Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !


Un splendide jour d'hiver se levait : Heureuse nature !... Tempête déchaînée durant la nuit, au matin, radieux soleil ! Ah ! s'il pouvait en être ainsi de l'homme ! ... La nature ne connaît pas les pertes qu'il peut subir : elle n'a pas d'âme à corrompre, pas de vie éternelle à compromettre. Aussi peut-elle, sans cesse, et comme en jouant, se renouveler, se rajeunir.

Au début de mon voyage, l'aube me criait joyeusement, : « bonne chance ! » Je fis, sans bruit, mes derniers apprêts de départ, pour ne pas interrompre le sommeil de l'étranger et je recommandai aux domestiques de respecter son repos ; puis je m'acheminai vers la station de chemin de fer la plus proche. Course paisible dans la campagne d'hiver encore endormie ! Rien ne vint troubler le recueillement de ma pensée ; elle se reporta, tout naturellement, vers le docteur Ernst et sa triste vie, source abondante de réflexions douloureuses. Je sentis alors la beauté de ma vocation ; elle peut et doit faire entendre à l'homme égaré la bonne nouvelle qui l'arrache à la perdition. Que n'étais-je assez éloquent pour la proclamer dans toute sa grandeur !

De nos jours, la carrière ecclésiastique n'est pas tenue en grande estime ; elle est regardée comme la plus superflue de toutes. C'est une preuve de sa grandeur, car la véritable grandeur est rarement estimée ce qu'elle vaut.

Comment annoncer à mon frère égaré la parole consolatrice qui le sauverait ? Cette question me préoccupa durant tout mon voyage. Cependant je ne doutais pas du succès. En charge depuis peu d'années, j'ignorais qu'il n'accompagne pas toujours l'excellence des intentions, que bien souvent, au contraire, l'insuccès est étroitement lié à la carrière du pasteur, comme l'ombre à la lumière.

Je revins de mon voyage animé d'une joyeuse confiance. Malgré ma fatigue, je pressai le pas et j'arrivai à l'auberge avant le coucher du soleil.

Je comptais proposer à l'étranger une petite causerie après le repas ; lui raconter d'abord mon voyage et arriver peu à peu à lui parler comme j'avais résolu de le faire. À mon départ, J'avais mis ma chambre à sa disposition et j'espérais l'y rencontrer à mon arrivée. Non ; personne ! « Il se promène encore », pensai-je. En l'attendant, j'activai le feu et j'en approchai un fauteuil.
Vaine attente ! Bientôt je découvris sur ma table une lettre cachetée et un petit paquet. La lettre était de lui :

« Ami vénéré,

« Sans vous attendre, je reprends mon bâton de voyage. N'en soyez pas surpris. Certainement nous aurions pu nous dire encore bien des choses, passer encore maintes soirées comme celle de la semaine dernière ; mais l'heure n'est pas venue pour moi de m'ouvrir entièrement à un ami. Je ne pourrais pas vous parler avec la franchise qui me serait nécessaire pour entrer dans la voie du relèvement. Néanmoins, mon séjour au Rodenhof m'a été utile. J'ai beaucoup réfléchi aux circonstances dont je vous ai commencé le récit. Pour me les mieux expliquer, je les ai écrites en parties. Vous les trouverez dans le paquet ci-joint, avec quelques écrits antérieurs. Le contenu en est confus, sans suite, comme ma vie.

« Les souvenirs d'un banqueroutier même peuvent avoir quelque valeur, surtout pour un homme habitué à lire dans les âmes, Les ruines des châteaux et des villes sont instructives pour le chercheur. Combien plus encore celles d'une vie humaine !

« Je vous confie sans crainte ces papiers. Gardez-les moi. Peut-être reviendrai-je vous les demander. Sinon, je vous écrirai.

« J'emporte avec moi mon fardeau. Aussi lourd qu'à mon arrivée, il a pourtant subi une heureuse modification. Une main habile l'a disposé autrement sur mes épaules. L'essentiel n'est pas la chose que l'on porte, mais la manière dont on la porte. Lié à mon passé, je vais continuer ma route, chargé de mon fardeau. Les hommes, pour la plupart, n'appartiennent pas au passé. Leurs inquiétudes, leurs tristesses ne concernent que l'avenir. Pour eux sont les hautes aspirations et les grands buts de notre temps. Un homme tel que moi est isolé ; il ne rencontre chez les autres que frivole moquerie ou consolation superficielle. Vous, noble ami, vous avez compris ma vie, je le sais, et vous sentez qu'un homme peut arriver à ne faire autre chose que pleurer sur son passé. Ce qui, à d'autres, semblerait une lamentation creuse et vide, aura pour vous un sens profond. Le souvenir de votre intérêt sympathique répandra une douce lumière sur mon chemin. Merci, merci encore ! » ...

Je comprends pourquoi il a si vite disparu : la route est longue pour arriver à une confiance sans bornes. Au premier moment, ce fut pour moi une cruelle déception. Je me rendis sans retard auprès de l'aubergiste et lui demandai
- Monsieur Ernst est-il parti depuis longtemps ?
- Non ; il y a quelques instants ; il a pris le chemin à droite, disant le connaître.

Je me dirigeai en hâte du côté indiqué. Je voulais le rejoindre, le prier, le supplier de revenir dans notre paisible retraite. Je vis, sur la neige, la trace de ses pas ; de grands pas, ceux d'un homme pressé de partir. Longtemps je pus les suivre dans la forêt ; mais arrivé à un carrefour, je les perdis. Inutile d'aller plus loin ! Il y avait plusieurs chemins ; lequel avait-il pris ?

Le secret de cette vie m'attirait puissamment. Comment finirait-elle ? Où la conduiraient ces pas perdus dans la neige ? Je me rappelais tels et tels camarades de mon enfance, dont les traces avaient disparu dans les ténèbres d'une vie de désordre. Comme dit la chanson : « Ils étaient perdus, morts dans la joie et dans la souffrance. » En me reposant, ce soir-là, contre un poteau de la route, je compris où mène un tel chemin, où aboutit une telle fin ; je compris cette antique prière de l'église qu'elle répète encore :
« Préserve-nous de l'erreur, grand Dieu ! Exauce notre prière, recueille les âmes égarées ! » Je vis distinct, effrayant, le chemin qui mène à la perdition.

La paix du soir avait disparu. Un vent glacé soufflait sur la plaine et sur les forêts ; dans un ciel sombre se montraient quelques pâles étoiles. Routes et sentiers se perdaient sous la neige dans l'horreur des ténèbres. Aucun indice n'annonçait un secours prochain au voyageur perdu : montagnes lointaines, solitudes désolées ! Nulle part une lumière promettant le repos d'un foyer. Pauvres êtres égarés : « Grand Dieu ! exauce-nous ! recueille-les tous ! »

Je rentrai chez moi dans une triste disposition. Je m'étais représenté ma soirée avec l'étranger dans le confort de ma chambre, la suite de son récit, mes conseils ; j'avais espéré qu'il prolongerait son séjour au Rodenhof et partirait plein de courage pour commencer une nouvelle vie... mais non ! ... Il s'en allait seul dans la nuit noire et glacée, sans consolations, sans conseils !...

Longtemps ma pensée le suivit dans d'obscurs sentiers. Non que je fusse en souci pour ce soir-là ... il ne pouvait manquer de joindre la station ... mais le chemin de sa vie, où le mènerait-il ?

Le paquet déposé par lui sur ma table me sembla être son testament ; il m'inspira une crainte sacrée quand j'en rompis les liens. Devais-je pénétrer dans un des mystères les plus profonds de ce monde, dans la sombre énigme d'une vie humaine ? Quelle puissance dans ce mystère ! il m'occupa toute la nuit. Je lus durant des heures les pages du docteur Ernst et je sentis la pesanteur de son fardeau. Un jour gris d'hiver se levait quand j'eus fini de le suivre sur le triste sentier de sa vie.

Son paquet contenait surtout des écrits de sa main ; dans quelques-uns, on sentait sa fougue se calmer, son esprit réfléchir ; il avait pris la plume dans des heures d'apaisement. Un second rouleau se trouvait dans le paquet : des feuilles écrites par une main d'enfant et beaucoup de lettres. Tout cela datant de sa première jeunesse et de la maisonnette près de l'Elbe. Plusieurs des lettres étaient d'Agathe : voeux de bonne année, de jour de naissance, pour la plupart ; elles étaient datées de la mansarde. On se représente cette tendre petite soeur les écrivant en secret et les remettant, en secret aussi, à son frère. Elles sont la touchante histoire d'une enfance heureuse. Les autres lettres étaient de lui et parlaient d'incidents qui avaient fait impression sur son âme d'enfant : départs et retours du père ; maladie d'Agathe et sa guérison ; cadeaux de fêtes et de Noël. Elles parlaient aussi d'un débordement de l'Elbe en hiver ; ils étaient tous restés debout toute la nuit ; vers le matin l'eau s'était retirée.

Tout dans ces pages n'est pas pour la publicité. Bien des choses n'avaient de sens que pour le moment où il les écrivait. Il y a des lignes où une colère violente contre lui-même a dirigé sa plume. Je dois en supprimer d'autres par respect pour l'innocence. Je ne veux pas faire du réalisme dans ce livre, mais seulement dire la vérité ; il me suffira pour cela de tirer de ces pages quelques tableaux. Celui qui les a écrites sera le peintre. C'est sa « confession ». Je lui laisse la parole :

Ce 1er septembre.

Il y a aujourd'hui quinze ans. Jamais je n'oublierai cette journée ; cependant je ne veux pas la rendre responsable du fardeau qui a pesé sur mon existence. La vie humaine est un développement. Tout y est semence d'abord, et fruit ensuite ; même le péché et le vice. Durant de longues nuits d'insomnie j'ai beaucoup réfléchi et je me suis expliqué l'enchaînement des circonstances de ma vie.

Le manque de véracité se trouve tout au commencement de la pente que je descendis jusqu'au bas. Il sembla d'abord n'être qu'un gentil petit défaut enfantin. De ma part, ce fut en réalité, dès le début, une dangereuse fanfaronnade. En revenant du collège, j'imaginais une aventure quelconque et, de retour à la maison, je la racontais à ma soeur et à ma tante comme un événement dont j'avais été le témoin, et dans lequel mon courage avait joué un rôle important. Une fois je racontais qu'une maison avait brûlé dans le quartier de Saint-Paul et que J'avais réussi à sauver des flammes un petit enfant. Une autre fois, c'était un acte injuste d'un maître envers les écoliers. Personne n'ayant le courage de s'en plaindre au directeur, j'étais allé tout seul le trouver et lui avais raconté l'incident. Je me gardais bien de faire ces contes quand mon père était à la maison. Cela m'arriva une seule fois : mon père me laissa terminer mon récit ; puis il me regarda un moment en silence. Ce regard suffit pour me faire renoncer à lui faire d'autres contes. J'ignore si ma tante a jamais cru à la vérité de mes histoires. En tous cas, sa science éducatrice n'a pas suffi pour éloigner de mes lèvres le dangereux poison du mensonge. La pensée que je ne disais pas la vérité ne vint jamais troubler l'âme pure d'Agathe, je le sais. Mes récits mensongers ne faisaient qu'ajouter de l'admiration à sa tendresse pour son frère.

Le mensonge est l'origine de mes fautes il fut mon guide sur le chemin du vice. J'ai connu beaucoup de parents déraisonnables. À mon avis, les pires sont ceux qui rient des contes inventés par leurs enfants.

Je ne veux pas rendre responsable de ma chute cette journée du premier septembre, mais je puis l'appeler le jour de malheur, le dies nefastus de ma vie, celui où la flamme du mal s'alluma dans mon âme.

Les élèves de seconde, dont j'étais, avaient la leçon de gymnastique. Pas un ne m'égalait ni en force, ni en adresse. Je puis le dire sans exagérer, malgré tous leurs efforts mes camarades ne réussissaient pas à m'arracher la palme. Ce n'est point étonnant : presque tous, fils de riches négociants, ils avaient grandi au milieu du confort et des plaisirs : théâtres, concerts, festins, soirées, etc. Le dimanche matin, vêtus à la dernière mode comme de jeunes fats, ils flânaient le long de l'Alster ; adolescents énervés, sans force ; mauvais gymnastes, par conséquent. De nos jours, il n'en est plus ainsi ; il y a progrès, je le sais. Non que les parents soient devenus plus raisonnables, mais l'école. Ses exigences croissantes pour le développement corporel sont un contrepoids salutaire à la vie énervante de la famille.

Je n'avais point été exposé à ces influences débilitantes. Nous menions une vie simple, tranquille, et nous observions cette règle se coucher de bonne heure et se lever matin.
Aussi étais-je sain de corps et d'âme. Durant ses séjours à la maison, mon père prenait plaisir à nous faire exercer notre adresse et nos forces. Chaque jour, canotage sur l'Elbe ; en hiver, patinage. Mes camarades portaient d'élégants manteaux, des pardessus à la mode. À Hambourg, je n'en ai jamais eu et n'en ai jamais senti le besoin.

La simplicité de mes vêtements et de mes manières excitait souvent la raillerie de mes compagnons. Une fois, l'un d'eux se mit à la recherche de notre maison et, l'ayant découverte, il s'en moqua, l'appelant « une misérable hutte de marin ». Un dimanche ou me vit me rendre à l'église avec ma soeur et ma tante et l'on se dit en ricanant Il deviendra pieux, ce garçon ». On trouva pour moi maints offensants sobriquets. Une occupation importante en classe fut d'inventer des tours à me jouer. Les collégiens, cependant, ne se moquaient pas trop ouvertement de moi : ils redoutaient ma force physique. Néanmoins, je demeurai isolé, toujours exclu des jeux, des divertissements, des parties que l'on projetait : un étranger au milieu de ma classe.

Dans les premières années tout cela me fut assez indifférent. Peu m'importait d'être mis à l'écart pendant la journée. Je ne pensais qu'à mon retour à la maison, « mon foyer », dans le vrai sens de ce mot. Dès que le petit vapeur quittait le rivage, j'oubliais tous mes désagréments. Depuis lors, les choses avaient changé. L'orgueil propre à mon âge s'était éveillé chez moi avec ma promotion dans les classes supérieures. J'étais livré à moi-même, presque sans aucun frein. Malheur à celui dont l'orgueil n'est pas tenu en bride ! Le mien me tourna la tête. L'approbation et l'admiration de ma soeur ne me suffisaient plus ; il me fallait celles de mes camarades ; j'en avais assez de leurs airs de mépris. Ah ! que n'ai-je pressenti alors ce que je sais si bien aujourd'hui ! c'est que l'isolement et les humiliations se trouvent souvent sur la voie des belles et nobles vies.

Quoique me montrant encore leur dédain accoutumé, mes camarades ne pouvaient s'empêcher de me traiter parfois de « fameux gaillard ».

« Fameux gaillard ! » qualificatif en honneur parmi nous autres adolescents. Je l'ai pris ensuite tout particulièrement en dégoût. Aimable de caractère - héritage de ma mère - j'étais toujours prêt à rendre service à un camarade, heureux même qu'on me le demandât, très flatté quand on m'empruntait un devoir pour le copier.

Mais revenons à ce premier septembre. Nous avions la gymnastique ; la corde était tendue pour les sauts. La gaîté générale fut bientôt excitée par la maladresse de plusieurs garçons déjà disposés à l'embonpoint. Après eux, vinrent de plus habiles sauteurs. Cet exercice-là était le seul où notre classe eût quelque succès. L'émulation fut grande, elle doubla les forces de chacun. Le maître tendit la corde de plus en plus haut. Je ne participai pas d'abord à la lutte ; mais je me savais le plus fort des sauteurs. Quand tous eurent fini, je fis placer la corde dix numéros plus haut. Étonnement général ! D'ordinaire, je ne surpassais les autres que de trois. Je m'étais exercé des heures à la maison : je ne pouvais manquer de réussir. J'exécutai le saut sans aucun effort apparent. Un bravo général m'en récompensa. L'attention du maître fut éveillée ; il me fit répéter la production et déclara ensuite que la classe pouvait être fière d'un tel gymnaste. En sa qualité d'ex-officier de hussards, son opinion avait du poids auprès des élèves. Tous me donnèrent des marques de leur approbation. Dès lors, elle me fut acquise.

Jurgens même m'accorda des éloges ; quel honneur ! Fils unique d'un opulent négociant de Hambourg, il était l'élève le plus considéré parmi nous. Mon père avait été quelque temps au service du sien. Tous l'ignoraient, heureusement ! Jurgens avait toujours abondance d'argent. Son père ne s'occupait guère de lui ; n'en ayant pas le temps, il lui avait donné un précepteur dont l'affaire la plus importante était de recevoir et d'encaisser ses riches honoraires. La vie de la grande ville et l'indifférence du père excluaient toute influence du précepteur sur l'élève dont le travail au collège était presque nul. Il copiait ses devoirs sur ceux d'un autre garçon ; on lui serinait à force ce qu'il devait apprendre par coeur ; ses compositions étaient faites au moyen d'une foule de tromperies, entr'autres avec l'aide d'un camarade. Il était riche et la richesse, on le sait, exerce, en général, un pouvoir magique autour d'elle. Partout, Jurgens occupait le premier rang ; partout, on lui témoignait de la considération. Les maîtres, eux-mêmes, traitaient avec plus d'égards le fils du riche négociant que tous les autres collégiens.
Le professeur de religion, cependant, était une honorable exception. Par principe, jamais Jurgens ne faisait ses devoirs, pour ce maître. Il prétendait, et c'est la marque des cervelles vides, que la religion n'était point faite pour lui. À la vérité, je n'ai jamais vu ce professeur se fâcher contre ce triste écolier, mais je n'ai pas oublié le regard calme et profond qu'il fixait souvent sur lui. Aujourd'hui seulement, j'en comprends toute la signification.

Pour nous autres élèves, Jurgens était une autorité indiscutable. Se moquait-il de quelqu'un, tous s'en moquaient ; admirait-il quelqu'un, tous l'admiraient. Je le vois encore entrer le matin dans la classe : toujours le dernier venu, il s'acheminait avec dignité vers sa place, et nous tous, pauvres fous, nous tendions le cou pour voir auquel de nous il allait faire l'honneur d'adresser la parole. Chacun préparait secrètement sa liste de mots pour la lui donner s'il daignait la lui demander. Son autorité sur nous venait, en grande partie, de sa parfaite connaissance de la soi-disant vie amusante. Il savait où l'on trouvait la meilleure bière de Munich ; il connaissait les locaux fréquentés par le beau monde. Ah ! il savait, bien d'autres choses encore !

Après la gymnastique, Jurgens prit mon bras et me proposa de m'accompagner.
- Je passerai par le quai ; un petit détour, il est vrai, mais ça m'est égal.

J'étais au comble du bonheur. Quelques amis se joignirent à Jurgens. En arrivant au port il me dit :
- Dommage que tu sois toujours pressé de partir ! Ce serait joli de passer quelques heures ce soir ensemble. Un garçon comme toi ne devrait pas se mettre sous la pantoufle. Tu ne jouis pas de la vie. Qu'importe si tes dames doivent t'attendre un peu tard aujourd'hui ? Sois donc un homme et reste avec nous.

Les autres, en choeur, s'écrièrent:
- Bah ! laisse-le partir, Jurgens ; il ne peut pas rester ; il serait puni en rentrant chez lui, ce pauvre Tielemann !

En vrai fou, je me dis « Il faut leur montrer que je suis un homme ! » et je m'écriai :
- Pas du tout ! je puis faire ce que je veux ; rester ici si ça me plaît ; je n'ai de compte à rendre à personne !

Et tous ensemble de crier :
- Bravo ! bravo ! Un fameux gaillard, ce Tielemann !

Je restai... le bateau partit !

Tout est développement dans la vie ; tout y est semence et fruit. Mais souvent l'homme peut croire, en regardant en arrière que son sort est le résultat fatal de quelques moments inévitables ; ils ont décidé entre son bonheur et son malheur, son honneur et sa honte, son innocence et sa faute. L'heure passée sur le débarcadère de Saint-Paul fut décisive pour le cours de ma vie.

On proposa d'aller prendre un bateau à voile au bord de l'Alster. À ce moment de la journée, les rues étaient encombrées : chacun devant se frayer son chemin an travers de la foule, pas moyen de causer. Ma conscience eut donc le loisir de m'adresser avertissements et prières. Tout en suivant des yeux le vapeur, je vis, en pensée, ma soeur au débarcadère, me cherchant des yeux, retournant inquiète auprès de ma tante et lui racontant son attente vaine. Je les vis, le soir, écoutant marcher les passants pour reconnaître mon pas... Mais Jurgens cheminait fièrement devant moi, dans son élégant paletot, avec ses gants jaunes, son haut col ! ... Sa vue me subjugua.

À tout prix, il fallait m'élever dans son opinion et dans celle de ses amis... et je me décidai à laisser Agathe m'attendre en vain. Depuis lors, je me décidai à bien d'autres choses encore !

Arrivé au bord de l'Alster, j'eus bientôt des occasions de « me montrer ». Un vent fort s'étant levé, le batelier nous offrit un homme expérimenté pour nous accompagner. Je lui éclatai de rire au nez. J'avais canoté avec mon père sur la mer du Nord. Jeu d'enfant ceci en comparaison. Je poussai mes camarades dans le bateau et le batelier me prodiguait encore ses indications et ses conseils que déjà j'avais tendu la voile. Nous passâmes fièrement sous le pont de l'Alster. J'étais dans mon élément. En constatant mon habileté, mes compagnons me couvraient de leurs bravos, surtout quand, par une manoeuvre hardie, je réussissais à éviter une autre barque ou un bateau à vapeur. Au coucher du soleil, Jurgens donna le signal du retour.

C'était fameux ! mais ce sera encore plus amusant ce soir, dit-il, en regardant ses amis qui lui répondirent par de mystérieux sourires.
J'étais ivre de joie. Je pensai à ma soeur une seule fois ; ce fut en croisant une barque où se trouvaient un couple, frère et soeur apparemment, qui s'exerçaient à ramer sous la direction d'un batelier. Il me sembla que je n'avais pas vu Agathe depuis des années ; j'aperçus notre maison de très loin, notre chambre dans un épais brouillard. Je n'avais plus qu'une seule pensée, un seul but : monter dans l'estime de mes camarades et je pris la résolution de les suivre partout et de ne me refuser à aucune de leurs exigences. Arrière la crainte, la timidité ! arrière, à tout prix !

Quand nous débarquâmes, on allumait les réverbères. L'un des jeunes gens dit en ricanant :
- Bien sûr, il va retourner dans son nid, notre pieux camarade !

Avec un regard de colère, je lui répondis :
- Je m'en irai où et quand il me plaira.

Regardant le moqueur d'un air de blâme, Jurgens lui dit :
- Ce soir, Tielemann reste avec nous ; il est des nôtres, désormais ; puis s'adressant à moi :
- Nous avons aujourd'hui une petite réunion avec quelques amis ; réunion intime. Nous pouvons compter sur ta discrétion, n'est-ce pas ? promets-le moi sur ton honneur ! Et il me tendit la main.

Plein d'un joyeux orgueil, je lui donnai la mienne. Dès cet instant, toute moquerie cessa. J'étais reçu membre de cette société. Dangereux privilège !

Nous allâmes dans un grand restaurant du quartier Saint-Paul. Je me trouvais pour la première fois dans un établissement de ce genre. Par principe, mon père ne les fréquentait point. En traversant une vaste salle remplie de monde, un de mes camarades me chuchota :
- Nous avons une chambre à part.

Le bruit des voix, le mouvement des gens entrant et sortant, me faisaient perdre la tête. Je ne me trouvais pas là dans mon élément, comme sur l'Alster. J'étais inquiet, troublé, tourmenté. Si j'avais été le dernier de notre bande, je me serais enfui. Je sais à présent ce que voulait dire mon angoisse : « Va-t-en ! quitte ce lieu maudit. Que t'importent les moqueries, le dédain ? Fuis ! Va-t-en vers la mer, l'élément de tes ancêtres... Vas-y écouter la magnifique chanson des choses éternelles. Tu verras passer dans le solennel silence de la nature le fier cortège des nobles êtres qui ont consacré leur vie à l'idéal divin. 0, jeune coeur, sois fort aujourd'hui et tu auras vaincu pour toujours. Je les entends, ces voix, maintenant qu'il est trop tard. Jadis, à l'heure décisive, je ne les écoutai pas. Personne ne vint me barrer la porte fatale ; elle était libre... je la franchis ! ...

Depuis cette soirée, j'ai revu souvent le tableau qui s'offrit alors à mes regards. Dans maintes et maintes heures de ma vie, il m'a semblé le plus beau qu'on pût voir : une salle pleine de fumée, des chopes mousseuses, des visages enluminés, des jeunes gens riant et braillant. Ils étaient déjà une vingtaine et, nous reçurent avec des hourras. Je fus présenté selon l'étiquette et l'on me fit aussitôt place. Introduit par Jurgens, j'obtins tout de suite la considération de chacun. Tous se connaissaient. Pendant qu'ils se saluaient, j'eus le temps de me remettre de mon trouble, et je pus apercevoir dans les groupes plusieurs visages de ma connaissance : camarades de classe, anciens élèves, déjà hors du collège, etc.

Quelques étudiants venus à Hambourg pour les vacances y jouaient les premiers rôles ; l'un d'eux, surtout, déjà vieux de nombreux semestres ; oracle de la société, il donnait le ton et tranchait les différends. Jurgens même s'Inclinait devant lui. Longtemps après, j'appris qu'il n'avait jamais pu terminer ses études ; il s'était fait sommelier, paraît-il. Ce triste sujet avait la satisfaction, de tenir une place importante dans cette société. Nombreux sont en Allemagne ceux dont le nom n'est célèbre qu'autour des chopes de bière. Ce vieux étudiant, excitait l'admiration de tous par sa fabuleuse capacité, de boisson. En outre, il se vantait d'avoir tout expérimenté dans la vie et ne se lassait pas de raconter ses aventures qui le couvraient de gloire aux yeux des autres. Le fond en était toujours la négation, le rejet de tout élément pur, chaste et noble. Pour son honneur, je veux admettre qu'il exagérait : l'être perverti est aisément fanfaron dans sa jeunesse. Mais il savait se faire écouter. À peine commençait-il ses sales histoires : silence absolu, tous les regards attachés à ses lèvres ! Oh ! ce ces regards ! Ils chassaient au loin la conscience, faisaient fuir l'innocence, la pureté.

Notre société était un cercle fermé et avait des règlements et toute sorte d'autres niaiseries. Je ne savais point encore que les lois du collège nous interdisaient les réunions de ce genre. La dépravation n'était pas le seul lien qui avait réuni ses membres. La jeunesse a un besoin intense de relations, de groupement. Le goût de l'isolement est, dans l'adolescence, le signe d'une âme malade. Heureux les parents, les instituteurs, qui savent diriger sur le bon chemin ce besoin d'association. Dans notre cas, l'impulsion venait d'en bas. Des êtres déchus, semblables à notre vieux étudiant, avaient exploité le besoin de groupement de la jeunesse pour se créer un théâtre et oublier leur nullité en y jouant un rôle. Ils étaient nos chefs, nos généraux. Ils se chargeaient de chasser de nos réunions tout vestige de sentiments purs et nobles, d'y maintenir leur ton vulgaire et cynique dans les habitudes, les manières et la conversation. Parfois, l'entretien touchait à des sujets que nous considérions comme « scientifiques », « religieux » même. Les plus âgés entonnaient les airs, les jeunes les répétaient. Avec l'audace propre au siècle, la question fut discutée de l'existence de Dieu. Fallait-il l'admettre absolument, en partie, ou pas du tout ? Questions le plus souvent, tranchées par les autorités de notre cercle et suivant la quantité d'alcool consommée.

Jurgens vint s'asseoir à côté de moi. Il était, je le crois, déjà foncièrement corrompu. Sa vie l'a bien prouvé. Au bout de peu de temps, on ne put le garder même dans le collège d'une grande ville, ce qui est beaucoup dire. Il en fut honteusement chassé. Son père ouvrit alors les yeux, mais cet homme d'argent fut incapable d'exercer une influence régénératrice sur cet être dépravé qui tomba de plus en plus bas et arriva enfin au port où abordent tant d'existences manquées : il entra dans le parti politique des grands hâbleurs. Ce parti pouvait être fier de lui ; il comprenait à merveille l'art d'exciter les mauvaises passions de la foule. Lors d'une réunion populaire à Magdebourg, J'ai eu l'occasion de l'entendre parler, « brailler » plutôt. Cette réunion rappelait celles de la « chambre à part » au restaurant de Hambourg : les mêmes regards hébétés - édition augmentée seulement - suspendus aux lèvres de ce « bienfaiteur du peuple ».

Quel motif a poussé Jurgens à m'introduire dans cette société ? Pas d'autre, je pense, que le besoin de l'homme vicieux d'avoir des complices de ses fautes. L'être dont l'âme est corrompue jouit de voir les autres se perdre comme il s'est perdu lui-même. Le contraste entre ma pureté et sa dépravation l'irritait et il daigna prendre la peine de faire de moi ce qu'il était devenu. Ou bien peut-être est-ce un motif plus noble qui l'a poussé à m'attirer ? Je le sais par ma propre expérience : parfois, la société d'un être innocent et pur est, pour l'homme vicieux, ce qu'est pour le malade un changement d'air.
Jurgens vint donc s'asseoir à côté de moi, ce soir-là, et prit possession de moi, pour ainsi dire.

Un des amusements indispensables de cette société consistait à griser tout nouveau membre.
Je puis me représenter que, vu ma totale inexpérience de ces choses-là, ma personne donnait un attrait particulier à ce plaisir. J'ignorais absolument les coutumes des buveurs ; je savais seulement qu'il faut obéir à chaque invitation à boire. Elles furent nombreuses. Je n'en connaissais point la perfide intention ; dans mon innocence, je les considérais comme un grand honneur pour moi. Je fus au comble de la joie quand un des membres se leva et, selon l'usage, me porta un toast. Je promenai autour de moi des regards victorieux. Pas un instant, je ne me doutai que toute la table se moquait de moi ; l'alcool agissant, me privait de mon bon sens. Cependant, Jurgens m'arrêta à temps ; il craignait, sans doute, s'il me laissait aller trop loin, que le lendemain, à mon réveil, je ne fusse pour toujours dégoûté de leur cercle ; il me dit tout bas que, sous peine de faire mauvaise impression, un membre nouvellement admis devait, selon la coutume, se retirer à dix heures ; il me conseilla de vider lentement mon verre et de prendre congé, et me promit de m'accompagner.

Ne voulant pas être importun, je me déclarai prêt à partir.
Ah ! si, en cet instant, un fidèle Eckart m'avait crié : « Va-t-en, jeune homme, ne tarde pas une minute ; fuis en hâte ; un danger te menace. N'attends pas qu'il t'atteigne... il est temps encore ! »

Aucune voix ne m'avertit. Avant notre départ, un incident se passa auquel Jurgens ne mit aucune opposition. Il y avait dans l'office une sommelière, fille de grande ville, préposée spécialement au service des « jeunes messieurs » : honteuse spéculation de l'hôtelier. J'avais remarqué avec étonnement, durant la soirée, les manières de mes compagnons avec cette fille. Dans mon ignorance de ces choses-là, je n'y avais pas soupçonné de mal ; J'y avais seulement vu la preuve qu'ils avaient d'anciennes et bonnes relations avec elle.

Comme j'allais partir, un des jeunes gens, aux applaudissements de tous, s'écria :
- Il faut que Tielemann donne un baiser d'adieu à Lisbeth pour être vraiment des nôtres. Nous serons sûrs, alors, qu'il ne pensera plus à ses pieuses sornettes. Allons, Tielemann ! en avant ! pas de simagrées !

La plus joyeuse de tous était Lisbeth. Elle se hâta de déposer sur la table les verres qu'elle avait en main et m'attendit. Jurgens me chuchota :
- Tu ne peux t'en dispenser c'est l'usage.

Mon fol et stupide orgueil me cria de garder à tout prix ma haute position dans l'estime de mes camarades... le vin fit le reste et je m'exécutai... De bruyants applaudissements furent ma récompense.

Incident insignifiant, folie de jeunesse, dira-t-on. Appréciation juste parfois pour les gens qui, sous ce rapport, n'ont plus grand chose à perdre. Mais pour moi, ce moment était important. J'aurais dû le sentir ; il frayait la route au plus grand dommage qui puisse atteindre la jeunesse : la perte de la pureté du coeur.

Je partis, accompagné par Jurgens. En chemin, il me félicita de mes succès.
- J'ai vu maintes réceptions de membres dans notre société, me dit-il, mais jamais aucune n'a causé un enthousiasme pareil à celui de la tienne. Tu peux en être fier, crois-moi ! Il appuya particulièrement sur le fait que « le vieux étudiant », à plusieurs reprises, l'avait remercié, lui et les autres, de m'avoir admis dans leur société. Flatterie dangereuse ! Nouveau piège pour mon orgueil sans défiance ! Je lui promis de leur rester toujours fidèle et de ne jamais les trahir. Je lui en donnai ma parole d'honneur. Plus tard, j'ai souvent remarqué que la « parole d'honneur » est le serment des canailles. Vers le port, Jurgens me quitta.

En route ! à la maison !... Je m'arrêtai un instant pour recueillir mes pensées. Longtemps encore, j'entendis résonner au loin les pas de mon compagnon. Plus de tramways, plus de bateaux à cette heure tardive ! Il me fallut faire à pied tout mon long trajet.

Pourquoi le fis-je avec lenteur ? Ah ! c'est que j'avais un grand travail à faire avant d'arriver : un fossé profond, un abîme à creuser entre moi et les chères habitantes de notre maisonnette. Il me fallait trouver un mensonge pour tromper leur fidèle amour, leur tendre sollicitude. Travail ardu ! Je dus souvent arrêter l'effort de ma pensée et, pour étouffer mes sentiments d'honneur et de honte, retourner en esprit au milieu du cercle Infâme que je venais de quitter. Je réussis enfin : le mensonge était trouvé, l'abîme creusé, et à quelle profondeur ! Il engloutit en un instant ma tendre affection pour ma soeur, ma confiance en ma tante, le souvenir de mon père, ma foi enfantine en Dieu, le bonheur paisible de notre foyer. Beaucoup plus tard seulement, je compris quelles immenses pertes j'avais faites. Ce soir-là, je ne pressentis pas que, désormais, je ne ferais plus ce chemin de retour avec le coeur joyeux d'un brave garçon. Le moment le plus grave dans la vie d'un adolescent est celui où, pour la première fois, il trompe ceux qui lui ont toujours montré une tendre et fidèle affection.

Minuit sonnait aux horloges de la ville lorsque J'atteignis notre demeure. Jamais je n'oublierai cette minute.

En écrivant ces feuilles, je veux m'avouer toute la vérité je ne veux pas me peindre meilleur que je n'étais. J'entrai d'un pas ferme ; à peine si ma main trembla en cherchant le bouton de la porte. Je dis un tranquille « bonsoir », comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé. Avec des larmes de joie, Agathe et ma tante s'élancèrent vers moi. Dans son bonheur de me revoir, ma soeur s'écria :
- Frère chéri ! enfin te voilà !

Je ne fis pas d'excuses. Le touchant amour d'Agathe me laissa froid ; je ne pensai qu'à mon mensonge. Je ne sais si ma voix trembla, mais je parvins à les tromper complètement toutes deux. Je profitai même de l'occasion pour m'assurer la possibilité de rentrer tard à l'avenir.

La mère d'un de mes camarades, racontai-je, m'a fort aimablement invité à passer la soirée chez elle. Je m'y suis royalement amusé. Les heures ont passé comme des minutes et tout à coup, à notre grand effroi, nous avons entendu sonner onze heures. Avec ses compliments pour vous, ma tante, cette dame m'a chargé de vous demander la permission de passer souvent la soirée chez elle. Ne pourrais-je, ces jours-là, prendre la clef de la maison ? Vous n'auriez pas la peine de m'attendre.

Cette demande fit soupirer tante Marie elle sentît arriver la fin de notre bonne vie calme et retirée et la vie de la grande ville frapper à notre porte. Une ombre de tristesse passa sur les traits de ma soeur, mais, pas un instant, elles ne mirent en doute la véracité de mon récit. Elles me souhaitèrent une bonne nuit avec leur tendresse habituelle. Tout semblait dans l'ornière accoutumée. Elles ne voyaient pas le gouffre creusé par moi entre nous.

Courte et pourtant bien longue nuit ! La première de ma vie sans sommeil. Mon âme se réveillait de son engourdissement. Le bruit enivrant de mes plaisirs de la veille s'affaiblissait ; j'en entendais seulement encore l'écho criard. Ma conscience me disait :
« Qu'as-tu fait ? »

Je ne veux rien taire, mais je ne veux pas non plus me torturer en peignant mes souvenirs avec des couleurs plus sombres encore que la réalité.
Les larmes du repentir coulaient abondantes de mes yeux ; le chemin où j'étais entré me faisait horreur. Que n'aurais-je pas donné pour ne pas l'avoir pris ! Je me rappelais avec dégoût mon baiser à la sommelière, avec un repentir amer ma parole d'honneur prodiguée. Oh ! si j'avais pu anéantir tout cela, et ne jamais retourner dans ce lieu maudit ! Que ne l'ai-je fui, comme j'aurais dû le faire ! J'aurais été à cette heure un heureux garçon : le lendemain était un samedi, notre jour le plus joyeux à la maison.

Si alors j'avais eu auprès de moi mon père ou un ami paternel et scrutateur de l'âme, peut-être mon repentir eût-il été plus profond et plus durable !

Après cette affreuse nuit, j'étais brisé, de corps et d'âme. Un beau jour d'automne se leva. L'Elbe luisait au soleil du matin ; un vapeur descendait le fleuve en emportant pour quelques jours, dans le repos d'Helgoland, des citadins fatigués. On entendait, sur le pont, les joyeuses chansons de gens heureux. Admirable tableau ce navire peint en blanc, autour duquel se jouait l'écume des vagues ! Mon âme aurait jubilé naguère par une semblable matinée. Comme j'aurais senti la joie de vivre ! Quels riants projets j'aurais formés pour la journée ! C'en était fait maintenant de la joie et des beaux projets ! La splendeur de l'aube rendait plus épaisse encore l'ombre qui s'étendait sur ma vie.

Par bonheur, le temps pressait ; il fallait me hâter de partir pour le collège. Je me rendis au bateau sans attendre ma soeur. D'habitude, je me tenais tout joyeux sur l'avant, je me figurais être un guerrier et marcher fièrement au combat. Ce jour-là, je descendis dans la cabine ; obscure et déserte, elle s'harmonisait avec mes tristes pensées. Ah ! que ne pouvais-je m'en aller au loin, quitter pour toujours mon foyer dont je n'étais plus digne ! fuir mes compagnons de la veille, qui désormais m'accueilleraient comme un des leurs !
En effet, quand j'entrai dans la classe, ils me saluèrent par de bruyantes acclamations. Plus de paroles méprisantes, plus de sobriquets offensants ! J'étais un « fameux gaillard » et je fus comblé d'éloges et de flatteries. Ils achevèrent leur oeuvre commencée la veille ; ils détruisirent de nouveau ce que la nuit silencieuse avait essayé de relever en moi.

À la fin de la première leçon je m'élançai dans la cour avec mes camarades et je m'efforçai de leur montrer que j'étais bien des leurs. J'attendais impatiemment, leur dis-je, notre réunion du vendredi suivant. Je leur racontai, comme un haut fait, que j'avais réussi à tromper ma famille et à m'assurer pour toujours la clef de la maison. Quinze ans après, je m'étonne encore d'avoir si vite appris à marcher dans le sombre chemin du vice. Je le dus à mon immense vanité.

Quinze ans aujourd'hui ! Je ne veux pas accuser cette journée de jadis d'avoir causé ma perte ; je l'ai dit : tout est semence et fruit. Mais cette date marque mon entrée dans la carrière que j'ai parcourue. Misérable carrière, route fangeuse, passant d'un tas d'ordures à l'autre ! Souvent je voulus la quitter, cette route... Impossible ! à droite, à gauche, rochers à pic, pentes glissantes ! Parfois, une vallée latérale semblait me promettre une issue... Vaine espérance ! ... elle aboutissait à d'abruptes montagnes où pas un guide ne dirigeait le voyageur égaré. Il me fallait retourner sur la grande route, cette route fangeuse où se pressait et se poussait une foule insensée.

Ce soir fatal, un poison avait pénétré dans mon coeur et, avec le temps, il avait tué en moi tous les bons et nobles sentiments. Auparavant, ma jeune âme s'envolait comme un aigle vers la lumière pure des hautes sphères ; elle se traînait désormais dans les bas-fonds.

Je sens ce que j'aurais pu être et je sais ce que je suis devenu. Constatation douloureuse ! Quand un négociant imprudent compromet sa fortune, s'il peut se dire « C'est ma faute, Je suis le seul coupable » c'est un malheur sûrement, mais il est réparable : le négociant peut recommencer ses affaires. Quand un jeune homme a épousé une femme qu'il n'aime pas et dont il n'est pas aimé, s'il peut se dire : « C'est ma faute ; des avantages extérieurs m'ont ébloui ; j'aurais pu être heureux avec l'amie de ma jeunesse », c'est un malheur aussi ; pourtant, il n'est pas sans remède. Mais un homme qui s'est, perdu lui-même, qui, par sa propre faute, a réduit à néant les hautes aspirations de son âme, où trouvera-t-il des compensations ? Où puisera-t-il des consolations ? Ne cherche pas, mon âme ; tes efforts seraient vains ; tu ne les trouverais pas ici-bas.


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