« Quiconque vous donnera à
boire un verre d'eau en mon nom, a dit
Jésus, ne perdra point sa
récompense. » Peut-on concevoir un
acte plus simple, un plus léger service que
celui-là ? Il n'en est pas que l'on
soit plus disposé à rendre à
ceux que l'on n'aime pas ou plus prompt à
attendre de ceux qui ne nous aiment guère.
Quand Jésus parcourait les sentiers de la
Galilée, il a du plus d'une fois
s'arrêter à la porte d'une maison, se
reposer auprès d'une source à
proximité d'un village, et solliciter
l'aumône d'un verre d'eau tout comme nous le
faisons chez nous. Tantôt c'était une
femme qui, entendant le son de sa voix, rencontrant
son regard profond, interrompait un instant les
soins du ménage pour lui apporter le verre
demandé; tantôt un laboureur laissant
sa charrue dans le sillon pour aller montrer
à l'étranger la
gourde en peau de chevreau cachée dans un
buisson, et l'inviter à se servir
lui-même. Personne n'aurait eu l'idée
de refuser.
Le pain peut manquer, mais les fontaines
jaillissantes, l'eau courante des rivières,
les lacs étincelants sont des coupes si
abondantes que bien peu de gens en demandant
à Dieu leur pain songent à
ajouter : « donne-nous notre eau de
chaque jour. » Et c'est pourquoi le
Maître a choisi un verre d'eau fraîche
comme emblème, quand il a
déclaré que la moindre action
accomplie dans une pensée de charité
ne perdrait pas sa récompense. Ce qui donne
du prix à cette action, c'est le mobile qui
l'inspire. Celui qui offre ce verre d'eau à
un disciple du Christ en fait don au Maître,
et celui qui le donne au Maître l'offre
à celui qui l'a envoyé. Dieu en prend
acte là-haut et l'en récompensera un
jour. Voilà ce que Jésus affirme, car
dans une de ses paraboles il déclare
à propos du jugement, que le plus petit
témoignage de bienveillance à
l'égard de la créature la plus
infime, touche au grand domaine des choses
providentielles, dans lequel les lois du monde
moral agissent dans la relation de cause à
effet, de telle sorte que d'une manière ou
d'une autre la rétribution de ces actes en
apparence insignifiants est absolument
certaine.
Il faut pour admettre ce fait une foi
énergique. C'est là une des paroles
de Jésus qui montrent la
profondeur de son âme et de son intuition
intérieure. Pas un seul passereau ne tombe
en terre sans la volonté du Père, pas
un cheveu n'échappe à son
contrôle, pas un verre d'eau n'est
oublié. Nous admirons ces belles paroles,
mais la foi qu'elle implique, la
possédons-nous ? Ce n'est pas de cette
foi-là, ni de la loi de rétribution
dont Jésus parle à propos de ceux qui
boivent cette eau que je désire Vous
entretenir à cette heure, mais des verres
d'eau fraîche envisagés en
eux-mêmes, en d'autres termes, des petits
actes de prévenance que nous accomplissons
à l'égard d'autrui.
Est-ce une exagération de
prétendre que les deux tiers de ce qui fait
le charme de l'existence consiste en verres d'eau
fraîche offerts à notre prochain. Il
n'est pas une heure du voyage de la vie que leur
fraîcheur ne rende plus douce et leur absence
plus pénible à supporter. Pourquoi
cela ? Parce que la plupart d'entre nous
portent des fardeaux plus ou moins lourds, parce
que la plus grande partie du trajet se passe
à se traîner tristement et de la
manière la plus prosaïque, parce qu'il
y a une couche épaisse de poussière
sur la route, que s'il n'y a pas beaucoup de
situations tout à fait mauvaises il y en a
pas mal de vulgaires et que c'est justement ce
fardeau à porter, cette poussière
accumulée, cette tension journalière
des nerfs qui produisent en nous la soif. Si nous
avions la sensation d'un
bruissement d'ailes au lieu d'une lourde charge sur
nos épaules, si chaque lundi matin nous nous
rendions en chantant sur le champ de bataille pour
défendre quelque grande et belle cause et si
nous en revenions victorieux le samedi, les petits
signes d'encouragement glanés ici et
là sur la route nous tiendraient moins
à coeur. Mais les choses étant ce
qu'elles sont, nous sommes tout heureux de recevoir
des témoignages d'amitié et
d'approbation, de commisération dans nos
défaillances et nos chutes, une main qui se
tend vers nous de temps à autre pour nous
aider à porter notre charge, une parole de
sympathie qui nous arrive au milieu de notre course
haletante à travers la poussière du
chemin.
Et c'est là tout ce que la
plupart d'entre nous peuvent donner, car nous
sommes tous absorbés par les affaires
courantes. Vous ne pouvez pas interrompre le cours
de mon pèlerinage, me transporter sur votre
dos, me rendre d'importants services, mais c'est
pour moi chose très différente de
jouer mon rôle ici-bas avec ou sans ces
petits coups de main qui me sont donnés par
mes compagnons de route. « Jean,
laisse-moi tranquille, je suis très
occupé dans ce moment, » dit le
père en continuant à écrire,
alors que son petit garçon s'est fait mal au
doigt. - « Oui, papa, mais tu aurais pu
me plaindre un peu, soupira Jean. » Il y
a en chacun de nous dans une
foule de circonstances un petit Jean en larmes.
Quelqu'un a dit avec raison : « Je
ne traverserai pas deux fois cette vie ; si
donc il se présente une occasion de faire du
bien, d'accomplir un acte de bienveillance à
l'égard de mes semblables, je veux le faire
immédiatement. »
Un verre d'eau fraîche. Il ne faut
pas oublier, en l'offrant, que le verre et l'eau
qu'il contient sont deux choses distinctes l'une de
l'autre. Qu'il s'agisse d'un gobelet en
étain ou d'une coupe en argent, peu importe,
quand nous avons soif, pourvu que l'eau soit bonne.
Et de même il n'est pas nécessaire que
le verre en question soit un acte éclatant,
même une action quelconque ; il consiste
souvent dans une simple parole, une certaine
manière de dire les choses, un sourire
ajouté au mot prononcé. Et l'eau, que
faut-il entendre par là ? La sympathie
de votre coeur ; le fait que vous avez
à mon sujet une pensée
bienveillante ; c'est là ce qui me
rafraîchit, ce qui me permet de poursuivre
mon chemin en sentant je ne sais quelle
fraîcheur courir dans mes veines. Oui, il
n'est rien de plus vrai, c'est moins la main que
l'expression du visage et l'attitude prise à
notre égard qui nous tend le verre d'eau. La
brusquerie d'un ami, le gobelet d'étain
qu'il me présente peut me causer beaucoup
plus de joie que la douceur de manières, la
coupe d'argent ciselée de telle autre personne non
moins
sympathique au fond. Un léger signe de
tête avec un regard brillant et souriant
signifie tout autre chose pour le coeur qu'un
simple coup de chapeau. Il y a tel bonjour amical
et respectueux qui ressemble à ces
prospectus que l'on saisit au vol d'une
manière inconsciente, mais il peut aussi
nous être adressé avec un je ne sais
quoi dans la manière de le lancer qui
adoucit pour nous les moments qui suivent son
arrivée. Je puis vous rendre un grand
service de telle façon que vous serez
tentés de me prendre en grippe, moi et le
service rendu, mais vous pouvez aussi en accepter
un de ma part, de telle manière qu'il me
fera l'effet d'une couronne posée sur ma
tête.
Il y a donc un grand nombre de belles
coupes mises en circulation qui ne renferment pas
d'eau, ou seulement quelques gouttes, coupes de
bric-à-brac dont on ne peut faire aucun
usage, consacrées par la coutume et le bon
ton, mais vides et pareilles à ces grands
verres destinés à la scène que
les acteurs saisissent de temps à autre sans
que leur contenu puisse jamais se répandre
et couler. Il y a trois espèces de politesse
qui peuvent avoir la prétention d'offrir des
verres d'eau fraîche. La première, la
plus mauvaise, c'est celle qui poursuit cyniquement
son propre avantage, qui, se dressant sur ses
ergots, cherche à conquérir l'estime
d'autrui ; dans ce premier cas c'est
nous-mêmes, bien entendu, qui buvons l'eau,
tout en ayant l'air d'imiter l'attitude du Bon
Samaritain.
Une autre politesse plus innocente est
l'urbanité conventionnelle du coup de
chapeau et des gants irréprochables, de la
carte de visite, si répandue dans le monde
entier. C'est le règne de l'étiquette
et le triomphe de la mode. Les usages qu'elle
impose sont peut-être inoffensifs en
eux-mêmes, mais n'en ont pas moins pour effet
d'enlever à nos mouvements toute
spontanéité ; la plupart sont
comme autant de petits mensonges qui laissent leur
empreinte sur notre manière d'être et
finissent par ôter à nos
témoignages de sympathie leur cachet de
sincérité. Une troisième forme
de politesse meilleure que les deux autres, mais
peu efficace pour étancher la soif, est la
bonne humeur enjouée de ceux dont le visage
s'illumine facilement, dont les mains sont toujours
prêtes à agir, dont la voix a pour
tout le monde un accent de bonne camaraderie ;
c'est un état d'esprit qui n'exige pas
beaucoup de réflexion, de
délicatesse, de respect, d'oubli de
soi-même, c'est l'affabilité de
manières moins le coeur. Cette politesse de
surface est bonne à certains égards,
et dans des limites restreintes. Il est facile d'en
dire du mal, mais elle n'en empêche pas moins
bien des choses fâcheuses. On peut la
comparer à l'unique gendarme du village qui exerce
une
action
protectrice bien des lieues à la ronde.
C'est lui qui empêche les voisins de se
quereller entre eux, et prévient ces petits
attentats contre la tranquillité du prochain
qui, si l'on n'y mettait bon ordre, finiraient par
troubler les bons rapports. On l'a dit fort
justement, la politesse est comme un coussin
à air ; il n'y a rien dedans, mais elle
n'en est pas moins très douce pour nos
membres. Elle est donc bonne, mais d'une valeur
bien relative, et offre en tout cas peu de garantie
en ce qui concerne ces petits dont parle
Jésus et à qui nous devons donner
à boire.
Donner à boire à l'un de
ces petits, cela suppose une vraie sympathie, un
complet oubli de soi-même. Lorsque trois ou
quatre personnes se trouvent réunies par un
lien quelconque, il s'y trouve sûrement
quelqu'un qui est pour les autres « un
petit » qui a un esprit moins brillant,
moins clairvoyant que ses compagnons,
peut-être, moins de savoir-faire. Lorsque
deux amis se rencontrent, l'un d'eux peut
être un petit et l'autre un grand et un fort.
Que les circonstances viennent à se
modifier, les proportions changeront
peut-être ; celui qui était petit
deviendra fort et inversement ; quoi qu'il
arrive il est difficile de trouver deux personnes
ayant des aptitudes absolument pareilles. On ne
peut causer cinq minutes d'un sujet quelconque sans
avoir l'occasion de dire une chose qui blesse ou
une autre qui encourage
et
fait plaisir ; or le secret de ceux qui savent
se faire aimer consiste à éviter ce
qui fait de la peine et à s'attacher
à ce qui peut faire du bien, et du
plaisir.
Voici par exemple des personnes
âgées, attachées à leurs
anciennes habitudes, ayant horreur du changement.
Il y a mille moyens de leur rendre service en
adoptant certaines formes de langage, en prenant
vis-à-vis d'elles une attitude pleine de
déférence et de respect. Ne
savent-elles pas qu'elles sont avancées en
âge ? N'éprouvent-elles pas
parfois un sentiment de détresse en songeant
à ces vieilles idées auxquelles elles
se cramponnent sans espoir ? N'ont-elles pas
la sensation que leur vie est sur son
déclin, et que la feuille morte de l'hiver
se montre non seulement dans leurs discours mais
aussi sur leur visage ? Aussi ont-ils besoin
plus que qui que ce soit d'être
traités par ceux qui sont jeunes, forts,
vigoureux, avec cette délicatesse attentive
pleine de vénération,
symbolisée non par les riches ciselures de
la coupe mais par le geste que l'on fait en la
présentant.
Il y a un nouvel ordre de chevalerie
dans lequel nous sommes tous invités
à nous enrôler. Il faut que de la
politesse nous sachions nous élever à
la courtoisie, et de la courtoisie à
l'esprit chevaleresque, dont l'essence consiste
à nous occuper attentivement de ceux qui rentrent
dans la catégorie
des « petits. » Nous en parlons
parfois comme s'il ne s'agissait que du respect de
la femme ; mais, l'esprit chevaleresque, ne
l'oublions pas, n'est pas seulement le culte que
l'homme rend à la femme, c'est aussi le
respect des forts pour tout ce qui est faible
ici-bas, et à cet égard les hommes
ont souvent plus à attendre des femmes que
les femmes des hommes.
L'esprit chevaleresque est ce sentiment
caché auquel tous ceux à qui je
pourrais être tenté de nuire peuvent
faire appel en invoquant ce seul motif :
« Il est de votre devoir d'user de votre
influence pour faire du bien. » Toutes
les fois que l'on peut aider un enfant, servir de
guide à un étranger, mettre à
l'aise un ami intimidé, chaque fois que l'on
peut arracher à la honte un frère au
caractère faible, affermir la
démarche d'un vieillard, relever un
domestique à ses propres yeux, cet esprit
chevaleresque apparaît. Et le sentiment que
j'éprouve est le même quel que soit le
cas particulier dont il s'agit. Le vieillard aux
cheveux blancs, l'enfant vagabond et
abandonné, la fille de service avec sa
lourde charge à porter, m'adressent le
même appel, beaucoup plus pressant que celui
de la belle dame dont le froufrou de soie attire
dans la rue l'attention des passants. Tous
implorent mon esprit chevaleresque, et en appellent
non à un acte de
générosité à accomplir,
mais à une obligation
positive qui m'est imposée de leur venir en
aide pour cette unique raison que je puis les
secourir et qu'ils ont besoin de moi.
« Noblesse oblige. »
Et comme nous voyons aujourd'hui le
règne de Dieu avancer ici et là dans
les âmes, nous avons lieu d'espérer
qu'un jour viendra où le mot
« chevaleresque »
revêtira dans le langage usuel cette large
signification, où l'employé dans son
magasin, le pauvre dans sa mansarde, la servante
dans sa cuisine seront de notre part les objets de
plus de prévenances et d'attention que tout
autre catégorie de nos semblables. La
grossièreté à l'égard
de ceux qui nous sont supérieurs au point de
vue social est de la stupidité, mais quand
il s'agit de nos inférieurs elle
dénote la sauvagerie de la brute. Plus ceux
à qui nous avons affaire sont faibles et
petits, plus aussi nous sommes tenus de leur venir
en aide, et plus il semble impossible de leur
témoigner de la dureté de coeur.
Hélas ! ce n'est pas ainsi que les
choses se passent de nos jours. La dame
d'aujourd'hui se montre pleine de support, quand
elle est au salon en belle toilette, mais de fort
méchante humeur, quand elle est à la
cuisine revêtue de son tablier ;
à la porte d'entrée, au magasin,
à l'antichambre, un pauvre risque fort de
s'entendre reprocher durement son indigence par des
gens qui savent se montrer polis vis-à-vis
de leur égaux et
obséquieux en face de leurs
supérieurs. Et pourtant il suffit de si peu
de chose pour que ceux qui sont d'humble condition
bénissent ceux qui sont au dessus d'eux et
pour que de plus pauvres qu'eux les
bénissent à leur tour. Bien plus que
l'argent et toutes les richesses du monde, un
simple témoignage de respect donné
à une profession et à ceux qui
l'exercent, de sympathie cordiale en ce qui
concerne leurs privations et leurs soucis, de juste
appréciation de leurs difficultés
spéciales, une parole aimable,
encourageante, fraternelle sera pour plus d'un
travailleur à la face hâlée,
pour plus d'une femme pauvrement vêtue
demeurant dans nos faubourgs, un véritable
verre d'eau fraîche du Seigneur Jésus.
Quand un peu de bonheur peut être
procuré à quelqu'un si facilement,
quand cette denrée, si vivement
appréciée, est toujours
demandée sur le marché, n'est-ce pas
grand dommage que si peu de personnes la mettent en
vente. Écoutez cette petite histoire
tirée des poèmes en prose de
Tourgueneff.
« Un jour, comme je passais
dans la rue, un vieillard qui mendiait m'accosta.
Ses yeux humides de pleurs, ses lèvres
décolorées, ses vêtements
déchirés, en haillons, montraient
assez à quel point l'affreuse
pauvreté, avait défiguré ce
malheureux vagabond. Il étendit vers moi sa
main noire et rugueuse en murmurant une demande
d'aumône. Je fouillai mes poches. - Ni
porte-monnaie,
ni
montre, ni mouchoir, j'avais laissé tout
cela à la maison. Le mendiant attendait et
ses doigts tendus tremblaient
légèrement. Embarrassé et
confus je saisis sa main noircie, et la pressai en
disant : « Mon frère, je n'ai
rien sur moi à te donner. » Le
mendiant tourna vers moi ses yeux injectés
de sang, un sourire se dessina sur ses
lèvres contractées, et il me serra la
main à son tour en disant :
« Cela ne fait rien, merci pour
cela ; m'appeler : mon frère,
c'est bien aussi une aumône. » Et
c'était comme si j'avais reçu moi
aussi un cadeau fraternel. »
Les animaux eux-mêmes adressent un
muet appel à notre esprit chevaleresque. Ce
sont aussi à leur manière des
personnes et ils font partie de notre train de
maison. « Traite une vache comme si
c'était une dame » peut-on lire
sur la porte d'entrée d'une grande laiterie
américaine. Nous disons :
« mon chien, mon cheval, » mais
ce chien s'appartient à lui-même avant
d'être à moi; son corps est sa
propriété. « Montre-moi une
lettre de change du Tout-Puissant, »
disait un juge à un propriétaire
d'esclaves qui invoquait son prétendu droit
de propriété. Ce que nos animaux
réclament, c'est plus que de la
pitié, c'est de la justice ; ils ont
des droits. Devenir le propriétaire d'un
animal, c'est entrer en contrat avec une
créature de Dieu, avec un de ces petits dont
parle Jésus, et la loi morale de l'amour est
applicable
à ce domaine. Et que dire des verres d'eau
fraîche donnés de part et d'autre dans
la vie de famille ? Ils ont plus de valeur que
tous les articles de ménage que l'argent et
le goût le plus délicat pourraient y
entasser. En quoi consistent-ils à
proprement parler ? En sourires aimables, en
gentils propos, en saluts pleins de
cordialité, en bonne humeur, même
lorsqu'on souffre des dents ou du bruit des
enfants, dans les soins empressés que l'on a
les uns pour les autres, dans l'habitude de faire
aux gens bon accueil, de se supporter mutuellement,
de penser aux autres. C'est là ce qui
contribue surtout à faire d'un
intérieur « une maison de Dieu non
construite par la main des hommes. » Une
pauvre boutique où règne cette
préoccupation attentive de
l'intérêt et de l'agrément
d'autrui est un véritable foyer, tandis
qu'une maison luxueuse, où l'on se montre
avare de ces attentions aimables, n'est qu'une
caserne abritant une famille.
Le plus sûr moyen de se faire une
opinion au sujet de quelqu'un, c'est de
s'enquérir de ce qu'il est chez lui. Si dans
cette sphère d'action, où il se
montre le plus familier et exerce le plus
d'influence, le respect s'amoindrit, la tendresse
s'évapore, si sa parole y devient
autoritaire, comme s'il avait des droits
supérieurs à ceux de sa femme, cela
dénote un esprit superficiel et un médiocre
caractère. À la maison, au milieu des
siens, il devrait être ce qu'il est de mieux,
le plus gracieux, le plus sociable, le plus
agréable possible, et plus encore
après dix ans de mariage que huit jours
après ; et ce devrait être aussi bien
entendu le cas pour sa compagne. Il est triste de
penser à l'indifférence avec laquelle
on traite souvent ce domaine où tout devrait
être tendresse, à tant de personnes
qui font des efforts de politesse et d'esprit quand
ils sont ailleurs et chez eux prennent
insensiblement l'habitude de considérer leur
entrain naturel comme une chose admise qu'il n'est
pas nécessaire de montrer. On s'en
aperçoit bien avec le temps, car la froideur
des manières, le silence glacial, l'esprit
de critique en apparence innocent est ce qui se
développe le plus rapidement avec les
années. Petit à petit lorsque les
enfants auront grandi et nous auront
quittés, quand nous serons plus
avancés dans la vie et serons bien aise de
trouver autour de nous un peu plus de propos
aimables et de doux sourires, nous regretterons, et
alors pour eux et pour nous, de n'avoir pas eu une
manière d'être différente.
Les hommes disent souvent tout
bas : Notre femme, nos enfants nous aiment et
nous le savons bien, nous les aimons et ils le
savent. Oui, sans doute, mais il ne suffit pas
d'être assuré de cet amour et de
remplir ses devoirs en silence. Nous ne vivons pas
de pain
seulement,
mais aussi des paroles qui sortent de la bouche de
ceux qui nous sont chers. Ce qui nourrit, c'est
l'amour en tant qu'il s'exprime, c'est la
bienveillance qui se montre au dehors, qui meuble
une maison. - Ceux-là même qui la
repoussent avec froideur en éprouvent de
temps à autre le besoin et l'attendent d'une
femme, d'une soeur, d'un enfant. La présence
des enfants est un appel constant adressé
non à l'amour sous entendu mais à
celui qui s'exprime. Les enfants qui ne savent pas
ce que c'est que d'être embrassés sont
aussi glacés que ceux qui tremblent de froid
faute de vêtements. Nous avons connu des
enfants qui ne savaient pas ce que c'est que
d'embrasser leurs parents, qui lorsqu'ils avaient
à le faire se montraient contraints et
embarrassés et ne savaient plus donner un
baiser à leur mère. - Une femme a dit
avec raison, et tous ceux qui ont une mère
ou une soeur peuvent dire à quel point c'est
vrai : « Hommes à qui un
coeur de femme a été confié,
écoutez cette simple requête :
Aimez-nous et prenez quelquefois la peine de nous
le dire. Il y a en effet tel intérieur dont
l'atmosphère montre au premier coup d'oeil
que le mari n'a jamais dit à sa femme qu'il
l'aimait, excepté une fois pourtant, et
encore était-ce dans sa pensée des
propos empreints de quelque
exagération. »
Oh! qui dira l'isolement moral dont
souffrent tant de soeurs qui sont
comme si elles n'avaient jamais eu de
frères, tant de femmes dont les maris sont
comme s'ils n'existaient pas, vont chaque jour
à leur bureau, le soir au cercle et ont
à peine le temps de voir leurs enfants, si
ce n'est le dimanche après-midi.
Et que d'hommes aussi qui se sentent
abandonnés et solitaires ! Que de
drames domestiques ont eu pour théâtre
tel intérieur qui nous était bien
connu ! Que de foyers qui avaient au
début la fraîcheur et la poésie
de l'amour, étaient riches en promesses,
auxquels il semblait que le cours des années
ne pourrait qu'ajouter un nouveau charme sans
diminuer jamais leur bonheur, et qui aujourd'hui
ressemblent aux froides journées de
novembre, dans lesquels l'engourdissement des
coeurs persiste et s'accentue comme la
température du dehors. Pauvres gens, ils
seraient peut-être fort embarrassés de
vous expliquer la raison de cet état de
choses, mais d'autres pourraient la leur
révéler. Quelqu'un assure avoir connu
une femme qui tandis qu'elle s'occupait de ses
enfants, de son ménage, et prenait ses trois
repas dans son cercle de famille, en était
réduite à apprendre les projets et
intentions de son mari par l'entremise d'un tiers
à qui ce dernier s'était ouvert plus
complètement au sujet d'affaires importantes
qu'il ne l'avait fait à elle-même.
Aussi l'indicible chagrin causé par ce
manque de confiance, le cauchemar
provenant d'une existence comprimée et
silencieuse avaient-ils bientôt accompli leur
oeuvre : la brillante et fraîche jeune
femme était devenue avant l'âge une
femme à cheveux gris.
Mais il ne suffit pas de s'exprimer son
amour réciproque de temps à autre
selon le caprice du moment. Ce serait comme si nous
comptions pour avoir de l'eau sur une source
intermittente. La soif nous surprend et la fontaine
ne coule pas. Ce qu'il nous faut, c'est l'habitude
des manières affectueuses. Dans bien des
maisons les névralgies ou la lassitude du
travail produisent des changements de temps
continuels ; à certains jours chacun se
dit dès le matin un bonjour plein de
tendresse ; à table les entretiens sont
si agréables et si animés que le mari
s'en va réconforté à son
travail, la femme toute joyeuse à ses
occupations domestiques, les enfants pleins
d'entrain à leur école, et chacun se
dit tout bas que le meilleur moment de la
journée sera celui où l'on se
rassemblera de nouveau ; oui, sans doute, il
en est souvent ainsi, mais parfois aussi c'est un
déjeuner porte de prison, où l'on ne
se regarde pas, où l'on s'écoute
manger, où le silence n'est interrompu que
par le bruit des plats poussés sur la table,
par des remarques sur leur contenu, sur ce qu'ils
devraient être et ne sont pas, le tout suivi
d'un départ précipité pareil
à celui des
écoliers quand la classe est
terminée.
Comment les choses se passent-elles en
ce qui nous concerne ? Faisons à cet
égard notre petit examen de conscience.
Règne-t-il dans notre vie de famille plus de
tendresse qu'il y a une année, ou
l'affection y a-t-elle subi une
éclipse ? Les coeurs se sont-ils
rapprochés, ou sont-ils plus désunis
par le fait d'une réserve pleine
d'égoïsme ? Nos plus belles
fêtes sont-elles nos anniversaires de
famille, le jour de notre première
rencontre, de nos fiançailles, de notre
mariage, et les autres dates de notre vie
domestique célébrées
ensemble ?
Pères, ce n'est pas seulement le
pain matériel que vous devez aux
vôtres ! Mères, ce qu'ils ont le
droit d'attendre de vous, c'est plus que des
raccommodages de vêtements ; enfants,
votre lot ici-bas ne consiste pas uniquement
à faire des devoirs et à apprendre
des leçons. Ce qui importe surtout c'est la
manière dont on fait ces choses quelles
qu'elles soient en elles-mêmes. Le jour
viendra où nous sacrifierions volontiers
notre main droite pour pouvoir effacer quelque dure
parole, tel propos tranchant, ou manière de
faire égoïste et personnelle. Heureux
sommes-nous si celui qui a quitté notre
maison pour entrer dans l'édifice invisible
ne nous a pas laissé quelqu'un de ces
regrets pleins d'amertume ! Trop tard pour
l'aimer comme nous aurions pu le faire et pour le
lui témoigner, pour lui dire que nous le savions
aimable. Parmi
tout ce
qui aurait pu être, y a-t-il une
pensée plus triste que
celle-là ! Il n'y a qu'un seul moyen de
faire disparaître un sentiment de cette
nature, c'est d'arracher résolument de nos
coeurs et de notre manière d'être
vis-à-vis des nôtres tout ce qui
ressemble à un manque de tendresse de notre
part, de redoubler pour eux de prévenances
et dans nos rapports avec eux de chercher à
combler les lacunes de notre affection. Lorsque
nous aurons vu s'épanouir enfin des
relations plus affectueuses sur les débris
de ce triste souvenir, peut-être alors nous
sentirons-nous à demi pardonnés et en
paix.
Une question se pose encore :
Est-ce chose aisée que d'offrir des verres
d'eau fraîche autour de soi ? Les
réflexions qui précèdent
montrent clairement que l'eau pure et transparente
est une boisson plus rare que nous ne l'avions
supposé peut-être. Pour que nous
soyons capables d'en donner à quelqu'un de
ces petits, d'une manière habituelle,
lorsque nous sommes nous-mêmes
altérés, et de chercher des occasions
d'en offrir, il faut que cette eau provienne d'une
source qui jaillisse non à la surface de
notre être, mais de ses profondeurs
cachées. Une pareille offrande suppose plus
que tout autre une nature douce et moralement
saine. Il peut être relativement facile,
quand le sentiment du devoir nous soutient, de
faire appel à notre volonté et de nous
élancer en tremblant peut-être, mais
sans sourciller vers un grand acte d'oubli de
soi-même, mais ce qui est moins commode,
c'est dans quelque circonstance que ce soit, dans
la maladie comme dans la santé, sous
l'étreinte de la fatigue comme aux heures de
repos, au milieu des soucis aussi bien que dans les
moments paisibles de l'existence, d'approcher un
verre d'eau des lèvres amies. Si vous
êtes capable de rendre ce service à
n'importe qui, autour de vous, c'est un
véritable triomphe !
Ces petits actes de bonté sont si
difficiles à accomplir qu'il existe un bon
nombre de traités historiques ou
légendaires renfermant des exemples
remarquables d'oubli de soi-même. La Bible
nous parle de trois héros du temps de David,
qui rompirent les rangs des Philistins pour
procurer à leur roi altéré un
verre d'eau, et d'une veuve qui, bien que la famine
régnât dans le pays, n'hésita
pas à donner au prophète
affamé sa dernière poignée de
farine. On raconte que des Mahométans,
habitant une ville située dans une plaine
brûlante, construisirent un abri à
quelques lieues de distance sur la route et s'y
rendirent chaque jour pour y remplir d'eau un vase
à l'intention des voyageurs mourants de soif
qui passaient par cet endroit et qui sans cela
seraient morts en y arrivant. On cite aussi un beau
trait de la vie du général
Sydney : comme il venait d'être
blessé et approchait de l'eau de ses lèvres, il
donna sa ration à son cheval blessé
comme lui. Un autre acte d'héroïsme du
même genre est celui qu'accomplit ce soldat
qui, dévoré par la soif, sous
l'étreinte d'une blessure à la
bouche, se refusa à aller boire à la
cantine, de peur que le sang découlant de
ses lèvres ne contaminât l'eau que
devaient boire ses camarades gisant sur le sol. On
raconte encore qu'un autre combattant enjoignit au
médecin militaire de réserver sa
bouteille de chloroforme pour ceux qui
étaient blessés plus
grièvement que lui et étouffa ses
gémissements au moyen de son mouchoir de
poche. De pareils actes sont-ils
fréquents ? Non évidemment, ils
ne se produisent qu'à de longs intervalles,
et rares sont les champs de bataille rougis de sang
où fleurissent des traits pareils
d'humanité, disons plutôt
d'angélique fraternité.
Mais lorsque des faits semblables se
produisent sur un point ou un autre des combats
sanglants de la vie, ne vous imaginez pas qu'ils
ont commencé là, et que ceux qui les
ont accomplis en sont à leur premier acte
d'héroïsme ! Il n'y a que les
âmes accoutumées à l'esprit de
douceur et d'oubli de soi-même qui puissent
s'élever à de certaines heures
à une pareille hauteur. Le petit acte qui
fait qu'une heure de notre vie est grande n'est
jamais contenu tout entier dans ce laps de temps.
Un homme bien portant pourra ne pas hésiter
à risquer sa vie pour autrui, à s'élancer dans la
mer, ou
à la tête d'un cheval emporté
pour sauver la vie d'un inconnu, mais pour qu'une
personne malade, près de mourir,
s'élève jusqu'à la hauteur du
verre d'eau fraîche, il faut que les
années qui sont derrière elle l'y
aient préparée à l'avance. Des
actions comme celles que nous venons de citer
représentent le dévouement
idéal, le niveau le plus élevé
de ce don du verre d'eau fraîche à ses
semblables, celui que Jésus avait en vue et
dont il a donné lui-même l'exemple,
lorsqu'il s'est écrié dans son
agonie : « 0 mon Père, que
cette coupe passe loin de moi ! Que ta
volonté soit faite et non la
mienne ! » De pareils faits nous
aident à bien comprendre ce qu'il y avait au
fond de sa pensée, quand il a
déclaré que ce que l'on faisait
à l'un de ces petits, c'était comme
si on le lui avait fait à
lui-même.
Et voici la conclusion à laquelle
nous arrivons : c'est que nous ne pouvons rien
faire de bon, si nous n'agissons pas en vue de
Dieu, en lui offrant ce que nous faisons comme une
chose qu'il exécute par notre entremise. Les
actes d'amour et de solidarité humaine que
nous accomplissons ont Dieu pour auteur, quand
même ils passent par notre
intermédiaire. La charité divine est
le nom qu'au ciel on donne à ce que nous
appelons ici-bas : un verre d'eau
fraîche.
Il y a beaucoup de choses que la
Providence exécute
à l'égard des petits d'ici-bas en se
servant de nous. Comment dans certains cas
pourrait-elle les atteindre sans notre
coopération active ? Qui pourrait-elle
employer pour réaliser ses desseins, si ce
n'est vous et moi ?
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