Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

UN VERRE D'EAU FRAÎCHE

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« Quiconque vous donnera à boire un verre d'eau en mon nom, a dit Jésus, ne perdra point sa récompense. » Peut-on concevoir un acte plus simple, un plus léger service que celui-là ? Il n'en est pas que l'on soit plus disposé à rendre à ceux que l'on n'aime pas ou plus prompt à attendre de ceux qui ne nous aiment guère. Quand Jésus parcourait les sentiers de la Galilée, il a du plus d'une fois s'arrêter à la porte d'une maison, se reposer auprès d'une source à proximité d'un village, et solliciter l'aumône d'un verre d'eau tout comme nous le faisons chez nous. Tantôt c'était une femme qui, entendant le son de sa voix, rencontrant son regard profond, interrompait un instant les soins du ménage pour lui apporter le verre demandé; tantôt un laboureur laissant sa charrue dans le sillon pour aller montrer à l'étranger la gourde en peau de chevreau cachée dans un buisson, et l'inviter à se servir lui-même. Personne n'aurait eu l'idée de refuser.
Le pain peut manquer, mais les fontaines jaillissantes, l'eau courante des rivières, les lacs étincelants sont des coupes si abondantes que bien peu de gens en demandant à Dieu leur pain songent à ajouter : « donne-nous notre eau de chaque jour. » Et c'est pourquoi le Maître a choisi un verre d'eau fraîche comme emblème, quand il a déclaré que la moindre action accomplie dans une pensée de charité ne perdrait pas sa récompense. Ce qui donne du prix à cette action, c'est le mobile qui l'inspire. Celui qui offre ce verre d'eau à un disciple du Christ en fait don au Maître, et celui qui le donne au Maître l'offre à celui qui l'a envoyé. Dieu en prend acte là-haut et l'en récompensera un jour. Voilà ce que Jésus affirme, car dans une de ses paraboles il déclare à propos du jugement, que le plus petit témoignage de bienveillance à l'égard de la créature la plus infime, touche au grand domaine des choses providentielles, dans lequel les lois du monde moral agissent dans la relation de cause à effet, de telle sorte que d'une manière ou d'une autre la rétribution de ces actes en apparence insignifiants est absolument certaine.

Il faut pour admettre ce fait une foi énergique. C'est là une des paroles de Jésus qui montrent la profondeur de son âme et de son intuition intérieure. Pas un seul passereau ne tombe en terre sans la volonté du Père, pas un cheveu n'échappe à son contrôle, pas un verre d'eau n'est oublié. Nous admirons ces belles paroles, mais la foi qu'elle implique, la possédons-nous ? Ce n'est pas de cette foi-là, ni de la loi de rétribution dont Jésus parle à propos de ceux qui boivent cette eau que je désire Vous entretenir à cette heure, mais des verres d'eau fraîche envisagés en eux-mêmes, en d'autres termes, des petits actes de prévenance que nous accomplissons à l'égard d'autrui.

Est-ce une exagération de prétendre que les deux tiers de ce qui fait le charme de l'existence consiste en verres d'eau fraîche offerts à notre prochain. Il n'est pas une heure du voyage de la vie que leur fraîcheur ne rende plus douce et leur absence plus pénible à supporter. Pourquoi cela ? Parce que la plupart d'entre nous portent des fardeaux plus ou moins lourds, parce que la plus grande partie du trajet se passe à se traîner tristement et de la manière la plus prosaïque, parce qu'il y a une couche épaisse de poussière sur la route, que s'il n'y a pas beaucoup de situations tout à fait mauvaises il y en a pas mal de vulgaires et que c'est justement ce fardeau à porter, cette poussière accumulée, cette tension journalière des nerfs qui produisent en nous la soif. Si nous avions la sensation d'un bruissement d'ailes au lieu d'une lourde charge sur nos épaules, si chaque lundi matin nous nous rendions en chantant sur le champ de bataille pour défendre quelque grande et belle cause et si nous en revenions victorieux le samedi, les petits signes d'encouragement glanés ici et là sur la route nous tiendraient moins à coeur. Mais les choses étant ce qu'elles sont, nous sommes tout heureux de recevoir des témoignages d'amitié et d'approbation, de commisération dans nos défaillances et nos chutes, une main qui se tend vers nous de temps à autre pour nous aider à porter notre charge, une parole de sympathie qui nous arrive au milieu de notre course haletante à travers la poussière du chemin.
Et c'est là tout ce que la plupart d'entre nous peuvent donner, car nous sommes tous absorbés par les affaires courantes. Vous ne pouvez pas interrompre le cours de mon pèlerinage, me transporter sur votre dos, me rendre d'importants services, mais c'est pour moi chose très différente de jouer mon rôle ici-bas avec ou sans ces petits coups de main qui me sont donnés par mes compagnons de route. « Jean, laisse-moi tranquille, je suis très occupé dans ce moment, » dit le père en continuant à écrire, alors que son petit garçon s'est fait mal au doigt. - « Oui, papa, mais tu aurais pu me plaindre un peu, soupira Jean. » Il y a en chacun de nous dans une foule de circonstances un petit Jean en larmes. Quelqu'un a dit avec raison : « Je ne traverserai pas deux fois cette vie ; si donc il se présente une occasion de faire du bien, d'accomplir un acte de bienveillance à l'égard de mes semblables, je veux le faire immédiatement. »

Un verre d'eau fraîche. Il ne faut pas oublier, en l'offrant, que le verre et l'eau qu'il contient sont deux choses distinctes l'une de l'autre. Qu'il s'agisse d'un gobelet en étain ou d'une coupe en argent, peu importe, quand nous avons soif, pourvu que l'eau soit bonne. Et de même il n'est pas nécessaire que le verre en question soit un acte éclatant, même une action quelconque ; il consiste souvent dans une simple parole, une certaine manière de dire les choses, un sourire ajouté au mot prononcé. Et l'eau, que faut-il entendre par là ? La sympathie de votre coeur ; le fait que vous avez à mon sujet une pensée bienveillante ; c'est là ce qui me rafraîchit, ce qui me permet de poursuivre mon chemin en sentant je ne sais quelle fraîcheur courir dans mes veines. Oui, il n'est rien de plus vrai, c'est moins la main que l'expression du visage et l'attitude prise à notre égard qui nous tend le verre d'eau. La brusquerie d'un ami, le gobelet d'étain qu'il me présente peut me causer beaucoup plus de joie que la douceur de manières, la coupe d'argent ciselée de telle autre personne non moins sympathique au fond. Un léger signe de tête avec un regard brillant et souriant signifie tout autre chose pour le coeur qu'un simple coup de chapeau. Il y a tel bonjour amical et respectueux qui ressemble à ces prospectus que l'on saisit au vol d'une manière inconsciente, mais il peut aussi nous être adressé avec un je ne sais quoi dans la manière de le lancer qui adoucit pour nous les moments qui suivent son arrivée. Je puis vous rendre un grand service de telle façon que vous serez tentés de me prendre en grippe, moi et le service rendu, mais vous pouvez aussi en accepter un de ma part, de telle manière qu'il me fera l'effet d'une couronne posée sur ma tête.

Il y a donc un grand nombre de belles coupes mises en circulation qui ne renferment pas d'eau, ou seulement quelques gouttes, coupes de bric-à-brac dont on ne peut faire aucun usage, consacrées par la coutume et le bon ton, mais vides et pareilles à ces grands verres destinés à la scène que les acteurs saisissent de temps à autre sans que leur contenu puisse jamais se répandre et couler. Il y a trois espèces de politesse qui peuvent avoir la prétention d'offrir des verres d'eau fraîche. La première, la plus mauvaise, c'est celle qui poursuit cyniquement son propre avantage, qui, se dressant sur ses ergots, cherche à conquérir l'estime d'autrui ; dans ce premier cas c'est nous-mêmes, bien entendu, qui buvons l'eau, tout en ayant l'air d'imiter l'attitude du Bon Samaritain.

Une autre politesse plus innocente est l'urbanité conventionnelle du coup de chapeau et des gants irréprochables, de la carte de visite, si répandue dans le monde entier. C'est le règne de l'étiquette et le triomphe de la mode. Les usages qu'elle impose sont peut-être inoffensifs en eux-mêmes, mais n'en ont pas moins pour effet d'enlever à nos mouvements toute spontanéité ; la plupart sont comme autant de petits mensonges qui laissent leur empreinte sur notre manière d'être et finissent par ôter à nos témoignages de sympathie leur cachet de sincérité. Une troisième forme de politesse meilleure que les deux autres, mais peu efficace pour étancher la soif, est la bonne humeur enjouée de ceux dont le visage s'illumine facilement, dont les mains sont toujours prêtes à agir, dont la voix a pour tout le monde un accent de bonne camaraderie ; c'est un état d'esprit qui n'exige pas beaucoup de réflexion, de délicatesse, de respect, d'oubli de soi-même, c'est l'affabilité de manières moins le coeur. Cette politesse de surface est bonne à certains égards, et dans des limites restreintes. Il est facile d'en dire du mal, mais elle n'en empêche pas moins bien des choses fâcheuses. On peut la comparer à l'unique gendarme du village qui exerce une action protectrice bien des lieues à la ronde. C'est lui qui empêche les voisins de se quereller entre eux, et prévient ces petits attentats contre la tranquillité du prochain qui, si l'on n'y mettait bon ordre, finiraient par troubler les bons rapports. On l'a dit fort justement, la politesse est comme un coussin à air ; il n'y a rien dedans, mais elle n'en est pas moins très douce pour nos membres. Elle est donc bonne, mais d'une valeur bien relative, et offre en tout cas peu de garantie en ce qui concerne ces petits dont parle Jésus et à qui nous devons donner à boire.

Donner à boire à l'un de ces petits, cela suppose une vraie sympathie, un complet oubli de soi-même. Lorsque trois ou quatre personnes se trouvent réunies par un lien quelconque, il s'y trouve sûrement quelqu'un qui est pour les autres « un petit » qui a un esprit moins brillant, moins clairvoyant que ses compagnons, peut-être, moins de savoir-faire. Lorsque deux amis se rencontrent, l'un d'eux peut être un petit et l'autre un grand et un fort. Que les circonstances viennent à se modifier, les proportions changeront peut-être ; celui qui était petit deviendra fort et inversement ; quoi qu'il arrive il est difficile de trouver deux personnes ayant des aptitudes absolument pareilles. On ne peut causer cinq minutes d'un sujet quelconque sans avoir l'occasion de dire une chose qui blesse ou une autre qui encourage et fait plaisir ; or le secret de ceux qui savent se faire aimer consiste à éviter ce qui fait de la peine et à s'attacher à ce qui peut faire du bien, et du plaisir.

Voici par exemple des personnes âgées, attachées à leurs anciennes habitudes, ayant horreur du changement. Il y a mille moyens de leur rendre service en adoptant certaines formes de langage, en prenant vis-à-vis d'elles une attitude pleine de déférence et de respect. Ne savent-elles pas qu'elles sont avancées en âge ? N'éprouvent-elles pas parfois un sentiment de détresse en songeant à ces vieilles idées auxquelles elles se cramponnent sans espoir ? N'ont-elles pas la sensation que leur vie est sur son déclin, et que la feuille morte de l'hiver se montre non seulement dans leurs discours mais aussi sur leur visage ? Aussi ont-ils besoin plus que qui que ce soit d'être traités par ceux qui sont jeunes, forts, vigoureux, avec cette délicatesse attentive pleine de vénération, symbolisée non par les riches ciselures de la coupe mais par le geste que l'on fait en la présentant.

Il y a un nouvel ordre de chevalerie dans lequel nous sommes tous invités à nous enrôler. Il faut que de la politesse nous sachions nous élever à la courtoisie, et de la courtoisie à l'esprit chevaleresque, dont l'essence consiste à nous occuper attentivement de ceux qui rentrent dans la catégorie des « petits. » Nous en parlons parfois comme s'il ne s'agissait que du respect de la femme ; mais, l'esprit chevaleresque, ne l'oublions pas, n'est pas seulement le culte que l'homme rend à la femme, c'est aussi le respect des forts pour tout ce qui est faible ici-bas, et à cet égard les hommes ont souvent plus à attendre des femmes que les femmes des hommes.

L'esprit chevaleresque est ce sentiment caché auquel tous ceux à qui je pourrais être tenté de nuire peuvent faire appel en invoquant ce seul motif : « Il est de votre devoir d'user de votre influence pour faire du bien. » Toutes les fois que l'on peut aider un enfant, servir de guide à un étranger, mettre à l'aise un ami intimidé, chaque fois que l'on peut arracher à la honte un frère au caractère faible, affermir la démarche d'un vieillard, relever un domestique à ses propres yeux, cet esprit chevaleresque apparaît. Et le sentiment que j'éprouve est le même quel que soit le cas particulier dont il s'agit. Le vieillard aux cheveux blancs, l'enfant vagabond et abandonné, la fille de service avec sa lourde charge à porter, m'adressent le même appel, beaucoup plus pressant que celui de la belle dame dont le froufrou de soie attire dans la rue l'attention des passants. Tous implorent mon esprit chevaleresque, et en appellent non à un acte de générosité à accomplir, mais à une obligation positive qui m'est imposée de leur venir en aide pour cette unique raison que je puis les secourir et qu'ils ont besoin de moi. « Noblesse oblige. »

Et comme nous voyons aujourd'hui le règne de Dieu avancer ici et là dans les âmes, nous avons lieu d'espérer qu'un jour viendra où le mot « chevaleresque » revêtira dans le langage usuel cette large signification, où l'employé dans son magasin, le pauvre dans sa mansarde, la servante dans sa cuisine seront de notre part les objets de plus de prévenances et d'attention que tout autre catégorie de nos semblables. La grossièreté à l'égard de ceux qui nous sont supérieurs au point de vue social est de la stupidité, mais quand il s'agit de nos inférieurs elle dénote la sauvagerie de la brute. Plus ceux à qui nous avons affaire sont faibles et petits, plus aussi nous sommes tenus de leur venir en aide, et plus il semble impossible de leur témoigner de la dureté de coeur. Hélas ! ce n'est pas ainsi que les choses se passent de nos jours. La dame d'aujourd'hui se montre pleine de support, quand elle est au salon en belle toilette, mais de fort méchante humeur, quand elle est à la cuisine revêtue de son tablier ; à la porte d'entrée, au magasin, à l'antichambre, un pauvre risque fort de s'entendre reprocher durement son indigence par des gens qui savent se montrer polis vis-à-vis de leur égaux et obséquieux en face de leurs supérieurs. Et pourtant il suffit de si peu de chose pour que ceux qui sont d'humble condition bénissent ceux qui sont au dessus d'eux et pour que de plus pauvres qu'eux les bénissent à leur tour. Bien plus que l'argent et toutes les richesses du monde, un simple témoignage de respect donné à une profession et à ceux qui l'exercent, de sympathie cordiale en ce qui concerne leurs privations et leurs soucis, de juste appréciation de leurs difficultés spéciales, une parole aimable, encourageante, fraternelle sera pour plus d'un travailleur à la face hâlée, pour plus d'une femme pauvrement vêtue demeurant dans nos faubourgs, un véritable verre d'eau fraîche du Seigneur Jésus. Quand un peu de bonheur peut être procuré à quelqu'un si facilement, quand cette denrée, si vivement appréciée, est toujours demandée sur le marché, n'est-ce pas grand dommage que si peu de personnes la mettent en vente. Écoutez cette petite histoire tirée des poèmes en prose de Tourgueneff.

« Un jour, comme je passais dans la rue, un vieillard qui mendiait m'accosta. Ses yeux humides de pleurs, ses lèvres décolorées, ses vêtements déchirés, en haillons, montraient assez à quel point l'affreuse pauvreté, avait défiguré ce malheureux vagabond. Il étendit vers moi sa main noire et rugueuse en murmurant une demande d'aumône. Je fouillai mes poches. - Ni porte-monnaie, ni montre, ni mouchoir, j'avais laissé tout cela à la maison. Le mendiant attendait et ses doigts tendus tremblaient légèrement. Embarrassé et confus je saisis sa main noircie, et la pressai en disant : « Mon frère, je n'ai rien sur moi à te donner. » Le mendiant tourna vers moi ses yeux injectés de sang, un sourire se dessina sur ses lèvres contractées, et il me serra la main à son tour en disant : « Cela ne fait rien, merci pour cela ; m'appeler : mon frère, c'est bien aussi une aumône. » Et c'était comme si j'avais reçu moi aussi un cadeau fraternel. »

Les animaux eux-mêmes adressent un muet appel à notre esprit chevaleresque. Ce sont aussi à leur manière des personnes et ils font partie de notre train de maison. « Traite une vache comme si c'était une dame » peut-on lire sur la porte d'entrée d'une grande laiterie américaine. Nous disons : « mon chien, mon cheval, » mais ce chien s'appartient à lui-même avant d'être à moi; son corps est sa propriété. « Montre-moi une lettre de change du Tout-Puissant, » disait un juge à un propriétaire d'esclaves qui invoquait son prétendu droit de propriété. Ce que nos animaux réclament, c'est plus que de la pitié, c'est de la justice ; ils ont des droits. Devenir le propriétaire d'un animal, c'est entrer en contrat avec une créature de Dieu, avec un de ces petits dont parle Jésus, et la loi morale de l'amour est applicable à ce domaine. Et que dire des verres d'eau fraîche donnés de part et d'autre dans la vie de famille ? Ils ont plus de valeur que tous les articles de ménage que l'argent et le goût le plus délicat pourraient y entasser. En quoi consistent-ils à proprement parler ? En sourires aimables, en gentils propos, en saluts pleins de cordialité, en bonne humeur, même lorsqu'on souffre des dents ou du bruit des enfants, dans les soins empressés que l'on a les uns pour les autres, dans l'habitude de faire aux gens bon accueil, de se supporter mutuellement, de penser aux autres. C'est là ce qui contribue surtout à faire d'un intérieur « une maison de Dieu non construite par la main des hommes. » Une pauvre boutique où règne cette préoccupation attentive de l'intérêt et de l'agrément d'autrui est un véritable foyer, tandis qu'une maison luxueuse, où l'on se montre avare de ces attentions aimables, n'est qu'une caserne abritant une famille.

Le plus sûr moyen de se faire une opinion au sujet de quelqu'un, c'est de s'enquérir de ce qu'il est chez lui. Si dans cette sphère d'action, où il se montre le plus familier et exerce le plus d'influence, le respect s'amoindrit, la tendresse s'évapore, si sa parole y devient autoritaire, comme s'il avait des droits supérieurs à ceux de sa femme, cela dénote un esprit superficiel et un médiocre caractère. À la maison, au milieu des siens, il devrait être ce qu'il est de mieux, le plus gracieux, le plus sociable, le plus agréable possible, et plus encore après dix ans de mariage que huit jours après ; et ce devrait être aussi bien entendu le cas pour sa compagne. Il est triste de penser à l'indifférence avec laquelle on traite souvent ce domaine où tout devrait être tendresse, à tant de personnes qui font des efforts de politesse et d'esprit quand ils sont ailleurs et chez eux prennent insensiblement l'habitude de considérer leur entrain naturel comme une chose admise qu'il n'est pas nécessaire de montrer. On s'en aperçoit bien avec le temps, car la froideur des manières, le silence glacial, l'esprit de critique en apparence innocent est ce qui se développe le plus rapidement avec les années. Petit à petit lorsque les enfants auront grandi et nous auront quittés, quand nous serons plus avancés dans la vie et serons bien aise de trouver autour de nous un peu plus de propos aimables et de doux sourires, nous regretterons, et alors pour eux et pour nous, de n'avoir pas eu une manière d'être différente.

Les hommes disent souvent tout bas : Notre femme, nos enfants nous aiment et nous le savons bien, nous les aimons et ils le savent. Oui, sans doute, mais il ne suffit pas d'être assuré de cet amour et de remplir ses devoirs en silence. Nous ne vivons pas de pain seulement, mais aussi des paroles qui sortent de la bouche de ceux qui nous sont chers. Ce qui nourrit, c'est l'amour en tant qu'il s'exprime, c'est la bienveillance qui se montre au dehors, qui meuble une maison. - Ceux-là même qui la repoussent avec froideur en éprouvent de temps à autre le besoin et l'attendent d'une femme, d'une soeur, d'un enfant. La présence des enfants est un appel constant adressé non à l'amour sous entendu mais à celui qui s'exprime. Les enfants qui ne savent pas ce que c'est que d'être embrassés sont aussi glacés que ceux qui tremblent de froid faute de vêtements. Nous avons connu des enfants qui ne savaient pas ce que c'est que d'embrasser leurs parents, qui lorsqu'ils avaient à le faire se montraient contraints et embarrassés et ne savaient plus donner un baiser à leur mère. - Une femme a dit avec raison, et tous ceux qui ont une mère ou une soeur peuvent dire à quel point c'est vrai : « Hommes à qui un coeur de femme a été confié, écoutez cette simple requête : Aimez-nous et prenez quelquefois la peine de nous le dire. Il y a en effet tel intérieur dont l'atmosphère montre au premier coup d'oeil que le mari n'a jamais dit à sa femme qu'il l'aimait, excepté une fois pourtant, et encore était-ce dans sa pensée des propos empreints de quelque exagération. »

Oh! qui dira l'isolement moral dont souffrent tant de soeurs qui sont comme si elles n'avaient jamais eu de frères, tant de femmes dont les maris sont comme s'ils n'existaient pas, vont chaque jour à leur bureau, le soir au cercle et ont à peine le temps de voir leurs enfants, si ce n'est le dimanche après-midi.

Et que d'hommes aussi qui se sentent abandonnés et solitaires ! Que de drames domestiques ont eu pour théâtre tel intérieur qui nous était bien connu ! Que de foyers qui avaient au début la fraîcheur et la poésie de l'amour, étaient riches en promesses, auxquels il semblait que le cours des années ne pourrait qu'ajouter un nouveau charme sans diminuer jamais leur bonheur, et qui aujourd'hui ressemblent aux froides journées de novembre, dans lesquels l'engourdissement des coeurs persiste et s'accentue comme la température du dehors. Pauvres gens, ils seraient peut-être fort embarrassés de vous expliquer la raison de cet état de choses, mais d'autres pourraient la leur révéler. Quelqu'un assure avoir connu une femme qui tandis qu'elle s'occupait de ses enfants, de son ménage, et prenait ses trois repas dans son cercle de famille, en était réduite à apprendre les projets et intentions de son mari par l'entremise d'un tiers à qui ce dernier s'était ouvert plus complètement au sujet d'affaires importantes qu'il ne l'avait fait à elle-même. Aussi l'indicible chagrin causé par ce manque de confiance, le cauchemar provenant d'une existence comprimée et silencieuse avaient-ils bientôt accompli leur oeuvre : la brillante et fraîche jeune femme était devenue avant l'âge une femme à cheveux gris.

Mais il ne suffit pas de s'exprimer son amour réciproque de temps à autre selon le caprice du moment. Ce serait comme si nous comptions pour avoir de l'eau sur une source intermittente. La soif nous surprend et la fontaine ne coule pas. Ce qu'il nous faut, c'est l'habitude des manières affectueuses. Dans bien des maisons les névralgies ou la lassitude du travail produisent des changements de temps continuels ; à certains jours chacun se dit dès le matin un bonjour plein de tendresse ; à table les entretiens sont si agréables et si animés que le mari s'en va réconforté à son travail, la femme toute joyeuse à ses occupations domestiques, les enfants pleins d'entrain à leur école, et chacun se dit tout bas que le meilleur moment de la journée sera celui où l'on se rassemblera de nouveau ; oui, sans doute, il en est souvent ainsi, mais parfois aussi c'est un déjeuner porte de prison, où l'on ne se regarde pas, où l'on s'écoute manger, où le silence n'est interrompu que par le bruit des plats poussés sur la table, par des remarques sur leur contenu, sur ce qu'ils devraient être et ne sont pas, le tout suivi d'un départ précipité pareil à celui des écoliers quand la classe est terminée.

Comment les choses se passent-elles en ce qui nous concerne ? Faisons à cet égard notre petit examen de conscience. Règne-t-il dans notre vie de famille plus de tendresse qu'il y a une année, ou l'affection y a-t-elle subi une éclipse ? Les coeurs se sont-ils rapprochés, ou sont-ils plus désunis par le fait d'une réserve pleine d'égoïsme ? Nos plus belles fêtes sont-elles nos anniversaires de famille, le jour de notre première rencontre, de nos fiançailles, de notre mariage, et les autres dates de notre vie domestique célébrées ensemble ?

Pères, ce n'est pas seulement le pain matériel que vous devez aux vôtres ! Mères, ce qu'ils ont le droit d'attendre de vous, c'est plus que des raccommodages de vêtements ; enfants, votre lot ici-bas ne consiste pas uniquement à faire des devoirs et à apprendre des leçons. Ce qui importe surtout c'est la manière dont on fait ces choses quelles qu'elles soient en elles-mêmes. Le jour viendra où nous sacrifierions volontiers notre main droite pour pouvoir effacer quelque dure parole, tel propos tranchant, ou manière de faire égoïste et personnelle. Heureux sommes-nous si celui qui a quitté notre maison pour entrer dans l'édifice invisible ne nous a pas laissé quelqu'un de ces regrets pleins d'amertume ! Trop tard pour l'aimer comme nous aurions pu le faire et pour le lui témoigner, pour lui dire que nous le savions aimable. Parmi tout ce qui aurait pu être, y a-t-il une pensée plus triste que celle-là ! Il n'y a qu'un seul moyen de faire disparaître un sentiment de cette nature, c'est d'arracher résolument de nos coeurs et de notre manière d'être vis-à-vis des nôtres tout ce qui ressemble à un manque de tendresse de notre part, de redoubler pour eux de prévenances et dans nos rapports avec eux de chercher à combler les lacunes de notre affection. Lorsque nous aurons vu s'épanouir enfin des relations plus affectueuses sur les débris de ce triste souvenir, peut-être alors nous sentirons-nous à demi pardonnés et en paix.

Une question se pose encore : Est-ce chose aisée que d'offrir des verres d'eau fraîche autour de soi ? Les réflexions qui précèdent montrent clairement que l'eau pure et transparente est une boisson plus rare que nous ne l'avions supposé peut-être. Pour que nous soyons capables d'en donner à quelqu'un de ces petits, d'une manière habituelle, lorsque nous sommes nous-mêmes altérés, et de chercher des occasions d'en offrir, il faut que cette eau provienne d'une source qui jaillisse non à la surface de notre être, mais de ses profondeurs cachées. Une pareille offrande suppose plus que tout autre une nature douce et moralement saine. Il peut être relativement facile, quand le sentiment du devoir nous soutient, de faire appel à notre volonté et de nous élancer en tremblant peut-être, mais sans sourciller vers un grand acte d'oubli de soi-même, mais ce qui est moins commode, c'est dans quelque circonstance que ce soit, dans la maladie comme dans la santé, sous l'étreinte de la fatigue comme aux heures de repos, au milieu des soucis aussi bien que dans les moments paisibles de l'existence, d'approcher un verre d'eau des lèvres amies. Si vous êtes capable de rendre ce service à n'importe qui, autour de vous, c'est un véritable triomphe !

Ces petits actes de bonté sont si difficiles à accomplir qu'il existe un bon nombre de traités historiques ou légendaires renfermant des exemples remarquables d'oubli de soi-même. La Bible nous parle de trois héros du temps de David, qui rompirent les rangs des Philistins pour procurer à leur roi altéré un verre d'eau, et d'une veuve qui, bien que la famine régnât dans le pays, n'hésita pas à donner au prophète affamé sa dernière poignée de farine. On raconte que des Mahométans, habitant une ville située dans une plaine brûlante, construisirent un abri à quelques lieues de distance sur la route et s'y rendirent chaque jour pour y remplir d'eau un vase à l'intention des voyageurs mourants de soif qui passaient par cet endroit et qui sans cela seraient morts en y arrivant. On cite aussi un beau trait de la vie du général Sydney : comme il venait d'être blessé et approchait de l'eau de ses lèvres, il donna sa ration à son cheval blessé comme lui. Un autre acte d'héroïsme du même genre est celui qu'accomplit ce soldat qui, dévoré par la soif, sous l'étreinte d'une blessure à la bouche, se refusa à aller boire à la cantine, de peur que le sang découlant de ses lèvres ne contaminât l'eau que devaient boire ses camarades gisant sur le sol. On raconte encore qu'un autre combattant enjoignit au médecin militaire de réserver sa bouteille de chloroforme pour ceux qui étaient blessés plus grièvement que lui et étouffa ses gémissements au moyen de son mouchoir de poche. De pareils actes sont-ils fréquents ? Non évidemment, ils ne se produisent qu'à de longs intervalles, et rares sont les champs de bataille rougis de sang où fleurissent des traits pareils d'humanité, disons plutôt d'angélique fraternité.

Mais lorsque des faits semblables se produisent sur un point ou un autre des combats sanglants de la vie, ne vous imaginez pas qu'ils ont commencé là, et que ceux qui les ont accomplis en sont à leur premier acte d'héroïsme ! Il n'y a que les âmes accoutumées à l'esprit de douceur et d'oubli de soi-même qui puissent s'élever à de certaines heures à une pareille hauteur. Le petit acte qui fait qu'une heure de notre vie est grande n'est jamais contenu tout entier dans ce laps de temps. Un homme bien portant pourra ne pas hésiter à risquer sa vie pour autrui, à s'élancer dans la mer, ou à la tête d'un cheval emporté pour sauver la vie d'un inconnu, mais pour qu'une personne malade, près de mourir, s'élève jusqu'à la hauteur du verre d'eau fraîche, il faut que les années qui sont derrière elle l'y aient préparée à l'avance. Des actions comme celles que nous venons de citer représentent le dévouement idéal, le niveau le plus élevé de ce don du verre d'eau fraîche à ses semblables, celui que Jésus avait en vue et dont il a donné lui-même l'exemple, lorsqu'il s'est écrié dans son agonie : « 0 mon Père, que cette coupe passe loin de moi ! Que ta volonté soit faite et non la mienne ! » De pareils faits nous aident à bien comprendre ce qu'il y avait au fond de sa pensée, quand il a déclaré que ce que l'on faisait à l'un de ces petits, c'était comme si on le lui avait fait à lui-même.

Et voici la conclusion à laquelle nous arrivons : c'est que nous ne pouvons rien faire de bon, si nous n'agissons pas en vue de Dieu, en lui offrant ce que nous faisons comme une chose qu'il exécute par notre entremise. Les actes d'amour et de solidarité humaine que nous accomplissons ont Dieu pour auteur, quand même ils passent par notre intermédiaire. La charité divine est le nom qu'au ciel on donne à ce que nous appelons ici-bas : un verre d'eau fraîche.

Il y a beaucoup de choses que la Providence exécute à l'égard des petits d'ici-bas en se servant de nous. Comment dans certains cas pourrait-elle les atteindre sans notre coopération active ? Qui pourrait-elle employer pour réaliser ses desseins, si ce n'est vous et moi ?

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