Un splendide jour d'hiver se levait :
Heureuse nature !... Tempête
déchaînée durant la nuit, au
matin, radieux soleil ! Ah ! s'il pouvait
en être ainsi de l'homme ! ... La nature
ne connaît pas les pertes qu'il peut
subir : elle n'a pas d'âme à
corrompre, pas de vie éternelle à
compromettre. Aussi peut-elle, sans cesse, et comme
en jouant, se renouveler, se rajeunir.
Au début de mon voyage, l'aube me
criait joyeusement, : « bonne
chance ! » Je fis, sans bruit, mes
derniers apprêts de départ, pour ne
pas interrompre le sommeil de l'étranger et
je recommandai aux domestiques de respecter son
repos ; puis je m'acheminai vers la station de
chemin de fer la plus proche. Course paisible dans
la campagne d'hiver encore
endormie ! Rien ne vint troubler le
recueillement de ma pensée ; elle se
reporta, tout naturellement, vers le docteur Ernst
et sa triste vie, source abondante de
réflexions douloureuses. Je sentis alors la
beauté de ma vocation ; elle peut et
doit faire entendre à l'homme
égaré la bonne nouvelle qui l'arrache
à la perdition. Que n'étais-je assez
éloquent pour la proclamer dans toute sa
grandeur !
De nos jours, la carrière
ecclésiastique n'est pas tenue en grande
estime ; elle est regardée comme la
plus superflue de toutes. C'est une preuve de sa
grandeur, car la véritable grandeur est
rarement estimée ce qu'elle vaut.
Comment annoncer à mon
frère égaré la parole
consolatrice qui le sauverait ? Cette question
me préoccupa durant tout mon voyage.
Cependant je ne doutais pas du succès. En
charge depuis peu d'années, j'ignorais qu'il
n'accompagne pas toujours l'excellence des
intentions, que bien souvent, au contraire,
l'insuccès est étroitement lié
à la carrière du pasteur, comme
l'ombre à la lumière.
Je revins de mon voyage animé
d'une joyeuse confiance. Malgré ma fatigue,
je pressai le pas et j'arrivai à l'auberge
avant le coucher du soleil.
Je comptais proposer à
l'étranger une petite causerie après
le repas ; lui raconter d'abord mon voyage et
arriver peu à peu à lui parler comme
j'avais résolu de le faire. À mon
départ, J'avais mis ma chambre à sa
disposition et j'espérais l'y rencontrer
à mon arrivée. Non ;
personne ! « Il se promène
encore », pensai-je. En l'attendant,
j'activai le feu et j'en approchai un fauteuil.
Vaine attente ! Bientôt je
découvris sur ma table une lettre
cachetée et un petit paquet. La lettre
était de lui :
« Ami vénéré,
« Sans vous attendre, je reprends mon bâton de voyage. N'en soyez pas surpris. Certainement nous aurions pu nous dire encore bien des choses, passer encore maintes soirées comme celle de la semaine dernière ; mais l'heure n'est pas venue pour moi de m'ouvrir entièrement à un ami. Je ne pourrais pas vous parler avec la franchise qui me serait nécessaire pour entrer dans la voie du relèvement. Néanmoins, mon séjour au Rodenhof m'a été utile. J'ai beaucoup réfléchi aux circonstances dont je vous ai commencé le récit. Pour me les mieux expliquer, je les ai écrites en parties. Vous les trouverez dans le paquet ci-joint, avec quelques écrits antérieurs. Le contenu en est confus, sans suite, comme ma vie.
« Les souvenirs d'un banqueroutier même peuvent avoir quelque valeur, surtout pour un homme habitué à lire dans les âmes, Les ruines des châteaux et des villes sont instructives pour le chercheur. Combien plus encore celles d'une vie humaine !
« Je vous confie sans crainte ces papiers. Gardez-les moi. Peut-être reviendrai-je vous les demander. Sinon, je vous écrirai.
« J'emporte avec moi mon fardeau. Aussi lourd qu'à mon arrivée, il a pourtant subi une heureuse modification. Une main habile l'a disposé autrement sur mes épaules. L'essentiel n'est pas la chose que l'on porte, mais la manière dont on la porte. Lié à mon passé, je vais continuer ma route, chargé de mon fardeau. Les hommes, pour la plupart, n'appartiennent pas au passé. Leurs inquiétudes, leurs tristesses ne concernent que l'avenir. Pour eux sont les hautes aspirations et les grands buts de notre temps. Un homme tel que moi est isolé ; il ne rencontre chez les autres que frivole moquerie ou consolation superficielle. Vous, noble ami, vous avez compris ma vie, je le sais, et vous sentez qu'un homme peut arriver à ne faire autre chose que pleurer sur son passé. Ce qui, à d'autres, semblerait une lamentation creuse et vide, aura pour vous un sens profond. Le souvenir de votre intérêt sympathique répandra une douce lumière sur mon chemin. Merci, merci encore ! » ...
Je comprends pourquoi il a si vite
disparu : la route est longue pour arriver
à une confiance sans bornes. Au premier
moment, ce fut pour moi une cruelle
déception. Je me rendis sans retard
auprès de l'aubergiste et lui
demandai
- Monsieur Ernst est-il parti depuis
longtemps ?
- Non ; il y a quelques
instants ; il a pris le chemin à
droite, disant le
connaître.
Je me dirigeai en hâte du
côté indiqué. Je voulais le
rejoindre, le prier, le supplier de revenir dans
notre paisible retraite. Je vis, sur la neige, la
trace de ses pas ; de grands pas, ceux d'un
homme pressé de partir. Longtemps je pus les
suivre dans la forêt ; mais
arrivé à un carrefour, je les perdis.
Inutile d'aller plus loin ! Il y avait
plusieurs chemins ; lequel avait-il
pris ?
Le secret de cette vie m'attirait
puissamment. Comment finirait-elle ? Où
la conduiraient ces pas perdus dans la neige ?
Je me rappelais tels et tels camarades de mon
enfance, dont les traces avaient disparu dans les
ténèbres d'une vie de
désordre. Comme dit la chanson :
« Ils étaient perdus, morts dans
la joie et dans la souffrance. » En me
reposant, ce soir-là, contre un poteau de la
route, je compris où mène un tel
chemin, où aboutit une telle fin ; je
compris cette antique prière de
l'église qu'elle répète
encore :
« Préserve-nous de
l'erreur, grand Dieu ! Exauce notre
prière, recueille les âmes
égarées ! » Je vis
distinct, effrayant, le chemin qui mène
à la perdition.
La paix du soir avait disparu. Un vent glacé
soufflait sur la
plaine et sur les forêts ; dans un ciel
sombre se montraient quelques pâles
étoiles. Routes et sentiers se perdaient
sous la neige dans l'horreur des
ténèbres. Aucun indice
n'annonçait un secours prochain au voyageur
perdu : montagnes lointaines, solitudes
désolées ! Nulle part une
lumière promettant le repos d'un foyer.
Pauvres êtres égarés :
« Grand Dieu ! exauce-nous !
recueille-les tous ! »
Je rentrai chez moi dans une triste
disposition. Je m'étais
représenté ma soirée avec
l'étranger dans le confort de ma chambre, la
suite de son récit, mes conseils ;
j'avais espéré qu'il prolongerait son
séjour au Rodenhof et partirait plein de
courage pour commencer une nouvelle vie... mais
non ! ... Il s'en allait seul dans la nuit
noire et glacée, sans consolations, sans
conseils !...
Longtemps ma pensée le suivit
dans d'obscurs sentiers. Non que je fusse en souci
pour ce soir-là ... il ne pouvait manquer de
joindre la station ... mais le chemin de sa vie,
où le mènerait-il ?
Le paquet déposé par lui
sur ma table me sembla être son
testament ; il m'inspira une crainte sacrée
quand j'en
rompis les liens. Devais-je pénétrer
dans un des mystères les plus profonds de ce
monde, dans la sombre énigme d'une vie
humaine ? Quelle puissance dans ce
mystère ! il m'occupa toute la nuit. Je
lus durant des heures les pages du docteur Ernst et
je sentis la pesanteur de son fardeau. Un jour gris
d'hiver se levait quand j'eus fini de le suivre sur
le triste sentier de sa vie.
Son paquet contenait surtout des
écrits de sa main ; dans quelques-uns,
on sentait sa fougue se calmer, son esprit
réfléchir ; il avait pris la
plume dans des heures d'apaisement. Un second
rouleau se trouvait dans le paquet : des
feuilles écrites par une main d'enfant et
beaucoup de lettres. Tout cela datant de sa
première jeunesse et de la maisonnette
près de l'Elbe. Plusieurs des lettres
étaient d'Agathe : voeux de bonne
année, de jour de naissance, pour la
plupart ; elles étaient datées
de la mansarde. On se représente cette
tendre petite soeur les écrivant en secret
et les remettant, en secret aussi, à son
frère. Elles sont la touchante histoire
d'une enfance heureuse. Les autres lettres étaient
de lui et
parlaient d'incidents qui avaient fait impression
sur son âme d'enfant : départs et
retours du père ; maladie d'Agathe et
sa guérison ; cadeaux de fêtes et
de Noël. Elles parlaient aussi d'un
débordement de l'Elbe en hiver ; ils
étaient tous restés debout toute la
nuit ; vers le matin l'eau s'était
retirée.
Tout dans ces pages n'est pas pour la
publicité. Bien des choses n'avaient de sens
que pour le moment où il les
écrivait. Il y a des lignes où une
colère violente contre lui-même a
dirigé sa plume. Je dois en supprimer
d'autres par respect pour l'innocence. Je ne veux
pas faire du réalisme dans ce livre, mais
seulement dire la vérité ; il me
suffira pour cela de tirer de ces pages quelques
tableaux. Celui qui les a écrites sera le
peintre. C'est sa
« confession ». Je lui laisse
la parole :
Il y a aujourd'hui quinze ans. Jamais je
n'oublierai cette journée ; cependant
je ne veux pas la rendre responsable du fardeau qui
a pesé sur mon existence. La vie humaine est un
développement. Tout
y est semence d'abord, et fruit ensuite ;
même le péché et le vice.
Durant de longues nuits d'insomnie j'ai beaucoup
réfléchi et je me suis
expliqué l'enchaînement des
circonstances de ma vie.
Le manque de véracité se
trouve tout au commencement de la pente que je
descendis jusqu'au bas. Il sembla d'abord
n'être qu'un gentil petit défaut
enfantin. De ma part, ce fut en
réalité, dès le début,
une dangereuse fanfaronnade. En revenant du
collège, j'imaginais une aventure quelconque
et, de retour à la maison, je la racontais
à ma soeur et à ma tante comme un
événement dont j'avais
été le témoin, et dans lequel
mon courage avait joué un rôle
important. Une fois je racontais qu'une maison
avait brûlé dans le quartier de
Saint-Paul et que J'avais réussi à
sauver des flammes un petit enfant. Une autre fois,
c'était un acte injuste d'un maître
envers les écoliers. Personne n'ayant le
courage de s'en plaindre au directeur,
j'étais allé tout seul le trouver et
lui avais raconté l'incident. Je me gardais
bien de faire ces contes quand mon père
était à la maison. Cela m'arriva une
seule fois : mon père me laissa terminer mon
récit ; puis il me regarda un moment en
silence. Ce regard suffit pour me faire renoncer
à lui faire d'autres contes. J'ignore si ma
tante a jamais cru à la vérité
de mes histoires. En tous cas, sa science
éducatrice n'a pas suffi pour
éloigner de mes lèvres le dangereux
poison du mensonge. La pensée que je ne
disais pas la vérité ne vint jamais
troubler l'âme pure d'Agathe, je le sais. Mes
récits mensongers ne faisaient qu'ajouter de
l'admiration à sa tendresse pour son
frère.
Le mensonge est l'origine de mes fautes
il fut mon guide sur le chemin du vice. J'ai connu
beaucoup de parents déraisonnables. À
mon avis, les pires sont ceux qui rient des contes
inventés par leurs enfants.
Je ne veux pas rendre responsable de ma
chute cette journée du premier septembre,
mais je puis l'appeler le jour de malheur, le dies
nefastus de ma vie, celui où la flamme du
mal s'alluma dans mon âme.
Les élèves de seconde,
dont j'étais, avaient la leçon de
gymnastique. Pas un ne m'égalait ni en
force, ni en adresse. Je puis le dire sans
exagérer, malgré tous leurs efforts
mes camarades ne
réussissaient pas à m'arracher la
palme. Ce n'est point étonnant :
presque tous, fils de riches négociants, ils
avaient grandi au milieu du confort et des
plaisirs : théâtres, concerts,
festins, soirées, etc. Le dimanche matin,
vêtus à la dernière mode comme
de jeunes fats, ils flânaient le long de
l'Alster ; adolescents énervés,
sans force ; mauvais gymnastes, par
conséquent. De nos jours, il n'en est plus
ainsi ; il y a progrès, je le sais. Non
que les parents soient devenus plus raisonnables,
mais l'école. Ses exigences croissantes pour
le développement corporel sont un
contrepoids salutaire à la vie
énervante de la famille.
Je n'avais point été
exposé à ces influences
débilitantes. Nous menions une vie simple,
tranquille, et nous observions cette règle
se coucher de bonne heure et se lever
matin.
Aussi étais-je sain de corps et
d'âme. Durant ses séjours à la
maison, mon père prenait plaisir à
nous faire exercer notre adresse et nos forces.
Chaque jour, canotage sur l'Elbe ; en hiver,
patinage. Mes camarades portaient
d'élégants manteaux, des pardessus
à la mode. À Hambourg, je n'en ai
jamais eu et n'en ai jamais senti le besoin.
La simplicité de mes
vêtements et de mes manières excitait
souvent la raillerie de mes compagnons. Une fois,
l'un d'eux se mit à la recherche de notre
maison et, l'ayant découverte, il s'en
moqua, l'appelant « une misérable
hutte de marin ». Un dimanche ou me vit
me rendre à l'église avec ma soeur et
ma tante et l'on se dit en ricanant Il deviendra
pieux, ce garçon ». On trouva pour
moi maints offensants sobriquets. Une occupation
importante en classe fut d'inventer des tours
à me jouer. Les collégiens,
cependant, ne se moquaient pas trop ouvertement de
moi : ils redoutaient ma force physique.
Néanmoins, je demeurai isolé,
toujours exclu des jeux, des divertissements, des
parties que l'on projetait : un
étranger au milieu de ma classe.
Dans les premières années
tout cela me fut assez indifférent. Peu
m'importait d'être mis à
l'écart pendant la journée. Je ne
pensais qu'à mon retour à la maison,
« mon foyer », dans le vrai
sens de ce mot. Dès que le petit vapeur
quittait le rivage, j'oubliais tous mes
désagréments. Depuis lors, les choses
avaient changé. L'orgueil propre à mon âge s'était
éveillé chez moi avec ma promotion
dans les classes supérieures. J'étais
livré à moi-même, presque sans
aucun frein. Malheur à celui dont l'orgueil
n'est pas tenu en bride ! Le mien me tourna la
tête. L'approbation et l'admiration de ma
soeur ne me suffisaient plus ; il me fallait
celles de mes camarades ; j'en avais assez de
leurs airs de mépris. Ah ! que n'ai-je
pressenti alors ce que je sais si bien
aujourd'hui ! c'est que l'isolement et les
humiliations se trouvent souvent sur la voie des
belles et nobles vies.
Quoique me montrant encore leur
dédain accoutumé, mes camarades ne
pouvaient s'empêcher de me traiter parfois de
« fameux gaillard ».
« Fameux
gaillard ! » qualificatif en honneur
parmi nous autres adolescents. Je l'ai pris ensuite
tout particulièrement en
dégoût. Aimable de caractère -
héritage de ma mère - j'étais
toujours prêt à rendre service
à un camarade, heureux même qu'on me
le demandât, très flatté quand
on m'empruntait un devoir pour le copier.
Mais revenons à ce premier
septembre. Nous avions la gymnastique ; la
corde était tendue pour
les sauts. La gaîté
générale fut bientôt
excitée par la maladresse de plusieurs
garçons déjà disposés
à l'embonpoint. Après eux, vinrent de
plus habiles sauteurs. Cet exercice-là
était le seul où notre classe
eût quelque succès. L'émulation
fut grande, elle doubla les forces de chacun. Le
maître tendit la corde de plus en plus haut.
Je ne participai pas d'abord à la
lutte ; mais je me savais le plus fort des
sauteurs. Quand tous eurent fini, je fis placer la
corde dix numéros plus haut.
Étonnement général !
D'ordinaire, je ne surpassais les autres que de
trois. Je m'étais exercé des heures
à la maison : je ne pouvais manquer de
réussir. J'exécutai le saut sans
aucun effort apparent. Un bravo
général m'en récompensa.
L'attention du maître fut
éveillée ; il me fit
répéter la production et
déclara ensuite que la classe pouvait
être fière d'un tel gymnaste. En sa
qualité d'ex-officier de hussards, son
opinion avait du poids auprès des
élèves. Tous me donnèrent des
marques de leur approbation. Dès lors, elle
me fut acquise.
Jurgens même m'accorda des
éloges ; quel honneur ! Fils
unique d'un opulent négociant de Hambourg, il était
l'élève le plus
considéré parmi nous. Mon père
avait été quelque temps au service du
sien. Tous l'ignoraient, heureusement !
Jurgens avait toujours abondance d'argent. Son
père ne s'occupait guère de
lui ; n'en ayant pas le temps, il lui avait
donné un précepteur dont l'affaire la
plus importante était de recevoir et
d'encaisser ses riches honoraires. La vie de la
grande ville et l'indifférence du
père excluaient toute influence du
précepteur sur l'élève dont le
travail au collège était presque nul.
Il copiait ses devoirs sur ceux d'un autre
garçon ; on lui serinait à force
ce qu'il devait apprendre par coeur ; ses
compositions étaient faites au moyen d'une
foule de tromperies, entr'autres avec l'aide d'un
camarade. Il était riche et la richesse, on
le sait, exerce, en général, un
pouvoir magique autour d'elle. Partout, Jurgens
occupait le premier rang ; partout, on lui
témoignait de la considération. Les
maîtres, eux-mêmes, traitaient avec
plus d'égards le fils du riche
négociant que tous les autres
collégiens.
Le professeur de religion, cependant,
était une honorable exception. Par principe,
jamais Jurgens ne faisait ses devoirs, pour ce
maître. Il
prétendait, et c'est la marque des cervelles
vides, que la religion n'était point faite
pour lui. À la vérité, je n'ai
jamais vu ce professeur se fâcher contre ce
triste écolier, mais je n'ai pas
oublié le regard calme et profond qu'il
fixait souvent sur lui. Aujourd'hui seulement, j'en
comprends toute la signification.
Pour nous autres élèves,
Jurgens était une autorité
indiscutable. Se moquait-il de quelqu'un, tous s'en
moquaient ; admirait-il quelqu'un, tous
l'admiraient. Je le vois encore entrer le matin
dans la classe : toujours le dernier venu, il
s'acheminait avec dignité vers sa place, et
nous tous, pauvres fous, nous tendions le cou pour
voir auquel de nous il allait faire l'honneur
d'adresser la parole. Chacun préparait
secrètement sa liste de mots pour la lui
donner s'il daignait la lui demander. Son
autorité sur nous venait, en grande partie,
de sa parfaite connaissance de la soi-disant vie
amusante. Il savait où l'on trouvait la
meilleure bière de Munich ; il
connaissait les locaux fréquentés par
le beau monde. Ah ! il savait, bien d'autres
choses encore !
Après la gymnastique, Jurgens
prit mon bras et me proposa de
m'accompagner.
- Je passerai par le quai ; un
petit détour, il est vrai, mais ça
m'est égal.
J'étais au comble du bonheur.
Quelques amis se joignirent à Jurgens. En
arrivant au port il me dit :
- Dommage que tu sois toujours
pressé de partir ! Ce serait joli de
passer quelques heures ce soir ensemble. Un
garçon comme toi ne devrait pas se mettre
sous la pantoufle. Tu ne jouis pas de la vie.
Qu'importe si tes dames doivent t'attendre un peu
tard aujourd'hui ? Sois donc un homme et reste
avec nous.
Les autres, en choeur,
s'écrièrent:
- Bah ! laisse-le partir,
Jurgens ; il ne peut pas rester ; il
serait puni en rentrant chez lui, ce pauvre
Tielemann !
En vrai fou, je me dis « Il
faut leur montrer que je suis un
homme ! » et je
m'écriai :
- Pas du tout ! je puis faire ce
que je veux ; rester ici si ça me
plaît ; je n'ai de compte à
rendre à personne !
Et tous ensemble de crier :
- Bravo ! bravo ! Un
fameux
gaillard, ce Tielemann !
Je restai... le bateau
partit !
Tout est développement dans la
vie ; tout y est semence et fruit. Mais
souvent l'homme peut croire, en regardant en
arrière que son sort est le résultat
fatal de quelques moments inévitables ;
ils ont décidé entre son bonheur et
son malheur, son honneur et sa honte, son innocence
et sa faute. L'heure passée sur le
débarcadère de Saint-Paul fut
décisive pour le cours de ma vie.
On proposa d'aller prendre un bateau
à voile au bord de l'Alster. À ce
moment de la journée, les rues
étaient encombrées : chacun
devant se frayer son chemin an travers de la foule,
pas moyen de causer. Ma conscience eut donc le
loisir de m'adresser avertissements et
prières. Tout en suivant des yeux le vapeur,
je vis, en pensée, ma soeur au
débarcadère, me cherchant des yeux,
retournant inquiète auprès de ma
tante et lui racontant son attente vaine. Je les
vis, le soir, écoutant marcher les passants
pour reconnaître mon pas... Mais Jurgens
cheminait fièrement devant moi, dans son
élégant paletot, avec ses gants
jaunes, son haut col ! ... Sa vue me subjugua.
À tout prix, il fallait
m'élever dans son opinion et dans celle de
ses amis... et je me décidai à
laisser Agathe m'attendre en vain. Depuis lors, je
me décidai à bien d'autres choses
encore !
Arrivé au bord de l'Alster, j'eus
bientôt des occasions de « me
montrer ». Un vent fort s'étant
levé, le batelier nous offrit un homme
expérimenté pour nous accompagner. Je
lui éclatai de rire au nez. J'avais
canoté avec mon père sur la mer du
Nord. Jeu d'enfant ceci en comparaison. Je poussai
mes camarades dans le bateau et le batelier me
prodiguait encore ses indications et ses conseils
que déjà j'avais tendu la voile. Nous
passâmes fièrement sous le pont de
l'Alster. J'étais dans mon
élément. En constatant mon
habileté, mes compagnons me couvraient de
leurs bravos, surtout quand, par une manoeuvre
hardie, je réussissais à
éviter une autre barque ou un bateau
à vapeur. Au coucher du soleil, Jurgens
donna le signal du retour.
C'était fameux ! mais ce
sera encore plus amusant ce soir, dit-il, en
regardant ses amis qui lui répondirent par
de mystérieux sourires.
J'étais ivre de joie. Je pensai
à ma soeur une seule fois ; ce fut en
croisant une barque où se trouvaient un
couple, frère et soeur apparemment, qui
s'exerçaient à ramer sous la
direction d'un batelier. Il me sembla que je
n'avais pas vu Agathe depuis des
années ; j'aperçus notre maison
de très loin, notre chambre dans un
épais brouillard. Je n'avais plus qu'une
seule pensée, un seul but : monter dans
l'estime de mes camarades et je pris la
résolution de les suivre partout et de ne me
refuser à aucune de leurs exigences.
Arrière la crainte, la
timidité ! arrière, à
tout prix !
Quand nous débarquâmes, on
allumait les réverbères. L'un des
jeunes gens dit en ricanant :
- Bien sûr, il va retourner dans
son nid, notre pieux camarade !
Avec un regard de colère, je lui
répondis :
- Je m'en irai où et quand il me
plaira.
Regardant le moqueur d'un air de
blâme, Jurgens lui dit :
- Ce soir, Tielemann reste avec
nous ; il est des nôtres,
désormais ; puis s'adressant à
moi :
- Nous avons aujourd'hui une petite réunion
avec quelques
amis ; réunion intime. Nous pouvons
compter sur ta discrétion, n'est-ce
pas ? promets-le moi sur ton honneur ! Et
il me tendit la main.
Plein d'un joyeux orgueil, je lui donnai
la mienne. Dès cet instant, toute moquerie
cessa. J'étais reçu membre de cette
société. Dangereux
privilège !
Nous allâmes dans un grand
restaurant du quartier Saint-Paul. Je me trouvais
pour la première fois dans un
établissement de ce genre. Par principe, mon
père ne les fréquentait point. En
traversant une vaste salle remplie de monde, un de
mes camarades me chuchota :
- Nous avons une chambre à
part.
Le bruit des voix, le mouvement des gens
entrant et sortant, me faisaient perdre la
tête. Je ne me trouvais pas là dans
mon élément, comme sur l'Alster.
J'étais inquiet, troublé,
tourmenté. Si j'avais été le
dernier de notre bande, je me serais enfui. Je sais
à présent ce que voulait dire mon
angoisse : « Va-t-en ! quitte
ce lieu maudit. Que t'importent les moqueries, le
dédain ? Fuis ! Va-t-en vers la
mer, l'élément de tes
ancêtres... Vas-y écouter la magnifique
chanson des choses éternelles. Tu verras
passer dans le solennel silence de la nature le
fier cortège des nobles êtres qui ont
consacré leur vie à l'idéal
divin. 0, jeune coeur, sois fort aujourd'hui et tu
auras vaincu pour toujours. Je les entends, ces
voix, maintenant qu'il est trop tard. Jadis,
à l'heure décisive, je ne les
écoutai pas. Personne ne vint me barrer la
porte fatale ; elle était libre... je
la franchis ! ...
Depuis cette soirée, j'ai revu
souvent le tableau qui s'offrit alors à mes
regards. Dans maintes et maintes heures de ma vie,
il m'a semblé le plus beau qu'on pût
voir : une salle pleine de fumée, des
chopes mousseuses, des visages enluminés,
des jeunes gens riant et braillant. Ils
étaient déjà une vingtaine et,
nous reçurent avec des hourras. Je fus
présenté selon l'étiquette et
l'on me fit aussitôt place. Introduit par
Jurgens, j'obtins tout de suite la
considération de chacun. Tous se
connaissaient. Pendant qu'ils se saluaient, j'eus
le temps de me remettre de mon trouble, et je pus
apercevoir dans les groupes plusieurs visages de ma
connaissance : camarades de classe, anciens
élèves, déjà hors du collège, etc.
Quelques étudiants venus à
Hambourg pour les vacances y jouaient les premiers
rôles ; l'un d'eux, surtout,
déjà vieux de nombreux
semestres ; oracle de la
société, il donnait le ton et
tranchait les différends. Jurgens même
s'Inclinait devant lui. Longtemps après,
j'appris qu'il n'avait jamais pu terminer ses
études ; il s'était fait
sommelier, paraît-il. Ce triste sujet avait
la satisfaction, de tenir une place importante dans
cette société. Nombreux sont en
Allemagne ceux dont le nom n'est
célèbre qu'autour des chopes de
bière. Ce vieux étudiant, excitait
l'admiration de tous par sa fabuleuse
capacité, de boisson. En outre, il se
vantait d'avoir tout expérimenté dans
la vie et ne se lassait pas de raconter ses
aventures qui le couvraient de gloire aux yeux des
autres. Le fond en était toujours la
négation, le rejet de tout
élément pur, chaste et noble. Pour
son honneur, je veux admettre qu'il
exagérait : l'être perverti est
aisément fanfaron dans sa jeunesse. Mais il
savait se faire écouter. À peine
commençait-il ses sales histoires :
silence absolu, tous les regards attachés
à ses lèvres ! Oh ! ce ces regards !
Ils
chassaient
au loin la conscience, faisaient fuir l'innocence,
la pureté.
Notre société était
un cercle fermé et avait des
règlements et toute sorte d'autres
niaiseries. Je ne savais point encore que les lois
du collège nous interdisaient les
réunions de ce genre. La dépravation
n'était pas le seul lien qui avait
réuni ses membres. La jeunesse a un besoin
intense de relations, de groupement. Le goût
de l'isolement est, dans l'adolescence, le signe
d'une âme malade. Heureux les parents, les
instituteurs, qui savent diriger sur le bon chemin
ce besoin d'association. Dans notre cas,
l'impulsion venait d'en bas. Des êtres
déchus, semblables à notre vieux
étudiant, avaient exploité le besoin
de groupement de la jeunesse pour se créer
un théâtre et oublier leur
nullité en y jouant un rôle. Ils
étaient nos chefs, nos
généraux. Ils se chargeaient de
chasser de nos réunions tout vestige de
sentiments purs et nobles, d'y maintenir leur ton
vulgaire et cynique dans les habitudes, les
manières et la conversation. Parfois,
l'entretien touchait à des sujets que nous
considérions comme
« scientifiques »,
« religieux » même. Les plus âgés
entonnaient les airs, les jeunes les
répétaient. Avec l'audace propre au
siècle, la question fut discutée de
l'existence de Dieu. Fallait-il l'admettre
absolument, en partie, ou pas du tout ?
Questions le plus souvent, tranchées par les
autorités de notre cercle et suivant la
quantité d'alcool consommée.
Jurgens vint s'asseoir à
côté de moi. Il était, je le
crois, déjà foncièrement
corrompu. Sa vie l'a bien prouvé. Au bout de
peu de temps, on ne put le garder même dans
le collège d'une grande ville, ce qui est
beaucoup dire. Il en fut honteusement
chassé. Son père ouvrit alors les
yeux, mais cet homme d'argent fut incapable
d'exercer une influence
régénératrice sur cet
être dépravé qui tomba de plus
en plus bas et arriva enfin au port où
abordent tant d'existences manquées :
il entra dans le parti politique des grands
hâbleurs. Ce parti pouvait être fier de
lui ; il comprenait à merveille l'art
d'exciter les mauvaises passions de la foule. Lors
d'une réunion populaire à Magdebourg,
J'ai eu l'occasion de l'entendre parler,
« brailler » plutôt.
Cette réunion rappelait celles de la
« chambre à part » au
restaurant de Hambourg :
les
mêmes regards hébétés -
édition augmentée seulement -
suspendus aux lèvres de ce
« bienfaiteur du
peuple ».
Quel motif a poussé Jurgens
à m'introduire dans cette
société ? Pas d'autre, je pense,
que le besoin de l'homme vicieux d'avoir des
complices de ses fautes. L'être dont
l'âme est corrompue jouit de voir les autres
se perdre comme il s'est perdu lui-même. Le
contraste entre ma pureté et sa
dépravation l'irritait et il daigna prendre
la peine de faire de moi ce qu'il était
devenu. Ou bien peut-être est-ce un motif
plus noble qui l'a poussé à
m'attirer ? Je le sais par ma propre
expérience : parfois, la
société d'un être innocent et
pur est, pour l'homme vicieux, ce qu'est pour le
malade un changement d'air.
Jurgens vint donc s'asseoir à
côté de moi, ce soir-là, et
prit possession de moi, pour ainsi dire.
Un des amusements indispensables de
cette société consistait à
griser tout nouveau membre.
Je puis me représenter que, vu ma
totale inexpérience de ces choses-là,
ma personne donnait un attrait
particulier à ce plaisir. J'ignorais
absolument les coutumes des buveurs ; je
savais seulement qu'il faut obéir à
chaque invitation à boire. Elles furent
nombreuses. Je n'en connaissais point la perfide
intention ; dans mon innocence, je les
considérais comme un grand honneur pour moi.
Je fus au comble de la joie quand un des membres se
leva et, selon l'usage, me porta un toast. Je
promenai autour de moi des regards victorieux. Pas
un instant, je ne me doutai que toute la table se
moquait de moi ; l'alcool agissant, me privait
de mon bon sens. Cependant, Jurgens m'arrêta
à temps ; il craignait, sans doute,
s'il me laissait aller trop loin, que le lendemain,
à mon réveil, je ne fusse pour
toujours dégoûté de leur
cercle ; il me dit tout bas que, sous peine de
faire mauvaise impression, un membre nouvellement
admis devait, selon la coutume, se retirer à
dix heures ; il me conseilla de vider
lentement mon verre et de prendre congé, et
me promit de m'accompagner.
Ne voulant pas être importun, je
me déclarai prêt à
partir.
Ah ! si, en cet instant, un
fidèle Eckart m'avait
crié : « Va-t-en, jeune
homme, ne tarde pas une minute ; fuis en
hâte ; un danger te menace. N'attends
pas qu'il t'atteigne... il est temps
encore ! »
Aucune voix ne m'avertit. Avant notre
départ, un incident se passa auquel Jurgens
ne mit aucune opposition. Il y avait dans l'office
une sommelière, fille de grande ville,
préposée spécialement au
service des « jeunes
messieurs » : honteuse
spéculation de l'hôtelier. J'avais
remarqué avec étonnement, durant la
soirée, les manières de mes
compagnons avec cette fille. Dans mon ignorance de
ces choses-là, je n'y avais pas
soupçonné de mal ; J'y avais
seulement vu la preuve qu'ils avaient d'anciennes
et bonnes relations avec elle.
Comme j'allais partir, un des jeunes
gens, aux applaudissements de tous,
s'écria :
- Il faut que Tielemann donne un baiser
d'adieu à Lisbeth pour être vraiment
des nôtres. Nous serons sûrs, alors,
qu'il ne pensera plus à ses pieuses
sornettes. Allons, Tielemann ! en avant !
pas de simagrées !
La plus joyeuse de tous était
Lisbeth. Elle se hâta de déposer sur
la table les verres qu'elle avait
en main et m'attendit. Jurgens me
chuchota :
- Tu ne peux t'en dispenser c'est
l'usage.
Mon fol et stupide orgueil me cria de
garder à tout prix ma haute position dans
l'estime de mes camarades... le vin fit le reste et
je m'exécutai... De bruyants
applaudissements furent ma
récompense.
Incident insignifiant, folie de
jeunesse, dira-t-on. Appréciation juste
parfois pour les gens qui, sous ce rapport, n'ont
plus grand chose à perdre. Mais pour moi, ce
moment était important. J'aurais dû le
sentir ; il frayait la route au plus grand
dommage qui puisse atteindre la jeunesse : la
perte de la pureté du coeur.
Je partis, accompagné par
Jurgens. En chemin, il me félicita de mes
succès.
- J'ai vu maintes réceptions de
membres dans notre société, me
dit-il, mais jamais aucune n'a causé un
enthousiasme pareil à celui de la tienne. Tu
peux en être fier, crois-moi ! Il appuya
particulièrement sur le fait que
« le vieux étudiant »,
à plusieurs reprises, l'avait
remercié, lui et les autres, de m'avoir
admis dans leur société. Flatterie dangereuse !
Nouveau
piège
pour mon orgueil sans
défiance ! Je lui promis de leur rester
toujours fidèle et de ne jamais les trahir.
Je lui en donnai ma parole d'honneur. Plus tard,
j'ai souvent remarqué que la
« parole d'honneur » est le
serment des canailles. Vers le port, Jurgens me
quitta.
En route ! à la
maison !... Je m'arrêtai un instant pour
recueillir mes pensées. Longtemps encore,
j'entendis résonner au loin les pas de mon
compagnon. Plus de tramways, plus de bateaux
à cette heure tardive ! Il me fallut
faire à pied tout mon long trajet.
Pourquoi le fis-je avec lenteur ?
Ah ! c'est que j'avais un grand travail
à faire avant d'arriver : un
fossé profond, un abîme à
creuser entre moi et les chères habitantes
de notre maisonnette. Il me fallait trouver un
mensonge pour tromper leur fidèle amour,
leur tendre sollicitude. Travail ardu ! Je dus
souvent arrêter l'effort de ma pensée
et, pour étouffer mes sentiments d'honneur
et de honte, retourner en esprit au milieu du
cercle Infâme que je venais de quitter. Je
réussis enfin : le mensonge
était trouvé, l'abîme
creusé, et à quelle profondeur !
Il engloutit en un instant ma
tendre affection pour ma soeur, ma confiance en ma
tante, le souvenir de mon père, ma foi
enfantine en Dieu, le bonheur paisible de notre
foyer. Beaucoup plus tard seulement, je compris
quelles immenses pertes j'avais faites. Ce
soir-là, je ne pressentis pas que,
désormais, je ne ferais plus ce chemin de
retour avec le coeur joyeux d'un brave
garçon. Le moment le plus grave dans la vie
d'un adolescent est celui où, pour la
première fois, il trompe ceux qui lui ont
toujours montré une tendre et fidèle
affection.
Minuit sonnait aux horloges de la ville
lorsque J'atteignis notre demeure. Jamais je
n'oublierai cette minute.
En écrivant ces feuilles, je veux
m'avouer toute la vérité je ne veux
pas me peindre meilleur que je n'étais.
J'entrai d'un pas ferme ; à peine si ma
main trembla en cherchant le bouton de la porte. Je
dis un tranquille « bonsoir »,
comme si rien d'extraordinaire ne s'était
passé. Avec des larmes de joie, Agathe et ma
tante s'élancèrent vers moi. Dans son
bonheur de me revoir, ma soeur
s'écria :
- Frère chéri ! enfin
te voilà !
Je ne fis pas d'excuses. Le touchant
amour d'Agathe me laissa froid ; je ne pensai
qu'à mon mensonge. Je ne sais si ma voix
trembla, mais je parvins à les tromper
complètement toutes deux. Je profitai
même de l'occasion pour m'assurer la
possibilité de rentrer tard à
l'avenir.
La mère d'un de mes camarades,
racontai-je, m'a fort aimablement invité
à passer la soirée chez elle. Je m'y
suis royalement amusé. Les heures ont
passé comme des minutes et tout à
coup, à notre grand effroi, nous avons
entendu sonner onze heures. Avec ses compliments
pour vous, ma tante, cette dame m'a chargé
de vous demander la permission de passer souvent la
soirée chez elle. Ne pourrais-je, ces
jours-là, prendre la clef de la
maison ? Vous n'auriez pas la peine de
m'attendre.
Cette demande fit soupirer tante Marie
elle sentît arriver la fin de notre bonne vie
calme et retirée et la vie de la grande
ville frapper à notre porte. Une ombre de
tristesse passa sur les traits de ma soeur, mais,
pas un instant, elles ne mirent en doute la véracité
de mon
récit. Elles me souhaitèrent une
bonne nuit avec leur tendresse habituelle. Tout
semblait dans l'ornière accoutumée.
Elles ne voyaient pas le gouffre creusé par
moi entre nous.
Courte et pourtant bien longue
nuit ! La première de ma vie sans
sommeil. Mon âme se réveillait de son
engourdissement. Le bruit enivrant de mes plaisirs
de la veille s'affaiblissait ; j'en entendais
seulement encore l'écho criard. Ma
conscience me disait :
« Qu'as-tu
fait ? »
Je ne veux rien taire, mais je ne veux
pas non plus me torturer en peignant mes souvenirs
avec des couleurs plus sombres encore que la
réalité.
Les larmes du repentir coulaient
abondantes de mes yeux ; le chemin où
j'étais entré me faisait horreur. Que
n'aurais-je pas donné pour ne pas l'avoir
pris ! Je me rappelais avec
dégoût mon baiser à la
sommelière, avec un repentir amer ma parole
d'honneur prodiguée. Oh ! si j'avais pu
anéantir tout cela, et ne jamais retourner
dans ce lieu maudit ! Que ne l'ai-je fui,
comme j'aurais dû le faire ! J'aurais
été à cette heure un heureux garçon : le
lendemain était un samedi, notre jour le
plus joyeux à la maison.
Si alors j'avais eu auprès de moi
mon père ou un ami paternel et scrutateur de
l'âme, peut-être mon repentir
eût-il été plus profond et plus
durable !
Après cette affreuse nuit,
j'étais brisé, de corps et
d'âme. Un beau jour d'automne se leva. L'Elbe
luisait au soleil du matin ; un vapeur
descendait le fleuve en emportant pour quelques
jours, dans le repos d'Helgoland, des citadins
fatigués. On entendait, sur le pont, les
joyeuses chansons de gens heureux. Admirable
tableau ce navire peint en blanc, autour duquel se
jouait l'écume des vagues ! Mon
âme aurait jubilé naguère par
une semblable matinée. Comme j'aurais senti
la joie de vivre ! Quels riants projets
j'aurais formés pour la
journée ! C'en était fait
maintenant de la joie et des beaux projets !
La splendeur de l'aube rendait plus épaisse
encore l'ombre qui s'étendait sur ma
vie.
Par bonheur, le temps pressait ;
il
fallait me hâter de partir pour le
collège. Je me rendis au bateau sans
attendre ma soeur. D'habitude, je me tenais tout
joyeux sur l'avant, je me
figurais être un guerrier et marcher
fièrement au combat. Ce jour-là, je
descendis dans la cabine ; obscure et
déserte, elle s'harmonisait avec mes tristes
pensées. Ah ! que ne pouvais-je m'en
aller au loin, quitter pour toujours mon foyer dont
je n'étais plus digne ! fuir mes
compagnons de la veille, qui désormais
m'accueilleraient comme un des leurs !
En effet, quand j'entrai dans la classe,
ils me saluèrent par de bruyantes
acclamations. Plus de paroles méprisantes,
plus de sobriquets offensants ! J'étais
un « fameux gaillard » et je
fus comblé d'éloges et de flatteries.
Ils achevèrent leur oeuvre commencée
la veille ; ils détruisirent de nouveau
ce que la nuit silencieuse avait essayé de
relever en moi.
À la fin de la première
leçon je m'élançai dans la
cour avec mes camarades et je m'efforçai de
leur montrer que j'étais bien des leurs.
J'attendais impatiemment, leur dis-je, notre
réunion du vendredi suivant. Je leur
racontai, comme un haut fait, que j'avais
réussi à tromper ma famille et
à m'assurer pour toujours la clef de la
maison. Quinze ans après,
je m'étonne encore d'avoir si vite appris
à marcher dans le sombre chemin du vice. Je
le dus à mon immense vanité.
Quinze ans aujourd'hui ! Je ne
veux
pas accuser cette journée de jadis d'avoir
causé ma perte ; je l'ai dit :
tout est semence et fruit. Mais cette date marque
mon entrée dans la carrière que j'ai
parcourue. Misérable carrière, route
fangeuse, passant d'un tas d'ordures à
l'autre ! Souvent je voulus la quitter, cette
route... Impossible ! à droite,
à gauche, rochers à pic, pentes
glissantes ! Parfois, une vallée
latérale semblait me promettre une issue...
Vaine espérance ! ... elle aboutissait
à d'abruptes montagnes où pas un
guide ne dirigeait le voyageur égaré.
Il me fallait retourner sur la grande route, cette
route fangeuse où se pressait et se poussait
une foule insensée.
Ce soir fatal, un poison avait
pénétré dans mon coeur et,
avec le temps, il avait tué en moi tous les
bons et nobles sentiments. Auparavant, ma jeune
âme s'envolait comme un aigle vers la
lumière pure des hautes
sphères ; elle se traînait
désormais dans les bas-fonds.
Je sens ce que j'aurais pu être et
je sais ce que je suis devenu. Constatation
douloureuse ! Quand un négociant
imprudent compromet sa fortune, s'il peut se dire
« C'est ma faute, Je suis le seul
coupable » c'est un malheur
sûrement, mais il est réparable :
le négociant peut recommencer ses affaires.
Quand un jeune homme a épousé une
femme qu'il n'aime pas et dont il n'est pas
aimé, s'il peut se dire :
« C'est ma faute ; des avantages
extérieurs m'ont ébloui ;
j'aurais pu être heureux avec l'amie de ma
jeunesse », c'est un malheur aussi ;
pourtant, il n'est pas sans remède. Mais un
homme qui s'est, perdu lui-même, qui, par sa
propre faute, a réduit à néant
les hautes aspirations de son âme, où
trouvera-t-il des compensations ? Où
puisera-t-il des consolations ? Ne cherche
pas, mon âme ; tes efforts seraient
vains ; tu ne les trouverais pas ici-bas.
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