Six mois plus tard, le 18 avril, j'arrivai
à Gutersloh par une belle matinée
pleine de riantes promesses. Les vents d'ouest
débarrassaient la nature des derniers
vestiges de l'hiver ; aux arbres, des
bourgeons naissants proclamaient la loi immuable de
mort et de résurrection. Les oiseaux
chantaient la vieille chanson de l'amour qui fait
vivre et renouvelle la terre. Dans la rue, les
enfants donnaient essor à leur joie par des
rires et des gambades. Les amoureux erraient dans
les avenues ensoleillées en parlant de leur
bonheur. La sérénité
reparaissait dans les âmes
assombries.
Tandis que j'écris ces lignes, le
soleil luit sur mon papier. Qu'il luise aussi dans
mon coeur au souvenir de Gutersloh ! Je ne
puis et ne dois penser qu'avec
une profonde reconnaissance à mon
séjour dans cette ville.
J'y eus un ami, un être excellent,
doué d'un bon et noble coeur... Quel
contraste avec, mes compagnons
dépravés de l'hôtel de
Hambourg ! ... Malheureusement, il me fut
enlevé trop tôt. Un mal traître
et sans pitié l'affaiblissant rapidement,
les médecins lui
déclarèrent : « Une
seule chance de guérison vous reste :
allez au Midi ». Il partit en
février, passa trois mois sur la rive
enchantée du lac Majeur et revint par un
beau printemps dans son pays. Son corps malade
n'avait pas trouvé la guérison, mais
le calme et la paix étaient entrés
dans son coeur. Je le vis pour la dernière
fois le lendemain de Pâques. Il baissait
rapidement, ou plutôt il s'élevait
vers de plus hautes sphères. D'une voix
éteinte, il me parla encore de son
séjour en Italie, me décrivit les
beautés du lac Majeur, la merveilleuse
clarté du matin, le paisible éclat
des soirées, la vue des montagnes set me
dit :
- J'ai beaucoup joui,
là-bas ; je pense à ce pays avec
une infinie reconnaissance, lors même que je
n'y ai pas trouvé la guérison.
La semaine suivante, sa lutte cessa.
Jusqu'à son dernier soupir, dans le
délire de la fièvre, il parla encore
de l'Italie.
Gutersloh ne m'a point guéri non
plus. Je n'ai pas retiré de ce séjour
- bien court, hélas ! - les bons fruits
que d'autres en ont rapportés pour la vie.
Le mal en moi était trop
profond !
Cependant je garde à Gutersloh un
souvenir reconnaissant ; j'y fus heureux. Ce
séjour fut pour moi une belle fin
d'été avant un sombre hiver, une
étoile brillante dans le ciel obscur de ma
vie. Accueille ce rayon lumineux, mon pauvre coeur,
tandis que ma main écrit ces souvenirs et
rappelle-toi que Gutersloh fut pour moi la
« dernière
volonté » de mon
père.
Cette année-là, pour la
première fois, mon père ne revint pas
à Noël. Nous avions reçu de San
Francisco une lettre disant :
« Jamais encore je n'ai fait une si
mauvaise traversée. Arrivé il y a un
mois, je ne puis pas encore partir. En outre, sont
survenus des désagréments avec
quelques fournisseurs. Tout cela me retient loin de
vous. Vous savez combien cela m'est douloureux. Ma
seule consolation sera de vous
voir en esprit sous votre arbre illuminé et
de savoir vos pensées à l'unisson des
miennes. »
À sa lettre étaient
jointes quelques tendres lignes pour moi
seul ; elles disaient entre autres
choses : « Tu grandis, tu te
développes, tu progresses et je pense avec
joie au jour prochain peut-être, où,
devenu un jeune homme capable, tu tiendras une
place honorable dans la vie, accompagné des
prières de ton vieux
père. »
Quelles misérables
journées je passais à cette
époque ! Je les disais
« amusantes », il est vrai,
mais que de turpitude sous ce qualificatif !
Depuis ce malheureux 1er septembre j'avais fait de
rapides progrès dans le mal. Les conseils et
l'exemple de Jurgens m'étaient superflus
désormais ; la cause de mes chutes
n'était plus l'inexpérience de
l'innocence. On ne se moqua plus de moi ; au
contraire, mes ignobles prouesses ne
tardèrent pas à exciter l'admiration
de toute notre société. Grâce
à ma bonne et forte santé, je
supportai les plus grands excès de boisson.
Bientôt, je fus aussi intime que les autres
avec Lisbeth qui me proclama son favori. Plante vénéneuse
de ce
lieu empoisonné, elle m'enseigna à
mépriser la femme.
À la maison, je soutins ma
première tromperie par de nouveaux
mensonges, mais toujours en tremblant de
m'embrouiller et de me contredire. Poussée
par une curiosité, bien naturelle chez une
soeur, Agathe m'interrogeait souvent sur mon ami,
sur sa famille, sur mes soirées chez eux,
etc... Vrai tourment pour moi ! Un soir, elle
devint si instante que je me permis cette
réponse grossière :
- Je ne suis plus un enfant ; je
n'ai pas besoin de raconter tout ce que je fais.
Laisse-moi tranquille !
Je vois encore son air
navré ; je l'entends encore pleurer
amèrement. Peut-être se rendait-elle
compte, pour la première fois, du changement
apporté par moi dans nos relations. Sa
tendresse à mon égard demeura la
même, mais le soleil de son sourire disparut
peu à peu.
Des jours vinrent où je souffrais
de cet état de choses, où je voyais
avec effroi le contraste entre mon mensonge continu
à la maison et ce que dans les bavardages de notre
société nous
appelions l' « honneur ». Un
affreux dégoût me prenait en entendant
parler à notre table des « devoirs
sacrés de la camaraderie » et de
la « fidélité que nous nous
devions ».
Il y eut des heures où je voulais
briser la chaîne de cette servitude ; un
soir surtout, le quatrième avent : Ma
tante était sortie ; nous étions
seuls, ma soeur et moi. Assis près du feu,
je regardais les braises d'un air maussade, comme
à l'ordinaire. Agathe travaillait avec
zèle à un cadeau de Noël pour
tante Marie ; elle en préparait un
aussi pour moi, plus beau encore que de
coutume ; elle voulait à tout prix me
rendre ma gaîté. Le silence
régnait autour de nous. La neige.
assourdissait le bruit des pas dans la rue ;
l'Elbe nous envoyait le reflet du soleil
couchant ; il luisait sur ma soeur ; son
doux, visage en était comme
transfiguré. Mon coeur se serra en souvenir
des innocentes et joyeuses causeries de
naguère, des précédentes
veilles de Noël, de notre bonheur sans
mélange pendant les fêtes. Il ne
demandait qu'à rentrer chez nous, le
bonheur ; à moi de lui rouvrir la porte
que je lui avais fermée ! Je fus sur le point
de tout
avouer
à ma soeur et de recommencer notre paisible
et bonne vie... Les souvenirs de la
« chambre à part » du
quartier Saint-Paul m'assaillirent en foule :
l'accueil enthousiaste de mes camarades, leurs
bravos, mon renom de « fameux
gaillard ! » ... Je perdis la
tête et je me décidai à tout
leur sacrifier : la paix de mon âme, le
calme de ma conscience et même l'affection de
ma soeur.
Les premiers jours de mars, mon
père nous annonça sa prochaine
arrivée qui vint interrompre mes coupables
sorties : il ne m'eût pas
été possible de le tromper. En
revanche, il me fallait un motif pour m'excuser de
mes absences auprès de mes camarades
d'orgies. Cela ne me fut pas difficile ; je
savais si bien mentir ! D'autres, d'ailleurs,
dans des cas semblables, avaient, sans remords,
trompé notre société.
Fidélité, sincérité,
confiance, n'étaient chez nous que des
mots !
Une dernière lettre de mon
père précisait le jour de son
arrivée. D'habitude, nous allions tous trois
le chercher à Brunsbüttel. Cette
fois-ci, l'heure de son débarquement
étant incertaine et pouvant être
tardive, il nous priait de l'attendre à la
maison.
À la fin d'une sombre
journée de mars, réunis dans notre
confortable chambre de famille, nous attendions
impatiemment notre cher voyageur. Levée de
grand matin déjà, Agathe ne se
lassait pas de tout arranger et de lui
préparer des surprises. Naguère, je
l'aidais avec zèle et, tout joyeux, j'allais
dans la lande cueillir des bruyères, fleurs
favorites de notre père. Cette fois-ci, la
conscience tourmentée, formant des plans
pour lui cacher ma conduite, je cherchais la
solitude. Je pensais avec terreur à
l'instant où Il me faudrait lever les yeux
sur lui. Heureusement, le déclin du jour
approchait. Dans la pénombre du
crépuscule, ce serait moins
difficile.
Au moment d'allumer notre lampe de
marin, vieil héritage de famille, nous
entendîmes un pas ferme dans la rue
silencieuse... son pas ! ... Avec un joyeux
cri, Agathe s'élança au dehors ;
je la suivis, tout tremblant. Il faisait presque
nuit. Mon père m'embrassa avec tendresse,
sans s'apercevoir que je ne n'étais plus
l'innocent et naïf garçon de
naguère.
Nous restâmes quelque temps encore
à causer à la
faible lueur du crépuscule. Je me tenais
dans un coin obscur. Tout heureux, mon père
s'écriait parfois :
- Enfin de retour !
enfin !
Son regard me cherchait souvent.
À plusieurs reprises, il me dit sa joie de
me voir si grand et de si bonne apparence. Il se
sentait fier de son fils unique. La pensée
de ma réussite dans la vie, dont il ne
doutait, pas, le réjouissait d'avance ;
il me voyait arrivé bien haut quand
lui-même serait sur son déclin. Ma
soeur et ma tante nous quittèrent pour
veiller aux apprêts du souper et il me
répéta combien, durant sa longue
absence, il avait pensé à moi et
prié pour moi. Pauvre
père !
Un repas de fête s'étalait
brillant sous les lumières. Agathe
avança un fauteuil pour notre père
qu'elle ne quittait pas des yeux, cherchant
à deviner ses moindres
désirs.
J'ignore s'il eut alors quelque
soupçon de la vérité ;
mais je vis ses regards scrutateurs s'arrêter
fréquemment sur moi. Se doutait-il
peut-être de mes efforts
désespérés pour lui cacher les
tourments de mon âme ?
Quelques jours plus tard, certainement
Il savait tout ; il ne
m'en
dit rien, mais je le sentis. Il était,
d'habitude, toujours gai à la maison, n'y
apportait jamais les ennuis et les soucis de sa
profession ; il semblait les oublier
complètement en notre compagnie. Maintenant
il passait, silencieux et pensif, de longues heures
auprès de nous... Évidemment, des
pensées douloureuses l'absorbaient et
l'accablaient.
Pâques étant de bonne heure
cette année-là, les vacances
commencèrent peu de jours après
l'arrivée de mon père. L'hiver avait
reparu. De nouveau gelées, les prairies des
rives de l'Elbe offraient un beau champ de
patinage. Le premier jour des vacances, mon
père, excellent patineur, me proposa une
excursion à Kuxhaven, en partie sur la
glace. Jadis, souvent j'avais joyeusement
rivalisé d'adresse et d'audace avec lui sur
les surfaces gelées. Ce jour-là, nous
avancions en silence. Un vent glacé
soufflait, du nord. Très vite
fatigué, je serais volontiers
retourné à la maison au bout d'une
demi-heure... Dans la « chambre à
part » du quartier Saint-Paul, j'avais
perdu tout plaisir à ce genre d'exercice.
Nous ne causions guère, mais je
sentais que mon père m'avait proposé
cette course dans le but de me parler en
particulier. Nous fîmes en chemin de fer la
dernière partie du trajet. Mon père
ayant à s'occuper d'affaires à
Kuxhaven, nous convînmes de nous retrouver
vers le port.
Il y arriva dans l'après-midi,
sérieux mais affable. Nous montâmes
sur les falaises en face de la mer. C'était
à marée haute. Le vent jetait avec
furie contre la digue protectrice d'énormes
vagues dont le choc brisait d'immenses
glaçons. Nous cheminions en silence, mon
père en avant dans l'étroit sentier.
Après un certain temps, il s'arrêta
pensif en regardant le jeu impétueux des
flots ; bien souvent, d'une main sure, il
avait dirigé son navire au milieu des plus
violentes tempêtes lutté sans faiblir
contre les fureurs de l'océan... Maintenant,
il s'agissait pour lui d'une autre lutte, de la
lutte contre le péché dans un coeur
d'homme, dans le coeur de son fils, de son fils
unique !... Je vois en cet instant le visage
de mon père sous les derniers rayons d'un
soleil de printemps..... Quelle affliction, quelle
douleur J'y lis encore !
Après un long silence, me
regardant bien en face :
- Je sais tout, me dit-il, tout !
Je ne te fais pas de questions ; je ne veux
pas t'induire à mentir à ton vieux
père ; pas de reproches ; si tu ne
t'en fais pas toi-même, les miens seraient
inutiles. Je veux te dire seulement que mes soucis
à ton sujet pèsent lourdement sur mon
coeur. Je vais reprendre la mer en emportant ce
fardeau. Penses-y quand tu penseras à moi.
Je ne te demande ni serments, ni promesses ;
je sais comment on les tient ! mais je ferai
tout pour te sauver. J'ai annoncé hier au
directeur ta sortie du collège. Tu quitteras
Hambourg. J'ai écrit au collège de
Gutersloh. Si l'on t'y admet, tu iras après
Pâques essayer, avec l'aide de Dieu, d'y
commencer une nouvelle vie.
En cette heure si grave, mon
père, Dieu merci, n'a point voulu que ma
main pressât la sienne pour une promesse
sacrée ; non ! Je la lui ai
donnée en lui disant :
« Pardonne-moi, mon
père ! » C'est tout ce qu'il
a demandé. Puis, il m'a permis de
l'embrasser, de pleurer sur son sein, de m'y
reposer du cruel esclavage qui m'avait retenu dans
ses chaînes depuis ce fatal
jour de septembre. L'ange de l'innocence et de la
pureté demandait à rentrer dans mon
coeur.
Ce fut une heure solennelle ;
restée, hélas ! sans lendemain
pour moi ! Les efforts d'un tendre père
n'ont abouti à rien ; ils se sont
dissipés sans résultats ainsi qu'une
fumée, dans l'air. Comment cela fut-il
possible ?
Longtemps encore, nous restâmes
sur les falaises. La nuit tombait quand nous
partîmes. En ville, brillaient
déjà les lumières des ports.
Mon père, avec bonté, interrompait
souvent notre pénible silence, non par de
longues exhortations, mais par quelques paroles que
lui dictait le sérieux de ce moment. En
approchant du port intérieur, il me dit que
les marins appelaient ce port « Vieil
amour », parce que le premier de leur
patrie, il leur parle, au retour de leurs lointains
voyages, de tout ce qui est cher à leurs
coeurs. Près de la rive, dans une petite
maison de marins, comme la nôtre, une
fillette allumait une lampe ; autour de la
table, des, enfants faisaient leurs devoirs. Me
montrant ce paisible intérieur, mon
père me dit :
- Allons maintenant retrouver ta soeur
et ta tante.
Touchante prière à mon
coeur de se rouvrir aux vieilles affections !
Que de fois, depuis lors, elle a retenti dans mon
âme ! Pourquoi ne l'ai-je pas
écoutée ? Qu'elle est puissante
cette force mauvaise qui tient le coeur humain dans
ses chaînes !
Nous arrivâmes tard chez nous. Ma
tante et ma soeur, évidemment,
étaient au fait de tout. Je le sentis
à la pression de main d'Agathe, à sa
tendresse particulière ce soir-là et
les jours suivants. Rien ne fut mentionné,
ni mes soirées d'orgie, ni mes ruses, ni mes
mensonges. Avec une extrême
délicatesse, on facilita ma rentrée
au milieu des miens. Durant ces jours, je
ressentais une immense lassitude. La puissance
maudite dont j'étais devenu l'esclave
m'avait poussé de chute en chute ; mon
travail de mensonges avait épuisé ma
pensée... Je me reposais maintenant. Ce
repos pouvait me sauver. J'avais de si
fidèles et si tendres gardiens ! Ma
tante me traitait avec la même bonté
qu'auparavant. Chaque jour, Agathe proposait
quelque chose pour me distraire ; mon
père, un plaisir en famille ; il
consacrait son congé tout entier à
ses enfants, à ce fils qui lui causait un si amer
chagrin.
Le soir, il retrouvait sa gaîté
à notre vieille table de chêne, nous
racontait ses voyages et, parfois, de joyeuses
histoires de marins.
J'arrive au récit de notre
dernière réunion dans la maisonnette
de l'Elbe. Mon père devait, reprendre la mer
après Pâques. Le mardi, nous
étions tous ensemble pour la dernière
fois.
Les heures précédant nos
séparations étaient toujours des
moments sérieux : mon père s'en
allait sur la mer perfide... nous restions
solitaires... Enfants de marins, nous ne le savions
que trop ! ... chaque séparation
pouvait être la dernière. Notre
famille en avait fait souvent la douloureuse
expérience. En vrai chrétien, mon
père ne pensait pas à cette
éventualité avec la même
insouciance que plusieurs de ses camarades. J'ai
souvent remarqué que le chrétien
sincère ne considère jamais les
côtés graves de la vie d'un oeil
craintif ou moqueur ; il les regarde en face
et en domine l'effroi.
Mon père n'avait jamais
manqué, la veille de son départ, de
nous rappeler l'incertitude de l'avenir et de nous
recommander à la protection du Père
céleste. Ces heures sont restées dans
mon souvenir comme des heures saintes.
Cette fois, notre séparation
avait un caractère plus sérieux
encore. Mon père emportait un lourd fardeau
sur son coeur : le souci de l'avenir de son
fils. … Sera-t-il heureux ou
malheureux ? » là
n'était pas le principal sujet de son
inquiétude, mais :
« choisira-t-il la route du bien ou celle
du mal ? » Il connaissait la vie et
savait combien la jeunesse est faible devant la
tentation. Ce soir-là, ses yeux se fixaient
sur moi avec une profonde angoisse et quand, selon
l'usage antique des marins avant leur
départ, il lut le psaume CXXIme sa voix
trembla au passage « Que le Seigneur
garde ton âme ». Il priait encore
une fois pour son enfant
égaré.
Le lendemain, il nous permit de
l'accompagner à bord de son navire où
il sut trouver un moment de tête à
tête avec moi. Le bruit et le trouble de
cette heure me firent perdre plusieurs de ses
paroles ; mais je me rappelle distinctement
qu'en cet instant il n'a exigé de ma part ni
serment, ni promesse. J'y reporte ma pensée
sans remords, mais avec une
profonde tristesse. Je vois encore sa cabine :
aux parois, quantité de cartes et
d'instruments, séparés par des
souvenirs de son home ; je vois la petite
fenêtre ronde contre laquelle venaient se
briser les vagues ; je le vois, lui
surtout ; je sens sur moi son regard
profond ; j'entends le dernier adieu de sa
voix mâle et vibrante, puis le signal du
départ... Tout entier à son devoir,
il ne se retourna plus.
Voici d'autres souvenirs. Fuite du
temps ! Changements soudains ! Un jour,
l'armateur au service duquel était mon
père se présenta chez nous et demanda
à voir ma tante quelques instants.
Bientôt il repartait sans bruit et ma tante
nous rejoignait tout en pleurs. Par un épais
brouillard, deux vaisseaux étaient
entrés en collision sur la Mer du Nord. En
quelques minutes, l'un d'eux avait
coulé : celui de mon père. Deux
hommes seulement avaient pu être
sauvés... aucun d'eux n'était lui...
Agathe et moi nous étions orphelins.
Douloureux instants, pour toujours
gravés dans ma mémoire !
Agenouillée aux pieds de ma tante qui
caressait sa tête blonde, Agathe pleurait
amèrement. Je me
tenais à l'écart, n'ayant pas le
courage de m'asseoir à côté de
celles que j'avais si indignement trompées.
La tempête qui grondait dans mon âme ne
s'harmonisait pas avec leur douleur si pure. Jamais
elles n'avaient causé de chagrins à
mon père ; elles gardaient de lui une
image sereine, calme, joyeuse même. Mais
moi ! ... Je le voyais luttant contre les
flots, ses derniers regards, inquiets et
douloureux, cherchant son coupable fils.
Aujourd'hui encore, dans mes rêves
agités, je vois, au milieu d'une mer en
furie, le pâle visage de mon père, les
sombres esprits de la nuit.
Plus tard, je compris le sens de ces
événements. Il y a quelque temps,
j'ai entendu à Leipzig, à
l'église Saint-Thomas, un motet dont un
passage disait : « Le juste est
arraché à son malheur ».
C'était vrai pour mon père. Je me le
représente dans sa dernière lutte,
songeant à la route que je devais prendre,
la route droite et lumineuse où l'être
régénéré marche sans
entraves vers les buts sacrés et
éternels. Heureusement, il n'a rien vu au
delà ; il n'a pas su dans quel sombre
et tortueux sentier s'est acheminé son fils.
Oui : « Le juste est
arraché au
malheur ! »
Selon la dernière volonté
de mon père, je fus envoyé à
Gutersloh. À mon départ, ma tante
étant malade, ma soeur seule m'accompagna
à la gare. Son jeune coeur
soupçonnait-il les dangers qui me
menaçaient ! L'expression triste de son
joli visage trahissait-elle autre chose que son
chagrin de notre séparation ?... La
pression de sa main était lasse, son regard
perdu, ses signes d'adieu découragés,
ses traits pâlis... Pauvre soeur, si
cruellement trompée par moi !
Douloureux moment celui où l'on
découvre le mensonge dans la vie ! ...
bien plus douloureux encore quand on le rencontre
chez son propre frère ! ...
Le regard attristé de ma soeur
fut le dernier souvenir que j'emportai de ma ville
natale. Peut-être, au début de cette
nouvelle période de mon existence, un joyeux
regard, un mot encourageant, eussent
été plus salutaires pour moi... mais
j'avais rendu muettes les lèvres qui
auraient pu me dire ce mot, assombri les regards
qui avaient naguère de si gais rayons!
Fatigué de corps et
d'âme, le coeur meurtri, je fis un triste
voyage.
Mais cesse ta plainte, mon pauvre
coeur ; n'oublie pas dans ces souvenirs les
images auxquelles tu dois penser avec
reconnaissance. Rappelle-toi la soirée de ce
jour de voyage. Tous les voyageurs descendirent
à Bielefeld. Je restai seul dans le
coupé. Les fenêtres ouvertes
laissaient entrer l'air pur et bienfaisant du
printemps. Je voyais pour la première fois
la lande westphalienne.
O belle et paisible lande !
combien
je l'aimais ! Combien, depuis lors, J'ai
soupiré après elle ! Encore
aujourd'hui, je m'imagine que, dans ses
maisonnettes et ses fermes solitaires, doit se
trouver le bonheur terrestre après lequel
j'ai couru si longtemps en vain... La voici, cette
lande, distincte dans mon souvenir : à
l'ouest, le soleil couchant répandait
partout l'éclat de ses derniers
rayons ; les chaumières, les familles
qui se reposaient devant les seuils, les prairies
entourées de pins, les routes sablonneuses
où roulaient de lents chariots, tout en
était illuminé.
Oui, mon Dieu, ne permets pas que,
l'amertume de ma vie me fasse oublier ma reconnaissance
pour les
jours de
Gutersloh ! Fais-moi comprendre que Ta
volonté sainte accorde quelques rayons de
soleil à la vie d'un homme qui a
lui-même répandu des
ténèbres sur sa route.
Reparaissez donc riants tableaux de
cette époque lointaine !
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