Dix ans se sont écoulés depuis mon
départ de Gutersloh.
Longue période et, selon
l'opinion établie, la plus belle de la vie
d'un homme : dernières années de
collège, semestres d'université.
Durant ce laps de temps, j'ai fait tout ce que
mentionnent d'ordinaire les récits de la vie
des jeunes gens. Comme les autres, je me suis
enthousiasmé pour les casquettes de couleur,
pour le choc des verres, le cliquetis des sabres,
les voyages, la liberté et même pour
la science ; mais je cherche en vain, dans
cette période, des points décisifs
sur lesquels pourraient se fixer mon souvenir et
mes réflexions. En tous cas, mes
enthousiasmes n'ont point arrêté le
fleuve bourbeux de ma vie dans sa descente, lente
mais sûre, vers les bas-fonds.
Je veux donc simplement examiner le
résultat auquel était arrivée
ma vie an bout de ces dix années.
En apparence, j'avais fait de grands pas
en avant : fini le collège,
réussi les examens, fait mon année de
service militaire. Le monde m'était ouvert.
Je ne pouvais manquer d'être employé,
tôt ou tard, au service de l'État.
Pourquoi non ? La société
s'occupe de ses chers membres avec un soin tout
maternel ; elle a fait de nos jours une sorte
de traité, en vertu duquel tout homme d'une
honnête médiocrité peut arriver
à quelque chose. À la fin du
siècle dernier, les exigences étaient
devenues trop fortes. Il n'était plus
possible, par exemple, aux fils des riches de
concilier leur vie molle et somptueuse avec les
sévères obligations de
l'école. Il fallait chercher un
remède pour y parvenir. La science
médicale y aida. À quoi ne l'a-t-on
pas employée dans le cours des
âges ? Après examen de la
matière, elle fit cette
déclaration :
« L'école surmène les
élèves. À quoi bon
l'étude des langues anciennes ?
Qu'importe l'antiquité ? Que peut-elle
donner aux hommes de la fin de notre grand
siècle ? » L'idée
d'une culture nouvelle se
répandit dans toute l'Allemagne. Des
écoles furent créées sur un
nouveau modèle ; de nouveaux buts
d'étude indiqués ; de nombreux
groupes sociaux dispensés de l'enseignement
classique. Tout cela pour diminuer le travail de la
jeunesse allemande. Pourquoi donc n'aurais-je pas
pu, malgré ma médiocrité,
grimper les marches qui mènent aux charges
de l'État ?
J'y étais tout prêt. Mon
certificat d'études serait une preuve
parfaitement valide de mes capacités.
Cependant, j'avais encore assez
d'honnêteté pour ne pas me faire trop
d'illusions sur moi-même ; je savais
à quoi m'en tenir : les dix
années précédentes
s'élevaient accusatrices dans mon
souvenir ; leur plainte était :
emploi coupable du temps, manque absolu de
sérieux, empoisonnement de la
pensée... les preuves, écrasantes. Il
ne manquait que le juge. Dans l'opinion publique,
je passais pour un jeune homme de grande
espérance. Ayant soin d'éviter les
gens doués de pénétration et
qui auraient voulu peut-être me donner des
conseils, je ne fréquentais que des cercles
où l'apparence seule obtenait l'approbation.
À vrai dire, si elle m'avait manqué, je ne
m'en serais pas fait de souci. Ma vie m'avait
enseigné à mépriser
également blâme et louange. J'en suis
persuadé, rien n'est plus superficiel que le
jugement des individus sur le prochain.
J'étais donc prêt pour une
charge de l'État ; il pouvait à
chaque instant faire, en ma personne une brillante
acquisition. Il ne la fit pas immédiatement,
non qu'il doutât de mes capacités,
mais à cause de longues formalités
préalables.
Mon tuteur, un armateur
considéré de Hambourg, me conseilla
de passer cet intervalle d'attente dans son bureau
où je pouvais acquérir une foule de
renseignements utiles sur la vie et les hommes et
où, surtout, je trouverais du travail.
Conseil le meilleur que pût me donner cet
homme d'expérience, mais le moins acceptable
pour un individu « fin de
siècle » comme moi. J'étais
tout à fait à la hauteur de mon temps
où régnaient ces principes :
jouir à fond de la vie, satisfaire tous ses
penchants... chose impossible au malheureux
cloué tout le jour dans un étroit
bureau !
Avec le misérable orgueil de
l'époque, je refusai l'offre bourgeoise de
mon tuteur.
Agathe m'invita à passer l'hiver
chez elle. Agathe ! ... En relisant mes pages
sur Gutersloh, je vois avec honte et douleur que le
nom de ma soeur s'y trouve à peine une ou
deux fois. Ah ! c'est qu'elle était
perdue pour moi ! Je l'avais revue chaque
année, mais avec l'amer sentiment
d'être séparé d'elle par un
abîme. Nous ne parlions jamais de ce
sujet ; sa retenue féminine lui
interdisait de l'aborder. Sa tendresse pour moi, ma
vénération pour elle n'en furent pas
diminuées ; mais l'abîme subsista
toujours. Son affection pour moi était
demeurée intacte, même après
son mariage. Elle avait épousé par
amour un médecin ; Frison de vieille
race, hostile aux idées modernes de
liberté exagérée, il mettait
le devoir au-dessus de tout dans la vie. Ils
s'étaient créés à
l'allemande un intérieur confortable dans
une petite ville de la lande du
Lunébourg.
Dans sa lettre d'invitation, Agathe me
décrivait d'une manière touchante le
bonheur qui m'attendait chez elle ; elle me
disait entre autre : « Pendant la
journée, tu pourras te livrer à tes
études et parcourir la lande que tu aimes
tant ; le soir, réunis près du
feu, nous lirons Dickens et nous
ferons des parties d'Halma. Ce sera charmant. Mon
mari se promet un grand plaisir de ces
soirées à nous trois.
Je fis à son invitation un refus
aussi cordial que possible. Je ne voulais pas lui
laisser deviner combien peu me souriait l'existence
idyllique qu'elle m'offrait.
Que devais-je
entreprendre ?
Mon mauvais destin en décida. Un
soir, je rencontrai à Hambourg un de mes
anciens camarades de la « chambre
à part » du quartier Saint-Paul.
Je le retrouvai avec plaisir et bientôt nos
âmes se sentirent à l'unisson. Au bout
de peu de temps, un conseil pour mon avenir me fut
donné, devant une bouteille de bon vin, par
cet ancien camarade. C'était un peintre de
Munich ; il me parla avec enthousiasme de
cette grande ville, me conseilla de m'y rendre et
de remercier le sort qui me donnait la
liberté et les ressources nécessaires
pour y jouir pleinement de la vie. Ses vacances
finissaient la semaine suivante ; nous ferions
le voyage ensemble ; il m'introduirait
partout, A notre troisième bouteille, ma
décision fut prise : la solution du problème
de mon prochain
avenir ne pouvait être que Munich. C'est
là que je devais aller boire avidement et
sans mesure à la coupe écumante de la
vie moderne.
Nous arrivâmes à Munich par
une belle soirée d'octobre. Quel attrait
offre à l'être sensuel l'entrée
dans une grande ville ! La foule, les femmes
parées, les fiers étudiants, les
temples grandioses de la joie ! ... Tout me
semblait s'être réuni là pour
moi seul, pour mon plaisir. Je ne vis pas ou ne
voulus pas voir ce qu'un homme sérieux
aurait contemplé avec douleur : la
hâte inquiète de beaucoup de passants,
les êtres dépravés et
misérables, les victimes de
l'égoïsme !
Mon peintre ne s'était pas
trompé. Membre lui-même des cercles
où je désirais entrer, il lui fut
aisé de m'y présenter. Il
était collaborateur d'un journal satirique,
genre poussant alors comme des champignons.
Plusieurs des soi-disant premiers artistes de
Munich travaillaient pour cette feuille
hebdomadaire. Ils se réunissaient tous les
soirs dans un hôtel où Ils avaient
pour eux une vaste salle, appelée la Grotte
bleue, en grand renom parmi les artistes. Là
se rassemblaient, comme des
bêtes à l'abreuvoir, peintres,
musiciens, poètes, savants et d'autres
jeunes gens désireux de se vouer à
l'art ou à la science. Il n'en manque pas
chez nous. Le théâtre y était
aussi représenté ; par
conséquent, il y avait des femmes.
Dès le premier soir, mon ami
m'emmena dans ce paradis. Je m'aperçus
très vite, à son air humble en me
présentant aux principaux membres du cercle,
qu'il n'y occupait pas un rang fort
élevé. Ce n'était point
aisé d'être admis dans la Grotte
bleue, mais mes études académiques et
ma qualité de membre d'un
« corps » me le
facilitèrent plus que les aimables
recommandations de mon ancien camarade J'acquis
tout de suite la certitude que ce monde me
conviendrait. Je rentrai chez moi tard dans la
nuit, ayant trouvé un home à mon
gré et je rêvai de la vie à
grandes guides.
Mes souvenirs de Munich sont moins
distincts que ceux de Hambourg et de Gutersloh.
Dans ma paisible retraite du Rodenhof, j'ai quelque
peine à faire revivre ceux de la Grotte
bleue : une table en fer à cheval, une
réunion d'étranges figures ;
visages blêmes, cheveux
flottants, femmes corpulentes, regards
effrontés, d'autres pensifs ; ensemble
amusant. Des groupes se formaient dans chacun
desquels jaillissaient à l'envi,
facéties et jeux de mots. Bruyants
éclats de rire, acclamations excitantes
retentissaient sans cesse dans la salle.
Presque chaque soir, l'un ou l'autre des
membres apportait un produit de sa muse et
l'exhibait en public. Souvent aussi, un joyeux
choeur réunissait en un seul torrent la
folle gaîté de chacun. Liberté
complète était laissée aux
productions et aux discours.. Une seule
règle devait être
respectée : la règle artistique.
Bornes morales ou autres n'existaient pas.
La société de la Grotte
bleue ne tarda pas à me tenir lieu de
tout ; elle se rassemblait tous les soirs,
plus ou moins nombreuse. Je n'y manquais jamais et
j'y eus bientôt un petit cercle d'amis avec
lesquels je passais la plus grande partie de la
journée : tous gens de ma sorte, ayant
beaucoup de temps et beaucoup d'argent.
Quand la Grotte bleue était au
complet, il s'y trouvait certainement beaucoup d'intelligence,
d'esprit,
de
talent ; elle possédait quelques
individus capables, bien doués selon la
mesure du temps, il est vrai ; elle a
donné à l'art une impulsion dont les
effets se sont répandus au loin. Un homme
borné, terre à terre, s'y serait vite
senti dépaysé. On y buvait avec
excès, je n'ai pas besoin de le dire. Sans
la boisson, chez plusieurs de nos membres, l'esprit
devenait matière inerte. Je vis là,
réalisé, ce que je n'avais jamais pu
admettre : plus on buvait d'alcool et plus on
avait d'intelligence et de talent. Maints
admirateurs des produits de l'art et de la
poésie s'étonneraient fort s'ils
apprenaient le moment et les circonstances qui les
ont fait naître.
Je ne le nie pas, il y avait dans la
Grotte bleue des éléments de grandeur
que je ne veux pas amoindrir ; mais j'ai
compris aussi l'étroitesse de vues de cette
société, la pauvreté,
l'insignifiance de ceux qui la gouvernaient et je
sais à quoi l'attribuer. Gens de toute
sorte, très différents les uns des
autres, les membres de la Grotte bleue se
ressemblaient tous en ceci : un orgueil
démesuré, touchant presque à
la folie. Pas la moindre trace
de modestie chez aucun d'eux ; pas un seul
qui, dans une heure de découragement,
eût un doute sur sa propre valeur, sur sa
grandeur personnelle. « Je suis grand, tu
es grand, nous sommes tous grands »,
telle était leur profession de foi, aussi
ferme dans leurs coeurs que celles des
Apôtres. Elle était, d'une parfaite
simplicité et quelle félicité
elle exprimait ! Pas un de ces mortels
n'aurait été surpris si une
députation de l'assemblée des dieux
l'avait réveillé, un beau matin, pour
lui demander des conseils.
Parfois, notre « table
bleue » m'apparaît sous un aspect
vraiment comique. Je vois chacun des membres entrer
le soir dans notre salle les uns,
élégamment vêtus en gommeux
d'autres, selon une vieille coutume des artistes,
portent des habits râpés et
déteints. Sur tous les visages,
l'éclat du symbole de leur foi :
« Comme je suis grand ! À
cette table, présidait l'orgueil, un orgueil
démesuré ; il persuadait chacun
de nous que, représentants de l'art moderne,
nous étions appelés à
inaugurer une ère nouvelle. Avec une
incroyable naïveté, nous nous placions
dans les rangs des grands hommes qui sont, des
étoiles dans le ciel de l'histoire.
Naturellement, les mots et les phrases
ne devaient pas suffire pour montrer l'importance
de cette rénovation de l'art ; il
fallait des oeuvres ; elles furent produites
selon la vieille loi : pas meilleures que les
autres, mais
« différentes ». Des
tableaux étranges furent lancés dans
le monde ; ils y excitèrent, non de
l'admiration, mais un étonnement
général. Le plus habile connaisseur
pouvait se tromper singulièrement en
interprétant ces peintures. Quant à
l'amateur ignorant, il n'osait dire son avis ;
il faisait les plus drôles de
méprises ; il avait sous les yeux un
« paysage » et croyait voir une
« nature morte ». Je ne me
permets pas d'émettre un jugement sur l'art
de mes commensaux de la Grotte bleue, mais une
chose est certaine : il a fait
école.
Et la littérature ?... Quant
à la quantité, elle ne laissait rien
à désirer. En Allemagne, un
véritable torrent en inondait le monde des
lecteurs. Innombrables surtout les nouvelles, les
essais, etc., devant lesquels les gens impartiaux
se demandaient : « Avons-nous
là le produit d'une sagesse
mystérieuse et profonde ou bien des
absurdités inouïes ? »
Dans ces livres, l'esprit semble marcher
à grands pas ; il ne fait pourtant que
du bruit. Il décrit avec des mots sonores la
lutte acharnée contre les oppresseurs et les
hypocrites ; il peint magnifiquement
l'idéal nouveau de l'homme, le
développement de la libre
personnalité, moderne. Mais il en est de ces
auteurs comme de certains prédicateurs qui
se reposent entièrement sur le
Saint-Esprit : leurs discours se
déroulent pareils à un vaisseau
désemparé voguant sans gouvernail.
N'importe ! Ces productions font leur chemin
avec succès. Des périodiques de
valeur en publient de pompeux éloges. Les
démocrates les utilisent pour
démontrer que le monde est gouverné
sans intelligence, fait sur lequel repose l'espoir
de leur future puissance politique. Mais ils ne
devraient pas oublier combien la littérature
est souvent, elle aussi, dépourvue
d'intelligence.
Un individu convaincu de sa mission
rénovatrice dans la société,
s'efforce, avant tout, d'en faire disparaître
les « vieilles idées ».
Les membres de la Grotte bleue, je dois l'avouer,
accomplissaient consciencieusement cette
tâche en luttant avec violence contre les
« points de
vue et
les sentiments bourgeois » ; ils
cherchaient surtout à remporter des lauriers
sur le champ de bataille des petits esprits :
la religion. Ils lançaient le venin de leurs
pires moqueries contre les institutions
ecclésiastiques et religieuses. La
pensée chrétienne agissait sur eux
comme le drapeau rouge sur le taureau. Sans respect
pour leur adversaire et ses convictions, ils
n'observaient aucune règle de convenances et
de générosité et employaient
le soupçon et la calomnie comme armes
préférées.
L'histoire séculaire de la
littérature allemande n'offre pas de
manifestation de mépris aussi violente
envers l'église et ses représentants
que les productions de ce cercle munichois
d'alors.
Inutile de dire que, sous aucun rapport,
je n'étais une exception parmi les membres
de la Grotte bleue. Là où
règnent Vénus et Bacchus, les
scrupules de conscience disparaissent rapidement.
Ceux qui me restaient en arrivant à Munich
ne tardèrent pas à m'abandonner. Je
m'assimilai sans peine à l'esprit du milieu
où j'étais entré ; au
bout de peu de temps, j'y acquis une certaine importance,
facile à
obtenir, du reste, là où le
« bon mot » est tout puissant.
Je ne possédais aucunes connaissances
littéraires et artistiques sérieuses.
Sauf cela, rien ne me manquait pour réussir
auprès de ces gens orgueilleux et vaniteux.
Je découvris que la flatterie en
était le moyen le plus sûr et j'y
devins passé maître ; je m'en
servis adroitement avec les expressions choisies de
la critique littéraire. Je lus, un jour,
dans une feuille satirique, une production. du
genre indiqué ci-dessus ; je ne me
souviens pas bien du sujet. Le titre
mystérieux en était, je crois :
Haschisch. Le soir même, j'assurai l'auteur
de ma vive admiration pour son article. Il me jeta
un regard de profonde reconnaissance. Plus tard,
dans la nuit, il m'embrassa et, en m'accompagnant
chez moi, il me promit une amitié
éternelle. Ce jeu me réussit de
même avec d'autres. Je ne le cédais
à personne pour le dédain et l'ironie
à l'égard de la religion ; je
m'y montrais même le plus habile, car,
appartenant à une famille vraiment
chrétienne, j'étais au courant de
cette matière, absolument inconnue aux
autres.Ils côtoyaient naïvement le
problème religieux comme
le naturaliste Haeckel ou comme un flotteur
hollandais contemple une oeuvre d'art.
Ainsi, peu à peu, augmenta mon
importance à la Grotte bleue, comme
autrefois dans la « chambre à
part » du quartier Saint-Paul.
J'ai savouré à fond ce
qu'on appelait « la vie »
à notre table, vie d'une licence
effrénée. Ma seule loi morale
était le code pénal allemand et les
règles du soi-disant honneur ; j'ai
parcouru toute la route située
« au delà du bien et du
mal ». Que décrire d'une semblable
existence ? Aucun événement ne
s'y passe ; elle s'écoule machinalement
selon la formule : des femmes et de
l'alcool. L'alcool sous toutes les formes et
à toute heure. Je les connais bien les
charmes de la boisson : après l'ardeur
du jour, boire sans mesure à la
fraîcheur du soir ! Les sens alourdis se
raniment ; l'esprit se réveille et,
avec lui, l'orgueil. Et, par une froide nuit
d'hiver, boire avec des amis qui partagent vos
idées !... Les coeurs se
réchauffent, des paroles d'amitié
s'échangent. Excité par l'alcool,
chacun prend avec enthousiasme la défense de
ces biens précieux de
l'humanité : le patriotisme, la
liberté, etc. Je l'ai goûté ce
plaisir de l'heure solitaire où l'alcool
entraîne l'âme dans les sentiers de la
volupté, où l'être humain n'est
plus qu'un jouisseur ; il a perdu les
dernières notions de devoir et
d'honneur ; en lui, la bête se
réveille, heureuse de pouvoir faire sa
volonté. L'heure en est-elle
écoulée, il garde soigneusement, au
fond de son coeur, sa bestialité pour
d'autres moments, et, replaçant sur son
visage le masque humain, il s'avance dans la rue
avec bienséance, comme un homme
d'honneur.
Oui, je connais les plaisirs farouches
de la concupiscence ; j'en ai
goûté tous les genres :
l'aventure galante, l'heure payée. J'ai
pénétré avec une joie sauvage
dans la ronde insensée qui mène au
but désiré ; je sais ce que
veulent dire l'éclair des yeux, le feu des
lèvres ! ... Oui, oui, je connais
« la vie ». Si quelqu'un
voulait me renseigner sur ces points, je lui rirais
au nez. Que de fois j'ai donné, des conseils
sur cette matière ! Que de fois un
ancien membre de notre société m'a
demande, de le guider dans le chemin du
plaisir ! Un vieux viveur, un jour, m'a
déclaré « son
maître » en
m'entendant raconter mes folles prouesses. Oui,
vraiment, je la connais cette vie ! Si quelque
éditeur s'associait avec moi pour publier un
volume de lestes récits, nous ferions tous
deux fortune.
En me rappelant toutes ces infamies, je
me demande aujourd'hui si j'étais vraiment
heureux alors. Nos chansons voluptueuses, les
éclats de joie qui traversaient cette
existence, étaient-ils des vibrations
harmonieuses de l'âme ?... Non, mille
fois non ! La vie n'est cependant pas assez
insensée pour mêler dans un seul vase
l'impur et farouche plaisir avec la joie innocente
et vraie.
Oh ! non, les jours de Munich ne
furent pas une époque heureuse pour
moi ! Avec quel bonheur je revivrais ceux de
la maisonnette de l'Elbe, ceux de Gutersloh !
Retourner à Munich... y vivre encore ?
non, jamais ! Le souvenir de ce
temps-là me fait peur.
La voix de ma conscience
était-elle pour moi un
trouble-fête ? Non, point du tout.
Honneurs soient rendus aux poètes qui ont
célébré la conscience ;
leurs grandes et nobles âmes en sentaient la
puissance infinie. Ils l'ont chantée avec
éloquence dans de belles oeuvres : les
Erynnies,
chassant dans la nuit de la folie Oreste, meurtrier
de sa mère ; Macbeth,
précipité par l'ombre de son crime
dans l'abîme du désespoir. Cependant,
l'homme peut réduire au silence cette voix
si forte. Des démons l'y aident. Tout seul,
il ne le pourrait ; il y parvient, preuve
irrécusable, évidente pour moi, de
l'existence d'un mauvais esprit. Il m'a
aidé, ce démon, à garrotter et
à bâillonner ma conscience ; elle
en était arrivée à ne plus
rien me dire. J'ai fréquenté les
maisons où l'on payait pour ravir l'honneur
d'une femme, pour la couvrir de mépris et de
honte. J'ai trompé et séduit
l'innocence qui grandissait dans la paix d'une
honnête famille ou dans l'isolement d'un
village lointain ..... Ma main tremble en
écrivant ces lignes, mais je ne veux rien
cacher et, je le répète : j'ai
trompé, j'ai séduit
l'innocence.
Quelle bassesse ! quelle
vilenie ! Dans leur indignation et leur
épouvante, tous les bons esprits du ciel et
de la terre se seront voilés la face... Ma
conscience se taisait. Je n'entendais rien, moi,
sauf les bruits du plaisir.
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