrer dans notre club, puis en disparaître. Le pasteur et moi nous en sommes les plus anciens membres.

La place du marché formait un carré autour duquel s'élevaient de vieilles maisons à l'aspect vénérable. L'une d'elles était notre but, la très ancienne auberge du Cheval Blanc, dont l'entrée, bien éclairée, invitait les passants à s'y arrêter, surtout quand la tempête faisait rage. Comme nous en approchions, un vieux monsieur en atteignait le seuil. Fermant soigneusement son immense parapluie, il gravit l'escalier avec dignité : c'était le pasteur. Nous le suivîmes de près.

Ce soir-là, je me dis que cette auberge me serait ouverte pendant de longues années. Il n'en a pas été ainsi. Néanmoins, ma pensée s'y reporte avec joie ; tous les détails en sont encore présents à ma mémoire : une salle longue et basse dont le plafond est soutenu par de solides poutres de chêne brut, colorées en brun par le temps et par de nombreuses générations de fumeurs. Les larges embrasures des fenêtres indiquent l'épaisseur des murs. Involontairement, on se représente les fils et les filles de cette maison, assis là, dans les siècles passés et contemplant la vaste lande. Un témoin des temps reculés aussi, l'antique poêle de faïence décoré de pieuses scènes de la Bible et de scènes violentes de l'histoire. Tout à côté se trouve, un vieux canapé. Qui sait combien de fois on en a renouvelé l'intérieur et l'extérieur ? Selon une très ancienne coutume, il est toujours réservé aux membres les plus âgés du casino. Le pasteur et le juge seuls s'y asseyaient alors. Une place me fut, assignée au bas de la table.

Nous fumes quelques moments seuls, nous trois ; cela me permit de faire tout de suite la connaissance du pasteur dont les traits exprimaient une grande bonté. Comme pour l'affligé, son regard était un rayon de soleil pour l'être déclin. Il me témoigna de la satisfaction à me voir entrer dans leur cercle où, disait-il, j'apporterais de la variété par mes récits de Hambourg.
Peu à peu arrivèrent en grand nombre des membres du club dont tous les citoyens de la ville avaient le droit de faire partie. Il était établi, par égard pour les membres venant du dehors, de ne parler que le bon allemand. Nombre de petits bourgeois, effrayés de cette règle, se retiraient dans la salle à boire publique où ni la grammaire, ni les règles phonétiques n'étaient prises en considération. Avec le temps s'était formé un cercle à part, composé du pasteur, du docteur, du pharmacien, des membres du tribunal et de l'école, puis d'un ancien candidat en théologie ; il s'était souvent présenté pour une place de pasteur, mais toujours sans succès, et finalement il y avait renoncé. Le soir où je fus introduit au casino, le maire n'y vint pas ; il avait eu une petite querelle avec le pharmacien et il était d'usage en pareil cas de s'abstenir quelque temps de paraître aux réunions.

Ces soirées avaient du charme pour moi. Les premiers temps, en regagnant mon logis, je me voyais finissant dans cette petite ville ma vie manquée et y retrouvant un peu de paix intérieure. Le « sans-patrie » s'y serait fait une sorte de patrie, une sorte de « foyer ». Dans notre cercle, on ne remuait ni hautes ni profondes pensées ; on n'y faisait aucun plan pour changer l'état de la société ; on y traitait petits et grands sujets facilement sans se creuser la tête. On y jouissait surtout d'une atmosphère pure et calme qui permettait d'oublier quelque temps soucis et fatigues, erreurs et fautes. Les coeurs se rapprochaient, non par une profonde sympathie mais par une bienveillante cordialité. Bref, on se sentait parfaitement à son aise.

Le meilleur moment de la soirée était celui où nos deux vieux membres voulaient bien nous raconter quelque tradition de la lande ou quelque dramatique histoire sur d'anciennes familles de la contrée. Le pasteur surtout contait admirablement. Dès qu'il commençait, le silence se faisait dans la salle ; seul, le murmure du vent accompagnait son récit de sa touchante mélodie.

Bientôt, je fis des visites ; ce ne fut pas long ; un jour y suffit. Je commençai par la famille du pasteur dont les fils étaient placés au loin et les filles mariées, sauf la plus jeune, en visite ce jour-là chez des amis. Je me rappelle différentes cures comme des lieux en dehors de tout bruit et de toute agitation humaine ; celle-là en était encore plus à l'abri que les autres ; située un peu hors de ville, elle avait un jardin qui s'étendait jusque dans la lande. Dans cette radieuse journée, une atmosphère de paix enveloppant la maison entière se répandait dans la salle commune, dans le cabinet d'étude, partout. La demande aimable que me fit le pasteur de venir souvent le voir, fit naître en mon âme l'espérance d'un avenir heureux.

Peu de jours après, le pasteur me fit inviter à passer une soirée chez lui avec quelques membres du casino, entre autres le juge. J'allai le chercher pour nous rendre ensemble à la cure. Chemin faisant, il me donna quelques détails sur la famille. Chargés de nombreux enfants, le père et la mère avaient traversé des années difficiles, mais enfin le trouble et les soucis avaient fait place au calme et au contentement. Tous leurs enfants étaient pourvus. Seule, Elisabeth, vrai rayon de soleil pour ses parents, était encore avec eux.

Arrivés à notre destination, nous avions à gauche la vaste étendue de la lande d'où soufflait un vent glacé, comme pour nous dire : « Il ne fait pas encore bon de ce côté, allez plutôt vous chauffer près du poêle ». En ouvrant la porte du jardin nous vîmes briller les lumières dans la salle de famille ; nous arrivions les derniers.

Ce soir-là, je te vis pour la première fois, Elisabeth. Tu nous ouvris la porte et tu me tendis amicalement la main. Malgré la demi-obscurité de l'entrée, je pus voir la douce lueur de tes regards. Tu ne me connaissais pas, tu ne savais pas à quelles femmes j'avais serré la main. Peut-être avais-tu entendu parler déjà de la vie folle et coupable du monde, mais tu ne pensais pas que ses vagues bourbeuses viendraient un jour frapper à la porte de votre lointaine et paisible demeure. N'importe que tu aies soupçonné ou non ce que j'étais ! Je te suis et te serai éternellement reconnaissant de ton salut de bienvenue si chaste et si affable ; il réveilla les bons esprits qui dormaient en moi ;ils m'ont tenu compagnie toute la soirée. Je ne savais plus comment on s'entretient avec des femmes vertueuses, mais je n'avais pas besoin de te parler : il me suffisait de sentir La présence, d'entendre la voix, de regarder de temps en temps ton pur et doux visage.
Le repas fini, la table desservie, le pasteur nous dit :
- Un bon souper est le prélude de la soirée ; la meilleure partie en est un bon cigare avec un verre de bon vin.

Pour la première fois depuis de longues années, je me trouvais au milieu de gens chez lesquels habitait la vraie joie ; elle se manifestait d'ordinaire avec simplicité : jeux innocents, énigmes proposées, récits divers et, pour terminer la soirée, un peu de musique. Quelques-uns des invités produisirent tant bien que mal leurs talents. N'étant pas musicien, je me retirai inaperçu dans un coin tranquille pour écouter Elisabeth qui chanta quelques airs populaires.

Je n'oublierai jamais le premier qu'elle nous fit entendre. Que de choses peut exprimer un simple lied ! Heureusement j'étais dans l'ombre ! personne ne put s'apercevoir de mon émotion. Des souvenirs m'assaillirent en foule ; pas tous accusateurs, mais aussi de chers et purs souvenirs : Agathe dans notre enfance ; la lande où si souvent s'était calmé le trouble de mes sens et de mes pensées ; le vieux tilleul au bord de la Dalke, où nous inscrivions nos noms d'écoliers. 0, Elisabeth ! entendre ta voix toujours, toujours ! Ce serait la paix pour mon coeur tourmenté.

En quittant la cure, j'accompagnai mon chef chez lui, puis je m'acheminai au clair de lune vers la lande pour réfléchir dans la solitude à ce qui venait de m'arriver. Pour la première fois depuis que j'avais quitté ma soeur, je m'étais trouvé dans la société d'une jeune fille pure. J'avais rencontré sur ma route des femmes en grand nombre. Certaines d'entre elles devraient implorer mon pardon ; elles m'ont entraîné dans le mal. La plupart auraient le droit de m'accuser de leur dépravation, quelques-unes dont j'ai corrompu l'innocence et deux surtout avec lesquelles je m'imaginais que notre liaison était vraiment de l'amour ; j'en avais pris le ton pendant quelque temps. Quelque temps ! ... ces deux mots indiquent ce qu'était cet amour. Ces deux malheureuses m'ont oublié ; je l'espère pour elles... Qu'elles se félicitent de mon infidélité, et qu'elles estiment l'heure où elles l'ont apprise comme la plus heureuse de leur vie.

D'où provenait l'émotion que je ressentais ce soir-là, Elisabeth, en me promenant avec ton image dans le coeur ? Ce n'était ni de la sensualité, ni de l'amour. J'en repoussais avec effroi la pensée, de crainte de te profaner. C'était une humble admiration, une vénération infinie. Tu m'apparaissais comme l'opposé, de moi-même : chez moi, souillure et fange ; chez toi, pureté immaculée ; sur ma vie, des ténèbres ; sur la tienne, une vive lumière. Durant cette nuit dans la lande, tu n'étais pas tout près de moi. Je te voyais au loin, sur des hauteurs éclairées par la lune.
Mes regards s'attachaient à toi comme ceux du marin, par une nuit de tempête, s'attachent au phare du port sauveur ; je soupirais après toi comme le naufragé soupire après le rivage où il trouvera un asile. J'étais le marin perdu dans la tempête ; j'étais le naufragé. Autour de moi, une mer en furie, la ruine, la perdition. Auprès de toi, sur les hauteurs, Elisabeth, je trouvais le salut...
Comment ne pas t'invoquer durant cette longue nuit ? Âme vierge de jeune fille, séjour de la pureté, beauté parfaite, mystère insondable

À l'aube, je quittai la lande ; je passai devant, le presbytère, non comme, un amoureux, en envoyant inaperçu un salut matinal à celle qu'il aime ; non, je jetai seulement un timide regard dans la cour, en pensant avec bonheur que l'entrée de la maison m'étais désormais permise. Tu le sais, Elisabeth, je ne cherchai point à me rapprocher de toi en m'informant de tes sorties afin de te rencontrer à seule, selon la coutume des adorateurs secrets, et je ne fis qu'un usage modéré de la permission d'aller à la cure. Ton image vivait au fond de mon coeur, mais, sois-en persuadée, jamais un seul instant je ne l'ai profanée ; elle épurait mes sens et sanctifiait mon âme. Lorsque, dans mes nuits d'insomnie, des pensées coupables venaient m'assaillir, comme de noirs vampires, pour sucer de mon coeur les dernières traces de vertu, j'évoquais ton image et les mauvais esprits s'enfuyaient. Le matin, je m'éveillais en pensant à toi et je prenais de sages résolutions ; je te sentais près de moi pendant mon travail et je l'accomplissais consciencieusement et avec zèle ; mais jamais je n'ai tendu la main vers toi, jamais cherché des rapports intimes avec toi. En aucune occasion, nos entretiens ne dépassaient les limites d'une bonne camaraderie ; mais ainsi que parfois les paroles d'une mère à son enfant ont un sens profond, de même, nos conversations, malgré leur insignifiance, révélaient l'accord de nos âmes.
Dans ces excursions du dimanche, nos tête-à-tête se multiplièrent et semblèrent tout naturels. Cependant, selon l'habitude des petites villes, on ne tarda pas à en causer dans le public ; mais on avait pour Elisabeth tant d'estime et d'affection que tout jugement défavorable fut exclu d'emblée. Le commérage, du reste, n'est pas toujours méchant dans les petits centres. À ce que j'appris plus tard, nous passâmes très vite dans l'opinion pour être fiancés. Elisabeth, ses parents et moi, nous n'eûmes pas le moindre soupçon de ces bruits; ils m'étonnèrent quand j'en eus connaissance, car jamais nous n'avions dépassé dans nos relations les bornes que j'ai indiquées plus haut et jamais je n'avais hasardé un mot ressemblant à une déclaration. Le bonheur de me promener à côté d'Elisabeth était si grand que je ne désirais rien de plus.

Souvent, quand, fatigués par la chaleur, les autres se reposaient sur la mousse, nous allions, elle et moi, dans la forêt. Assis parfois au bord d'une route, absorbés et silencieux, peut-être suivions-nous tous deux la même pensée ! Ensemble, nous gravissions au coucher du soleil quelque colline de sable pour voir au loin les fermes et les villages.

Le soir, au retour, nous cheminons dans la brume, sous les saules, le long du fleuve. Tu me priais souvent, Elisabeth, de te raconter les jours heureux de ma vie. Je te parlais alors de notre maisonnette au bord de l'Elbe, de mon vaillant père, de ma douce et bonne tante, de tout ce qui concernait ma soeur bien-aimée. Quelquefois, en te parlant, il me semblait être avec Agathe à regarder l'Elbe de notre fenêtre. Je me retrouvais dans cette chère demeure, si longtemps laissée dans l'oubli. Les cordes du bien résonnaient dans mon âme. Une pure et noble femme peut les faire vibrer, même quand elles sont détendues et discordées. Merveilleuse influence, celle de la femme ! Ayons de nobles et pures compagnes et nous deviendrons des hommes purs et nobles.

Le dimanche, au retour de notre excursion, nous étions presque toujours invités, le juge et moi, à souper chez le pasteur. Le couvert était mis sous un vieux tilleul, devant la maison, et l'on se reposait avec délices en repassant les incidents de la journée. Le vent de la lande rappelait au pasteur une vieille histoire ; le clair de lune remémorait au juge une joyeuse aventure de sa vie d'étudiant et chacun d'eux nous faisait un spirituel récit. Inspirée par le chant tardif d'un oiseau, Elisabeth nous chantait ses plus beaux lieds. Ni le vent de la lande, ni le clair de lune, ni l'oiseau attardé ne me faisait conter ou chanter. Il me fallait apprendre à me taire. Jusqu'alors, j'avais eu le verbe haut dans les réunions ; mais c'était à Munich, à la Grotte bleue, et non à la cure dans la petite ville de la lande.

La semaine, je voyais rarement Elisabeth que les soins du ménage occupaient du matin au soir. Je la rencontrais seulement, par hasard, dans la rue quand elle allait aux emplettes. Elle répondait à mon salut avec un sourire qui me disait : « À dimanche ! »

Le soir, mon travail fini, les « actes » remis en ordre, le bureau fermé derrière moi, je t'emmenais en pensée dans la lande, Elisabeth. Nous cheminions le long du fleuve ; nous prenions le sentier sous les sapins jusqu'à la colline d'où la ville, disparaissant aux regards, on ne voyait plus que la vaste et paisible campagne. J'aimais à me représenter des circonstances dans lesquelles je pourrais te donner des marques de mon infinie reconnaissance, de ma profonde vénération. Par le mauvais temps, J'imaginais la joie que j'aurais à me dépouiller de mon manteau pour t'en envelopper. Plus tard, que de fois J'ai pensé à mes promenades solitaires du soir et au bonheur que j'y trouvais. Je vois encore tous les sentiers où je marchais seul avec ton image dans le coeur, Elisabeth. Ah ! que ce chemin était court et lumineux comparé à la sombre et longue route que j'avais parcourue auparavant ! il m'appartient ce chemin si court. Que personne ne me le prenne ! qu'il reste toujours libre et en pleine lumière ! Arrière, ombres mauvaises du passé ! Vous n'y avez aucun droit,

L'été s'écoula, chaque semaine semblable à la précédente, le dimanche m'apportant la joie. Cela aurait pu durer longtemps ainsi ; mais bientôt le jour vint où ce modeste bonheur subit un changement. Je n'en ai pas oublié la cause.

Le premier dimanche de septembre nous fîmes une promenade ravissante par un temps radieux. Le lundi survint une tempête. Ce soir-là, le travail se prolongea plus que de coutume au bureau. Il faisait nuit quand je le quittai. La lande disparaissait sous une brume grise ; un vent froid, précurseur de l'hiver, balançait les aulnes ; les premières feuilles tombaient dans la rivière dont, elles descendaient lentement le courant. Des pensées sombres m'assaillirent. Depuis six mois dans cette ville, J'y avais donc fait la moitié de mon séjour, car, d'habitude, un référendaire n'y restait pas plus d'une année.

Qu'ils avaient été riches ces six mois embellis par mon secret et paisible bonheur ! Mais que m'apporterait l'avenir ? que deviendrais-je lorsqu'il faudrait reprendre mon bâton de voyage ? Faudrait-il recommencer mon inutile et sombre vie ?... Elisabeth remplissait ma pensée ; mais il me semblait être avec elle pour la dernière fois ; puis il faudrait la quitter pour m'en aller plus loin.....

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