Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

(Suite)


Quand, par hasard, j'entrais dans une église, où le pasteur proclamait le pouvoir irrésistible de la conscience, je me moquais de lui intérieurement. J'arrivai une fois, sans m'en douter, dans une réunion de quelques milliers de personnes où prêchait un célèbre pasteur anglais. L'émotion était générale dans le public. Pour moi, les paroles de l'orateur n'étaient que des mots vides de sens et les auditeurs de pauvres fous.
Mais, parfois, J'entendais forcément des sons qui étaient en contraste frappant avec le bruit sauvage de mes joies effrénées. L'être humain ne peut s'identifier avec le vice et la volupté au point de ne plus percevoir aucun autre appel que le leur. Mon exemple le prouve : impossible de tomber plus bas que moi ! Cependant, semblables à des avertissements, des voix parvenaient jusqu'à moi.

Les premières me vinrent du passé ; de la petite maison de l'Elbe, de celle du docteur de Lunébourg, des jours lointains de Gutersloh.
Je les entendis d'abord, un soir, la veille de Noël. Plusieurs des membres de la Grotte bleue s'étaient absentés pendant les vacances, d'autres passaient la soirée chez un riche protecteur de l'art. Pour ceux qui restaient à la Grotte bleue, ces jours de fête étaient une occasion de boire plus encore que de coutume. La veille de Noël, je choisis des rues tranquilles pour me rendre à notre hôtel. L'une de ces rues était déserte.
Après le tumulte de la grande ville, le silence d'un quartier paisible produit un effet étrange : l'âme se réveille comme le meunier dans la nuit lorsque son moulin s'arrête. Les frivoles impressions reçues dans la foule perdent leur force captivante ; une bonne pensée vient occuper l'âme ; l'oeil a un regard pour les choses sérieuses. Je sentis la paix de Noël régner dans cette rue. Ralentissant mon pas, je finis par m'arrêter sous un réverbère, devant une maison dont les habitants, dans leur joie, avaient oublié de fermer les rideaux. Les bougies du sapin brillaient dans la nuit sainte ; enfants et parents circulaient gaîment autour de l'arbre illuminé... Je vis le tableau habituel de ces jours de fêtes dans les maisons allemandes. Je restai longtemps à le contempler. Enfin, les premiers élans de joie calmés, la mère vint fermer les rideaux. Je me sentis froid au coeur en m'en allant et je frémis à la pensée du gouffre insondable qui me séparait de cette heureuse famille. Je me reportai à mon enfance. Nous étions heureux alors. Qu'il était loin de moi ce temps ! Que de bonheur perdu !

En rentrant dans le brouhaha de la ville, je cessai peu à peu d'écouter ces échos du passé et, bientôt, je me trouvai avec des gens auxquels, comme à moi, le bonheur et la paix de Noël étaient étrangers. En arrivant près de la Grotte bleue, J'en entendis les bruyantes clameurs et je redevins le joyeux compagnon de naguère... non, pas tout à fait le même... Cette rue paisible où je m'étais attardé restait dans mon souvenir. De temps en temps, je regardais du côté de la porte en me disant : « Hors d'ici est le chemin du bonheur ».

Un autre appel encore se fit entendre. Un soir de février, un différend s'éleva entre moi et d'autres membres de la Grotte bleue, peu grave, à la vérité, cependant il m'obligea à me retirer plus tôt qu'à l'ordinaire.
Je fis, par un temps affreux, le trajet jusqu'à ma demeure, située aux confins de la ville, dans le quartier des artistes ; logement commode, élégant, mais dépourvu du confort intime d'un vrai foyer. Tout y était à la dernière mode : meubles, tapis, tableaux. Dans la chambre à coucher, seulement, se trouvaient, isolés, perdus, quelques souvenirs du passé : une vieille pendule de mon père, des ouvrages de ma soeur - cadeaux annuels pour mon jour de naissance qu'elle n'oubliait jamais - tous gisaient, à peine déballés, sur les meubles. Quand j'entrai, ma chambre était froide - on ne m'attendait pas si tôt. - Je ranimai le feu, mais je ne voulus pas de lumière ; mes pensées n'en avaient nul besoin ; d'ailleurs, les réverbères éclairaient assez la pièce pour que J'y visse chaque objet.

Pour la première fois, la soirée avait fini par une querelle à la Grotte bleue. Comme tous les gens faibles de caractère, J'étais bon garçon et n'aimais point les disputes. Je me rappelais à peine le motif de celle-là ; mais je me souvenais fort bien des paroles acerbes, des regards haineux échangés entre nous. Ma colère s'était apaisée ; celle des autres aussi, probablement. Cependant, ce pénible incident revenait sans cesse à ma pensée. Je m'efforçais en vain de l'en chasser ; le calme ne revenait pas dans mon coeur troublé. Bientôt, des voix du passé s'y firent entendre : un appel de mes amis de Gutersloh ; des paroles sérieuses et pourtant douces de mon père, de ma tante, de ma soeur. Chère Agathe ! Dans ce demi-rêve, elle m'apparut toujours la même, avec son inébranlable affection pour son frère ; elle me parla du bonheur de notre vie retirée, mais enrichie, embellie par notre mutuelle tendresse ... et maintenant ! ... j'étais pauvre, misérable ... pour foyer, j'avais la Grotte bleue et je venais d'apprendre ce qu'en valaient les affections...

Ces pensées m'occupèrent longtemps. À chaque instant, je me sentais plus malheureux ; je voyais ma vie se dérouler toujours plus triste, plus solitaire. Le groupe bruyant auquel j'appartenais, se disperserait ; je mènerais, d'hôtel en hôtel, une existence misérable, dépouillée... Une fois, j'ai vu quelque part un tableau intitulé : « Une veille de Noël au cabaret » ; il représentait un homme assis tout seul dans un restaurant désert, les regards désolés, perdus dans un vague lointain. Mon portrait, ce tableau ! ...
Ce soir-là, mon âme tourmentée cherchait ainsi du secours dans le passé. Ma pensée fuyait avec horreur la Grotte bleue et je fermais les yeux pour échapper à l'aspect de mon élégante demeure, image de ma vie présent.

Je me rappelle une autre voix encore de ce temps-là. Des actrices fréquentaient souvent notre société. Dépassant facilement la limite des convenances, elles étaient pourtant assez prudentes pour éviter les faux pas, assez habiles pour faire de nous leurs cavaliers.
Une nuit, nous quittâmes, en un bruyant cortège, la Grotte bleue pour rentrer dans nos demeures et nous fîmes retentir maintes rues de nos joyeuses scènes d'adieu. Notre bande s'éclaircit rapidement et bientôt je restai seul avec une actrice que je devais accompagner jusque chez elle. C'était une cantatrice spirituelle, charmante et, d'ordinaire, très fêtée ; elle avait, eu, ce soir-là, un brillant succès. Je renouvelai mes flatteries pour ajouter encore à son triomphe. Toujours prête à des réponses spirituelles et gracieuses, elle garda, en cette occasion, un silence obstiné et Je vis son beau visage se voiler de tristesse. Par pitié ou par curiosité, je ne sais, je lui demandai la cause de sa mélancolie. Ma voix, sans doute, exprimait un véritable intérêt, car elle me répondit avec simplicité et d'un air confiant :
- Je suis malheureuse !
- Malheureuse ! vous ? cantatrice fêtée malheureuse après un tel succès ! Chacun vous admire et vous envie.
- En vérité ? triste bonheur pourtant ! À quoi bon ces fleurs, déjà flétries demain, ces inutiles bijoux, ces applaudissements, vain bruit fugitif ? Je porte envie à la pauvre ouvrière dont les seuls biens sont l'affection de son mari et de ses enfants. Sa vie a du prix... Que suis-je, moi ? un jouet pour les heures de loisir ! rien de plus !

Son accent était sérieux, ému. J'avais encore assez de sentiment pour comprendre que son enjouement habituel était une sorte de vêtement dont elle enveloppait son âme pour la préserver du désespoir. Je ne pus lui répondre ; j'aurais dû tâcher de la consoler ; mais, sortant de mes lèvres, des consolations ne pouvaient être que ridicules... il faut avoir un noble coeur pour parler à un coeur blessé... En nous séparant, je lui tendis la main comme d'habitude et je lui souhaitai une bonne nuit..
J'arrivai chez moi impressionné, pensif. Elle avait dit : « Je suis un jouet, rien de plus ! » Mot bien simple, mais quelle accusation il renfermait !
Que de fois j'avais abaissé la femme au rôle de jouet et plus bas même ! ... Alors, j'entendis une voix encore, la dernière qui arrive à l'oreille de l'homme déclin : la voix accusatrice.

O voix accusatrice ! ton pouvoir est redoutable ; plus forte que le bruit de la mer, que le tumulte des villes, tu arraches la conscience à son sommeil de mort. Les Écritures sont dans le vrai lorsqu'elles disent que cette voix parvient même aux oreilles des trépassés.

O voix accusatrice ! longtemps muette, tu revins ce soir-là résonner irrésistible à mes oreilles. Il me fallut t'écouter dans le silence de la nuit... tu me fis le compte de mes péchés. L'une après l'autre, elles m'apparurent, les créatures innocentes et coupables que j'avais corrompues par mes paroles et par mes actes. Long et terrible cortège : les premières avaient disparu à mes regards que d'autres les suivaient et d'autres et d'autres encore. Je ne les reconnaissais pas toutes. Quelques-unes me rappelaient le moment de notre rencontre : c'était en chemin de fer, à tel endroit, disait l'une ; dans un village de la Suisse saxonne, me criait l'autre. Celles que je ne revis pas cette nuit-là m'apparurent plus tard.

Depuis lors, la voix accusatrice n'a pas cessé de m'appeler. Dans le silence de la nuit, à peine endormi après la fatigue du jour, je l'entendais me crier : « Penses-tu à ces choses ? » Oh ! j'étais forcé d'y penser ! Quand je cherchais du repos dans la paix de la nature, la voix me demandait : « Penses-tu à ces choses ? » Elle venait aussi lorsque, en joyeuse compagnie, je cherchais à oublier cet affreux passé. Au moment où la gaîté arrivait à son comble, elle me criait : « Penses-tu à ces choses ? » 0 voix, voix implacable ! que de fois tu as apporté le désespoir dans mon âme !

Dans cette nuit-là, je pris une résolution, la plus vaine que put prendre un être tel que moi ; celle de devenir, dès le lendemain, un autre homme, et, pour commencer, de ne plus franchir une seule fois le seuil de la Grotte bleue. Afin d'en éviter la tentation, je me glissai dès le matin hors de la ville pour faire une longue promenade. Je passai, dans une petite auberge, quelques heures interminables et je rentrai chez moi, dans la soirée, fatigué et de fort mauvaise humeur. Toute la nuit je luttai contre le désir de retourner à ma vie habituelle... au matin, je cessai de lutter. Le chemin que j'avais voulu prendre me sembla un sentier aride et désolé ; J'en eus peur comme de la mort ; je n'y voyais ni but, ni terme ; j'avais tout à fait perdu de vue les charmes de la vie honnête. Il arrive à l'homme d'oublier sa patrie ; il peut oublier aussi sa destination éternelle. Souvent, deux chemins s'offrent à lui pour continuer son voyage sur la terre ; il peut choisir. Il me sembla impossible d'entrer dans celui que j'aurais dû prendre... je me décidai pour l'autre... c'était celui de la Grotte bleue. Je crus m'avancer vers une prairie verdoyante, émaillée de fleurs .....

Le retour au milieu de mes camarades me fut rendu facile. L'un de ceux avec lesquels je m'étais querellé l'avant-veille vint me trouver dans l'après-midi pour s'informer de ma santé, mon absence ayant été attribuée, par tous, à une indisposition. Cette marque d'intérêt me toucha ; je l'en remerciai chaudement et lui promis de reparaître dès le soir à la Grotte bleue.
Je m'y rendis, en effet ; je fus reçu avec enthousiasme, mais je n'étais plus le même. La pensée que ce lieu était mon home m'accablait ; je me dis finalement que partout on en peut trouver de semblables ; qu'il est aisé d'en abandonner un pour en choisir un autre, et que la facilité d'en changer est un des attraits des lieux de ce genre. Je pris la décision de quitter Munich et j'y restai fidèle, malgré les protestations de mes camarades. Je renonçai sans regret à mes études de peinture. Mes professeurs voyaient dans mes productions de belles promesses pour l'avenir, mais les honneurs d'une carrière artistique, même brillante, ne me tentaient point. À quoi bon les arts pour moi ? Je n'avais pas appris celui d'édifier ma vie sur une bonne base ; elle était sur le point de s'effondrer... qu'importait, si les échafaudages dont elle était entourée s'écroulaient avec elle !

Un jeune peintre de talent mourut vers l'époque de mon départ ; il avait fait naître de grandes espérances pour son avenir. Ses toiles avaient été fort admirées par les critiques. Le dernier jour de sa maladie, il interrogea le médecin sur son état. Ce docteur, un des plus célèbres professeurs de l'Université lui répondit évasivement, selon l'usage en pareil cas.
- Je veux savoir la vérité, reprit le malade, toute la vérité.
- En ce cas, je dois vous répondre : « Vous avez peut-être encore vingt-quatre heures à vivre. »

Vers le soir, le mourant écrivit sur une feuille de papier la date de sa naissance, celle du jour même, tira une ligne en dessous, calcula le nombre de ses années, mois et jours et nota à côté du résultat : égal à néant ! Il mourut, dans la nuit.
Le défunt était connu à la Grotte bleue. On s'y occupa beaucoup du sens de ces mots écrits à son lit de mort ; différentes interprétations en furent données dont l'une satisfit tout le monde : celle du pasteur dans son discours sur la tombe. Orateur distingué, doué du sens artistique et lié avec plusieurs grands maîtres de Munich, il passait pour très libéral ; aussi les artistes l'appelaient-ils volontiers pour les cérémonies religieuses inévitables. Il s'imaginait, je crois, qu'il exerçait une bonne influence sur ce monde. Grande illusion ! Il y était bien vu à cause de sa vénération pour l'art ; mais le pasteur en lui n'était que toléré. On avait besoin de lui comme décoration religieuse et l'on savait bien que ses paroles et ses actes conviendraient toujours à chacun. Son interprétation des dernières paroles manuscrites du mourant fut un chef-d'oeuvre : « Le défunt a produit un grand nombre de belles oeuvres, s'écria-t-il, mais tous ses efforts vers l'idéal lui ont semblé de nulle valeur ; il aspirait à élever son art plus haut encore et toujours plus haut. »

Cette allusion à la modestie des artistes eut un grand succès. La vérité est que le pasteur avait sous-entendu une qualité qui n'a jamais existé parmi eux, n'y existe pas et n'y existera jamais. Mais les prédicateurs les plus appréciés semblent être ceux qui traitent d'objets imaginaires de ce genre. Ils ne causent pas d'excitation à leurs auditeurs : ceux-ci vont tranquillement à l'église entendre leur éloquente déclamation et ils ont l'avantage de passer pour des gens religieux.

Je ne prétends pas avoir été, le seul à douter que l'interprétation du pasteur, relative à la dernière note du mort, fût la bonne ; je vois encore le sourire sardonique du vieux maître A.... pendant l'éloge funèbre ; mais j'ai le sentiment d'avoir compris et cela parce que j'y étais alors contraint, la pensée du pauvre peintre. Des clartés se faisaient en moi, peu à peu, sur la valeur de la vie. Si un homme s'est assez distingué pour se faire un nom, mais s'il n'a pas compris qu'il est « esprit », me disais-je, s'il n'a pas senti la valeur infinie de l'éternité et vécu pour elle, sa vie est nulle, « néant », comme avait écrit le mourant. Les plus magnifiques résultats des travaux des grands hommes, les plus belles oeuvres d'art, les actes grandioses de la politique ne sont que « néant » si ceux qui les ont accomplis n'ont pas en même temps acquis le plus grand bien, la vie éternelle.

Quand le bruit du monde se taira, quand les efforts et le labeur des mortels seront arrivés à leur terme, que les splendeurs humaines n'auront plus de sens et que l'éternité dominera tout, il sera indifférent pour moi d'avoir brillé sur la terre, d'avoir pris rang parmi les hommes célèbres ou d'avoir vécu ignoré de tous, dans l'obscurité, d'une chaumière. Une seule chose me sera demandée As-tu vécu en vue de l'éternité ? »
C'est ainsi que je compris l'inscription « néant » notée par le peintre mourant comme résultat de sa vie ; et moi, je me serais estimé heureux si mon existence avait été semblable à la sienne.
Resté pur et simple en côtoyant les marais fangeux de la vie, beau vase vide d'un travail exquis, il n'avait vécu que pour l'art, sans élever les yeux vers les vrais biens.
Et moi ?... J'avais comblé, le vide de mon existence avec la boue fangeuse dont le remords ne peut jamais laver les traces.

Après cet incident, je quittai Munich. Le départ d'un membre était d'habitude l'occasion d'une fête d'adieu à la Grotte bleue. L'alcool et la sentimentalité y jouaient un grand rôle. Je ne voulais pas de solennité de ce genre ; d'ailleurs, mon départ me semblait chose sans importance pour moi et pour les autres : un nouveau membre prendrait ma place ; moi, je trouverais un nouveau restaurant. Un matin, à l'académie, je tendis la main à mes camarades : ce furent tous nos adieux.

Je restai absolument indifférent aux petits incidents de mon départ ; il eut lieu par un sombre après-midi de printemps. Brouillards et fumées enveloppaient la ville. Dans le train, un jeune soldat, qui allait en congé chez ses parents, exprimait bruyamment son plaisir de quitter pour quelques jours cette lourde atmosphère et voulait me faire partager sa joie. Pourquoi me serais-je réjoui, moi ? Je m'éloignais des brumes de Munich, il est vrai, mais, solitaire et sans but, j'allais chercher ma route dans des brouillards bien plus épais encore et j'emportais avec moi mon lourd fardeau : mes passions effrénées, l'esclavage du vice... et les voix accusatrices me poursuivaient de leurs clameurs.

Combien différente avait été mon arrivée dans la grande ville ! Accompagné des sons enivrants de l'espérance, je comptais y jouir à fond de la vie, m'envoler comme un aigle vers les hauteurs sans bornes de la liberté... Je me l'étais procurée cette liberté. Pour l'obtenir il suffit d'avoir de l'argent et d'éviter d'entrer en conflit avec le code pénal. Seulement, J'avais appris que le champ de cette liberté sans bornes n'est pas une sphère aérienne où l'âme peut planer à son gré, mais un marécage bourbeux où vont grouiller les bas instincts.

Depuis lors, je trouve plats et ridicules tous les discours des héros modernes de la liberté, orateurs populaires et journalistes. Autrefois, on se battait jusqu'au sang pour elle. Aujourd'hui, un homme passe pour son champion lorsqu'il s'est fait enfermer par l'État dans un lieu de repos, pour quelques mois. Les grandes manifestations publiques en faveur de la liberté m'inspirent du dégoût. Ils sont grotesques ces hommes qui, au milieu des chopes, dans la fumée du tabac, clament le beau nom de liberté en évoquant les traditions sacrées de Wittenberg et du champ de bataille de Leipzig ; grotesques encore ceux qui, le matin, tonnent contre le « bâillonnement de l'esprit de liberté », et le soir s'installent paisiblement au cabaret à boire et à fumer ! Pourquoi ne leur ferme-t-on pas la bouche ? Y a-t-il place aujourd'hui, partout, pour toutes les sottises ?

Oh ! oui, il y a une liberté pour laquelle, en tout temps, il faudrait lutter et combattre : celle de l'âme, celle d'être vertueux, celle de vivre en vue de l'éternité. Pour celle-là, il vaut la peine de combattre, de lutter, de subir le martyre, même.

Je m'entends à faire de la morale, n'est-il pas vrai ? Je le dois à mes expériences de Munich ; elles m'avaient appris combien il en coûte de jouir de la vie comme je le voulais et, qu'à la fin, des voix troublantes se font entendre. Mon intelligence s'était réveillée comme celle du banqueroutier... et je n'étais pas autre chose qu'un banqueroutier.

Alors qu'entreprendre ? Telle était ma seconde question. Le négociant en faillite se relève à grand'peine ; il lui faut d'abord prendre quelque place en sous-ordre. Le banqueroutier de la vie est mieux partagé ; une place élevée dans la société est à sa disposition : celle de philosophe. Les vieilles femmes dévoyées se jettent dans la dévotion. Le libertin dissipateur s'adonne à la philosophie. Le tyran Périandre de Corinthe. en fut le premier exemple. Un ancien historien a dit de lui : « Il agissait en fou et parlait en sage ». Le monde est rempli de sages de cette sorte ; ils ont quantité de bons conseils pour les autres, pas un pour eux-mêmes ; une grande intelligence du sens de la vie humaine, mais le sens de la leur propre leur est inconnue. Des philosophes de ce genre ont fait avec succès leur chemin dans le monde. Je pouvais donc essayer de la philosophie.

Mais revenons aux souvenirs de mon voyage. La nuit arriva, le jeune soldat descendit, tout heureux, à Nuremberg, en me souhaitant un bon voyage, et je restai seul dans mon coupé. Le jour humide et sombre avait fait place à une soirée claire et froide. Nous traversions les montagnes du Spessart en passant rapidement devant les villages dont j'apercevais l'aspect paisible. Je pensais aux pères de famille qui dormaient d'un profond sommeil après leur rude labeur du jour, aux mères réveillées à demi par leurs soucis de ménagères, aux enfants rêvant des jeux du lendemain. Tous avaient une place dans ces tranquilles vallées, un droit à l'affection, au foyer, au repos ..... et moi, voyageur harassé, je traversais inquiet, agité, malheureux, la paix de ces villages. Selon les Saintes Écritures, Caïn, après le meurtre de son frère, se retira au pays de Nod. Je me rappelle qu'à une leçon de religion, le pasteur nous fit remarquer que Nod, en hébreu, veut dire la fuite ; puis il demanda :
- Où est situé ce pays ?

Plusieurs doigts se levèrent ; ce sujet nous intéressait. Le pasteur reprit :
- Le pays de Nod est partout et nulle part.

J'étais alors un jeune garçon ; l'imagination excitée, je pensai longtemps encore à Caïn retiré au pays de la fuite ; je me le représentais arrivé dans une tranquille vallée, désireux de s'y arrêter et de s'y reposer, mais il lui fallait aussitôt la quitter pour aller plus loin et toujours plus loin. La nuit, à demi-éveillé, je crus voir sur son chemin solitaire, ce fugitif des temps reculés et je le suivis à travers le monde. Dans mon enfance j' avais beaucoup d'ambition ; je rêvais d'accomplir de grandes et belles actions ; je voulais acquérir de la célébrité, de la gloire. Prenant pour modèles les grands hommes de l'histoire, j'osais me placer à côté d'eux. Tous ces rêves ont été réduits à néant par ma folle vie ; un seul est devenu réalité en ma personne : Caïn se retirant au pays de la fuite.

Qu'est l'avenir d'un fugitif ? Le mien n'avait pas même la poésie de celui du meurtrier d'Abel ; son chemin passait, par les merveilleux sentiers de la nature, à côté de torrents impétueux, sous l'ombrage des forêts, le long des fleuves, sur les rivages des mers. Mon voyage, à moi, me traînait de ville en ville, d'hôtel en hôtel, de cabaret en cabaret, sans trêve ni repos. Je trouvais l'oubli dans cette agitation qui m'offrait la variété nécessaire au libertin.

L'être humain doit travailler et peiner ; il doit gagner son pain à la sueur de son front. La plus grande somme de peine est sans contredit pour celui qui s'est fait l'esclave de ses sens. Oui, en vérité, il mange son pain à la sueur de son front, le pain des joies passagères, pain dont on n'est jamais, jamais rassasié.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant