Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

(Suite)


Sans connaître ma triste histoire - mon père n'avait pas eu le temps de la lui apprendre - mon maître de pension m'attendait à la gare. Ses yeux pleins de bonté, sa cordiale poignée de main m'inspirèrent courage et confiance, et je me dis : « Tout pourra rentrer dans le bon chemin. »

Je vois encore ma première soirée à Gutersloh. J'arrivai dans une pension habitée par plusieurs collégiens. La jeunesse, souvent, est cruelle. À Hambourg, tout nouvel élève était en but aux moqueries des anciens ; chacun cherchait en lui quelque sujet de méchante plaisanterie. Rien de pareil à Gutersloh ! Merci, camarades, merci de m'y avoir si bien accueilli ! Grâce à vos cordiales poignées de main, quand vint l'heure du coucher, je n'étais plus un étranger au milieu de vous.

Le lendemain, par une belle journée de printemps, je me levai sans éprouver la nostalgie bien naturelle dans un entourage tout nouveau. Je n'eus pas l'amer sentiment, d'être détaché de ma famille ; au contraire, ma première pensée fut pour elle. Cependant J'étais satisfait d'en être séparé pour un temps ; J'espérais qu'un jour viendrait où, régénéré, j'irais la rejoindre.
Soutenu par cette pensée et par de bonnes résolutions, je pris pour la première fois le chemin du collège. Un des collégiens de ma pension était de la division dans laquelle je devais entrer. Tout de suite, il se montra bon camarade.

Autre tableau : la procession des élèves se rendant, par classe, à une petite chapelle vis-à-vis du collège. La journée commençait toujours par un culte en commun. Je ne suis pas un vrai chrétien. Il y eut même une période de ma vie où, installé le dimanche avec une bande mauvaise de « joyeux compères » dans un café, en face d'une église, je prenais un plaisir infini à me moquer avec eux des gens qui s'y rendaient. Cependant, je n'ai jamais tout à fait perdu certains restes de sentiments religieux, héritage de ma famille. Dans les phases même les plus ténébreuses de mon existence, j'avais parfois comme un vague sentiment de la grandeur d'une vie religieuse. En voyage, il m'est arrivé d'entrer dans des cathédrales catholiques. Sous leurs hautes voûtes, je me disais :

« L'âme doit se sentir enrichie si elle comprend l'esprit qui règne ici. » Je me rappelle surtout un jour d'hiver où, me rendant à Brême, je m'arrêtai quelques heures à Munster. Noël était proche. Des enfants se pressaient joyeux devant les étalages des boutiques. Les portes de la cathédrale étaient grandes ouvertes. Attiré par les sons de l'orgue, j'entrai : je choisis une place tranquille d'où je pouvais entendre et voir sans être dérangé. J'écoutai les antiques chants d'église, monotones, peu artistiques, mais saisissants. L'harmonie des sons et des formes me fascina. Tout était paisible, solennel. Aucune dissonance, rien de bas, ni de vulgaire ! Symbole du monde éternel et divin ! J'en fus ému ; mon âme, en cette heure, rêvait d'une vie épurée, ennoblie.

J'ai assisté aussi à un culte évangélique dans la chapelle d'une île de la Frise orientale. Je les vois encore tous entrer sous le bas portique : ces marins aux visages bronzés par les intempéries, ces vieilles femmes courbées, cette vigoureuse et fière jeunesse. J'entends encore le vénérable pasteur, avec des paroles touchantes et paternelles, exhorter l'assemblée à contempler les choses célestes et divines, à écouter les voix qui rappellent à l'homme sa destination éternelle. En même temps - merveilleuse rencontre - la porte ouverte laissait entrer à flots les rayons du soleil et le murmure de l'océan. Je sortis le dernier et à regret de cette chapelle. Ma vie me semblait vide et dépourvue .....

Mes impressions religieuses les plus profondes datent de Gutersloh. Dans mon collège régnait l'esprit de l'église luthérienne. Je ne connais pas en détail la doctrine de Luther, mais je pense avec gratitude à l'influence qu'elle exerçait alors sur moi. Plus tard, j'ai souvent entendu accuser l'église de tendances arriérées et ténébreuses. À l'occasion, j'ai crié contre elle aussi fort que les autres ; mais, en vérité, je n'avais aucun motif de le faire. Jamais l'église, à Gutersloh, ne s'est imposée à nous dure et sévère ; représentante d'un monde pur et bon, elle voulait éclairer la route de notre vie, nous guider dans nos efforts, dans notre travail, dans nos plaisirs, dans nos joies. Plus mon existence devint misérable, mieux je compris que l'esprit du christianisme rend la vie heureuse et riche. Je dois à cet esprit d'avoir ranimé en moi, à Gutersloh, une dernière étincelle de la joie pure et vraie des jeunes coeurs. Il en restait bien peu dans le mien de cette joie ; j'en avais tant perdu ! Sois béni, Gutersloh, de n'avoir pas laissé s'éteindre cette petite étincelle.

De vieilles légendes nous parlent de prisonniers traînant une existence affreuse dans de sombres cachots. Les moins malheureux étaient ceux auxquels une fente, dans le mur de la prison, permettait d'apercevoir la lueur du soleil. Il en est ainsi pour moi. Mes horribles souvenirs m'enferment pour la vie dans un impénétrable et sombre cachot. Parfois une fente lumineuse en perce les ténèbres : ce sont les jours de Gutersloh. Je dois ces éclaircies à l'esprit de son collège. C'est uniquement ma faute si je ne lui dois pas davantage.

Que personne ne médise de nos cultes du matin, l'été à la vive lumière du soleil, l'hiver dans l'ombre du jour naissant. Que personne ne se moque de notre petite cloche du collège qui, le dimanche, se faisait encore entendre pour nous appeler au service divin. Depuis lors, je ne suis guère allé à l'église ; mais, le dimanche, quand j'entends sonner les cloches de tous côtés, je pense toujours à ce temps-là. Je vois alors la procession des collégiens se rendre à l'église ; je vois dans les bancs la place qui était la mienne ; J'entends les chants et des voix me disent :
« Pourquoi n'es-tu plus là ?... » Quand le soir, en hiver, je passe devant une cathédrale éclairée, mes pensées me conduisent dans la chapelle de Gutersloh. Je vois mes camarades y entrer ; chacun se place en silence. À la fin du service, le pasteur entonne ce cantique :
« - Reste avec nous, Seigneur, car voici le soir » ... Les chants cessent, les collégiens retournent chez eux en faisant craquer la neige sous leurs pas... Heureux dimanches ! Temps béni de ma retraite !

Ces voix maintenant sont muettes pour moi... ma place à l'église est occupée par un autre !
Le culte de ce premier matin ne m'est jamais sorti de la mémoire. J'étais arrivé quelques jours après le commencement de l'année scolaire ; l'ouverture solennelle avait eu lieu ; le cours régulier de la vie était établi. Nous chantâmes un cantique dont je n'ai pas oublié le commencement, : « Tiens-toi prête, ô mon âme ! veille et prie afin que le mal ne t'atteigne pas. » Ce passage, fait pour moi, rouvrait les blessures de mon âme ; il en troublait la disposition sereine et confiante en me criant : « N'oublie pas ce que tu as fait ! »

Un autre incident encore de ce premier jour : Nous répétions dans Ovide le passage où il est raconté que le fils du dieu Soleil, ayant emprunté à son père son char lumineux parcourt tout seul l'immense carrière de l'astre. Entreprise dangereuse ! fin terrible ! Cette course effrénée se termina par la chute du jeune homme sur la terre, où il s'abîma dans des masses rocheuses. Les esprits de la forêt lui rendirent les derniers honneurs ; sur sa tombe, ils inscrivirent cette belle parole : « Ici repose Phaéton, conducteur du char du Soleil ; il n'a pu l'arrêter ; son entreprise audacieuse l'a tué. »

Notre professeur n'avait pas une âme sèche de maître d'école ; sentant l'importance de ce moment pour nos coeurs impressionnables d'adolescents, il trouva des paroles appropriées à la situation.
- Jeunes gens, s'écria-t-il d'une voix émue, fermez vos livres ! Nous ne lirons pas plus loin aujourd'hui.

Surpris, nous attendîmes en silence. Après un long regard sur nos rangs, il nous dit d'un air enthousiasmé :
- Seul est digne de vivre l'homme qui a consacré son existence à l'accomplissement d'une grande oeuvre. Nous ne pouvons exiger d'être toujours, ici-bas, heureux et honorés. Le succès est la part de peu d'hommes. Il doit nous suffire d'avoir exécuté quelque grande et noble entreprise au milieu des combats et des luttes de notre vie.

Je ne sais si tous nous comprimes bien ces paroles de notre professeur, mais il avait réussi à élever nos âmes. Il m'avait fait sentir à moi, combien était misérable et vain mon triomphe lorsque j'entrais, aux bruyants applaudissements de mes camarades de débauche, dans la « chambre à part » du quartier Saint-Paul.

Encore une impression de mes premiers jours de classe à Gutersloh. Nous lisions, à la leçon d'histoire, la mort d'Alcibiade, ce Grec fameux. On sait qu'il périt, loin de sa patrie, sous les coups de lâches ennemis. Notre professeur ne tenait pas seulement à nous faire apprendre cette histoire à fond ; il voulait surtout nous faire saisir le sens de la mort d'Alcibiade. Dans ce but, il nous fit un tableau exact de la vie de ce Grec : son entrée dans l'adolescence, sa beauté dont sa patrie était fière, le début brillant de sa carrière de héros, puis sa chute... chute profonde, anéantissement des plus belles espérances ! ... La qualité la plus nécessaire pour lutter contre les convoitises et les coupables désirs, le vrai courage viril, lui avait manqué ; il n'avait pas su se vaincre lui-même. Je compris le professeur et je me dis : « Tua res agitur ! (c'est de moi qu'il s'agit !)

Mes années de collège sont bien loin de moi. Je ne les ai pas employées de manière à me donner en exemple à d'autres; mais, quand je rencontre des collégiens à la mise élégante, à l'air blasé, tout occupés de frivolités, la pitié s'empare de moi. Je voudrais les aborder et leur dire : « Vous jouez comme des enfants avec des oripeaux et des colifichets, sans voir un précieux trésor qui est là, tout près de vous : les grands et nobles esprits de l'antiquité ». Le caractère particulier de notre siècle me semble être l'éloignement pour cette époque reculée et la prédilection pour les sciences naturelles. De nos jours, le besoin n'existe plus comme autrefois de se rapprocher des hommes de l'Attique et de Rome. J'en ai gardé, le goût, moi banqueroutier de la vie, et par là je me sens quelquefois élevé au-dessus de notre misérable temps.

Je fais un retour sur ma jeunesse et je me rappelle combien, parfois, J'étais heureux et gai, à Gutersloh, dans le cercle de mes camarades.
Au collège de Hambourg, la camaraderie consistait en relations superficielles. Une vaine gloriole nous gouvernait tous ; chacun cherchait à surpasser les autres dans les excès de boisson, les amourettes et autres coupables folies. Mais il n'y avait aucune vraie joie parmi nous. À Gutersloh, ni orgueil, ni gloriole. Le ton cordial de notre camaraderie bannissait ces froids despotes. Nos jeunes coeurs s'épanouissaient librement : aussi étions-nous heureux.

Qu'ils étaient beaux nos après-midi de congé ! Mon camarade de pension sortait avec moi : hors de ville nous rencontrions d'autres élèves de notre classe ; bientôt nous formions une bande nombreuse. Pas question, comme à Hambourg, de présentations, de saluts cérémonieux, appris dans les cercles mondains. Tout se passait avec naturel et simplicité. Le but de notre promenade était toujours la lande. Différente de la plaine du Holstein que j'avais tant parcourue avec mon père, elle était moins étendue et plus variée, couverte de champs de bruyère plantés de pins ; sur le bord des ruisseaux, quelques aulnes mélancoliques ; des prés entourés d'épais bosquets ; des fermes solitaires gardées par de vieux chênes ; quantité de petits tableaux épars. Du haut des collines de sable le regard s'étendait au loin jusqu'aux montagnes où Arminius battit les Romains.

Elle n'avait pas grande renommée dans le pays, la lande de Gutersloh. On la disait dépourvue d'attraits. Comparées aux vertes forêts de la Thuringe, aux cimes élevées des Alpes, elle semblait trop facile à parcourir. Sotte comparaison ! La nature est un mystère ; elle se manifeste à qui la comprend. La lande porte en elle son secret le plus profond. N'importe qui, même le banquier berlinois, comprend la splendeur des Alpes ; un enfant ressent le charme de la forêt. À quelques privilégiés seulement la lande dévoile sa beauté.
J'aimais cette paisible beauté ; je me l'étais assimilée en de longues heures de contemplation. Bientôt je fus initié aux légendes particulières de la lande de Gutersloh. L'imagination des adolescents les avait de tous temps étudiées et des générations de collégiens se les étaient transmises. L'histoire des Grecs et des Romains en avait fourni la matière. Nous faisions revivre les noms anciens de montagnes, de vallées, de routes, de lieux sacrés, et nous étions heureux dans ce monde des temps reculés.

Un charmant tableau de cette époque reparaît à mes yeux : un étroit vallon où nous arrivions, par un sentier à peine visible, jusqu'à une place moussue cachée par un épais rideau de pins. À notre grande satisfaction, notre classe seule connaissait ce joli coin. Nous y avons passé maintes belles heures, nous faisant part des richesses de nos imaginations, nous communiquant nos joies et nos peines, discutant, souvent à un point de vue révolutionnaire, les événements de notre collège.

Je suis retourné une fois dans cette lande ; heure mélancolique durant laquelle, malgré le temps écoulé, je retrouvai des traces de nos réunions de jadis : inscriptions sur des troncs d'arbres et autres souvenirs. Mais où étaient mes compagnons d'alors ?... Disparus, dispersés, quelques-uns entrés dans l'éternité ! ... Bon vieux temps !
Ou'elle était fraîche cette lande quand au printemps nous y faisions, le dimanche, une promenade avant d'aller à l'Eglise ! Elle semblait nous dire joyeusement : « que vous êtes heureux ! » Je la vois, belle aussi, éclairée par le soleil couchant qui empourprait au loin les lignes des collines et des bois ; et je la vois, encore, la nuit au clair de lune.

Semblables à une lointaine cloche du soir, ces souvenirs résonnent en moi. Dans mes heures d'orgie même, je les entendais parfois comme des exhortations.

Le soir, sauf le cas de devoirs pressés, nous avions séance. Dans notre maison, située à l'une des extrémités de la ville, se trouvait, à l'étage supérieur, une pièce consacrée aux élèves : notre salle de réunion. On y transportait des fauteuils, seuls sièges convenables à la dignité des collégiens de première. Pour nous autres, plus jeunes, des chaises suffisaient ; les petits se contentaient d'un siège pour deux. Les sujets à traiter ne nous faisaient jamais défaut. Mainte société académique aurait pu nous envier à cet égard. La discussion roulait, comme de juste, sur notre petit monde du collège qui renfermait tout pour nous : espérances, joies, soucis. Nous commencions par les soucis : succès douteux du travail en classe, réussite incertaine des devoirs à la maison. Le résultat, du débat était d'ordinaire heureux ; il prédisait, pour le travail déjà fait, la note satisfaisant, pour les devoirs à faire, la note bons, et nos soucis s'envolaient. Heureuse jeunesse !

En général, la jeunesse est démocrate ; aussi les discours enflammés ne manquaient pas dans nos réunions. Ils avaient surtout pour objet des plaintes contre le personnel enseignant : tel professeur offensait la dignité des élèves de première ; tel autre marquait injustement de mauvais points, etc. Émises avec une violence passionnée, ces accusations étaient accueillies par de frénétiques applaudissements ; mais elles n'excitaient point notre colère et ne diminuaient aucunement notre confiance en nos maîtres.

Les récits formaient la plus belle partie de nos séances. Maints pays étaient représentés parmi nous. Nous avions, entre autres, le fils d'un missionnaire de Bornéo. Le gros de H., de la frontière russe, nous parlait de froids intenses qui les forçaient à placer dans leur plus petite pièce leur plus grand poêle, autour duquel tous se pressaient au bruit de la tempête ; il décrivait des trajets nocturnes dans la steppe où, seules, les étoiles et la direction du vent, indiquaient la route aux voyageurs. Le fils d'un forestier de la Thuringe ne se lassait pas de nous dépeindre leur maison, leurs courses dans d'immenses forêts, leurs longues veillées sous leur toit couvert de neige. Avec sa vivacité méridionale, le jeune homme de Bornéo nous représentait sa maison paternelle sur la côte rocheuse de l'Océan Indien ; les soirées passées en famille, jusque tard dans la nuit, sur leur véranda, en écoutant le bruit de la mer et les voix de la forêt. Nous prêtions l'oreille avec ravissement à tous ces récits, sans trop nous soucier de leur exagération probable.
Pour moi, j'écoutais plus que je ne parlais. Mes amis ne se doutaient pas du bien que me faisaient leurs récits ; ils chassaient de mon âme, pour un temps du moins, les pensées et les images impures. J'ai passé deux ans dans ce milieu. Sûrement, J'y ai entendu maints entretiens oiseux et plats, mais jamais un seul mot dont l'ange de l'innocence eût rougi. Vrai miracle aux yeux de celui qui connaît la jeunesse moderne !
Cependant, malgré tout, s'il m'a rendu un peu meilleur, mon séjour à Gutersloh, ne m'a pas sauvé ; peut-être à cause de l'ignorance où était mon maître des motifs pour lesquels j'avais quitté Hambourg. Personne, ne connaissait les plaies de mon âme ; elles étaient mon secret ; ombre effrayante dans mon souvenir. J'aurais eu besoin de le confier à un ami ; je ne pus le faire. Si j'avais pu m'épancher dans le coeur d'un homme habitué à sonder et à consoler les âmes, cela m'eût peut-être sauvé ! .....

J'étais seul, tout seul avec mes cruels souvenirs et mes sombres pensées. La nuit, quand mes compagnons dormaient paisiblement et que le vent de la lande chantait sa douce mélodie autour de notre demeure, je m'agitais sur ma couche sans trouver le sommeil ; je pensais à la maisonnette de l'Elbe ; je voyais ma tante et ma soeur, l'une dans son fauteuil, près du poêle, l'autre à ses pieds, non sereines et gaies comme naguères, mais trompées par moi ; ma tante, le visage chagrin, Agathe, les yeux en pleurs. Puis mon père, non dans sa mâle et fière beauté, sur le pont de son navire, mais courbé dans sa cabine, les traits ravagés par la douleur. Quelquefois mon camarade de chambre, réveillé par mon agitation m'en demandait le motif. Je lui étais infiniment reconnaissant lorsqu'il voulait bien échanger quelques mots avec moi ; mais je ne pouvais lui faire mes tristes confidences.

Je me suis souvent demandé si la corruption, la dépravation chez l'homme, ne sont pas causées surtout par cette extrême réserve qui lui rend tout épanchement impossible.
J'aurais pu sortir de cette dangereuse réserve ; parfois je me suis trouvé comme le naufragé qui voit, à peu de distance, passer un navire ; il appelle en vain, personne ne distingue le mouchoir qu'il agite.

Nous fîmes une de nos courses de gymnastique à Tatenhausen, château admirablement situé au milieu de la lande Westphalienne. Dans les environs se trouve un cimetière où repose le poète allemand Stolberg. Une douce paix y règne, il n'inspire point l'effroi de la mort. Selon le désir d'un de nos maîtres, les élèves les plus âgés se séparèrent des autres pour aller voir la tombe du poète. Je me joignis à eux. Toute la journée, j'avais été dans une joyeuse excitation. La beauté de la nature, les sons purs de nos chants, la réunion de tant de camarades, les bonnes relations avec nos maîtres, tout m'avait réjoui le coeur. J'arrivai au cimetière dans cette heureuse disposition. Tête découverte et gardant un pieux silence, nous entourâmes le tombeau du poète.
Cette scène me fit une grande impression, m'émut profondément. Ma gaîté disparut, j'oubliai ma joie du matin, le plaisir de la course ; je ne pensai plus aux camarades que je venais de quitter l'instant d'avant, ni à notre retour ; je ne vis plus les compagnons qui m'entouraient. Au bout d'un moment tous partirent et je restai encore. Il me semblait avoir atteint le lien de ma délivrance, le moment où je pourrais me débarrasser du fardeau secret de ma vie.

Mon absence fut bientôt remarquée. On m'appela à plusieurs reprises. Il fallut partir.
Me voyant de loin arriver, la bande se remit en route. Le professeur, sans doute, avait vu mon émotion ; il était de ceux qui ne jugent pas un élève seulement d'après ses leçons et ses cahiers. Tandis que les autres s'en allaient d'un pas rapide, en chantant, il m'attendit et, posant une main sur mon épaule, il me demanda si j'avais de mauvaises nouvelles de chez moi. En retour de ce témoignage d'intérêt, il s'attendait probablement à des confidences, mais il avait trop de délicatesse pour me les demander.
Ah ! que ne l'a-t-il fait ? Dans certaines maladies, une opération seule peut amener la guérison ; de même une question directe peut sauver une âme renfermée en elle-même. L'heure était favorable ; je soupirais après un moment d'effusion complète, je n'attendais que d'être interrogé.... je ne le fus pas.... l'entretien glissa dans des banalités, puis nous arrivâmes à Tatenhausen. Cris joyeux, gaie musique nous accueillirent. Le professeur me tendit la main en exprimant l'espoir de retrouver bientôt un moment de calme pour un entretien plus intime.
C'était certainement son désir. Souvent il m'en fournit l'occasion, souvent je sentis son regard scrutateur se poser sur moi. Son intérêt me faisait du bien ; c'était une étoile dans ma nuit. Ce fut ma faute si cette étoile et quelques autres encore, ne devinrent pas des soleils dont la flamme aurait fondu la glace de mon âme. Les êtres renfermés sont à plaindre. Il y en a, il est vrai qui se parent de leur froide retenue pour se rendre intéressants. Ah ! la mienne n'était pas un ornement, mais une lourde chaîne de fer !

Dès ce moment de l'après midi, toute joie disparut pour moi. Je fus content de pouvoir m'isoler sous les grands hêtres de Tatenhausen. Les échos de la gaîté de notre bande parvenaient jusqu'à moi, mais il me fallait prêter l'oreille à d'autres sons. Des voix sévères me criaient : « Pourquoi chercher dans la joie l'oubli de ton passé ? » J'ai eu souvent des heures semblables ; je me rappelais alors avec douleur que, dans la « Chambre à part » du quartier Saint-Paul, j'avais perdu tout droit aux plaisirs innocents et purs de la jeunesse.

Je me souviens encore d'un moment où, dans la société d'un camarade, le salut fut bien près de moi. On avait à Gutersloh la belle coutume de célébrer la Sainte-Cène, en de certains dimanches, entre élèves et professeurs. Aucune contrainte ; y prenaient part ceux qui le désiraient. L'esprit du collège disposait l'âme, et je me décidai à participer à cet acte. Mon intention était bonne, mais je ne comprenais pas le sens profond de cette cérémonie dont je me représentais pourtant la sainteté.

La veille de la Sainte-Cène, pas question de nos joyeuses parties du samedi dans la lande. Nous allions, deux ou trois amis ensemble, faire une tranquille promenade aux abords de la ville. Le jour dont je parle, préférant sortir seul, le repas fini, je quittai la maison inaperçu. À peine dans la rue, je m'entendis appeler d'une fenêtre, par un camarade de classe ; il me rejoignit et nous finies route ensemble. Sa compagnie me plaisait ; il possédait une qualité bien rare chez l'adolescent : la bonté. Vrai Frison, adroit et fort, notre meilleur gymnaste, il avait des manières bienveillantes et cordiales. Ignorant le plaisir de la moquerie et de la taquinerie, il était l'ami eu le confident de tous, mais ne s'imposait à aucun.

Ce samedi-là, peu de jours avant Noël, il allait chercher des pommes de pin dont Il voulait fabriquer un objet pour sa fête de famille ; il mit beaucoup de temps à en ramasser un nombre suffisant, ne pouvant employer, disait-il, que les très beaux exemplaires. Je l'aidai de mon mieux. Ce travail nous conduisit assez loin et bientôt il fallut songer au retour.
Le jour tirait à sa fin. Avant de disparaître, le soleil réussit à dissiper les nuages. amoncelés et à éclairer encore un instant la contrée. Dans mon enfance, je trouvais à la nature, le samedi, un aspect tout particulier. Ce fut aussi mon impression ce soir-là. L'ange de la paix parcourait la campagne en bénissant les champs, la lande, les sentiers, les prairies ; le canard sauvage se taisait peu à peu ; les corneilles s'envolaient en bandes vers leur nid commun. Dans les fermes isolées, s'achevait le travail de la semaine. Près d'une maison habitée par un jeune couple, une fillette préparait les chaussures pour le dimanche. Tout parlait de paix, de repos. Je me disais : « Oh ! si les tourments de mon âme pouvaient un jour s'apaiser ! »

J'aurais voulu crier à mon ami : « Viens à mon secours ! aide-moi dans ma peine ! » Il cheminait devant moi, portant avec soin sa récolte dans un mouchoir ; il pensait certainement à l'exécution de son objet pour Noël. Le chemin devenant plus large, nous pûmes marcher côte à côte le long de la Dalke, jolie petite rivière. Je soupirais après un entretien intime et, à propos de ses pommes de pin, je lui demandai des détails sur sa famille. Il me raconta qu'ils avaient traversé des temps difficiles. Son père étant malade, tout l'entretien du ménage retombait depuis des mois sur sa mère et sur ses deux soeurs.
- Mais, ajouta-t-il, tout va mieux maintenant ; ma mère s'est bien mise au courant des affaires de mon père et nos fêtes de Noël ne seront pas tristes du tout ; mon père même sera joyeux. Il me dit comment ils fêtaient Noël dans leur petite ville de la principauté de Lippe. De grand matin, ils allaient à l'église. À leur retour, il faisait encore assez nuit pour allumer l'arbre et célébrer la fête. Il me fit le tableau d'une vie de famille heureuse telle que je l'avais eue naguère.
- Mais, dit-il, assez parlé de moi. Raconte-moi, à ton tour, ami silencieux, comment vous passez Noël dans votre grande ville.

Son ton était si cordial que je n'eus pas de peine à faire au moins l'essai d'un entretien intime. La bonté est une clef sûre pour pénétrer dans les coeurs fermés.

Je vois distinctement les lieux où, encouragé par ses questions amicales, je commençai mes confidences. Nous cheminions le long d'un vaste champ. À notre droite s'étendait un épais bois de pins où, çà et là, s'ouvrait une clairière. De l'autre côté, la brume du soir enveloppait déjà les arbres ; les collines, au loin, disparaissaient dans l'ombre.
Nous étions absolument seuls. Autour de nous, pas un bruit ; celui de nos pas même se perdait dans le sable du sentier. L'instant me semblait solennel. Impressionné aussi, mon ami attachait sur moi son regard sérieux en attendant mon récit.

Je lui racontai ma vie de Hambourg ; je lui en montrai les images sombres comme les sereines. Je lui décrivis notre petite maison où nous étions si heureux et si gais, nos joyeuses promenades, nos paisibles soirées ; je lui fis comprendre ce qu'était pour moi ma soeur ; puis je lui avouai que par une conduite coupable j'avais anéanti ce bonheur. Je lui racontai mon dernier soir à Hambourg, la mort de mon père dans les flots, ma cruelle séparation d'avec ma famille. Je n'eus pas besoin de lui dire combien depuis lors je me sentais malheureux. Il le comprit : une larme brilla dans ses yeux et il me serra la main avec affection comme pour m'assurer de son désir de m'aider à retrouver la paix. Dans de tels moments, il n'est pas besoin de paroles ; il suffit à l'âme de se sentir comprise. Elles sont dangereuses les paroles ; parfois, elles blessent au lieu de consoler. Je ne me rappelle pas s'il m'en adressa en cet instant solennel ; mais je sais qu'il me comprit. Ce qu'est la faute, l'égarement pour une vie, il le sentit, non théoriquement, en philosophe, mais en homme.

Cependant, cette heure d'intimité ne me sauva point. Une seule chose l'aurait pu : un aveu complet de ma dégradation. Je n'y fis que des allusions. Je ne dis pas un mot du vrai malheur de ma jeunesse, ces heures de dévergondage dans la « chambre à part » du quartier Saint-Paul. Je ne laissai pas mon fidèle ami jeter un seul regard dans l'abîme impur de mon âme. Pourquoi ? Était-ce par honte ? Non : c'était le fait de mon défaut inné, de mon manque de véracité. En jetant les yeux aujourd'hui sur mon passé, je me demande : Ai-je jamais été vraiment franc et sincère ? L'aurais-je été avec ma mère ?

L'influence d'un être vraiment bon, comme l'était mon camarade, n'est jamais entièrement perdue. J'aurais pu retirer un véritable profit de cette heure d'intimité avec lui. Elle ne me fut pas tout à fait inutile ; mais elle ne m'apporta pas une guérison durable, ne m'empêcha pas de devenir un de ces êtres déchus dont un poète a dit qu'ils ne sont dignes « ni de la liberté, ni du royaume de Dieu ».

La nuit tombait. Derrière nous la lande n'était plus qu'une sombre étendue. Nous hâtâmes le pas pour gagner la ville où scintillaient déjà les lumières. Nous finies, le long de la Dalke, le reste de notre trajet. Les feuilles sèches bruissaient sous nos pas ; celles des aulnes tombaient encore des arbres.

Bien que, depuis lors, plusieurs années se soient écoulées, je retrouve dans ma mémoire, comme si elle datait d'hier, cette heure d'épanchement avec mon ami ; il me resta toujours fidèlement attaché, mais jamais je ne me retrouvai seul avec lui dans la lande. Mon âme brûle, encore aujourd'hui, du désir, irréalisable, hélas ! de la parcourir de nouveau avec un compagnon au coeur pur. J'y suis retourné deux fois ; la dernière, il y a deux ans, dans l'arrière-automne aussi. J'y ai tout retrouvé, tout reconnu : la grande paix du sabbat, les places où nous nous arrêtions, le vent bruissant dans les pins, les prairies faisant leur même rêve, le soleil dorant les collines.... tout comme jadis. Promenade inutile, pourtant : mon ami n'était plus là... et moi ? j'avais tant changé !... J'étais un autre...
Où est-il maintenant, mon cher compagnon, si bon, si dispos ? Dieu veuille qu'il ait continué à marcher du même pas dans la vie ! Depuis notre séparation, je n'ai jamais entendu parler de lui. Que fait-il ? Pense-t-il encore à notre heure d'intimité ?...

Depuis ce jour, la solitude me devint une aime, une confidente ; elle seule a entendu les soupirs de mon coeur altéré. Souvent je quittais mes camarades pour aller la chercher au loin dans la lande. Plaine silencieuse, pour moi la plus belle du monde, comme j'ai compris ton mystère ! Vous, les heureux de la vie, allez dans la forêt chanter votre joie sous ses voûtes. Vous, amoureux, côtoyez les bosquets, écoutez le doux murmure des ruisseaux. Vous, financiers surmenés, grimpez les montagnes, retrempez vos âmes dans la majesté des hautes cimes... Pour celui qui doit marcher seul et triste dans la vie, Dieu a créé la lande ; elle le calme, l'apaise, le console. Merci, ô lande, pour les heures que j'ai passées dans ta paix ! Je t'aimais en été sous l'ardeur du soleil, en hiver dans le solennel silence de ta robe immaculée ; Je t'aimais sous la pluie, même. Mes camarades, alors, se réunissaient pour causer. J'allais en hâte, te trouver et d'une de tes collines je regardais les nuages s'amonceler, les brumes envahir les bois, les cimes des arbres s'agiter. Parfois, je me rendais en secret, au clair de lune, dans la plaine silencieuse ; là s'apaisait la voix accusatrice de mes remords et je pouvais rêver d'oubli et de pardon.

J'avais passé deux années à Gutersloh lorsque des circonstances imprévues me forcèrent à quitter cette ville peu de temps avant Noël. Douloureux moments ! Le souvenir m'en est sacré à cause des témoignages d'affection dont je fus alors l'objet.

À ma dernière leçon, nous lûmes Homère. L'esprit de Noël planait déjà sur la classe. Notre professeur nous fit prendre ce jour-là un des plus beaux passages du poète, l'histoire de ce noble martyr qui, dans la cabane du fidèle berger, se fait reconnaître par son fils. Beau récit, bien adapté à ma situation : atteindre un port tranquille après une course vagabonde ; arriver dans une patrie aimée après de longues années passées à l'étranger : toutes les souffrances changées en joies !

La leçon finie, je franchis, pour la dernière fois, la porte du collège. Dans le brouillard épais de la rue disparurent bientôt mes chers professeurs, mes joyeux compagnons et, avec eux, le rempart protecteur qui m'avait entouré durant ces deux années. En me séparant d'eux, j'avais senti un sombre découragement s'emparer de moi, un pressentiment douloureux des difficultés de ma route.

Le soir, réunion d'adieu avec mes chers camarades. Je n'y fis guère bonne figure ; les autres, dans une joyeuse attente des vacances, se réjouissaient à la perspective des fêtes de Noël. Oh ! Noël en famille ! La joie ne tue pas l'amitié dans le coeur humain. Mes amis me témoignèrent affectueusement leurs regrets de mon départ ; ils rappelèrent avec une vivacité juvénile le souvenir des actes saillants de notre vie commune, en mettant en lumière le rôle que j'y avais joué ; ils m'entretinrent de mon avenir et me prodiguèrent, leurs bons conseils.

Je vous vois tous encore autour de moi, chers compagnons de ces dernières heures. Autant que je l'ai pu, je vous ai suivis sur le chemin de votre vie. Toi, R..., tu es rentré en Souabe, en te promettant un bel avenir. Ta mère voyait déjà en toi un médecin célèbre... Mais non ; tu revenais malade, la mort te guettait... l'amour maternel ne put qu'adoucir ta fin... Cher S..., je sais dans quel sombre route tu es entré. Le plus gai de nous tous, tu étais aimé de chacun, indispensable à la réussite de nos jeux, de nos parties... quel changement ! Je connais tes actes et la situation dans laquelle tu te trouves maintenant. Personne ne t'aime ; partout tu es mal vu, exclu de tout projet, de toute partie en commun. Néanmoins, si je te rencontre un jour sur ma route solitaire, je t'accueillerai comme autrefois et nous pleurerons ensemble ce que nous avons perdu... Et toi, cher de R... ? Je t'ai revu, brillant officier, à la tête de ton escadron ; je t'ai reconnu à ton sourire charmeur. Comme tu savais nous gagner, nous ensorceler ! Tu nous demandais nos devoirs pour les copier... impossible de les refuser à ton sourire ! J'ai entendu parler de toi aussi, excellent H... Vrai philosophe, faible partisan de nos joyeuses folies, tu aimais les gros livres et, les sentiers solitaires. Te rappelles-tu cette promenade à nous deux dans la lande jusqu'à Marienfeld ! Nous fîmes la découverte de notre commune et secrète vénération pour Napoléon 1er. La lune, au-dessus. de la plaine, nous fit penser au tombeau de l'île Sainte-Hélène. J'ai suivi ta carrière avec joie et sans jalousie. Les richesses cachées de ta vie intérieure se sont développées. Le collégien silencieux et pensif est devenu un homme d'action, influent dans la vie publique. Sans jalousie aussi, j'ai appris ton heureuse union avec la bien-aimée de ta jeunesse. Dernièrement, J'ai passé devant ta demeure... je n'y suis pas entré. Pourquoi l'aurais-je fait ?

Oui, en cette heure, assis à ma table dans ma triste chambre de grande ville, je vous vois tous devant moi, compagnons de ma dernière soirée de Gutersloh.

Ma fenêtre est obscurcie par la brume de novembre. De tous les bruits montant de la rue, pas un ne me salue avec sympathie. Reparais-donc, toi, bon vieux temps, fais luire dans mon coeur un rayon de ton soleil. Chers camarades de ces jours heureux, laissez-moi vous répéter mes derniers souvenirs. Je ferme les yeux et vous m'apparaissez tous ; je vous salue avec reconnaissance, car je sens ce que vous étiez pour moi. Je vous remercie particulièrement vous deux qui m'avez accompagné à la gare. Le premier train partait à quatre heures du matin. Nuit sombre, rues encombrées de neige, vent glacial. Nous marchions en silence, comme des ombres. Mes yeux s'efforçaient de pénétrer les ténèbres pour voir une dernière fois ces lieux aimés, ces rues, ces maisons... J'étais le seul voyageur montant dans ce train. Il fallut nous séparer en hâte : de rapides poignées de main, un dernier adieu, pas de temps pour des larmes... Étant seul dans mon coupé, je pus en verser ensuite...

La vapeur nous emporta au milieu des ténèbres. Je regardai en vain au dehors ; à peine si j'aperçus, sur le haut du talus, l'ombre noire des pins comme un dernier adieu de la lande... Quand le jour parut, quelle différence ! le bruit de la grande ville, l'agitation de la vie humaine...

Tel fut mon départ de Gutersloh. Je ne veux pas me laisser aller à une ingrate tristesse au moment où les souvenirs de ce temps heureux se réveillent en moi. Tout est semence et fruit. Pourquoi me tourmenter en appliquant cette parole uniquement à ma dégradation ? Pourquoi en exclure un consolant espoir ? Bien des semences, il est vrai, ont produit de mauvais fruits en moi... celles de Gutersloh n'ont pas encore levé. Puissent-elles lever avant le déclin de ma vie !

Il y a quelques semaines, j'ai passé de nuit à Gutersloh. Grâce au clair de lune, malgré la rapidité de mon train, j'eus le bonheur de revoir la petite ville et sa lande paisible. Dans ce court instant, le passé ne m'occupait pas seul. Je me voyais, l'âme en paix, marchant dans le droit chemin, au devant d'une nouvelle vie. En traversant Gutersloh, je vous ai tous bénis, chers compagnons d'autrefois : vous qui êtes dispersés au loin, vous qui travaillez encore, vous qui reposez déjà dans la tombe, vous tous, mes chers maîtres, et vous, collégiens nouveaux, assis à nos places de jadis, je vous ai bénis alors ; aujourd'hui, je vous salue cordialement et je prie ceux de vous qui parcourent la lande de lui parler de mon fidèle souvenir.

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