Sans connaître ma triste histoire - mon
père n'avait pas eu le temps de la lui
apprendre - mon maître de pension m'attendait
à la gare. Ses yeux pleins de bonté,
sa cordiale poignée de main
m'inspirèrent courage et confiance, et je me
dis : « Tout pourra rentrer dans le
bon chemin. »
Je vois encore ma première
soirée à Gutersloh. J'arrivai dans
une pension habitée par plusieurs
collégiens. La jeunesse, souvent, est
cruelle. À Hambourg, tout nouvel
élève était en but aux
moqueries des anciens ; chacun cherchait en
lui quelque sujet de méchante plaisanterie.
Rien de pareil à Gutersloh ! Merci,
camarades, merci de m'y avoir si bien
accueilli ! Grâce à vos cordiales
poignées de main, quand vint l'heure du
coucher, je n'étais plus un étranger
au milieu de vous.
Le lendemain, par une belle
journée de printemps, je me levai sans
éprouver la nostalgie bien naturelle dans un
entourage tout nouveau. Je n'eus pas l'amer
sentiment, d'être détaché de ma
famille ; au contraire, ma première
pensée fut pour elle. Cependant
J'étais satisfait d'en être
séparé pour un temps ;
J'espérais qu'un jour viendrait où,
régénéré, j'irais la
rejoindre.
Soutenu par cette pensée et par
de bonnes résolutions, je pris pour la
première fois le chemin du collège.
Un des collégiens de ma pension était
de la division dans laquelle je devais entrer. Tout
de suite, il se montra bon camarade.
Autre tableau : la procession des
élèves se rendant, par classe,
à une petite chapelle vis-à-vis du
collège. La journée commençait
toujours par un culte en commun. Je ne suis pas un
vrai chrétien. Il y eut même une
période de ma vie où, installé
le dimanche avec une bande mauvaise de
« joyeux compères » dans
un café, en face d'une église, je
prenais un plaisir infini à me moquer avec
eux des gens qui s'y rendaient. Cependant, je n'ai
jamais tout à fait perdu certains restes de
sentiments
religieux,
héritage de ma famille. Dans les phases
même les plus ténébreuses de
mon existence, j'avais parfois comme un vague
sentiment de la grandeur d'une vie religieuse. En
voyage, il m'est arrivé d'entrer dans des
cathédrales catholiques. Sous leurs hautes
voûtes, je me disais :
« L'âme doit se sentir
enrichie si elle comprend l'esprit qui règne
ici. » Je me rappelle surtout un jour
d'hiver où, me rendant à Brême,
je m'arrêtai quelques heures à
Munster. Noël était proche. Des enfants
se pressaient joyeux devant les étalages des
boutiques. Les portes de la cathédrale
étaient grandes ouvertes. Attiré par
les sons de l'orgue, j'entrai : je choisis une
place tranquille d'où je pouvais entendre et
voir sans être dérangé.
J'écoutai les antiques chants
d'église, monotones, peu artistiques, mais
saisissants. L'harmonie des sons et des formes me
fascina. Tout était paisible, solennel.
Aucune dissonance, rien de bas, ni de
vulgaire ! Symbole du monde éternel et
divin ! J'en fus ému ; mon
âme, en cette heure, rêvait d'une vie
épurée, ennoblie.
J'ai assisté aussi à un
culte évangélique dans la chapelle d'une île
de la Frise orientale. Je les vois encore tous
entrer sous le bas portique : ces marins aux
visages bronzés par les intempéries,
ces vieilles femmes courbées, cette
vigoureuse et fière jeunesse. J'entends
encore le vénérable pasteur, avec des
paroles touchantes et paternelles, exhorter
l'assemblée à contempler les choses
célestes et divines, à écouter
les voix qui rappellent à l'homme sa
destination éternelle. En même temps -
merveilleuse rencontre - la porte ouverte laissait
entrer à flots les rayons du soleil et le
murmure de l'océan. Je sortis le dernier et
à regret de cette chapelle. Ma vie me
semblait vide et dépourvue .....
Mes impressions religieuses les plus
profondes datent de Gutersloh. Dans mon
collège régnait l'esprit de
l'église luthérienne. Je ne connais
pas en détail la doctrine de Luther, mais je
pense avec gratitude à l'influence qu'elle
exerçait alors sur moi. Plus tard, j'ai
souvent entendu accuser l'église de
tendances arriérées et
ténébreuses. À l'occasion,
j'ai crié contre elle aussi fort que les
autres ; mais, en vérité, je
n'avais aucun motif de le faire. Jamais
l'église, à Gutersloh, ne s'est imposée à nous
dure et sévère ;
représentante d'un monde pur et bon, elle
voulait éclairer la route de notre vie, nous
guider dans nos efforts, dans notre travail, dans
nos plaisirs, dans nos joies. Plus mon existence
devint misérable, mieux je compris que
l'esprit du christianisme rend la vie heureuse et
riche. Je dois à cet esprit d'avoir
ranimé en moi, à Gutersloh, une
dernière étincelle de la joie pure et
vraie des jeunes coeurs. Il en restait bien peu
dans le mien de cette joie ; j'en avais tant
perdu ! Sois béni, Gutersloh, de
n'avoir pas laissé s'éteindre cette
petite étincelle.
De vieilles légendes nous parlent
de prisonniers traînant une existence
affreuse dans de sombres cachots. Les moins
malheureux étaient ceux auxquels une fente,
dans le mur de la prison, permettait d'apercevoir
la lueur du soleil. Il en est ainsi pour moi. Mes
horribles souvenirs m'enferment pour la vie dans un
impénétrable et sombre cachot.
Parfois une fente lumineuse en perce les
ténèbres : ce sont les jours de
Gutersloh. Je dois ces éclaircies à
l'esprit de son collège. C'est uniquement ma
faute si je ne lui dois pas davantage.
Que personne ne médise de nos
cultes du matin,
l'été à la vive lumière
du soleil, l'hiver dans l'ombre du jour naissant.
Que personne ne se moque de notre petite cloche du
collège qui, le dimanche, se faisait encore
entendre pour nous appeler au service divin. Depuis
lors, je ne suis guère allé à
l'église ; mais, le dimanche, quand
j'entends sonner les cloches de tous
côtés, je pense toujours à ce
temps-là. Je vois alors la procession des
collégiens se rendre à
l'église ; je vois dans les bancs la
place qui était la mienne ; J'entends
les chants et des voix me disent :
« Pourquoi n'es-tu plus
là ?... » Quand le soir, en
hiver, je passe devant une cathédrale
éclairée, mes pensées me
conduisent dans la chapelle de Gutersloh. Je vois
mes camarades y entrer ; chacun se place en
silence. À la fin du service, le pasteur
entonne ce cantique :
« - Reste avec nous, Seigneur,
car voici le soir » ... Les chants
cessent, les collégiens retournent chez eux
en faisant craquer la neige sous leurs pas...
Heureux dimanches ! Temps béni de ma
retraite !
Ces voix maintenant sont muettes pour
moi... ma place à l'église est
occupée par un autre !
Le culte de ce premier matin ne m'est
jamais sorti de la mémoire. J'étais
arrivé quelques jours après le
commencement de l'année scolaire ;
l'ouverture solennelle avait eu lieu ; le
cours régulier de la vie était
établi. Nous chantâmes un cantique
dont je n'ai pas oublié le
commencement, : « Tiens-toi
prête, ô mon âme ! veille et
prie afin que le mal ne t'atteigne pas. »
Ce passage, fait pour moi, rouvrait les blessures
de mon âme ; il en troublait la
disposition sereine et confiante en me
criant : « N'oublie pas ce que tu as
fait ! »
Un autre incident encore de ce premier
jour : Nous répétions dans Ovide
le passage où il est raconté que le
fils du dieu Soleil, ayant emprunté à
son père son char lumineux parcourt tout
seul l'immense carrière de l'astre.
Entreprise dangereuse ! fin terrible !
Cette course effrénée se termina par
la chute du jeune homme sur la terre, où il
s'abîma dans des masses rocheuses. Les
esprits de la forêt lui rendirent les
derniers honneurs ; sur sa tombe, ils
inscrivirent cette belle parole :
« Ici repose Phaéton, conducteur
du char du Soleil ; il n'a pu
l'arrêter ; son entreprise audacieuse
l'a tué. »
Notre professeur n'avait pas une
âme sèche de maître
d'école ; sentant l'importance de ce
moment pour nos coeurs impressionnables
d'adolescents, il trouva des paroles
appropriées à la situation.
- Jeunes gens, s'écria-t-il d'une
voix émue, fermez vos livres ! Nous ne
lirons pas plus loin aujourd'hui.
Surpris, nous attendîmes en
silence. Après un long regard sur nos rangs,
il nous dit d'un air
enthousiasmé :
- Seul est digne de vivre l'homme qui a
consacré son existence à
l'accomplissement d'une grande oeuvre. Nous ne
pouvons exiger d'être toujours, ici-bas,
heureux et honorés. Le succès est la
part de peu d'hommes. Il doit nous suffire d'avoir
exécuté quelque grande et noble
entreprise au milieu des combats et des luttes de
notre vie.
Je ne sais si tous nous comprimes bien
ces paroles de notre professeur, mais il avait
réussi à élever nos
âmes. Il m'avait fait sentir à moi,
combien était misérable et vain mon
triomphe lorsque j'entrais, aux bruyants
applaudissements de mes camarades de
débauche, dans la « chambre
à part » du quartier Saint-Paul.
Encore une impression de mes premiers
jours de classe à Gutersloh. Nous lisions,
à la leçon d'histoire, la mort
d'Alcibiade, ce Grec fameux. On sait qu'il
périt, loin de sa patrie, sous les coups de
lâches ennemis. Notre professeur ne tenait
pas seulement à nous faire apprendre cette
histoire à fond ; il voulait surtout
nous faire saisir le sens de la mort d'Alcibiade.
Dans ce but, il nous fit un tableau exact de la vie
de ce Grec : son entrée dans
l'adolescence, sa beauté dont sa patrie
était fière, le début brillant
de sa carrière de héros, puis sa
chute... chute profonde, anéantissement des
plus belles espérances ! ... La
qualité la plus nécessaire pour
lutter contre les convoitises et les coupables
désirs, le vrai courage viril, lui avait
manqué ; il n'avait pas su se vaincre
lui-même. Je compris le professeur et je me
dis : « Tua res agitur ! (c'est
de moi qu'il s'agit !)
Mes années de collège sont
bien loin de moi. Je ne les ai pas employées
de manière à me donner en exemple
à d'autres; mais, quand je rencontre des
collégiens à la mise
élégante, à l'air
blasé, tout occupés de
frivolités, la pitié s'empare de moi.
Je voudrais les aborder et leur
dire : « Vous jouez comme des
enfants avec des oripeaux et des colifichets, sans
voir un précieux trésor qui est
là, tout près de vous : les
grands et nobles esprits de
l'antiquité ». Le caractère
particulier de notre siècle me semble
être l'éloignement pour cette
époque reculée et la
prédilection pour les sciences naturelles.
De nos jours, le besoin n'existe plus comme
autrefois de se rapprocher des hommes de l'Attique
et de Rome. J'en ai gardé, le goût,
moi banqueroutier de la vie, et par là je me
sens quelquefois élevé au-dessus de
notre misérable temps.
Je fais un retour sur ma jeunesse et je
me rappelle combien, parfois, J'étais
heureux et gai, à Gutersloh, dans le cercle
de mes camarades.
Au collège de Hambourg, la
camaraderie consistait en relations superficielles.
Une vaine gloriole nous gouvernait tous ;
chacun cherchait à surpasser les autres dans
les excès de boisson, les amourettes et
autres coupables folies. Mais il n'y avait aucune
vraie joie parmi nous. À Gutersloh, ni
orgueil, ni gloriole. Le ton cordial de notre camaraderie
bannissait ces
froids despotes. Nos jeunes coeurs
s'épanouissaient librement : aussi
étions-nous heureux.
Qu'ils étaient beaux nos
après-midi de congé ! Mon
camarade de pension sortait avec moi : hors de
ville nous rencontrions d'autres
élèves de notre classe ;
bientôt nous formions une bande nombreuse.
Pas question, comme à Hambourg, de
présentations, de saluts
cérémonieux, appris dans les cercles
mondains. Tout se passait avec naturel et
simplicité. Le but de notre promenade
était toujours la lande. Différente
de la plaine du Holstein que j'avais tant parcourue
avec mon père, elle était moins
étendue et plus variée, couverte de
champs de bruyère plantés de
pins ; sur le bord des ruisseaux, quelques
aulnes mélancoliques ; des prés
entourés d'épais bosquets ; des
fermes solitaires gardées par de vieux
chênes ; quantité de petits
tableaux épars. Du haut des collines de
sable le regard s'étendait au loin jusqu'aux
montagnes où Arminius battit les
Romains.
Elle n'avait pas grande renommée
dans le pays, la lande de Gutersloh. On la disait
dépourvue d'attraits. Comparées aux
vertes forêts de la
Thuringe, aux cimes élevées des
Alpes, elle semblait trop facile à
parcourir. Sotte comparaison ! La nature est
un mystère ; elle se manifeste à
qui la comprend. La lande porte en elle son secret
le plus profond. N'importe qui, même le
banquier berlinois, comprend la splendeur des
Alpes ; un enfant ressent le charme de la
forêt. À quelques
privilégiés seulement la lande
dévoile sa beauté.
J'aimais cette paisible
beauté ; je me l'étais
assimilée en de longues heures de
contemplation. Bientôt je fus initié
aux légendes particulières de la
lande de Gutersloh. L'imagination des adolescents
les avait de tous temps étudiées et
des générations de collégiens
se les étaient transmises. L'histoire des
Grecs et des Romains en avait fourni la
matière. Nous faisions revivre les noms
anciens de montagnes, de vallées, de routes,
de lieux sacrés, et nous étions
heureux dans ce monde des temps
reculés.
Un charmant tableau de cette
époque reparaît à mes
yeux : un étroit vallon où nous
arrivions, par un sentier à peine visible,
jusqu'à une place moussue cachée par
un épais rideau de pins. À notre
grande satisfaction, notre
classe seule connaissait ce joli coin. Nous y avons
passé maintes belles heures, nous faisant
part des richesses de nos imaginations, nous
communiquant nos joies et nos peines, discutant,
souvent à un point de vue
révolutionnaire, les
événements de notre
collège.
Je suis retourné une fois dans
cette lande ; heure mélancolique durant
laquelle, malgré le temps
écoulé, je retrouvai des traces de
nos réunions de jadis : inscriptions
sur des troncs d'arbres et autres souvenirs. Mais
où étaient mes compagnons
d'alors ?... Disparus, dispersés,
quelques-uns entrés dans
l'éternité ! ... Bon vieux
temps !
Ou'elle était fraîche cette
lande quand au printemps nous y faisions, le
dimanche, une promenade avant d'aller à
l'Eglise ! Elle semblait nous dire
joyeusement : « que vous êtes
heureux ! » Je la vois, belle aussi,
éclairée par le soleil couchant qui
empourprait au loin les lignes des collines et des
bois ; et je la vois, encore, la nuit au clair
de lune.
Semblables à une lointaine cloche
du soir, ces souvenirs résonnent en moi.
Dans mes heures d'orgie
même, je les entendais parfois comme des
exhortations.
Le soir, sauf le cas de devoirs
pressés, nous avions séance. Dans
notre maison, située à l'une des
extrémités de la ville, se trouvait,
à l'étage supérieur, une
pièce consacrée aux
élèves : notre salle de
réunion. On y transportait des fauteuils,
seuls sièges convenables à la
dignité des collégiens de
première. Pour nous autres, plus jeunes, des
chaises suffisaient ; les petits se
contentaient d'un siège pour deux. Les
sujets à traiter ne nous faisaient jamais
défaut. Mainte société
académique aurait pu nous envier à
cet égard. La discussion roulait, comme de
juste, sur notre petit monde du collège qui
renfermait tout pour nous : espérances,
joies, soucis. Nous commencions par les
soucis : succès douteux du travail en
classe, réussite incertaine des devoirs
à la maison. Le résultat, du
débat était d'ordinaire
heureux ; il prédisait, pour le travail
déjà fait, la note satisfaisant, pour
les devoirs à faire, la note bons, et nos
soucis s'envolaient. Heureuse
jeunesse !
En général, la jeunesse
est démocrate ; aussi les discours
enflammés ne manquaient pas dans nos réunions.
Ils avaient surtout pour objet des plaintes contre
le personnel enseignant : tel professeur
offensait la dignité des
élèves de première ; tel
autre marquait injustement de mauvais points, etc.
Émises avec une violence passionnée,
ces accusations étaient accueillies par de
frénétiques applaudissements ;
mais elles n'excitaient point notre colère
et ne diminuaient aucunement notre confiance en nos
maîtres.
Les récits formaient la plus
belle partie de nos séances. Maints pays
étaient représentés parmi
nous. Nous avions, entre autres, le fils d'un
missionnaire de Bornéo. Le gros de H., de la
frontière russe, nous parlait de froids
intenses qui les forçaient à placer
dans leur plus petite pièce leur plus grand
poêle, autour duquel tous se pressaient au
bruit de la tempête ; il
décrivait des trajets nocturnes dans la
steppe où, seules, les étoiles et la
direction du vent, indiquaient la route aux
voyageurs. Le fils d'un forestier de la Thuringe ne
se lassait pas de nous dépeindre leur
maison, leurs courses dans d'immenses forêts,
leurs longues veillées sous leur toit
couvert de neige. Avec sa vivacité méridionale, le
jeune
homme de Bornéo nous représentait sa
maison paternelle sur la côte rocheuse de
l'Océan Indien ; les soirées
passées en famille, jusque tard dans la
nuit, sur leur véranda, en écoutant
le bruit de la mer et les voix de la forêt.
Nous prêtions l'oreille avec ravissement
à tous ces récits, sans trop nous
soucier de leur exagération
probable.
Pour moi, j'écoutais plus que je
ne parlais. Mes amis ne se doutaient pas du bien
que me faisaient leurs récits ; ils
chassaient de mon âme, pour un temps du
moins, les pensées et les images impures.
J'ai passé deux ans dans ce milieu.
Sûrement, J'y ai entendu maints entretiens
oiseux et plats, mais jamais un seul mot dont
l'ange de l'innocence eût rougi. Vrai miracle
aux yeux de celui qui connaît la jeunesse
moderne !
Cependant, malgré tout, s'il m'a
rendu un peu meilleur, mon séjour à
Gutersloh, ne m'a pas sauvé ;
peut-être à cause de l'ignorance
où était mon maître des motifs
pour lesquels j'avais quitté Hambourg.
Personne, ne connaissait les plaies de mon
âme ; elles étaient mon
secret ; ombre effrayante dans mon souvenir.
J'aurais eu
besoin
de le confier à un ami ; je ne pus le
faire. Si j'avais pu m'épancher dans le
coeur d'un homme habitué à sonder et
à consoler les âmes, cela m'eût
peut-être sauvé ! .....
J'étais seul, tout seul avec mes
cruels souvenirs et mes sombres pensées. La
nuit, quand mes compagnons dormaient paisiblement
et que le vent de la lande chantait sa douce
mélodie autour de notre demeure, je
m'agitais sur ma couche sans trouver le
sommeil ; je pensais à la maisonnette
de l'Elbe ; je voyais ma tante et ma soeur,
l'une dans son fauteuil, près du
poêle, l'autre à ses pieds, non
sereines et gaies comme naguères, mais
trompées par moi ; ma tante, le visage
chagrin, Agathe, les yeux en pleurs. Puis mon
père, non dans sa mâle et fière
beauté, sur le pont de son navire, mais
courbé dans sa cabine, les traits
ravagés par la douleur. Quelquefois mon
camarade de chambre, réveillé par mon
agitation m'en demandait le motif. Je lui
étais infiniment reconnaissant lorsqu'il
voulait bien échanger quelques mots avec
moi ; mais je ne pouvais lui faire mes tristes
confidences.
Je me suis souvent demandé si la
corruption, la
dépravation chez l'homme, ne sont pas
causées surtout par cette extrême
réserve qui lui rend tout épanchement
impossible.
J'aurais pu sortir de cette dangereuse
réserve ; parfois je me suis
trouvé comme le naufragé qui voit,
à peu de distance, passer un navire ;
il appelle en vain, personne ne distingue le
mouchoir qu'il agite.
Nous fîmes une de nos courses de
gymnastique à Tatenhausen, château
admirablement situé au milieu de la lande
Westphalienne. Dans les environs se trouve un
cimetière où repose le poète
allemand Stolberg. Une douce paix y règne,
il n'inspire point l'effroi de la mort. Selon le
désir d'un de nos maîtres, les
élèves les plus âgés se
séparèrent des autres pour aller voir
la tombe du poète. Je me joignis à
eux. Toute la journée, j'avais
été dans une joyeuse excitation. La
beauté de la nature, les sons purs de nos
chants, la réunion de tant de camarades, les
bonnes relations avec nos maîtres, tout
m'avait réjoui le coeur. J'arrivai au
cimetière dans cette heureuse disposition.
Tête découverte et gardant un pieux
silence, nous entourâmes le tombeau du
poète.
Cette scène me fit une grande
impression, m'émut profondément. Ma
gaîté disparut, j'oubliai ma joie du
matin, le plaisir de la course ; je ne pensai
plus aux camarades que je venais de quitter
l'instant d'avant, ni à notre retour ;
je ne vis plus les compagnons qui m'entouraient. Au
bout d'un moment tous partirent et je restai
encore. Il me semblait avoir atteint le lien de ma
délivrance, le moment où je pourrais
me débarrasser du fardeau secret de ma
vie.
Mon absence fut bientôt
remarquée. On m'appela à plusieurs
reprises. Il fallut partir.
Me voyant de loin arriver, la bande se
remit en route. Le professeur, sans doute, avait vu
mon émotion ; il était de ceux
qui ne jugent pas un élève seulement
d'après ses leçons et ses cahiers.
Tandis que les autres s'en allaient d'un pas
rapide, en chantant, il m'attendit et, posant une
main sur mon épaule, il me demanda si
j'avais de mauvaises nouvelles de chez moi. En
retour de ce témoignage
d'intérêt, il s'attendait probablement
à des confidences, mais il avait trop de
délicatesse pour me les demander.
Ah ! que ne l'a-t-il
fait ?
Dans certaines maladies, une
opération seule peut amener la
guérison ; de même une question
directe peut sauver une âme renfermée
en elle-même. L'heure était
favorable ; je soupirais après un
moment d'effusion complète, je n'attendais
que d'être interrogé.... je ne le fus
pas.... l'entretien glissa dans des
banalités, puis nous arrivâmes
à Tatenhausen. Cris joyeux, gaie musique
nous accueillirent. Le professeur me tendit la main
en exprimant l'espoir de retrouver bientôt un
moment de calme pour un entretien plus
intime.
C'était certainement son
désir. Souvent il m'en fournit l'occasion,
souvent je sentis son regard scrutateur se poser
sur moi. Son intérêt me faisait du
bien ; c'était une étoile dans
ma nuit. Ce fut ma faute si cette étoile et
quelques autres encore, ne devinrent pas des
soleils dont la flamme aurait fondu la glace de mon
âme. Les êtres renfermés sont
à plaindre. Il y en a, il est vrai qui se
parent de leur froide retenue pour se rendre
intéressants. Ah ! la mienne
n'était pas un ornement, mais une lourde
chaîne de fer !
Dès ce moment de l'après
midi, toute joie disparut pour moi. Je fus content
de pouvoir m'isoler sous les
grands hêtres de Tatenhausen. Les
échos de la gaîté de notre
bande parvenaient jusqu'à moi, mais il me
fallait prêter l'oreille à d'autres
sons. Des voix sévères me
criaient : « Pourquoi chercher dans
la joie l'oubli de ton
passé ? » J'ai eu souvent des
heures semblables ; je me rappelais alors avec
douleur que, dans la « Chambre à
part » du quartier Saint-Paul, j'avais
perdu tout droit aux plaisirs innocents et purs de
la jeunesse.
Je me souviens encore d'un moment
où, dans la société d'un
camarade, le salut fut bien près de moi. On
avait à Gutersloh la belle coutume de
célébrer la Sainte-Cène, en de
certains dimanches, entre élèves et
professeurs. Aucune contrainte ; y prenaient
part ceux qui le désiraient. L'esprit du
collège disposait l'âme, et je me
décidai à participer à cet
acte. Mon intention était bonne, mais je ne
comprenais pas le sens profond de cette
cérémonie dont je me
représentais pourtant la
sainteté.
La veille de la Sainte-Cène, pas
question de nos joyeuses parties du samedi dans la
lande. Nous allions, deux ou trois amis ensemble,
faire une
tranquille
promenade aux abords de la ville. Le jour dont je
parle, préférant sortir seul, le
repas fini, je quittai la maison inaperçu.
À peine dans la rue, je m'entendis appeler
d'une fenêtre, par un camarade de
classe ; il me rejoignit et nous finies route
ensemble. Sa compagnie me plaisait ; il
possédait une qualité bien rare chez
l'adolescent : la bonté. Vrai Frison,
adroit et fort, notre meilleur gymnaste, il avait
des manières bienveillantes et cordiales.
Ignorant le plaisir de la moquerie et de la
taquinerie, il était l'ami eu le confident
de tous, mais ne s'imposait à aucun.
Ce samedi-là, peu de jours avant
Noël, il allait chercher des pommes de pin
dont Il voulait fabriquer un objet pour sa
fête de famille ; il mit beaucoup de
temps à en ramasser un nombre suffisant, ne
pouvant employer, disait-il, que les très
beaux exemplaires. Je l'aidai de mon mieux. Ce
travail nous conduisit assez loin et bientôt
il fallut songer au retour.
Le jour tirait à sa fin. Avant de
disparaître, le soleil réussit
à dissiper les nuages. amoncelés et
à éclairer encore un instant la contrée. Dans mon
enfance, je trouvais à la nature, le samedi,
un aspect tout particulier. Ce fut aussi mon
impression ce soir-là. L'ange de la paix
parcourait la campagne en bénissant les
champs, la lande, les sentiers, les prairies ;
le canard sauvage se taisait peu à
peu ; les corneilles s'envolaient en bandes
vers leur nid commun. Dans les fermes
isolées, s'achevait le travail de la
semaine. Près d'une maison habitée
par un jeune couple, une fillette préparait
les chaussures pour le dimanche. Tout parlait de
paix, de repos. Je me disais :
« Oh ! si les tourments de mon
âme pouvaient un jour
s'apaiser ! »
J'aurais voulu crier à mon
ami : « Viens à mon
secours ! aide-moi dans ma
peine ! » Il cheminait devant moi,
portant avec soin sa récolte dans un
mouchoir ; il pensait certainement à
l'exécution de son objet pour Noël. Le
chemin devenant plus large, nous pûmes
marcher côte à côte le long de
la Dalke, jolie petite rivière. Je soupirais
après un entretien intime et, à
propos de ses pommes de pin, je lui demandai des
détails sur sa famille. Il me raconta qu'ils
avaient traversé des temps difficiles. Son
père étant malade, tout l'entretien du ménage
retombait depuis des mois sur sa mère et sur
ses deux soeurs.
- Mais, ajouta-t-il, tout va mieux
maintenant ; ma mère s'est bien mise au
courant des affaires de mon père et nos
fêtes de Noël ne seront pas tristes du
tout ; mon père même sera joyeux.
Il me dit comment ils fêtaient Noël dans
leur petite ville de la principauté de
Lippe. De grand matin, ils allaient à
l'église. À leur retour, il faisait
encore assez nuit pour allumer l'arbre et
célébrer la fête. Il me fit le
tableau d'une vie de famille heureuse telle que je
l'avais eue naguère.
- Mais, dit-il, assez parlé de
moi. Raconte-moi, à ton tour, ami
silencieux, comment vous passez Noël dans
votre grande ville.
Son ton était si cordial que je
n'eus pas de peine à faire au moins l'essai
d'un entretien intime. La bonté est une clef
sûre pour pénétrer dans les
coeurs fermés.
Je vois distinctement les lieux
où, encouragé par ses questions
amicales, je commençai mes confidences. Nous
cheminions le long d'un vaste champ. À notre
droite s'étendait un épais bois de
pins où, çà et là,
s'ouvrait une clairière.
De l'autre côté, la brume du soir
enveloppait déjà les arbres ;
les collines, au loin, disparaissaient dans
l'ombre.
Nous étions absolument seuls.
Autour de nous, pas un bruit ; celui de nos
pas même se perdait dans le sable du sentier.
L'instant me semblait solennel. Impressionné
aussi, mon ami attachait sur moi son regard
sérieux en attendant mon
récit.
Je lui racontai ma vie de
Hambourg ; je lui en montrai les images
sombres comme les sereines. Je lui décrivis
notre petite maison où nous étions si
heureux et si gais, nos joyeuses promenades, nos
paisibles soirées ; je lui fis
comprendre ce qu'était pour moi ma
soeur ; puis je lui avouai que par une
conduite coupable j'avais anéanti ce
bonheur. Je lui racontai mon dernier soir à
Hambourg, la mort de mon père dans les
flots, ma cruelle séparation d'avec ma
famille. Je n'eus pas besoin de lui dire combien
depuis lors je me sentais malheureux. Il le
comprit : une larme brilla dans ses yeux et il
me serra la main avec affection comme pour
m'assurer de son désir de m'aider à
retrouver la paix. Dans de tels moments, il n'est
pas besoin de paroles ;
il
suffit à l'âme de se sentir comprise.
Elles sont dangereuses les paroles ; parfois,
elles blessent au lieu de consoler. Je ne me
rappelle pas s'il m'en adressa en cet instant
solennel ; mais je sais qu'il me comprit. Ce
qu'est la faute, l'égarement pour une vie,
il le sentit, non théoriquement, en
philosophe, mais en homme.
Cependant, cette heure d'intimité
ne me sauva point. Une seule chose l'aurait
pu : un aveu complet de ma dégradation.
Je n'y fis que des allusions. Je ne dis pas un mot
du vrai malheur de ma jeunesse, ces heures de
dévergondage dans la « chambre
à part » du quartier Saint-Paul.
Je ne laissai pas mon fidèle ami jeter un
seul regard dans l'abîme impur de mon
âme. Pourquoi ? Était-ce par
honte ? Non : c'était le fait de
mon défaut inné, de mon manque de
véracité. En jetant les yeux
aujourd'hui sur mon passé, je me
demande : Ai-je jamais été
vraiment franc et sincère ? L'aurais-je
été avec ma
mère ?
L'influence d'un être vraiment
bon, comme l'était mon camarade, n'est
jamais entièrement perdue. J'aurais pu
retirer un véritable profit de cette heure
d'intimité avec lui. Elle ne me fut pas tout à
fait
inutile ; mais elle ne m'apporta pas une
guérison durable, ne m'empêcha pas de
devenir un de ces êtres déchus dont un
poète a dit qu'ils ne sont dignes
« ni de la liberté, ni du royaume
de Dieu ».
La nuit tombait. Derrière nous la
lande n'était plus qu'une sombre
étendue. Nous hâtâmes le pas
pour gagner la ville où scintillaient
déjà les lumières. Nous
finies, le long de la Dalke, le reste de notre
trajet. Les feuilles sèches bruissaient sous
nos pas ; celles des aulnes tombaient encore
des arbres.
Bien que, depuis lors, plusieurs
années se soient écoulées, je
retrouve dans ma mémoire, comme si elle
datait d'hier, cette heure d'épanchement
avec mon ami ; il me resta toujours
fidèlement attaché, mais jamais je ne
me retrouvai seul avec lui dans la lande. Mon
âme brûle, encore aujourd'hui, du
désir, irréalisable,
hélas ! de la parcourir de nouveau avec
un compagnon au coeur pur. J'y suis retourné
deux fois ; la dernière, il y a deux
ans, dans l'arrière-automne aussi. J'y ai
tout retrouvé, tout reconnu : la grande
paix du sabbat, les places où nous nous arrêtions,
le vent
bruissant dans les pins, les prairies faisant leur
même rêve, le soleil dorant les
collines.... tout comme jadis. Promenade inutile,
pourtant : mon ami n'était plus
là... et moi ? j'avais tant
changé !... J'étais un
autre...
Où est-il maintenant, mon cher
compagnon, si bon, si dispos ? Dieu veuille
qu'il ait continué à marcher du
même pas dans la vie ! Depuis notre
séparation, je n'ai jamais entendu parler de
lui. Que fait-il ? Pense-t-il encore à
notre heure d'intimité ?...
Depuis ce jour, la solitude me devint
une aime, une confidente ; elle seule a
entendu les soupirs de mon coeur
altéré. Souvent je quittais mes
camarades pour aller la chercher au loin dans la
lande. Plaine silencieuse, pour moi la plus belle
du monde, comme j'ai compris ton
mystère ! Vous, les heureux de la vie,
allez dans la forêt chanter votre joie sous
ses voûtes. Vous, amoureux, côtoyez les
bosquets, écoutez le doux murmure des
ruisseaux. Vous, financiers surmenés,
grimpez les montagnes, retrempez vos âmes
dans la majesté des hautes cimes... Pour
celui qui doit marcher seul et triste dans la vie,
Dieu a créé la
lande ; elle le calme, l'apaise, le console.
Merci, ô lande, pour les heures que j'ai
passées dans ta paix ! Je t'aimais en
été sous l'ardeur du soleil, en hiver
dans le solennel silence de ta robe
immaculée ; Je t'aimais sous la pluie,
même. Mes camarades, alors, se
réunissaient pour causer. J'allais en
hâte, te trouver et d'une de tes collines je
regardais les nuages s'amonceler, les brumes
envahir les bois, les cimes des arbres s'agiter.
Parfois, je me rendais en secret, au clair de lune,
dans la plaine silencieuse ; là
s'apaisait la voix accusatrice de mes remords et je
pouvais rêver d'oubli et de pardon.
J'avais passé deux années
à Gutersloh lorsque des circonstances
imprévues me forcèrent à
quitter cette ville peu de temps avant Noël.
Douloureux moments ! Le souvenir m'en est
sacré à cause des témoignages
d'affection dont je fus alors l'objet.
À ma dernière
leçon, nous lûmes Homère.
L'esprit de Noël planait déjà
sur la classe. Notre professeur nous fit prendre ce
jour-là un des plus beaux passages du
poète, l'histoire de ce noble martyr qui,
dans la cabane du fidèle berger, se fait
reconnaître par son fils.
Beau récit, bien adapté à ma
situation : atteindre un port tranquille
après une course vagabonde ; arriver
dans une patrie aimée après de
longues années passées à
l'étranger : toutes les souffrances
changées en joies !
La leçon finie, je franchis, pour
la dernière fois, la porte du
collège. Dans le brouillard épais de
la rue disparurent bientôt mes chers
professeurs, mes joyeux compagnons et, avec eux, le
rempart protecteur qui m'avait entouré
durant ces deux années. En me
séparant d'eux, j'avais senti un sombre
découragement s'emparer de moi, un
pressentiment douloureux des difficultés de
ma route.
Le soir, réunion d'adieu avec mes
chers camarades. Je n'y fis guère bonne
figure ; les autres, dans une joyeuse attente
des vacances, se réjouissaient à la
perspective des fêtes de Noël. Oh !
Noël en famille ! La joie ne tue pas
l'amitié dans le coeur humain. Mes amis me
témoignèrent affectueusement leurs
regrets de mon départ ; ils
rappelèrent avec une vivacité
juvénile le souvenir des actes saillants de
notre vie commune, en mettant en lumière le
rôle que j'y avais joué ; ils m'entretinrent
de mon
avenir
et me prodiguèrent, leurs bons
conseils.
Je vous vois tous encore autour de moi,
chers compagnons de ces dernières heures.
Autant que je l'ai pu, je vous ai suivis sur le
chemin de votre vie. Toi, R..., tu es rentré
en Souabe, en te promettant un bel avenir. Ta
mère voyait déjà en toi un
médecin célèbre... Mais
non ; tu revenais malade, la mort te
guettait... l'amour maternel ne put qu'adoucir ta
fin... Cher S..., je sais dans quel sombre route tu
es entré. Le plus gai de nous tous, tu
étais aimé de chacun, indispensable
à la réussite de nos jeux, de nos
parties... quel changement ! Je connais tes
actes et la situation dans laquelle tu te trouves
maintenant. Personne ne t'aime ; partout tu es
mal vu, exclu de tout projet, de toute partie en
commun. Néanmoins, si je te rencontre un
jour sur ma route solitaire, je t'accueillerai
comme autrefois et nous pleurerons ensemble ce que
nous avons perdu... Et toi, cher de R... ? Je
t'ai revu, brillant officier, à la
tête de ton escadron ; je t'ai reconnu
à ton sourire charmeur. Comme tu savais nous
gagner, nous ensorceler ! Tu nous demandais nos
devoirs pour les
copier...
impossible de les refuser à ton
sourire ! J'ai entendu parler de toi aussi,
excellent H... Vrai philosophe, faible partisan de
nos joyeuses folies, tu aimais les gros livres et,
les sentiers solitaires. Te rappelles-tu cette
promenade à nous deux dans la lande
jusqu'à Marienfeld ! Nous fîmes
la découverte de notre commune et
secrète vénération pour
Napoléon 1er. La lune, au-dessus. de la
plaine, nous fit penser au tombeau de l'île
Sainte-Hélène. J'ai suivi ta
carrière avec joie et sans jalousie. Les
richesses cachées de ta vie
intérieure se sont
développées. Le collégien
silencieux et pensif est devenu un homme d'action,
influent dans la vie publique. Sans jalousie aussi,
j'ai appris ton heureuse union avec la
bien-aimée de ta jeunesse.
Dernièrement, J'ai passé devant ta
demeure... je n'y suis pas entré. Pourquoi
l'aurais-je fait ?
Oui, en cette heure, assis à ma
table dans ma triste chambre de grande ville, je
vous vois tous devant moi, compagnons de ma
dernière soirée de Gutersloh.
Ma fenêtre est obscurcie par la
brume de novembre. De tous les bruits montant de la rue,
pas un ne me salue
avec
sympathie. Reparais-donc, toi, bon vieux temps,
fais luire dans mon coeur un rayon de ton soleil.
Chers camarades de ces jours heureux, laissez-moi
vous répéter mes derniers souvenirs.
Je ferme les yeux et vous m'apparaissez tous ;
je vous salue avec reconnaissance, car je sens ce
que vous étiez pour moi. Je vous remercie
particulièrement vous deux qui m'avez
accompagné à la gare. Le premier
train partait à quatre heures du matin. Nuit
sombre, rues encombrées de neige, vent
glacial. Nous marchions en silence, comme des
ombres. Mes yeux s'efforçaient de
pénétrer les ténèbres
pour voir une dernière fois ces lieux
aimés, ces rues, ces maisons...
J'étais le seul voyageur montant dans ce
train. Il fallut nous séparer en hâte
: de rapides poignées de main, un dernier
adieu, pas de temps pour des larmes... Étant
seul dans mon coupé, je pus en verser
ensuite...
La vapeur nous emporta au milieu des
ténèbres. Je regardai en vain au
dehors ; à peine si j'aperçus,
sur le haut du talus, l'ombre noire des pins comme
un dernier adieu de la lande... Quand le jour
parut, quelle
différence ! le bruit de la grande
ville, l'agitation de la vie humaine...
Tel fut mon départ de Gutersloh.
Je ne veux pas me laisser aller à une
ingrate tristesse au moment où les souvenirs
de ce temps heureux se réveillent en moi.
Tout est semence et fruit. Pourquoi me tourmenter
en appliquant cette parole uniquement à ma
dégradation ? Pourquoi en exclure un
consolant espoir ? Bien des semences, il est
vrai, ont produit de mauvais fruits en moi...
celles de Gutersloh n'ont pas encore levé.
Puissent-elles lever avant le déclin de ma
vie !
Il y a quelques semaines, j'ai
passé de nuit à Gutersloh.
Grâce au clair de lune, malgré la
rapidité de mon train, j'eus le bonheur de
revoir la petite ville et sa lande paisible. Dans
ce court instant, le passé ne m'occupait pas
seul. Je me voyais, l'âme en paix, marchant
dans le droit chemin, au devant d'une nouvelle vie.
En traversant Gutersloh, je vous ai tous
bénis, chers compagnons d'autrefois :
vous qui êtes dispersés au loin, vous
qui travaillez encore, vous qui reposez
déjà dans la tombe, vous tous, mes
chers maîtres, et vous, collégiens
nouveaux, assis à nos places de jadis, je vous ai
bénis
alors ; aujourd'hui, je vous salue
cordialement et je prie ceux de vous qui parcourent
la lande de lui parler de mon fidèle
souvenir.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |