Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !


Dix ans se sont écoulés depuis mon départ de Gutersloh.
Longue période et, selon l'opinion établie, la plus belle de la vie d'un homme : dernières années de collège, semestres d'université. Durant ce laps de temps, j'ai fait tout ce que mentionnent d'ordinaire les récits de la vie des jeunes gens. Comme les autres, je me suis enthousiasmé pour les casquettes de couleur, pour le choc des verres, le cliquetis des sabres, les voyages, la liberté et même pour la science ; mais je cherche en vain, dans cette période, des points décisifs sur lesquels pourraient se fixer mon souvenir et mes réflexions. En tous cas, mes enthousiasmes n'ont point arrêté le fleuve bourbeux de ma vie dans sa descente, lente mais sûre, vers les bas-fonds.
Je veux donc simplement examiner le résultat auquel était arrivée ma vie an bout de ces dix années.

En apparence, j'avais fait de grands pas en avant : fini le collège, réussi les examens, fait mon année de service militaire. Le monde m'était ouvert. Je ne pouvais manquer d'être employé, tôt ou tard, au service de l'État. Pourquoi non ? La société s'occupe de ses chers membres avec un soin tout maternel ; elle a fait de nos jours une sorte de traité, en vertu duquel tout homme d'une honnête médiocrité peut arriver à quelque chose. À la fin du siècle dernier, les exigences étaient devenues trop fortes. Il n'était plus possible, par exemple, aux fils des riches de concilier leur vie molle et somptueuse avec les sévères obligations de l'école. Il fallait chercher un remède pour y parvenir. La science médicale y aida. À quoi ne l'a-t-on pas employée dans le cours des âges ? Après examen de la matière, elle fit cette déclaration : « L'école surmène les élèves. À quoi bon l'étude des langues anciennes ? Qu'importe l'antiquité ? Que peut-elle donner aux hommes de la fin de notre grand siècle ? » L'idée d'une culture nouvelle se répandit dans toute l'Allemagne. Des écoles furent créées sur un nouveau modèle ; de nouveaux buts d'étude indiqués ; de nombreux groupes sociaux dispensés de l'enseignement classique. Tout cela pour diminuer le travail de la jeunesse allemande. Pourquoi donc n'aurais-je pas pu, malgré ma médiocrité, grimper les marches qui mènent aux charges de l'État ?

J'y étais tout prêt. Mon certificat d'études serait une preuve parfaitement valide de mes capacités. Cependant, j'avais encore assez d'honnêteté pour ne pas me faire trop d'illusions sur moi-même ; je savais à quoi m'en tenir : les dix années précédentes s'élevaient accusatrices dans mon souvenir ; leur plainte était : emploi coupable du temps, manque absolu de sérieux, empoisonnement de la pensée... les preuves, écrasantes. Il ne manquait que le juge. Dans l'opinion publique, je passais pour un jeune homme de grande espérance. Ayant soin d'éviter les gens doués de pénétration et qui auraient voulu peut-être me donner des conseils, je ne fréquentais que des cercles où l'apparence seule obtenait l'approbation. À vrai dire, si elle m'avait manqué, je ne m'en serais pas fait de souci. Ma vie m'avait enseigné à mépriser également blâme et louange. J'en suis persuadé, rien n'est plus superficiel que le jugement des individus sur le prochain.
J'étais donc prêt pour une charge de l'État ; il pouvait à chaque instant faire, en ma personne une brillante acquisition. Il ne la fit pas immédiatement, non qu'il doutât de mes capacités, mais à cause de longues formalités préalables.

Mon tuteur, un armateur considéré de Hambourg, me conseilla de passer cet intervalle d'attente dans son bureau où je pouvais acquérir une foule de renseignements utiles sur la vie et les hommes et où, surtout, je trouverais du travail. Conseil le meilleur que pût me donner cet homme d'expérience, mais le moins acceptable pour un individu « fin de siècle » comme moi. J'étais tout à fait à la hauteur de mon temps où régnaient ces principes : jouir à fond de la vie, satisfaire tous ses penchants... chose impossible au malheureux cloué tout le jour dans un étroit bureau !

Avec le misérable orgueil de l'époque, je refusai l'offre bourgeoise de mon tuteur.

Agathe m'invita à passer l'hiver chez elle. Agathe ! ... En relisant mes pages sur Gutersloh, je vois avec honte et douleur que le nom de ma soeur s'y trouve à peine une ou deux fois. Ah ! c'est qu'elle était perdue pour moi ! Je l'avais revue chaque année, mais avec l'amer sentiment d'être séparé d'elle par un abîme. Nous ne parlions jamais de ce sujet ; sa retenue féminine lui interdisait de l'aborder. Sa tendresse pour moi, ma vénération pour elle n'en furent pas diminuées ; mais l'abîme subsista toujours. Son affection pour moi était demeurée intacte, même après son mariage. Elle avait épousé par amour un médecin ; Frison de vieille race, hostile aux idées modernes de liberté exagérée, il mettait le devoir au-dessus de tout dans la vie. Ils s'étaient créés à l'allemande un intérieur confortable dans une petite ville de la lande du Lunébourg.

Dans sa lettre d'invitation, Agathe me décrivait d'une manière touchante le bonheur qui m'attendait chez elle ; elle me disait entre autre : « Pendant la journée, tu pourras te livrer à tes études et parcourir la lande que tu aimes tant ; le soir, réunis près du feu, nous lirons Dickens et nous ferons des parties d'Halma. Ce sera charmant. Mon mari se promet un grand plaisir de ces soirées à nous trois.
Je fis à son invitation un refus aussi cordial que possible. Je ne voulais pas lui laisser deviner combien peu me souriait l'existence idyllique qu'elle m'offrait.
Que devais-je entreprendre ?

Mon mauvais destin en décida. Un soir, je rencontrai à Hambourg un de mes anciens camarades de la « chambre à part » du quartier Saint-Paul. Je le retrouvai avec plaisir et bientôt nos âmes se sentirent à l'unisson. Au bout de peu de temps, un conseil pour mon avenir me fut donné, devant une bouteille de bon vin, par cet ancien camarade. C'était un peintre de Munich ; il me parla avec enthousiasme de cette grande ville, me conseilla de m'y rendre et de remercier le sort qui me donnait la liberté et les ressources nécessaires pour y jouir pleinement de la vie. Ses vacances finissaient la semaine suivante ; nous ferions le voyage ensemble ; il m'introduirait partout, A notre troisième bouteille, ma décision fut prise : la solution du problème de mon prochain avenir ne pouvait être que Munich. C'est là que je devais aller boire avidement et sans mesure à la coupe écumante de la vie moderne.
Nous arrivâmes à Munich par une belle soirée d'octobre. Quel attrait offre à l'être sensuel l'entrée dans une grande ville ! La foule, les femmes parées, les fiers étudiants, les temples grandioses de la joie ! ... Tout me semblait s'être réuni là pour moi seul, pour mon plaisir. Je ne vis pas ou ne voulus pas voir ce qu'un homme sérieux aurait contemplé avec douleur : la hâte inquiète de beaucoup de passants, les êtres dépravés et misérables, les victimes de l'égoïsme !

Mon peintre ne s'était pas trompé. Membre lui-même des cercles où je désirais entrer, il lui fut aisé de m'y présenter. Il était collaborateur d'un journal satirique, genre poussant alors comme des champignons. Plusieurs des soi-disant premiers artistes de Munich travaillaient pour cette feuille hebdomadaire. Ils se réunissaient tous les soirs dans un hôtel où Ils avaient pour eux une vaste salle, appelée la Grotte bleue, en grand renom parmi les artistes. Là se rassemblaient, comme des bêtes à l'abreuvoir, peintres, musiciens, poètes, savants et d'autres jeunes gens désireux de se vouer à l'art ou à la science. Il n'en manque pas chez nous. Le théâtre y était aussi représenté ; par conséquent, il y avait des femmes.

Dès le premier soir, mon ami m'emmena dans ce paradis. Je m'aperçus très vite, à son air humble en me présentant aux principaux membres du cercle, qu'il n'y occupait pas un rang fort élevé. Ce n'était point aisé d'être admis dans la Grotte bleue, mais mes études académiques et ma qualité de membre d'un « corps » me le facilitèrent plus que les aimables recommandations de mon ancien camarade J'acquis tout de suite la certitude que ce monde me conviendrait. Je rentrai chez moi tard dans la nuit, ayant trouvé un home à mon gré et je rêvai de la vie à grandes guides.

Mes souvenirs de Munich sont moins distincts que ceux de Hambourg et de Gutersloh. Dans ma paisible retraite du Rodenhof, j'ai quelque peine à faire revivre ceux de la Grotte bleue : une table en fer à cheval, une réunion d'étranges figures ; visages blêmes, cheveux flottants, femmes corpulentes, regards effrontés, d'autres pensifs ; ensemble amusant. Des groupes se formaient dans chacun desquels jaillissaient à l'envi, facéties et jeux de mots. Bruyants éclats de rire, acclamations excitantes retentissaient sans cesse dans la salle.

Presque chaque soir, l'un ou l'autre des membres apportait un produit de sa muse et l'exhibait en public. Souvent aussi, un joyeux choeur réunissait en un seul torrent la folle gaîté de chacun. Liberté complète était laissée aux productions et aux discours.. Une seule règle devait être respectée : la règle artistique. Bornes morales ou autres n'existaient pas.

La société de la Grotte bleue ne tarda pas à me tenir lieu de tout ; elle se rassemblait tous les soirs, plus ou moins nombreuse. Je n'y manquais jamais et j'y eus bientôt un petit cercle d'amis avec lesquels je passais la plus grande partie de la journée : tous gens de ma sorte, ayant beaucoup de temps et beaucoup d'argent.
Quand la Grotte bleue était au complet, il s'y trouvait certainement beaucoup d'intelligence, d'esprit, de talent ; elle possédait quelques individus capables, bien doués selon la mesure du temps, il est vrai ; elle a donné à l'art une impulsion dont les effets se sont répandus au loin. Un homme borné, terre à terre, s'y serait vite senti dépaysé. On y buvait avec excès, je n'ai pas besoin de le dire. Sans la boisson, chez plusieurs de nos membres, l'esprit devenait matière inerte. Je vis là, réalisé, ce que je n'avais jamais pu admettre : plus on buvait d'alcool et plus on avait d'intelligence et de talent. Maints admirateurs des produits de l'art et de la poésie s'étonneraient fort s'ils apprenaient le moment et les circonstances qui les ont fait naître.

Je ne le nie pas, il y avait dans la Grotte bleue des éléments de grandeur que je ne veux pas amoindrir ; mais j'ai compris aussi l'étroitesse de vues de cette société, la pauvreté, l'insignifiance de ceux qui la gouvernaient et je sais à quoi l'attribuer. Gens de toute sorte, très différents les uns des autres, les membres de la Grotte bleue se ressemblaient tous en ceci : un orgueil démesuré, touchant presque à la folie. Pas la moindre trace de modestie chez aucun d'eux ; pas un seul qui, dans une heure de découragement, eût un doute sur sa propre valeur, sur sa grandeur personnelle. « Je suis grand, tu es grand, nous sommes tous grands », telle était leur profession de foi, aussi ferme dans leurs coeurs que celles des Apôtres. Elle était, d'une parfaite simplicité et quelle félicité elle exprimait ! Pas un de ces mortels n'aurait été surpris si une députation de l'assemblée des dieux l'avait réveillé, un beau matin, pour lui demander des conseils.

Parfois, notre « table bleue » m'apparaît sous un aspect vraiment comique. Je vois chacun des membres entrer le soir dans notre salle les uns, élégamment vêtus en gommeux d'autres, selon une vieille coutume des artistes, portent des habits râpés et déteints. Sur tous les visages, l'éclat du symbole de leur foi : « Comme je suis grand ! À cette table, présidait l'orgueil, un orgueil démesuré ; il persuadait chacun de nous que, représentants de l'art moderne, nous étions appelés à inaugurer une ère nouvelle. Avec une incroyable naïveté, nous nous placions dans les rangs des grands hommes qui sont, des étoiles dans le ciel de l'histoire.

Naturellement, les mots et les phrases ne devaient pas suffire pour montrer l'importance de cette rénovation de l'art ; il fallait des oeuvres ; elles furent produites selon la vieille loi : pas meilleures que les autres, mais « différentes ». Des tableaux étranges furent lancés dans le monde ; ils y excitèrent, non de l'admiration, mais un étonnement général. Le plus habile connaisseur pouvait se tromper singulièrement en interprétant ces peintures. Quant à l'amateur ignorant, il n'osait dire son avis ; il faisait les plus drôles de méprises ; il avait sous les yeux un « paysage » et croyait voir une « nature morte ». Je ne me permets pas d'émettre un jugement sur l'art de mes commensaux de la Grotte bleue, mais une chose est certaine : il a fait école.

Et la littérature ?... Quant à la quantité, elle ne laissait rien à désirer. En Allemagne, un véritable torrent en inondait le monde des lecteurs. Innombrables surtout les nouvelles, les essais, etc., devant lesquels les gens impartiaux se demandaient : « Avons-nous là le produit d'une sagesse mystérieuse et profonde ou bien des absurdités inouïes ? »

Dans ces livres, l'esprit semble marcher à grands pas ; il ne fait pourtant que du bruit. Il décrit avec des mots sonores la lutte acharnée contre les oppresseurs et les hypocrites ; il peint magnifiquement l'idéal nouveau de l'homme, le développement de la libre personnalité, moderne. Mais il en est de ces auteurs comme de certains prédicateurs qui se reposent entièrement sur le Saint-Esprit : leurs discours se déroulent pareils à un vaisseau désemparé voguant sans gouvernail. N'importe ! Ces productions font leur chemin avec succès. Des périodiques de valeur en publient de pompeux éloges. Les démocrates les utilisent pour démontrer que le monde est gouverné sans intelligence, fait sur lequel repose l'espoir de leur future puissance politique. Mais ils ne devraient pas oublier combien la littérature est souvent, elle aussi, dépourvue d'intelligence.

Un individu convaincu de sa mission rénovatrice dans la société, s'efforce, avant tout, d'en faire disparaître les « vieilles idées ». Les membres de la Grotte bleue, je dois l'avouer, accomplissaient consciencieusement cette tâche en luttant avec violence contre les « points de vue et les sentiments bourgeois » ; ils cherchaient surtout à remporter des lauriers sur le champ de bataille des petits esprits : la religion. Ils lançaient le venin de leurs pires moqueries contre les institutions ecclésiastiques et religieuses. La pensée chrétienne agissait sur eux comme le drapeau rouge sur le taureau. Sans respect pour leur adversaire et ses convictions, ils n'observaient aucune règle de convenances et de générosité et employaient le soupçon et la calomnie comme armes préférées.

L'histoire séculaire de la littérature allemande n'offre pas de manifestation de mépris aussi violente envers l'église et ses représentants que les productions de ce cercle munichois d'alors.

Inutile de dire que, sous aucun rapport, je n'étais une exception parmi les membres de la Grotte bleue. Là où règnent Vénus et Bacchus, les scrupules de conscience disparaissent rapidement. Ceux qui me restaient en arrivant à Munich ne tardèrent pas à m'abandonner. Je m'assimilai sans peine à l'esprit du milieu où j'étais entré ; au bout de peu de temps, j'y acquis une certaine importance, facile à obtenir, du reste, là où le « bon mot » est tout puissant. Je ne possédais aucunes connaissances littéraires et artistiques sérieuses. Sauf cela, rien ne me manquait pour réussir auprès de ces gens orgueilleux et vaniteux. Je découvris que la flatterie en était le moyen le plus sûr et j'y devins passé maître ; je m'en servis adroitement avec les expressions choisies de la critique littéraire. Je lus, un jour, dans une feuille satirique, une production. du genre indiqué ci-dessus ; je ne me souviens pas bien du sujet. Le titre mystérieux en était, je crois : Haschisch. Le soir même, j'assurai l'auteur de ma vive admiration pour son article. Il me jeta un regard de profonde reconnaissance. Plus tard, dans la nuit, il m'embrassa et, en m'accompagnant chez moi, il me promit une amitié éternelle. Ce jeu me réussit de même avec d'autres. Je ne le cédais à personne pour le dédain et l'ironie à l'égard de la religion ; je m'y montrais même le plus habile, car, appartenant à une famille vraiment chrétienne, j'étais au courant de cette matière, absolument inconnue aux autres.Ils côtoyaient naïvement le problème religieux comme le naturaliste Haeckel ou comme un flotteur hollandais contemple une oeuvre d'art.

Ainsi, peu à peu, augmenta mon importance à la Grotte bleue, comme autrefois dans la « chambre à part » du quartier Saint-Paul.

J'ai savouré à fond ce qu'on appelait « la vie » à notre table, vie d'une licence effrénée. Ma seule loi morale était le code pénal allemand et les règles du soi-disant honneur ; j'ai parcouru toute la route située « au delà du bien et du mal ». Que décrire d'une semblable existence ? Aucun événement ne s'y passe ; elle s'écoule machinalement selon la formule : des femmes et de l'alcool. L'alcool sous toutes les formes et à toute heure. Je les connais bien les charmes de la boisson : après l'ardeur du jour, boire sans mesure à la fraîcheur du soir ! Les sens alourdis se raniment ; l'esprit se réveille et, avec lui, l'orgueil. Et, par une froide nuit d'hiver, boire avec des amis qui partagent vos idées !... Les coeurs se réchauffent, des paroles d'amitié s'échangent. Excité par l'alcool, chacun prend avec enthousiasme la défense de ces biens précieux de l'humanité : le patriotisme, la liberté, etc. Je l'ai goûté ce plaisir de l'heure solitaire où l'alcool entraîne l'âme dans les sentiers de la volupté, où l'être humain n'est plus qu'un jouisseur ; il a perdu les dernières notions de devoir et d'honneur ; en lui, la bête se réveille, heureuse de pouvoir faire sa volonté. L'heure en est-elle écoulée, il garde soigneusement, au fond de son coeur, sa bestialité pour d'autres moments, et, replaçant sur son visage le masque humain, il s'avance dans la rue avec bienséance, comme un homme d'honneur.

Oui, je connais les plaisirs farouches de la concupiscence ; j'en ai goûté tous les genres : l'aventure galante, l'heure payée. J'ai pénétré avec une joie sauvage dans la ronde insensée qui mène au but désiré ; je sais ce que veulent dire l'éclair des yeux, le feu des lèvres ! ... Oui, oui, je connais « la vie ». Si quelqu'un voulait me renseigner sur ces points, je lui rirais au nez. Que de fois j'ai donné, des conseils sur cette matière ! Que de fois un ancien membre de notre société m'a demande, de le guider dans le chemin du plaisir ! Un vieux viveur, un jour, m'a déclaré « son maître » en m'entendant raconter mes folles prouesses. Oui, vraiment, je la connais cette vie ! Si quelque éditeur s'associait avec moi pour publier un volume de lestes récits, nous ferions tous deux fortune.

En me rappelant toutes ces infamies, je me demande aujourd'hui si j'étais vraiment heureux alors. Nos chansons voluptueuses, les éclats de joie qui traversaient cette existence, étaient-ils des vibrations harmonieuses de l'âme ?... Non, mille fois non ! La vie n'est cependant pas assez insensée pour mêler dans un seul vase l'impur et farouche plaisir avec la joie innocente et vraie.

Oh ! non, les jours de Munich ne furent pas une époque heureuse pour moi ! Avec quel bonheur je revivrais ceux de la maisonnette de l'Elbe, ceux de Gutersloh ! Retourner à Munich... y vivre encore ? non, jamais ! Le souvenir de ce temps-là me fait peur.

La voix de ma conscience était-elle pour moi un trouble-fête ? Non, point du tout. Honneurs soient rendus aux poètes qui ont célébré la conscience ; leurs grandes et nobles âmes en sentaient la puissance infinie. Ils l'ont chantée avec éloquence dans de belles oeuvres : les Erynnies, chassant dans la nuit de la folie Oreste, meurtrier de sa mère ; Macbeth, précipité par l'ombre de son crime dans l'abîme du désespoir. Cependant, l'homme peut réduire au silence cette voix si forte. Des démons l'y aident. Tout seul, il ne le pourrait ; il y parvient, preuve irrécusable, évidente pour moi, de l'existence d'un mauvais esprit. Il m'a aidé, ce démon, à garrotter et à bâillonner ma conscience ; elle en était arrivée à ne plus rien me dire. J'ai fréquenté les maisons où l'on payait pour ravir l'honneur d'une femme, pour la couvrir de mépris et de honte. J'ai trompé et séduit l'innocence qui grandissait dans la paix d'une honnête famille ou dans l'isolement d'un village lointain ..... Ma main tremble en écrivant ces lignes, mais je ne veux rien cacher et, je le répète : j'ai trompé, j'ai séduit l'innocence.

Quelle bassesse ! quelle vilenie ! Dans leur indignation et leur épouvante, tous les bons esprits du ciel et de la terre se seront voilés la face... Ma conscience se taisait. Je n'entendais rien, moi, sauf les bruits du plaisir.

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