Quand, par hasard, j'entrais dans une
église, où le pasteur proclamait le
pouvoir irrésistible de
la conscience, je me moquais de lui
intérieurement. J'arrivai une fois, sans
m'en douter, dans une réunion de quelques
milliers de personnes où prêchait un
célèbre pasteur anglais.
L'émotion était
générale dans le public. Pour moi,
les paroles de l'orateur n'étaient que des
mots vides de sens et les auditeurs de pauvres
fous.
Mais, parfois, J'entendais
forcément des sons qui étaient en
contraste frappant avec le bruit sauvage de mes
joies effrénées. L'être humain
ne peut s'identifier avec le vice et la
volupté au point de ne plus percevoir aucun
autre appel que le leur. Mon exemple le
prouve : impossible de tomber plus bas que
moi ! Cependant, semblables à des
avertissements, des voix parvenaient jusqu'à
moi.
Les premières me vinrent du
passé ; de la petite maison de l'Elbe,
de celle du docteur de Lunébourg, des jours
lointains de Gutersloh.
Je les entendis d'abord, un soir, la
veille de Noël. Plusieurs des membres de la
Grotte bleue s'étaient absentés
pendant les vacances, d'autres passaient la
soirée chez un riche protecteur de l'art.
Pour ceux qui restaient à la Grotte bleue, ces
jours
de
fête étaient une occasion de boire
plus encore que de coutume. La veille de Noël,
je choisis des rues tranquilles pour me rendre
à notre hôtel. L'une de ces rues
était déserte.
Après le tumulte de la grande
ville, le silence d'un quartier paisible produit un
effet étrange : l'âme se
réveille comme le meunier dans la nuit
lorsque son moulin s'arrête. Les frivoles
impressions reçues dans la foule perdent
leur force captivante ; une bonne
pensée vient occuper l'âme ;
l'oeil a un regard pour les choses
sérieuses. Je sentis la paix de Noël
régner dans cette rue. Ralentissant mon pas,
je finis par m'arrêter sous un
réverbère, devant une maison dont les
habitants, dans leur joie, avaient oublié de
fermer les rideaux. Les bougies du sapin brillaient
dans la nuit sainte ; enfants et parents
circulaient gaîment autour de l'arbre
illuminé... Je vis le tableau habituel de
ces jours de fêtes dans les maisons
allemandes. Je restai longtemps à le
contempler. Enfin, les premiers élans de
joie calmés, la mère vint fermer les
rideaux. Je me sentis froid au coeur en m'en allant
et je frémis à la pensée du
gouffre insondable qui me
séparait de cette heureuse famille. Je me
reportai à mon enfance. Nous étions
heureux alors. Qu'il était loin de moi ce
temps ! Que de bonheur perdu !
En rentrant dans le brouhaha de la
ville, je cessai peu à peu d'écouter
ces échos du passé et, bientôt,
je me trouvai avec des gens auxquels, comme
à moi, le bonheur et la paix de Noël
étaient étrangers. En arrivant
près de la Grotte bleue, J'en entendis les
bruyantes clameurs et je redevins le joyeux
compagnon de naguère... non, pas tout
à fait le même... Cette rue paisible
où je m'étais attardé restait
dans mon souvenir. De temps en temps, je regardais
du côté de la porte en me
disant : « Hors d'ici est le chemin
du bonheur ».
Un autre appel encore se fit entendre.
Un soir de février, un différend
s'éleva entre moi et d'autres membres de la
Grotte bleue, peu grave, à la
vérité, cependant il m'obligea
à me retirer plus tôt qu'à
l'ordinaire.
Je fis, par un temps affreux, le trajet
jusqu'à ma demeure, située aux
confins de la ville, dans le quartier des
artistes ; logement commode,
élégant, mais dépourvu du
confort intime d'un vrai foyer.
Tout y était à la dernière
mode : meubles, tapis, tableaux. Dans la
chambre à coucher, seulement, se trouvaient,
isolés, perdus, quelques souvenirs du
passé : une vieille pendule de mon
père, des ouvrages de ma soeur - cadeaux
annuels pour mon jour de naissance qu'elle
n'oubliait jamais - tous gisaient, à peine
déballés, sur les meubles. Quand
j'entrai, ma chambre était froide - on ne
m'attendait pas si tôt. - Je ranimai le feu,
mais je ne voulus pas de lumière ; mes
pensées n'en avaient nul besoin ;
d'ailleurs, les réverbères
éclairaient assez la pièce pour que
J'y visse chaque objet.
Pour la première fois, la
soirée avait fini par une querelle à
la Grotte bleue. Comme tous les gens faibles de
caractère, J'étais bon garçon
et n'aimais point les disputes. Je me rappelais
à peine le motif de celle-là ;
mais je me souvenais fort bien des paroles acerbes,
des regards haineux échangés entre
nous. Ma colère s'était
apaisée ; celle des autres aussi,
probablement. Cependant, ce pénible incident
revenait sans cesse à ma pensée. Je
m'efforçais en vain de l'en chasser ; le
calme
ne
revenait pas dans mon coeur troublé.
Bientôt, des voix du passé s'y firent
entendre : un appel de mes amis de
Gutersloh ; des paroles sérieuses et
pourtant douces de mon père, de ma tante, de
ma soeur. Chère Agathe ! Dans ce
demi-rêve, elle m'apparut toujours la
même, avec son inébranlable affection
pour son frère ; elle me parla du
bonheur de notre vie retirée, mais enrichie,
embellie par notre mutuelle tendresse ... et
maintenant ! ... j'étais pauvre,
misérable ... pour foyer, j'avais la Grotte
bleue et je venais d'apprendre ce qu'en valaient
les affections...
Ces pensées m'occupèrent
longtemps. À chaque instant, je me sentais
plus malheureux ; je voyais ma vie se
dérouler toujours plus triste, plus
solitaire. Le groupe bruyant auquel j'appartenais,
se disperserait ; je mènerais,
d'hôtel en hôtel, une existence
misérable, dépouillée... Une
fois, j'ai vu quelque part un tableau
intitulé : « Une veille de
Noël au cabaret » ; il
représentait un homme assis tout seul dans
un restaurant désert, les regards
désolés, perdus dans un vague
lointain. Mon portrait, ce tableau ! ...
Ce soir-là, mon âme
tourmentée cherchait ainsi du secours dans
le passé. Ma pensée fuyait avec
horreur la Grotte bleue et je fermais les yeux pour
échapper à l'aspect de mon
élégante demeure, image de ma vie
présent.
Je me rappelle une autre voix encore de
ce temps-là. Des actrices
fréquentaient souvent notre
société. Dépassant facilement
la limite des convenances, elles étaient
pourtant assez prudentes pour éviter les
faux pas, assez habiles pour faire de nous leurs
cavaliers.
Une nuit, nous quittâmes, en un
bruyant cortège, la Grotte bleue pour
rentrer dans nos demeures et nous fîmes
retentir maintes rues de nos joyeuses scènes
d'adieu. Notre bande s'éclaircit rapidement
et bientôt je restai seul avec une actrice
que je devais accompagner jusque chez elle.
C'était une cantatrice spirituelle,
charmante et, d'ordinaire, très
fêtée ; elle avait, eu, ce
soir-là, un brillant succès. Je
renouvelai mes flatteries pour ajouter encore
à son triomphe. Toujours prête
à des réponses spirituelles et
gracieuses, elle garda, en cette occasion, un silence
obstiné et Je vis
son beau visage se voiler de tristesse. Par
pitié ou par curiosité, je ne sais,
je lui demandai la cause de sa mélancolie.
Ma voix, sans doute, exprimait un véritable
intérêt, car elle me répondit
avec simplicité et d'un air
confiant :
- Je suis malheureuse !
- Malheureuse ! vous ?
cantatrice fêtée malheureuse
après un tel succès ! Chacun
vous admire et vous envie.
- En vérité ? triste
bonheur pourtant ! À quoi bon ces
fleurs, déjà flétries demain,
ces inutiles bijoux, ces applaudissements, vain
bruit fugitif ? Je porte envie à la
pauvre ouvrière dont les seuls biens sont
l'affection de son mari et de ses enfants. Sa vie a
du prix... Que suis-je, moi ? un jouet pour
les heures de loisir ! rien de
plus !
Son accent était sérieux,
ému. J'avais encore assez de sentiment pour
comprendre que son enjouement habituel était
une sorte de vêtement dont elle enveloppait
son âme pour la préserver du
désespoir. Je ne pus lui
répondre ; j'aurais dû
tâcher de la consoler ; mais, sortant de
mes lèvres, des consolations ne pouvaient
être que ridicules... il faut avoir un noble coeur
pour
parler à un coeur blessé... En nous
séparant, je lui tendis la main comme
d'habitude et je lui souhaitai une bonne
nuit..
J'arrivai chez moi impressionné,
pensif. Elle avait dit : « Je suis
un jouet, rien de plus ! » Mot bien
simple, mais quelle accusation il
renfermait !
Que de fois j'avais abaissé la
femme au rôle de jouet et plus bas
même ! ... Alors, j'entendis une voix
encore, la dernière qui arrive à
l'oreille de l'homme déclin : la voix
accusatrice.
O voix accusatrice ! ton pouvoir
est redoutable ; plus forte que le bruit de la
mer, que le tumulte des villes, tu arraches la
conscience à son sommeil de mort. Les
Écritures sont dans le vrai lorsqu'elles
disent que cette voix parvient même aux
oreilles des trépassés.
O voix accusatrice ! longtemps
muette, tu revins ce soir-là résonner
irrésistible à mes oreilles. Il me
fallut t'écouter dans le silence de la
nuit... tu me fis le compte de mes
péchés. L'une après l'autre,
elles m'apparurent, les créatures innocentes
et coupables que j'avais corrompues par mes paroles
et par mes actes. Long et
terrible cortège : les premières
avaient disparu à mes regards que d'autres
les suivaient et d'autres et d'autres encore. Je ne
les reconnaissais pas toutes. Quelques-unes me
rappelaient le moment de notre rencontre :
c'était en chemin de fer, à tel
endroit, disait l'une ; dans un village de la
Suisse saxonne, me criait l'autre. Celles que je ne
revis pas cette nuit-là m'apparurent plus
tard.
Depuis lors, la voix accusatrice n'a pas
cessé de m'appeler. Dans le silence de la
nuit, à peine endormi après la
fatigue du jour, je l'entendais me crier :
« Penses-tu à ces
choses ? » Oh ! j'étais
forcé d'y penser ! Quand je cherchais
du repos dans la paix de la nature, la voix me
demandait : « Penses-tu à ces
choses ? » Elle venait aussi
lorsque, en joyeuse compagnie, je cherchais
à oublier cet affreux passé. Au
moment où la gaîté arrivait
à son comble, elle me criait :
« Penses-tu à ces
choses ? » 0 voix, voix
implacable ! que de fois tu as apporté
le désespoir dans mon
âme !
Dans cette nuit-là, je pris une
résolution, la plus vaine que put prendre un
être tel que moi ;
celle de devenir, dès le lendemain, un autre
homme, et, pour commencer, de ne plus franchir une
seule fois le seuil de la Grotte bleue. Afin d'en
éviter la tentation, je me glissai
dès le matin hors de la ville pour faire une
longue promenade. Je passai, dans une petite
auberge, quelques heures interminables et je
rentrai chez moi, dans la soirée,
fatigué et de fort mauvaise humeur. Toute la
nuit je luttai contre le désir de retourner
à ma vie habituelle... au matin, je cessai
de lutter. Le chemin que j'avais voulu prendre me
sembla un sentier aride et
désolé ; J'en eus peur comme de
la mort ; je n'y voyais ni but, ni
terme ; j'avais tout à fait perdu de
vue les charmes de la vie honnête. Il arrive
à l'homme d'oublier sa patrie ; il peut
oublier aussi sa destination éternelle.
Souvent, deux chemins s'offrent à lui pour
continuer son voyage sur la terre ; il peut
choisir. Il me sembla impossible d'entrer dans
celui que j'aurais dû prendre... je me
décidai pour l'autre... c'était celui
de la Grotte bleue. Je crus m'avancer vers une
prairie verdoyante, émaillée de
fleurs .....
Le retour au milieu de mes camarades me fut
rendu facile. L'un de
ceux
avec lesquels je m'étais querellé
l'avant-veille vint me trouver dans
l'après-midi pour s'informer de ma
santé, mon absence ayant été
attribuée, par tous, à une
indisposition. Cette marque d'intérêt
me toucha ; je l'en remerciai chaudement et
lui promis de reparaître dès le soir
à la Grotte bleue.
Je m'y rendis, en effet ; je fus
reçu avec enthousiasme, mais je
n'étais plus le même. La pensée
que ce lieu était mon home
m'accablait ; je me dis finalement que partout
on en peut trouver de semblables ; qu'il est
aisé d'en abandonner un pour en choisir un
autre, et que la facilité d'en changer est
un des attraits des lieux de ce genre. Je pris la
décision de quitter Munich et j'y restai
fidèle, malgré les protestations de
mes camarades. Je renonçai sans regret
à mes études de peinture. Mes
professeurs voyaient dans mes productions de belles
promesses pour l'avenir, mais les honneurs d'une
carrière artistique, même brillante,
ne me tentaient point. À quoi bon les arts
pour moi ? Je n'avais pas appris celui
d'édifier ma vie sur une bonne base ;
elle était sur le point de s'effondrer... qu'importait,
si les
échafaudages dont elle était
entourée s'écroulaient avec
elle !
Un jeune peintre de talent mourut vers
l'époque de mon départ ; il
avait fait naître de grandes
espérances pour son avenir. Ses toiles
avaient été fort admirées par
les critiques. Le dernier jour de sa maladie, il
interrogea le médecin sur son état.
Ce docteur, un des plus célèbres
professeurs de l'Université lui
répondit évasivement, selon l'usage
en pareil cas.
- Je veux savoir la
vérité, reprit le malade, toute la
vérité.
- En ce cas, je dois vous
répondre : « Vous avez
peut-être encore vingt-quatre heures à
vivre. »
Vers le soir, le mourant écrivit
sur une feuille de papier la date de sa naissance,
celle du jour même, tira une ligne en
dessous, calcula le nombre de ses années,
mois et jours et nota à côté du
résultat : égal à
néant ! Il mourut, dans la
nuit.
Le défunt était connu
à la Grotte bleue. On s'y occupa beaucoup du
sens de ces mots écrits à son lit de
mort ; différentes
interprétations en furent données
dont l'une satisfit tout le
monde : celle du pasteur dans son discours sur
la tombe. Orateur distingué, doué du
sens artistique et lié avec plusieurs grands
maîtres de Munich, il passait pour
très libéral ; aussi les
artistes l'appelaient-ils volontiers pour les
cérémonies religieuses
inévitables. Il s'imaginait, je crois, qu'il
exerçait une bonne influence sur ce monde.
Grande illusion ! Il y était bien vu
à cause de sa vénération pour
l'art ; mais le pasteur en lui n'était
que toléré. On avait besoin de lui
comme décoration religieuse et l'on savait
bien que ses paroles et ses actes conviendraient
toujours à chacun. Son interprétation
des dernières paroles manuscrites du mourant
fut un chef-d'oeuvre : « Le
défunt a produit un grand nombre de belles
oeuvres, s'écria-t-il, mais tous ses efforts
vers l'idéal lui ont semblé de nulle
valeur ; il aspirait à élever
son art plus haut encore et toujours plus
haut. »
Cette allusion à la modestie des
artistes eut un grand succès. La
vérité est que le pasteur avait
sous-entendu une qualité qui n'a jamais
existé parmi eux, n'y existe pas et n'y
existera jamais. Mais les prédicateurs les plus
appréciés
semblent être ceux qui traitent d'objets
imaginaires de ce genre. Ils ne causent pas
d'excitation à leurs auditeurs :
ceux-ci vont tranquillement à
l'église entendre leur éloquente
déclamation et ils ont l'avantage de passer
pour des gens religieux.
Je ne prétends pas avoir
été, le seul à douter que
l'interprétation du pasteur, relative
à la dernière note du mort, fût
la bonne ; je vois encore le sourire
sardonique du vieux maître A.... pendant
l'éloge funèbre ; mais j'ai le
sentiment d'avoir compris et cela parce que j'y
étais alors contraint, la pensée du
pauvre peintre. Des clartés se faisaient en
moi, peu à peu, sur la valeur de la vie. Si
un homme s'est assez distingué pour se faire
un nom, mais s'il n'a pas compris qu'il est
« esprit », me disais-je, s'il
n'a pas senti la valeur infinie de
l'éternité et vécu pour elle,
sa vie est nulle,
« néant », comme avait
écrit le mourant. Les plus magnifiques
résultats des travaux des grands hommes, les
plus belles oeuvres d'art, les actes grandioses de
la politique ne sont que
« néant » si ceux qui
les ont accomplis n'ont pas en même temps
acquis le plus grand bien, la vie éternelle.
Quand le bruit du monde se taira, quand
les efforts et le labeur des mortels seront
arrivés à leur terme, que les
splendeurs humaines n'auront plus de sens et que
l'éternité dominera tout, il sera
indifférent pour moi d'avoir brillé
sur la terre, d'avoir pris rang parmi les hommes
célèbres ou d'avoir vécu
ignoré de tous, dans l'obscurité,
d'une chaumière. Une seule chose me sera
demandée As-tu vécu en vue de
l'éternité ? »
C'est ainsi que je compris l'inscription
« néant » notée
par le peintre mourant comme résultat de sa
vie ; et moi, je me serais estimé
heureux si mon existence avait été
semblable à la sienne.
Resté pur et simple en
côtoyant les marais fangeux de la vie, beau
vase vide d'un travail exquis, il n'avait
vécu que pour l'art, sans élever les
yeux vers les vrais biens.
Et moi ?... J'avais comblé,
le vide de mon existence avec la boue fangeuse dont
le remords ne peut jamais laver les traces.
Après cet incident, je quittai
Munich. Le départ d'un membre était
d'habitude l'occasion d'une fête d'adieu
à la Grotte bleue. L'alcool et la
sentimentalité y jouaient un grand rôle. Je ne
voulais
pas de solennité de ce genre ;
d'ailleurs, mon départ me semblait chose
sans importance pour moi et pour les autres :
un nouveau membre prendrait ma place ; moi, je
trouverais un nouveau restaurant. Un matin,
à l'académie, je tendis la main
à mes camarades : ce furent tous nos
adieux.
Je restai absolument indifférent
aux petits incidents de mon départ ; il
eut lieu par un sombre après-midi de
printemps. Brouillards et fumées
enveloppaient la ville. Dans le train, un jeune
soldat, qui allait en congé chez ses
parents, exprimait bruyamment son plaisir de
quitter pour quelques jours cette lourde
atmosphère et voulait me faire partager sa
joie. Pourquoi me serais-je réjoui,
moi ? Je m'éloignais des brumes de
Munich, il est vrai, mais, solitaire et sans but,
j'allais chercher ma route dans des brouillards
bien plus épais encore et j'emportais avec
moi mon lourd fardeau : mes passions
effrénées, l'esclavage du vice... et
les voix accusatrices me poursuivaient de leurs
clameurs.
Combien différente avait
été mon arrivée dans la grande
ville ! Accompagné des sons enivrants de
l'espérance,
je comptais y jouir à fond de la vie,
m'envoler comme un aigle vers les hauteurs sans
bornes de la liberté... Je me l'étais
procurée cette liberté. Pour
l'obtenir il suffit d'avoir de l'argent et
d'éviter d'entrer en conflit avec le code
pénal. Seulement, J'avais appris que le
champ de cette liberté sans bornes n'est pas
une sphère aérienne où
l'âme peut planer à son gré,
mais un marécage bourbeux où vont
grouiller les bas instincts.
Depuis lors, je trouve plats et
ridicules tous les discours des héros
modernes de la liberté, orateurs populaires
et journalistes. Autrefois, on se battait jusqu'au
sang pour elle. Aujourd'hui, un homme passe pour
son champion lorsqu'il s'est fait enfermer par
l'État dans un lieu de repos, pour quelques
mois. Les grandes manifestations publiques en
faveur de la liberté m'inspirent du
dégoût. Ils sont grotesques ces hommes
qui, au milieu des chopes, dans la fumée du
tabac, clament le beau nom de liberté en
évoquant les traditions sacrées de
Wittenberg et du champ de bataille de
Leipzig ; grotesques encore ceux qui, le
matin, tonnent contre le
« bâillonnement de l'esprit de
liberté », et le soir s'installent
paisiblement
au
cabaret à boire et à fumer !
Pourquoi ne leur ferme-t-on pas la bouche ? Y
a-t-il place aujourd'hui, partout, pour toutes les
sottises ?
Oh ! oui, il y a une liberté
pour laquelle, en tout temps, il faudrait lutter et
combattre : celle de l'âme, celle
d'être vertueux, celle de vivre en vue de
l'éternité. Pour celle-là, il
vaut la peine de combattre, de lutter, de subir le
martyre, même.
Je m'entends à faire de la
morale, n'est-il pas vrai ? Je le dois
à mes expériences de Munich ;
elles m'avaient appris combien il en coûte de
jouir de la vie comme je le voulais et, qu'à
la fin, des voix troublantes se font entendre. Mon
intelligence s'était réveillée
comme celle du banqueroutier... et je
n'étais pas autre chose qu'un
banqueroutier.
Alors qu'entreprendre ? Telle
était ma seconde question. Le
négociant en faillite se relève
à grand'peine ; il lui faut d'abord
prendre quelque place en sous-ordre. Le
banqueroutier de la vie est mieux
partagé ; une place
élevée dans la société
est à sa disposition : celle de
philosophe. Les vieilles femmes
dévoyées se jettent dans la
dévotion. Le libertin dissipateur s'adonne
à la philosophie. Le
tyran Périandre de Corinthe. en fut le
premier exemple. Un ancien historien a dit de
lui : « Il agissait en fou et
parlait en sage ». Le monde est rempli de
sages de cette sorte ; ils ont quantité
de bons conseils pour les autres, pas un pour
eux-mêmes ; une grande intelligence du
sens de la vie humaine, mais le sens de la leur
propre leur est inconnue. Des philosophes de ce
genre ont fait avec succès leur chemin dans
le monde. Je pouvais donc essayer de la
philosophie.
Mais revenons aux souvenirs de mon
voyage. La nuit arriva, le jeune soldat descendit,
tout heureux, à Nuremberg, en me souhaitant
un bon voyage, et je restai seul dans mon
coupé. Le jour humide et sombre avait fait
place à une soirée claire et froide.
Nous traversions les montagnes du Spessart en
passant rapidement devant les villages dont
j'apercevais l'aspect paisible. Je pensais aux
pères de famille qui dormaient d'un profond
sommeil après leur rude labeur du jour, aux
mères réveillées à demi
par leurs soucis de ménagères, aux
enfants rêvant des jeux du lendemain. Tous
avaient une place dans ces tranquilles
vallées, un droit à l'affection, au foyer, au
repos ..... et
moi,
voyageur harassé, je traversais inquiet,
agité, malheureux, la paix de ces villages.
Selon les Saintes Écritures, Caïn,
après le meurtre de son frère, se
retira au pays de Nod. Je me rappelle qu'à
une leçon de religion, le pasteur nous fit
remarquer que Nod, en hébreu, veut dire la
fuite ; puis il demanda :
- Où est situé ce
pays ?
Plusieurs doigts se
levèrent ; ce sujet nous
intéressait. Le pasteur
reprit :
- Le pays de Nod est partout et nulle
part.
J'étais alors un jeune
garçon ; l'imagination excitée,
je pensai longtemps encore à Caïn
retiré au pays de la fuite ; je me le
représentais arrivé dans une
tranquille vallée, désireux de s'y
arrêter et de s'y reposer, mais il lui
fallait aussitôt la quitter pour aller plus
loin et toujours plus loin. La nuit, à
demi-éveillé, je crus voir sur son
chemin solitaire, ce fugitif des temps
reculés et je le suivis à travers le
monde. Dans mon enfance j' avais beaucoup
d'ambition ; je rêvais d'accomplir de
grandes et belles actions ; je voulais
acquérir de la
célébrité, de la gloire.
Prenant pour modèles les grands hommes de l'histoire,
j'osais me
placer
à côté d'eux. Tous ces
rêves ont été réduits
à néant par ma folle vie ; un
seul est devenu réalité en ma
personne : Caïn se retirant au pays de la
fuite.
Qu'est l'avenir d'un fugitif ? Le
mien n'avait pas même la poésie de
celui du meurtrier d'Abel ; son chemin
passait, par les merveilleux sentiers de la nature,
à côté de torrents
impétueux, sous l'ombrage des forêts,
le long des fleuves, sur les rivages des mers. Mon
voyage, à moi, me traînait de ville en
ville, d'hôtel en hôtel, de cabaret en
cabaret, sans trêve ni repos. Je trouvais
l'oubli dans cette agitation qui m'offrait la
variété nécessaire au
libertin.
L'être humain doit travailler et
peiner ; il doit gagner son pain à la
sueur de son front. La plus grande somme de peine
est sans contredit pour celui qui s'est fait
l'esclave de ses sens. Oui, en
vérité, il mange son pain à la
sueur de son front, le pain des joies
passagères, pain dont on n'est jamais,
jamais rassasié.
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